Page 139 - LES DEUX BABYLONES
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          Il  y a certainement une ressemblance étonnante entre la piété de  la reine de  Troie et celle de la reine
          d'Espagne. Mais dans l'ancien paganisme cet usage de vêtir les dieux cachait un mystère. Si les dieux et les
          déesses étaient si heureux d'être ainsi revêtus, c'est parce qu'il y eut un temps dans leur histoire où ils en eurent
          grand besoin. Oui, on peut nettement établir comme nous l'avons déjà indiqué, que plus tard le grand dieu et
          la grande déesse du paganisme, tandis que les faits de leur histoire étaient mêlés à leur système d'idolâtrie,
          furent adorés comme des incarnations de nos premiers parents dont la chute fatale les dépouilla de leur gloire
          primitive, si bien que la main divine dut couvrir leur nudité avec un vêtement spécialement fait pour eux. Je
          ne puis le démontrer ici d'une manière approfondie; mais qu'on étudie le passage où Hérodote nous parle de
          cette cérémonie qu'on pratiquait chaque année en Égypte et dans laquelle on immolait un bélier pour habiller
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          de sa peau le père des dieux . Que l'on compare cette déclaration avec ce passage de la Genèse où il est dit
          que le père de l'humanité était vêtu d'une peau (Genèse III, 21), et après tout ce que nous avons vu de la
          déification des morts, peut-on avoir des doutes sur la fête qui se célébrait ainsi chaque année? Nemrod lui-
          même, lorsqu'il fut mis en pièces, fut nécessairement dépouillé. Son état était identifié avec celui de Noé et
          plus tard avec celui d'Adam. Ses souffrances, disait-on, il les avait volontairement subies pour le bien de
          l'humanité. Aussi sa nudité comme celle du "père des dieux"; dont il était une incarnation, était censée être
          volontaire. Lorsque sa souffrance fut terminée et que son humiliation eut pris fin, le vêtement qu'il portait fut
          regardé comme méritoire, avantageux non seulement pour lui-même, mais aussi pour tous ceux qui étaient
          initiés à ses mystères. Dans les rites sacrés du dieu Babylonien, cette nudité et cet habillement qui, disait-on,
          avaient eu lieu l'un et l'autre, furent renouvelés pour tous ses adorateurs conformément à une déclaration de
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          Firmicus, qui nous dit que les initiés passaient par les mêmes circonstances que leur dieu . Après avoir été
          dûment préparés par des rites et des cérémonies magiques, on les introduisait, entièrement nus, dans les
          parties les plus reculées du temple. C'est ce qui ressort de la citation suivante de Proclus: "Dans la partie la
          plus sacrée des mystères, on dit que les mystiques rencontrent d'abord les esprits aux formes diverses (c'est-à-
          dire  les démons malfaisants) qui se précipitent violemment au-devant des dieux; mais en entrant dans
          l'intérieur du temple, où ils sont tranquilles et gardés par des rites mystiques, ils reçoivent dans toute sa pureté
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          l'illumination divine, et, dépouillés de leurs vêtements, ils participent à la nature divine ." Quand les initiés,
          ainsi illuminés et rendus participants de la nature divine, étaient recouverts de nouveaux vêtements, ces
          derniers étaient regardés comme sacrés, et possédaient, disait-on, des vertus extraordinaires. Le vêtement de
          peau que le père de l'humanité avait reçu de Dieu, après avoir senti si douloureusement sa nudité, était, de
          l'avis de tous les théologiens éminents, l'emblème typique de la glorieuse justice de Christ, "la robe de salut",
          qui est "pour tous et sur tous ceux qui croient".

          Les vêtements dont on couvrait les initiés après leur avoir ôté les premiers étaient évidemment la contrefaçon
          de cette vérité. Les vêtements des initiés aux mystères d'Eleusis, dit Botter, étaient réputés sacrés, et aussi
          efficaces pour détourner le mal que les charmes et les incantations. On ne les quittait plus avant qu'ils ne
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          fussent complètement usés . Et autant que possible, c'est dans ces vêtements sacrés qu'on les ensevelissait;
          car Hérodote parlant de l'Égypte, d'où ces mystères étaient sortis, nous dit que cette religion ordonnait de
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          mettre les vêtements des morts . L'efficace des vêtements sacrés, comme moyen de salut, et comme ayant le
          pouvoir de délivrer du mal dans le monde invisible et éternel, occupe une place fort importante dans beaucoup
          de religions. Ainsi les Parsis, dont le système repose sur des éléments empruntés à Zoroastre, croient que
          "Sadra" ou le vêtement sacré tend essentiellement à préserver l'âme du mort des calamités envoyées par
          Ahriman, ou le diable; et ils représentent ceux qui négligent l'usage de ce vêtement sacré comme souffrant
          dans leur âme, et comme poussant les cris les plus terribles et les plus effrayants, à cause des tourments que
          leur infligent toutes sortes de reptiles et d'animaux nuisibles qui les assaillent à coup de dents et d'aiguillon,
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          et ne leur laissent pas un instant de répit . Comment a-t-on pu être entraîné à attribuer une pareille vertu à



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                              HÉRODOTE, Histoires, liv. II, ch. 42, p. 119. A. B.
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                              TAYLOR, Jamblique, note p. 148. Voir Appendice, note M.
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                              POTTER, Antiquités grecques, vol. I, p. 356.
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                              HÉRODOTE, liv. II, ch. 81, p. 184. B.
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                              WILSON, La religion des Parsis, p. 164, 441, 442.
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