ALLER A LA TABLE DES MATIERES DE FLAVIUS JOSEPHE

 

AVANT-PROPOS - LIVRE I - LIVRE II - LIVRE III - LIVRE IV - LIVRE V - LIVRE XI - LIVRE XII - LIVRE XIII - LIVRE XIV - LIVRE XV

texte numérisé et mis en page par François-Dominique FOURNIER

Flavius Josèphe

ANTIQUITES JUDAÏQUES

 

LIVRE 2

 

Chapitre premier

Esaü et Jacob, fils d’Isaac, se partagent son héritage. ; Ésaü occupe l’Idumée, Jacob la Chananée.

1. Ésaü cède son droit d’aînesse à Jacob. – 2. Prospérité d’Ésaü ; l’Idumée.

 

1[1]. Après la mort d'Isac, ses fils se partagèrent entre eux ses domaines, mais ils ne gardèrent pas les pays qu'ils avaient reçus. Esaü quitta la ville d'Hébron, cédant la place à son frère, et passa sa vie à Saira, d'où il gouverna l'Idumée, pays qu’il appelait ain~i d~après lui-même : car il avait pour surnom Edôm(os)[2] par l'occasion suivante. Un jour, étant encore enfant, il revenait[3] de la chasse, fatigué de ses courses, accablé de faim ; rencontrant son frère qui venait de se préparer pour son repas un plat de lentilles, d'une belle couleur dorée, ce qui excita davantage encore son désir, il lui demanda de les lui donner à manger. Celui-ci, profitant de ce grand appétit, obligea[4] son frère de lui céder en échange son droit d'aînesse ; et ce dernier, talonné par la faim, lui abandonna ses droits en s'engageant par serment. Ensuite, à cause de la couleur dorée du mets, les jeunes gens de son âge l'appelèrent, en manière de plaisanterie, Edom, - c'est par le mot édôma que les Hébreux désignent le rouge, - et il nomma ainsi le pays ; ce sont les Grecs qui lui ont donné le nom d'Idumée pour plus de noblesse.

 

2[5]. Il devient père de cinq enfants ; d'abord Iaous, Iéglôm(os)[6] et Koréos d'une seule femme nommée Olibamé ; quant aux autres, Eliphaz(ès) lui naquit d'Ada, Ragouèl(os) de Basemmathé. Tels étaient les fils d'Esaü. Eliphaz eut cinq fils légitimes : Théman(os), Oman(os)[7], Sôpharos[8], Golham(os)[9], Kénéz(os) ; Amalèc(os) était un bâtard qui lui était né d'une concubine, nommée Thamnaé[10]. Ceux-ci occupèrent la partie de l'Idumée nommée Gobolitide et celle qui s'appela, d'après Amalec, Amalécitide : l'Idumée, qui s'étendait loin autrefois, a conservé dans son ensemble, comme dans ses parties, les noms qui provenaient de ses fondateurs.

 

Chapitre II

Joseph, le plus jeune des fils de Jacob, à cause des songes qui lui prédisaient sa fortune future, excite la jalousie de ses frères.

1. Prospérité de Jacob. - 2-3. Songe de Joseph. - 4. Jalousie de ses frères.

 

1[11]. Jacob parvint à un degré de prospérité qui a difficilement été atteint par un autre : en richesse, il dépassait les habitants du pays; les vertus de ses enfants le faisaient considérer avec envie : point de qualité qui leur ni défaut ; pour le travail des mains et la résistance aux fatigues, ils montraient beaucoup de courage et une vive intelligence. La divinité prenait un tel soin de lui et veillait si bien à sa prospérité que même les événements qui lui semblaient déplorables devinrent une source d'immenses bienfaits et qu'elle prépara pour nos ancêtres la sortie d'Égypte par le moyen de Jacob et de ses descendants, voici de quelle façon.

 

Joseph, que Jacob avait eu de Rachel, était celui de tous ses enfants qu'il chérissait le plus, tant pour sa beauté physique que pour les qualités de son âme, car il avait une sagesse exceptionnelle. Il s'attira la jalousie et la haine de ses frères par cette affection que son père lui vouait, ainsi que par des songes qui lui promettaient la fortune et qu'il allait raconter à son père ainsi qu'à eux : car les hommes sont jaloux des prospérités même de leurs plus proches parents. Or, voici ce que Joseph vit en songe.

 

2[12]. Envoyé avec ses frères par son père pour faire la moisson au plus fort de l'été, il eut une vision très différente des songes qui nous visitent d'ordinaire pendant le sommeil ; réveillé, il la raconte à ses frères pour qu'ils lui en montrent la signification. Il avait vu, disait-il, la nuit passée, sa gerbe de froment immobile à l'endroit où il l'avait posée, tandis que les leurs accouraient se prosterner devant la sienne, comme des esclaves devant leurs maîtres. Ceux-ci comprirent que la vision lui présageait la puissance, une grande fortune, et la suprématie sur eux-mêmes, mais ils n'en firent rien savoir à Joseph, comme si le songe leur était inintelligible[13]. Ils formèrent des vœux pour que rien ne se réalisât de ce qu'ils auguraient, et leurs sentiments d'aversion pour lui ne firent que s'aggraver encore.

3. Renchérissant sur leur jalousie, la divinité envoya à Joseph une seconde vision bien plus merveilleuse que la précédente : il crut voir le soleil, accompagné de la lune et des autres astres, descendre sur la terre et se prosterner devant lui. Cette vision, il la révéla à son père en présence de ses frères, sans soupçonner aucune méchanceté de leur part, et lui demanda de lui expliquer ce qu'elle voulait dire. Jacob se réjouit de ce songe ; il réfléchit aux prédictions qu'il enfermait[14], dans sa sagesse en devina heureusement le sens, prit plaisir aux grandes choses qu'il annonçait, à savoir la prospérité de son fils et la venue d'un temps voulu par Dieu où il deviendrait digne des hommages et de la vénération de ses parents et de ses frères ; la lune et le soleil, c'étaient sa mère et son père, celle-là faisant tout croître et se développer, celui-ci donnant aux objets leur forme et leur imprimant toutes les autres énergies ; les autres astres désignaient ses frères : ils étaient, en effet, au nombre de onze comme les astres[15], empruntant, comme eux, leur force au soleil et à la lune.

