Page 93 - LES DEUX BABYLONES
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          "À  la chute du crépuscule, les Fakirs, ou prêtres d'un ordre inférieur, vêtus de vêtements bruns en drap
          grossier collant sur leurs membres, et coiffés de turbans noirs, sortaient des tombeaux portant chacun d'une
          main  une lumière  et de l'autre un vase contenant de l'huile et une mèche de coton. Ils remplissaient et
          préparaient des lampes placées dans les niches des murs de la cour, parsemées sur les édifices des bords de
          la vallée, même sur des rocs isolés et dans le creux des arbres. Des étoiles innombrables semblaient briller
          sur  le fond noir des montagnes et dans les sombres profondeurs de la forêt. À mesure que les prêtres
          s'avançaient à travers la foule pour achever leur ouvrage, les hommes et les femmes mettaient la main droite
          à travers la flamme, et après s'être frotté le sourcil droit avec la main ainsi purifiée dans l'élément sacré, la
          portaient dévotement à leurs lèvres. D'autres portant leurs enfants dans les bras les purifiaient de la même
          manière;  d'autres tendaient les mains pour se laisser toucher par ceux qui, moins heureux, ne pouvaient
          atteindre la flamme. À mesure que la nuit s'écoulait, ceux qui étaient réunis (il y avait alors près de cinq mille
          personnes) allumaient des flambeaux qu'ils portaient avec eux en parcourant la forêt. L'effet était magique;
          les différents groupes se voyaient à peine dans l'obscurité; les hommes couraient ça et là; des femmes étaient
          assises  avec leurs enfants sur les toits des maisons, et la  foule s'assemblait autour des colporteurs qui
          exposaient leurs marchandises dans la cour. Des milliers de lumières se reflétaient dans les fontaines et dans
          les ruisseaux, brillaient à travers le feuillage, et dansaient dans le lointain. Comme je contemplais ce spectacle
          extraordinaire, le bourdonnement des voix humaines cessa tout à coup et un chant s'éleva de la vallée, grave
          et  mélancolique, il ressemblait à un  chant majestueux que j'avais admiré il y  a bien des années dans la
          cathédrale d'un pays éloigné. Jamais je n'ai entendu en Orient une musique si douce et si émouvante. Les voix
          des hommes et des femmes se mêlaient harmonieusement aux douces notes des flûtes. À des intervalles
          réguliers le chant était interrompu par le bruit éclatant des cymbales et des tambourins, et ceux qui étaient
          dans l'intérieur des tombeaux se joignaient à cette mélodie. Les tambourins frappés en cadence interrompaient
          seuls par intervalle, le chant des prêtres. Leurs coups devenaient de plus en plus fréquents. Au chant succéda
          graduellement une mélodie enjouée, qui augmentant de mesure, se perdit enfin dans une confusion de sons.
          Les tambourins étaient frappés avec une énergie extraordinaire; les flûtes jetaient un flot rapide de notes, les
          voix montaient au diapason le plus élevé; les hommes du dehors s'unissaient à ces clameurs, tandis que les
          femmes faisaient résonner les rochers de leur cri perçant: Tahlehl! Les musiciens, se laissant aller à leur
          entraînement, jetèrent leurs instruments en l'air, et se livrèrent à mille contorsions jusqu'à ce qu'épuisés, ils
          tombèrent sur le sol. Jamais je n'ai entendu un hurlement plus épouvantable que celui qui s'éleva dans la
          vallée. Il était minuit. Je regardais avec stupéfaction l'étrange spectacle qui m'entourait. C'est ainsi sans doute
          qu'on célébrait, il y a bien des siècles, les rites mystérieux des Corybantes, lorsqu'ils s'assemblaient dans un
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          jardin consacré ." – Layard ne dit pas à quelle époque de l'année avait lieu cette fête, mais son langage laisse
          peu douter qu'il ne la regardât comme une fête de Bacchus, en d'autres termes, du Messie Babylonien dont
          la  mort tragique et le  relèvement glorieux formaient le fondement de l'ancien paganisme. La fête était
          ouvertement observée en l'honneur du Cheikh Shems ou le soleil, et du Cheikh Adi ou le prince d'éternité;
          c'est  autour de sa tombe néanmoins que se faisait la solennité, comme la fête des lampes en Égypte en
          l'honneur du dieu Osiris se célébrait à Sais autour de la tombe de ce dieu.

          Le lecteur a certainement remarqué que dans cette fête des Yezidis les hommes, les femmes et les enfants
          étaient purifiés en se mettant en contact avec l'élément sacré, le feu. Dans les rites de Zoroastre, le grand dieu
          Chaldéen, le feu occupait exactement la même place. C'était un principe essentiel de ce système que celui qui
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          s'approchait du feu recevait des lumières de la divinité  et que par le feu, on se purifiait entièrement de toutes
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          les  souillures produites par l'enfantement . C'est pour cela qu'on faisait passer les enfants par le feu de
          Moloch (Jérémie XXXII, 35); on les arrachait ainsi au péché originel, et cette purification rendait plus d'un
          nouveau-né victime de la divinité sanguinaire. Parmi les païens de Rome on pratiquait aussi cette purification
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          par le feu; c'est ce que confirme Ovide quand il nous dit: "Le feu purifia le berger et le troupeau ." – Chez
          les Hindous, on adorait depuis longtemps le feu à cause de ses vertus purificatrices. Voici comment Colebroke




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                              LAYARD, Ninive et ses ruines, vol. I, p. 290-294.
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                              TAYLOR, Jamblique, p. 247.
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                              PROCLUS dans Timaco, p. 805.
                       21     OVIDE, Fastes, liv. IV, p. 785-794.
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