Page 47 - LES DEUX BABYLONES
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dispersion, alors que nul ne pouvait dire à quel moment il aurait à livrer un combat mortel à des bêtes
sauvages qui rôdaient ça et là, et à défendre sa propre vie et celle des êtres qui lui étaient chers.
Dans l'enceinte d'une ville fortifiée, de pareils dangers n'étaient plus à craindre, et la sécurité que les hommes
trouvaient dans ces murs, devait leur inspirer une profonde reconnaissance. Il ne faut donc pas s'étonner que
le nom du puissant chasseur, qui en même temps était le prototype du dieu des fortifications, soit devenu un
nom célèbre.
Nemrod l'aurait bien mérité, ne fut-ce qu'à cause de ce seul bienfait. Mais non content de délivrer les hommes
de la crainte des bêtes sauvages il s'efforça aussi de les délivrer de cette "crainte du Seigneur qui est le
commencement de la sagesse" (Proverbes IX, 10; Psaumes CXI, 10) et qui seule donne le vrai bonheur. Aussi
semble-t-il avoir obtenu, comme l'un des titres par lesquels les hommes se sont plu à l'honorer, le surnom
d'émancipateur ou de libérateur. Le lecteur peut se rappeler un nom dont nous avons déjà parlé. Ce nom c'est
celui de Phoronée. L'époque de Phoronée est exactement celle de Nemrod. Il vivait à l'époque où les hommes
n'avaient qu'un langage, alors que commença la confusion des langues et que l'humanité fut dispersée au
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loin . C'est lui, dit-on, qui le premier réunit les hommes en communautés , c'est le premier des mortels qui
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ait régné et le premier qui ait offert des sacrifices idolâtres . Ce caractère ne peut s'accorder qu'avec celui
de Nemrod. Or, le nom qu'on lui donne, pour désigner ce rassemblement des hommes et l'offrande de ces
sacrifices idolâtres, est très significatif.
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Phoronée, dans l'une de ses significations et l'une des plus naturelles, veut dire l'Apostat . Ce nom lui avait
été donné sans doute par la partie demeurée fidèle des enfants de Noé. Mais ce nom signifiait encore, "mettre
en liberté", aussi ses sectateurs l'ont adopté et ont glorifié le grand Apostat de la foi primitive, bien qu'il eût
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restreint les libertés humaines sous le caractère de grand Émancipateur . C'est de là que sous une forme ou
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sous une autre, ce titre fut transmis à ses successeurs divinisés comme un titre honorifique . Toute la tradition
depuis les temps les plus reculés témoigne de l'apostasie de Nemrod, de son succès à détourner les hommes
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Pour plus de précisions sur la confusion des langues et la dispersion de l'humanité, voir note 2, p. 45.
21 PAUSANIAS, liv. II. Corinthica, ch. XV, p. 145.
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HYGINUS, Fab. 143, p. 114.
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LUTATIUS PLACIDUS in Stat. Theb. liv. IV, v. 589 apud BRYANT, vol. III, p. 65, notes. Les mots
exacts sont "primus Junoni sacrificâsse dicitur". Le sens en est très probablement celui qui suit: le
premier il fit de la colombe (June) un symbole matériel et visible de l'Esprit-Saint. Pour plus de lumière
là-dessus voir la section suivante.
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De Pharo, prononcé aussi Pharang ou Pharong, et qui veut dire dépouiller, rendre nu, apostasier, libérer.
Ces significations ne sont pas habituellement données dans cet ordre, mais comme le sens de dépouiller
explique tous les autres sens, cela confirme la conclusion que dépouiller est bien le sens générique du
mot. Le mot apostasie, qui a évidemment beaucoup de rapport avec ce sens, aussi est-il un des plus
naturels.
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La déesse Sabine Feronia a évidemment des rapports avec Phoronée, l'émancipateur. Elle était, disait-on,
la déesse de la liberté, parce qu'à Terracine ou Anxur, les esclaves étaient émancipés dans son temple
(SERVIUS, dans Enéide VIII, v. 565) et que les affranchis de Rome réunirent, dit-on, une somme
d'argent pour la lui offrir dans son temple (SMITH, Diction, class. sub voce Feronia).
Le sens Chaldéen du nom Feronia confirme fortement cette conclusion. Le dieu qu'on lui associait et
qu'on adorait comme elle dans un bois était un jeune dieu, comme Vénus; on l'appelait le jeune Jupiter.
(SMITH, Diction, class. sub voce Anxurus, p. 60).
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C'est là ce que nous apprenons sur Zeus Aphesios (PAUSANIAS, liv. I, Attica, ch. 44), c'est-à-dire en
Romain sur Jupiter Liberator (voir aussi ARRIEN, qui parle de Jovi Aphesio Liberatori scilicet, apud
BRYANT, vol. Y p. 25) et sur Dionysius Eleutherus (PAUSANIAS, Attica, ch. 20, p. 46) ou Bacchus le
Libérateur.
Le nom de Thésée semble avoir eu la même origine; nthes veut dire relâcher, et par conséquent délivrer
(le r pouvant disparaître). Le temple de Thésée à Athènes, dit POTTER (vol. I, p. 36) avait le privilège
d'être un sanctuaire pour les esclaves, et pour tous ceux de basse condition qui fuyaient la persécution
des puissants; c'était un souvenir de Thésée qui pendant sa vie, était le défenseur et le protecteur des
opprimés.