 

4. Jacob avait montré beaucoup de sagacité dans l'interprétation de cette vision ; quant aux frères de Joseph, ces prédictions les chagrinèrent fort ; à leurs sentiments, on eût dit que c'était un étranger qui allait profiter des bienfaits annoncés par les songes et non pas un frère ; c'étaient cependant des biens dont il était naturel qu'ils partageassent la jouissance, puisqu'ils allaient être unis à la fois par les liens de la naissance et de la prospérité. Ils méditent de faire périr le jeune homme' et, ayant arrêté ce projet, comme les travaux de la récolte étaient terminés, ils se dirigent vers Sikima[16] (Sichem), pays excellent pour ses pâturages et pour l'élève du bétail ; là, ils s'occupèrent de leurs troupeaux sans aviser leur père de leur venue dans ce pays. Celui-ci, dans son incertitude, comme personne ne venait des pâturages qui pût lui donner des nouvelles certaines de ses fils, faisait à leur égard les plus inquiétantes conjectures, et, plein d'anxiété, il envoie Joseph vers les troupeaux pour s'informer au sujet de ses frères et lui rapporter ce qu'ils faisaient.

 

Chapitre III

Josèphe, victime de la haine de ses frères, est vendu par eux en Égypte, y devient grand et illustre et tient ses frères en son pouvoir.

1. Les frères de Joseph complotent sa mort. - 2. Discours de Ruben. - 3. Joseph vendu aux Ismaélites. - 4. Deuil de Jacob.

 

1. Ceux-ci, voyant leur frère arriver vers eux, se réjouirent, non pas de voir un parent, l'envoyé de leur père, mais comme s'il s’agissait d'un ennemi que la volonté divine livrait entre leurs mains ; et ils se mirent en devoir de le faire périr tout de suite, sans laisser échapper l'occasion qui s'offrait. Les voyant dans ces dispositions, tous d'accord pour accomplir l'acte, Roubel, le plus âgé, tenta de les retenir ; il leur représenta l'énormité de leur crime et l'horreur qu'il exciterait ; si c'était une scélératesse et un sacrilège, aux yeux de Dieu et des hommes, de tuer de sa main un homme à qui la parenté ne nous lie point, il serait beaucoup plus abominable encore d'être convaincus d'avoir accompli le meurtre d'un frère, dont la disparition causerait en même temps une grande douleur à leur père et plongerait dans le deuil une mère[17], à qui un enfant serait ainsi ravi hors des lois naturelles. Il les engage donc, par considération pour leurs parents, à réfléchir à la douleur que leur causerait la mort d'un fils si vertueux et si jeune, et à s'abstenir de leur attentat, à craindre Dieu, qui était déjà spectateur et témoin tout ensemble de leurs intentions contre leur frère, et qui leur saurait gré d'avoir renoncé à leur forfait et obéi à de sages réflexions ; que s'ils en venaient à l'acte, il n'était pas de châtiment qu'il ne leur infligeât pour leur fratricide, car ils auraient profané sa providence présente en tout lieu et à qui n'échappe rien de ce qui se passe, soit dans la solitude, soit dans les villes ; car partout où se trouve l'homme, il faut se dire que Dieu lui-nième est présent. Leur propre conscience, disait-il, serait le pire ennemi de leur entreprise ; que la conscience soit pure, ou dans l'état où ils la mettront par le meurtre de leur frère, on ne peut fuir devant elle. Il ajoutait encore à ses remontrances qu'il n'est pas légitime de tuer un frère, eût-il mal agi, et qu'il est beau de ne pas garder rancune à des êtres chers des fautes qu'ils ont pu commettre. Et c'était Joseph, qui n’avait jamais été coupable envers eux, qu'ils voulaient faire périr, « lui, dont l'âge tendre, disait-il, réclame plutôt la pitié et toute notre sollicitude ! » Quant au motif du meurtre, il aggravait encore l'odieux de leur forfait, si c'était par jalousie pour sa fortune future qu'ils avaient résolu de lui ôter la vie, alors qu'ils pouvaient en avoir chacun une part égale et en jouir en commun, n'étant pas pour lui des étrangers, mais des parents ; ils pouvaient considérer comme leur bien tout ce que Dieu donnait à Joseph et ils devaient donc penser que la colère céleste n'en deviendrait que plus terrible, si, en tuant celui-là même que Dieu jugeait digne de ces bienfaits tant souhaités, ils ravissaient à Dieu l'objet de ses faveurs.

 

2. Roubel, par ces paroles et beaucoup d'autres encore, les suppliait et tentait de les détourner du fratricide ; mais, comme il voyait que ses paroles, bien loin de modérer leur passion, ne faisaient que les exciter au meurtre, il leur conseilla d'adoucir au moins l'horreur de leur acte par le choix du moyen. Il eût mieux valu, leur disait-il, suivre ses premiers conseils, mais puisqu'ils avaient décidé d'immoler leur frère, ils seraient moins criminels en obéissant au plan qu'il allait maintenant leur donner ; sans doute, ce plan acceptait l'acte qu'ils avaient décidé d'accomplir ; mais la façon serait autre et, mal pour mal, le crime plus léger. Il entendait qu'ils ne missent pas à mort leur frère de leurs propres mains, mais qu'ils le précipitassent dans la citerne prochaine, où ils le laisseraient périr ; ils y gagneraient de ne pas souiller leurs mains de son sang. Les jeunes gens y consentirent et Roubel, ayant saisi l'adolescent, le lie au moyen d'une corde et le fait descendre doucement dans la citerne qui se trouvait suffisamment sèche. Cela fait, il s’en va en quête de terrains propres aux pâturages.

 

3[18]. Joudas[19], qui était également fils de Jacob, vit alors passer des Arabes de la race des Ismaélites, qui portaient, des parfums et des marchandises syriennes de la Galadène aux Égyptiens ; après le départ de Roubel, il conseille à ses frères de faire remonter Joseph pour le vendre aux Arabes ; envoyé ainsi le plus loin possible, il mourrait chez des étrangers et eux-mêmes seraient purifiés de toute souillure. L’avis leur plaît et ils vendent aux marchands pour vingt mines Joseph, qu'ils retirent de la citerne : il avait alors dix-sept ans. Roubel revient de nuit à la citerne, résolu de sauver Joseph à l'insu de ses frères ; et comme celui-ci ne répondait pas à ses appels, craignant qu'ils ne l'eussent tué après son départ, il accable ses frères de reproches. Mais ils lui disent ce qui s'est passé, et Roubel cesse de se lamenter.

 

4. Après que Joseph eut ainsi été traité par ses frères, ils cherchèrent comment ils pourraient se mettre à l'abri des soupçons paternels ; ils songèrent à la tunique dont Joseph était revêtu quand il vint près d'eux et dont ils l'avaient dépouillé pour le faire descendre dans la citerne ; ils résolurent de la mettre en pièces, de la tacher de sang de bouc et d'aller la porter à leur père en lui donnant à croire que les bêtes avaient déchiré son fils. Ils firent ainsi et s'en vinrent auprès du vieillard, qui avait déjà[20] eu connaissance du malheur de son fils, et lui dirent qu'ils n'avaient pas vu Joseph et ne savaient ce qui lui était advenu, mais qu'ils avaient trouvé cette tunique sanglante et lacérée, ce qui leur avait fait supposer qu'il était mort, surpris par les bêtes féroces, si toutefois c'était couvert de ce vêtement qu'on l'avait fait partir de la maison, Jacob, qui caressait l'espoir plus doux que son fils avait été vendu comme esclave, abandonna cette conjecture, songeant que la tunique était un témoignage manifeste de sa mort ; car il savait que Joseph en était vêtu quand il l'avait envoyé chez ses frères, et désormais il pleura l'enfant comme s'il était mort. Telle était son affliction qu'on l'eût cru le père d'un fils unique, ne trouvant aucune consolation dans les autres ; il se figurait qu'avant d'avoir pu rencontrer ses frères, Joseph avait été anéanti par les bêtes féroces. Il demeurait assis, couvert d'un cilice, appesanti dans son chagrin ; ni ses fils, par leurs exhortations, n'adoucissaient son humeur, ni lui-même ne parvenait à lasser sa douleur.

 

Chapitre IV

1. Joseph chez Putiphar. - 2. La femme de Putiphar. - 3. Ses instances auprès de Joseph. - 4. Chasteté de Joseph. - 5. Vengeance de la femme de Putiphar.

 

1[21]. Joseph, vendu par les marchands, fut acheté par Pétéphrès (Putiphar)[22], un Égyptien, chef des bouchers du roi Pharaôthès ; cet homme le tint en parfaite estime, lui donna une éducation libérale, lui accorda de vivre dans une condition bien supérieure à celle d'un esclave, confia à sa surveillance toute sa fortune. Joseph jouissait de ses bienfaits sans que la vertu qui l'ornait subit d'éclipse par suite de ce changement ; il montra que la véritable sagesse peut triompher des épreuves de la vie et qu'elle ne s'accommode pas seulement de la prospérité due au hasard.

 

2. En effet, la femme de son maître se prit d'amour pour lui à cause de sa beauté et de l’habileté dont il témoignait dans les affaires ; elle pensa que, si elle lui manifestait cet amour, elle le persuaderait aisément d'entretenir des relations avec elle, et qu'il regarderait comme une bonne fortune de se voir désiré par sa maîtresse ; elle le considérait sous les dehors actuels de la servitude et non selon les sentiments où il était demeuré en dépit du changement de sa condition. Elle lui découvrit sa passion et parla même de la satisfaire ; mais Joseph rejeta sa demande, estimant qu'il n'était pas permis d'avoir pour elle cette complaisance qu'il estimait injuste et outrageante à l'égard de celui qui l'avait acheté et jugé digne de tant de faveurs. Il l'engagea à surmonter sa faiblesse, en faisant ressortir l'impossibilité de donner satisfaction à cette passion, laquelle finirait par s'apaiser, puisqu'il n'y avait point d'espoir ; pour lui, il supporterait tout plutôt que de se laisser entraîner à ce crime ; car, enfin, si un esclave ne doit rien faire qui contrarie sa maîtresse, en de telles circonstances une infraction à ces règles était parfaitement excusable. Mais le désir de la femme ne fit que s'irriter davantage devant cette résistance inattendue de Joseph, et, comme elle était étrangement tourmentée par son mal, elle fit une nouvelle tentative pour arriver à ses fins.

 

3. Un jour qu'une fête publique s'apprêtait[23], où la loi prescrivait aux femmes de se joindre à l'assemblée, elle prétexta envers son mari une maladie, car elle cherchait l'isolement et une occasion favorable pour renouveler ses instances auprès de Joseph. Cette occasion s'étant trouvée, elle lui tient un langage bien plus pressant encore que la première fois : il eût mieux valu pour lui céder à ses premières instances, sans faire d'objection, sensible à la confusion de la solliciteuse et à l'excès de cette passion qui force une maîtresse à s'abaisser au-dessous de sa dignité ; maintenant encore il serait plus avisé en acquiesçant et il réparerait son étourderie de naguère. Que s'il n'attendait qu'une seconde sollicitation, voici qu'elle l'avait faite et avec plus d'ardeur encore : elle avait prétexté une maladie ; à la fête et à la réunion elle avait préféré un entretien avec lui ; et si c'était la défiance qui l'avait fait repousser ses premières raisons, la preuve qu'il n'y avait point de sa part perfidie, c'est qu'elle y persistait. Il pouvait s'attendre non seulement à goûter les félicités présentes, dont il jouissait dès maintenant, en se prêtant à son caprice, mais à obtenir encore de plus grands biens par sa soumission ; en revanche, c'était son inimitié et sa haine qu'il s'attirait, en faisant fi de cette faveur et en aimant mieux passer pour chaste que de plaire à sa maîtresse. Car cela ne lui servirait de rien, au cas où elle irait l'accuser et le charger par des affirmations mensongères auprès de son mari : Pétéphrès serait plus sensible à ses paroles qu'à celles de Joseph, si véridiques qu'elles pussent être.

 

4. Malgré les discours de cette femme et ses pleurs, ni la pitié ne put le déterminer à manquer de retenue, ni la crainte l'y contraindre ; il résista à ses supplications et ne céda pas devant ses menaces, aimant mieux souffrir injustement et s'exposer aux châtiments les plus pénibles que de profiter des circonstances par une faiblesse qui lui attirerait une mort méritée. Il lui rappelait son mariage et la vie conjugale, et la suppliait d'accorder plus à ces sentiments qu'à une aventure de passion éphémère ; celle-ci amènerait le remords, qui la ferait souffrir de sa faute sans la réparer, sans compter la crainte d'être prise sur le fait …[24] ; tandis que la vie commune avec son mari comportait des jouissances sans danger. Il ajoutait l'avantage d'une conscience pure devant Dieu et devant les hommes ; elle aurait plus d'autorité sur lui, si elle demeurait honnête et elle userait envers lui de ses droits de maîtresse, mais non pas s'ils avaient manqué ensemble à la chasteté : il valait bien mieux puiser sa hardiesse dans la notoriété d'une vie bien vécue que dans la dissimulation du crime.

 

5[25]. Par ces paroles et bien d'autres analogues, il s'efforçait de contenir l'élan de cette femme et de ramener sa passion à la raison ; mais elle ne mit que plus de violence dans son ardeur et, portant les mains sur lui, désespérant de le persuader, elle prétendait lui faire violence. Joseph, irrité, s'échappe en lui abandonnant son manteau, qu'elle avait saisi et qu'il lui laissa pour se précipiter hors de la chambre ; alors elle craignit fort qu'il n'allât parler à son mari et, blessée au vif de l'outrage, résolut de prendre les devants et d'accuser faussement Joseph auprès de Pétéphrès ; elle pensa qu'en le punissant ainsi de l'avoir si cruellement dédaignée et en l'accusant d'avance, elle agirait tout ensemble en personne avisée et en femme. Elle s'assit alors, les yeux baissés de honte et toute bouleversée, me disant dans sa colère de faire attribuer à une tentative de viol le chagrin que lui causait en réalité l'échec de sa passion. Quand son mari arriva et, troublé de la voir ainsi, lui en demanda la raison, elle commença à accuser Joseph : « Il faut que tu meures, dit-elle, Ô mon époux, ou que tu châties cet esclave scélérat, qui a voulu déshonorer ta couche ; il n'a su rester sage, en se souvenant de ce qu'il était quand il est arrivé dans notre demeure et des bienfaits qu'il a reçus de ta bonté. Lui, qui serait un ingrat de ne pas se conduire d'une façon irréprochable avec nous, il a formé le dessein d'insulter à tes droits d'époux et cela pendant une fête où il a épié ton absence ; ainsi, toute la réserve qu'il montrait auparavant, c'était la crainte de toi qui la lui dictait et non une vertu naturelle. S'il en est arrivé là, c'est pour être parvenu aux honneurs contre tout mérite et toute espérance : il fallait bien qu'un homme admis à prendre la surveillance de tes biens et leur administration, de préférence aux anciens serviteurs, finît par porter la main jusque sur ta propre femme ».

 

Ayant cessé de parler, elle lui montra le manteau, prétendant que Joseph l'avait laissé entre ses mains quand il essayait de lui faire violence. Pétéphrès, devant les pleurs de sa femme, son récit et ce qu’il vit, ne put se montrer incrédule ; donnant plus qu'il ne devait à son amour pour elle, il ne se soucia pas de rechercher la vérité. Il loua la vertu de sa femme et, estimant Joseph coupable, il jeta ce dernier dans sa prison des criminels et quant à sa femme, il ne fut que plus fier d'elle, se portant garant de sa décence et de sa chasteté.

 

Chapitre V

1. Joseph en prison - 2. Songe de l’échanson du roi. - 3. Songe du panetier. - 4-5. Songes de Pharaon. - 6. Joseph les interprète. - 7. Joseph ministre de Pharaon.

 

1[26]. Joseph, dans tous ces événements, s'en remit entièrement à Dieu, et ne voulut ni se défendre ni dévoiler la vérité sur ce qui c'était passé ; il souffrit en silence ses liens et sa contrainte, et se consolait en songeant que Dieu l'emporterait sur ceux qui l'avaient enchaîné, lui qui savait le motif de sa disgrâce et la vérité ; il connut bientôt en effet les marques de la Providence divine. Le geôlier, considérant de quelle diligence et de quelle fidélité il faisait preuve dans les emplois où il l'avait commis, touché aussi de la dignité de ses traits, lui ôte ses chaînes et lui rend son infortune plus tolérable et plus légère ; il lui accorde un traitement plus doux que celui des prisonniers. Ceux qui étaient réunis dans la même prison, à chaque relâche de leurs pénibles travaux, se mettaient à converser, ainsi qu'il arrive entre compagnons d'infortune, et se demandaient réciproquement les motifs de leurs condamnations. L'échanson du roi, d'ailleurs très estimé de lui, et qu'il avait fait mettre aux fers dans un moment de colère, portait les mêmes entraves que Joseph et se lia d'autant plus intimement avec lui ; comme il lui parut d'une intelligence extraordinaire, il lui raconta un songe qu'il avait eu et le pria de lui en indiquer le sens, se plaignant qu'outre le chagrin de sa disgrâce, la divinité l'accablât encore de songes troublants.

 

2. Il dit qu'il avait vu pendant son sommeil trois ceps de vigne, dont chacun soutenait une grappe de raisins ; ces raisins étaient déjà grands et mûrs pour la vendange ; lui-même les pressait dans une coupe que tenait le roi ; et, après avoir fait couler goutte à goutte le moût, il le donnait à boire au roi, qui l'acceptait de bonne grâce. Telle était sa vision et il désirait que Joseph, si quelque perspicacité lui avait été départie, lui indiquât ce que cette vision présageait. Celui-ci l'invite à avoir bon courage et à attendre dans trois jours son élargissement, car le roi avait réclamé son ministère et le rétablirait dans ses fonctions. Il lui expliquait que le fruit de la vigne était un bien que Dieu procurait aux hommes ; car il est offert à Dieu en libation et il sert aux hommes de gage de confiance et d'amitié, il défait les haines et délivre des souffrances et des chagrins ceux qui le portent à leur bouche et les induit au plaisir : « Ce jus, me dis-tu, provenant de trois grappes que tu as exprimées de tes mains, le roi l'a accepté : eh bien ! c'est là pour toi une agréable vision ; elle t'annonce la délivrance de ta présente captivité dans autant de jours que tu vendangeas de ceps pendant ton sommeil. Cependant, quand tu en auras fait l'expérience, souviens-toi de celui qui t'a prédit ton bonheur : une fois en liberté, ne me regarde pas avec indifférence dans la situation où ton départ me laissera, toi qui marcheras vers le bonheur que je t'ai annoncé. C'est sans avoir commis aucune faute que je suis dans ces chaînes, c'est à cause de ma vertu et de ma chasteté que j'ai été condamné à subir le châtiment des criminels ; même l'attrait de mon propre plaisir n'a pu me faire désirer le déshonneur de celui qui m'a traité ainsi ». L'échanson n’avait qu'à se réjouir, comme on peut croire, de cette interprétation du songe et qu'à attendre l'accomplissement de la prédiction.

 

3[27]. Un autre esclave, le chef des boulangers du roi, avait été incarcéré avec l'échanson ; quand Joseph eut expliqué la vision de ce dernier, plein d'espoir (car il se trouvait avoir eu, lui aussi un songe), il pria Joseph de lui dire également ce que pouvaient signifier ses visions de la nuit passée. Voici ce qu'il avait vu : « Il me semblait, dit-il, que je portais trois corbeilles sur la tête, deux pleines de pains, la troisième de poisson et de mets variés, tels qu’on en apprête pour les rois : des oiseaux descendirent en volant et dévorèrent le tout sans se soucier des efforts que je faisais pour les écarter ». Notre homme s'attendait à ce qu'on lui prédit la même chose qu'à l'échanson : mais Joseph, après avoir concentré ses réflexions sur le songe, lui dit qu'il aurait bien voulu avoir de bonnes choses à lui interpréter et non ce que le songe lui découvrait ; il lui déclare qu'il n'a plus que deux jours à vivre : le nombre des corbeilles l'indiquait. Le troisième jour, il sera mis en croix, et servira de pâture aux oiseaux, sans pouvoir se défendre. Tout s'accomplit, en effet, comme Joseph l'avait prédit à tous les deux : au jour annoncé, le roi, célébrant son anniversaire par des sacrifices, fit crucifier le chef des boulangers ; quant à l'échanson, il le fit sortir des fers et le rétablit dans ses fonctions antérieures.

 

4. Joseph était depuis deux ans dans les tourments de la captivité sans que l'échanson, au souvenir de ses prédictions, lui fût venu en aide, quand Dieu le fit sortir de prison : voici comment il procura sa délivrance. Le roi Pharaôthès eut le même soir deux songes et ensemble l'explication de chacun d'eux[28] ; il oublia l’explication, mais retint les songes. Chagriné de ces visions qui lui paraissent fâcheuses, il convoque, le lendemain, les plus savants des Égyptiens, désireux d'avoir l'explication de ces songes. Mais devant leur embarras, le trouble du roi augmente encore. L'échanson, voyant la perplexité de Pharaôthès, vient à se souvenir de Joseph et de l'intelligence qu'il avait des songes ; il s'avance, il parle de Joseph, raconte la vision qu'il avait eue lui-même en prison, sa libération, prédite par Joseph ; comment le même jour, le chef des boulangers avait été crucifié et comment cet événement aussi s'était produit conformément à l'interprétation divinatrice de Joseph. Il ajoute ce dernier avait été emprisonné comme esclave par Pétéphrès, le chef des bouchers ; cependant, à l'en croire, il appartenait à l’élite de la race des Hébreux et avait pour père un homme illustre. Le roi devait donc le mander, ne pas juger de lui par le malheureux état où il se trouvait actuellement, et il apprendrait ce que signifiaient ses songes. Le roi ordonne qu'on amène Joseph en sa présence ; les messagers reviennent en l'amenant, après lui avoir donné leurs soins, selon les instructions du roi.

 

5[29]. Celui-ci le prit par la main. « Jeune homme, dit-il, puisque ta vertu et ton extrême intelligence me sont attestées par mon serviteur, les mêmes bons offices que tu lui as rendus, accorde-les à moi aussi en me disant ce que présagent ces songes que j'ai eus pendant mon sommeil ; je désire qu'aucune crainte ne t'empêche de parler, que tu ne me flattes point par des mensonges et par souci de plaire, si la vérité se trouvait pénible à dire. Il m'a semblé que je me promenais le long du fleuve et que j'y voyais des vaches grasses et d'une taille exceptionnelle, au nombre de sept ; elles sortaient du courant pour aller dans le bas-fond ; d'autres, égales en nombre aux premières, venaient du bas-fond à leur rencontre, celles-là extrêmement maigres et d'un aspect horrible ; elles dévorèrent les vaches grasses et grandes sans aucun profit[30], tant la faim les consumait, Après cette vision, je m'éveillai de mon sommeil, tout troublé, me demandant ce que j'avais vu là ; puis je m'endors de nouveau et j'ai un second rêve, bien plus étrange que le premier, et qui m'inspire encore plus de crainte et d'inquiétude. Je voyais sept épis issus d'une seule racine, la tête déjà lourde de grains, s'inclinant par suite de leur poids et de l'approche de la moisson, puis, auprès d'eux, sept autres épis misérables et tout secs, faute de rosée ; ceux-ci se mirent à dévorer et à engloutir les sept beaux épis, ce qui me frappa de terreur ».

 

6. Joseph répondit en ces termes : « Ce songe, ô roi, quoique vu sous deux formes, annonce un seul et même avenir. Ces vaches, animaux destinés à la charrue, dévorées par des vaches bien plus faibles, ces épis engloutis par de moindres épis prédisent à l'Égypte famine et disette succédant à une durée égale de prospérité ; ainsi la fertilité des premières années sera consumée par la stérilité des années qui suivront en nombre égal. Il sera difficile de remédier à la pénurie des vivres nécessaires. La preuve en est que les vaches maigres ont dévoré les vaches grasses sans avoir pu se rassasier. Cependant, ce n'est pas pour les affliger que Dieu fait voir l'avenir aux hommes ; c'est pour que, une fois avertis, ils emploient leur sagacité à atténuer les épreuves annoncées. Toi-même donc, en mettant en réserve les biens qui viendront dans la première période, tu adouciras pour les Égyptiens le fléau futur ».

 

7. Le roi admira le discernement et la sagesse de Joseph et, comme il lui demandait quelles mesures préventives il devait prendre pendant l'époque d'abondance en vue des temps qui la suivraient, afin de rendre plus supportable la période de stérilité, Joseph lui suggéra l'idée d'obliger les Égyptiens à ménager leurs biens et à s'abstenir de tout abus ; au lieu de dépenser en voluptueux leur superflu, ils devraient le réserver pour l'époque de disette. Il conseille également de prendre aux cultivateurs leur blé et de le mettre de côté, ne leur distribuant que la quantité nécessaire à leur subsistance. Pharaôthès admira doublement Joseph, pour son explication du songe et pour ses avis : il l'investit de pleins pouvoirs pour exécuter ce qui serait utile au peuple égyptien, ainsi qu'au roi, estimant que celui qui avait trouvé la voie à suivre serait aussi le meilleur chef. Et Joseph, outre ce pouvoir, obtient du roi le droit de se servir de son anneau et de se vêtir de pourpre ; il allait en char par tout le pays, recueillant le blé des laboureurs[31], mesurant à chacun ce qu'il leur fallait pour ensemencer et se nourrir, sans révéler à personne pour quelle raison il agissait ainsi.

 

Chapitre VI

1. Mariage et enfants de Joseph. La famine. - 2. Les fils de Jacob en Égypte. - 3. Discours de Ruben. - 4. Joseph renvoie ses frères. - 5. Nouveau voyage des fils de Jacob. - 6. Accueil de Joseph. - 7. La coupe de Benjamin. - 8. Discours de Juda. - 9. La reconnaissance.

 

1[32]. Joseph avait accompli sa trentième année ; il jouissait de tous les honneurs par la faveur du roi qui lui donna le nom de Psonthomphanèchos[33], en considération de son intelligence exceptionnelle : car ce mot signifie celui qui trouve les choses cachées. Il contracte de plus un mariage des plus considérables ; il épouse, en effet, la fille de Pétéphrès[34], un des prêtres d'Héliopolis ; elle était encore vierge et s'appelait Asénéthé[35]. Il en eut des fils avant la période de stérilité ; l'aîné, Manassès, c'est-à-dire qui fait oublier[36], parce que, arrivé à la prospérité, il trouvait l'oubli de ses infortunes ; le plus jeune, Éphraïm(ès), mot qui signifie celui qui restitue[37], parce qu'il avait été rétabli dans la liberté de ses ancêtres. Quand l'Égypte, selon l'interprétation des songes donnée par Joseph, eut passé sept ans dans une enviable prospérité, la famine s'abattit la huitième année, et, comme ce malheur frappait des gens qui ne l'avaient pas pressenti, tout le monde, plein d'affliction, afflua vers les portes de la maison du roi. Celui-ci appelait Joseph, qui leur distribuait du blé et fut nommé d'une commune voix le sauveur du peuple ; ces vivres, il ne les offrait pas seulement à ceux du pays, il était permis aussi aux étrangers d'en acheter, car Joseph pensait que tous les hommes, en vertu de leur parenté, devaient trouver appui auprès de ceux qui étaient dans la prospérité.

 

2[38]. Or, Jacob, lui aussi, envoie tous ses fils en Egypte pour acheter du blé (car la Chananée était dans une désolation profonde, le fléau s'étendant sur tout le continent) à la nouvelle que le marché était ouvert même aux étrangers ; il ne retient que Benjamin, qui lui était né de Rachel et avait ainsi la même mère que Joseph. Les fils de Jacob, arrivés en Égypte, vont trouver Joseph et demandent à acheter des vivres ; car rien ne se faisait sans son avis, au point que, pour faire sa cour au roi avec profit, il fallait avoir soin de rendre ses hommages également à Joseph. Celui-ci reconnaît ses frères, qui ne se doutaient de rien quant à lui ; car c'était dans l'adolescence qu'il avait été séparé d'eux, et à l'âge où il était arrivé, ses traits s'étaient transformés et le leur rendaient méconnaissable[39] ; puis la hauteur de son rang empêchait qu'il pût seulement leur venir en la pensée. Il voulut éprouver d'une façon générale leurs sentiments. De blé, il ne leur en fournit pas et il prétendit que c'était pour espionner les affaires du roi qu'ils étaient venus, qu'ils arrivaient de différents pays et que leur parenté n'était qu'une feinte ; car il était impossible qu'un simple particulier eût pu élever tant d'enfants d'une si remarquable beauté, alors qu'il était difficile aux rois mêmes d'en élever autant. C'était pour avoir des nouvelles de son père et savoir ce qui lui était advenu après son propre départ qu'il agissait ainsi ; il désirait aussi se renseigner au sujet de Benjamin, son frère, car il craignait que, renouvelant sur lui la tentative dont il avait été lui-même victime, ils ne l'eussent fait disparaître de la famille.

 

3[40]. Quant à eux, ils étaient dans l'émoi et la crainte ; ils croyaient le plus grand danger suspendu sur leurs têtes, et ne songeaient en aucune façon à leur frère ; ils se disposèrent à se justifier de ses accusations. Roubel prit la parole, en qualité d'aîné : « Nous, dit-il, ce n'est point pour nuire que nous sommes venus ici, ni pour faire tort aux intérêts du roi ; nous cherchons à nous sauver et à échapper aux maux qui sévissent dans notre patrie, comptant sur votre générosité, qui, nous l'avons appris, met à la disposition, non seulement de vos concitoyens, mais même des étrangers, les provisions de blé ; car vous avez résolu de fournir à tous ceux qui le demandent de quoi subsister, que nous soyons frères et qu'un même sang coule en nous, cela est manifeste, rien qu'à voir nos physionomies qui diffèrent si peu ; notre père est Jacob, un Hébreu ; nous, ses douze fils, nous lui sommes nés de quatre femmes. Tant que nous vivions tous, nous étions heureux. Mais depuis la mort d'un de nos frères, Joseph, le sort a mal tourné pour nous. Notre père a fait paraître une grande affliction à son sujet ; et pour nous, cette mort malheureuse et la douleur du vieillard nous font cruellement souffrir. Nous venons maintenant nous procurer du blé ; les soins à donner à notre père et la surveillance de la maison, nous les avons confiés à Benjamin, le plus jeune de nos frères. Tu n'as qu'à envoyer quelqu'un chez nous, pour savoir si j'ai dit le moindre mensonge ».

 

4[41]. C'est ainsi que Roubel essayait d'inspirer à Joseph une opinion favorable sur leur compte ; mais celui-ci, apprenant que Jacob vivait et que son frère n'avait pas péri, les fit pour le moment jeter en prison afin de les interroger à loisir ; le troisième jour, il les fait approcher : « Puisque, dit-il, vous affirmez avec énergie que vous êtes venus sans dessein de nuire aux intérêts du loi, que vous êtes frères et que vous avez pour père celui que vous dites, le moyen de me convaincre, c'est d'abord de me laisser comme otage l'un de vous, qui n'aura aucune violence à subir, et, une fois que vous aurez rapporté le blé chez votre père, de revenir chez moi en amenant avec vous le frère que vous déclarez avoir laissé là-bas : voilà qui m'assurera de la vérité ». Ceux-ci, devant ce surcroît d'infortune, se lamentaient et ne cessaient de se rappeler les uns aux autres, en gémissant, la malheureuse histoire de Joseph : Dieu les châtiait de leur attentat contre lui et leur attirait ces malheurs. Mais Roubel blâmait énergiquement ces vains regrets, qui ne pouvaient être d'aucune utilité pour Joseph ; il estimait résolument qu'il fallait supporter toutes les souffrances, car c'était une punition que Dieu leur infligeait. Voilà ce qu'ils se disaient les uns aux autres, sans se douter que Joseph entendait leur langage. La honte les envahit tous aux discours de Roubel, ainsi que le repentir de leur action, comme s'ils n'eussent pas eux-mêmes pris la décision pour laquelle ils jugeaient qu'ils étaient justement châtiés par Dieu[42]. Les voyant dans ce désarroi, Joseph saisi d'émotion, fond en larmes et, pour ne pas se faire connaître à ses frères, se retire, laisse passer quelque temps, puis revient près d'eux. Il retient Syméon comme gage da retour de ses frères et, leur ordonne de se munir, en partant, de leurs provisions de blé, après avoir commandé à l'intendant de mettre secrètement dans leurs sacs l'argent qu'ils avaient emporté pour faire acquisition du blé et de les libérer nantis de cet argent. Celui-ci exécuta ce qu'on lui avait prescrit.

 

5[43]. Les fils de Jacob, de retour en Chananée, annoncent à leur père ce qui leur est advenu en Égypte, comment on les a pris pour des gens qui venaient espionner le roi ; ils avaient eu beau dire qu'ils étaient frères et qu'ils avaient laissé le onzième à la maison, on ne les avait pas crus ; ils avaient dû laisser Syméon chez le gouverneur jusqu’à ce que Benjamin arrivât pour attester la véracité de leurs dires ; et ils étaient d'avis que leur père, sans s'effrayer de rien, envoyât le jeune homme avec eux. Jacob n'approuva nullement la conduite de ses fils, et, comme la détention de Syméon lui était pénible, il trouvait insensé de lui adjoindre encore Benjamin. Roubel a beau supplier et offrir en échange ses propres fils, afin que, s'il arrivait malheur à Benjamin pendant le voyage, le vieillard les mit à mort : il ne se rend pas à leurs raisons. Dans cette cruelle perplexité, ils furent encore bouleversés davantage par la découverte de l'argent caché au fond des sacs de blé. Mais ce blé qu'ils avaient apporté vint à manquer, et la famine les pressant davantage, sous l'empire de la nécessité, Jacob se décida à envoyer Benjamin avec ses frères ; car il ne leur était pas possible de revenir en Égypte, s'ils partaient sans avoir exécuté leurs promesses ; et comme le fléau allait empirant[44] tous les jours et que ses fils le suppliaient, il ne lui restait plus d'autre parti à prendre dans la circonstance. Joudas, d'un caractère habituellement hardi, prit la liberté de lui dire qu'il ne devait nullement s'inquiéter au sujet de leur frère, ni considérer avec défiance des choses sans gravité ; on ne pourrait rien faire à son frère sans l’intervention divine ; et ce qui lui arriverait pourrait tout aussi bien lui arriver s’il demeurait auprès de son père. Il ne fallait donc pas qu'il les condamnât ainsi à une perte certaine, ni qu'il les privât des vivres que Pharaôthès pouvait leur fournir, par une crainte déraisonnable à l'égard de son fils. Au surplus, il y avait à considérer le salut de Syméon ; hésiter à laisser partir Benjamin, c'était peut-être la perte de celui-là ; pour Benjamin, il devait s'en remettre à Dieu et à lui-même : ou bien il le ramènerait vivant, ou il perdrait la vie en même temps que lui. Jacob, se laissant convaincre, lui confie Benjamin et lui donne le double du prix du blé, avec les produits du pays chananéen, baume végétal, myrrhe, térébinthe et miel, pour les offrir à Joseph en présents. Il y eut beaucoup de larmes versées par le père et par les fils, lors de leur départ ; celui-là, en effet, se demandait si ses fils lui reviendraient vivants de ce voyage, et eux, s'ils trouveraient leur père en bonne santé, sans que le chagrin qu'ils lui causaient l'eût abattu. Toute la journée se passa pour eux dans la tristesse ; le vieillard, accablé, demeura chez lui, et ses fils s'en allèrent en Égypte, consolant leurs souffrances présentes par l'espoir d'un meilleur avenir.

 

6. Arrivés en Égypte, ils sont conduits auprès de Joseph ; ils étaient gravement tourmentés par la crainte qu'on ne les accusât à propos de l'argent du blé, en leur attribuant une fraude, et ils s'en défendaient de toutes leurs forces auprès de l'intendant de Joseph : c'était chez eux, assuraient-ils, qu'ils avaient trouvé l'argent dans les sacs, et ils venaient maintenant le rapporter. Mais comme celui-ci leur déclare qu'il ne sait même pas ce qu'ils veulent dire, ils sont délivrés de leur crainte. De plus, il relâche Syméon et veille à ce qu'il rejoigne ses frères. Cependant Joseph revenait de son service chez le roi ; ils lui offrent les présents et, comme il s'informait de leur père, ils lui dirent qu'il l'avaient laissé en bonne santé. Sachant ainsi qu'il vivait encore, il demande également, car il avait aperçu Benjamin, si c'était là leur plus jeune frère ; sur leur réponse affirmative, il s'écrie que Dieu veille sur toutes choses ; mais comme, dans son émotion, il allait pleurer, il se retire pour ne pas se trahir à ses frères ; puis il les convie à souper et on place leurs lits à table dans le même rang qu'ils occupaient chez leur père. Joseph les traite tous cordialement, en favorisant Benjamin d'une part doublet[45] de celle de ses voisins.

 

7[46]. Après le repas, quand ils furent allés dormir, il commanda à l'intendant de leur donner leurs mesures de blé, de cacher derechef dans leurs sacs l'argent destiné au paiement et de jeter, en outre, dans la charge de Benjamin la coupe d'argent où il avait coutume de boire ; il en usait ainsi pour éprouver[47] ses frères et savoir s'ils assisteraient Benjamin accusé de vol et en danger apparent, ou s'ils l'abandonneraient, satisfaits de leur propre innocence, pour s'en retourner chez leur père. L'intendant se conforme à ces instructions et, le lendemain, sans se douter de rien, les fils de Jacob s'en vont avec Syméon, doublement joyeux et d'avoir recouvré ce dernier et de pouvoir ramener Benjamin à leur père ainsi qu'ils s’y étaient engagés. Mais voici que des cavaliers les enveloppent, amenant avec eux le serviteur qui avait déposé la coupe dans le sac de Benjamin. Troublés de cette attaque inopinée des cavaliers, ils leur demandent pour quelle raison ils assaillent des hommes qui, peu de temps auparavant, avaient été honorés et traités en hôtes par le maître ; ceux-ci répondent en les traitant de misérables, qui, précisément, au lieu de conserver le souvenir de cette hospitalité bienveillante de Joseph, n'avaient pas hésité à se mal conduire à son égard : cette coupe dont il s'était servi pour porter leurs santés[48], ils l'avaient dérobée, et l'attrait de ce profit coupable l'emportait sur l'affection qu'ils devaient à Joseph et la crainte du danger qu'ils couraient si on les prenait sur le fait ; là-dessus, ils les menacent d'un châtiment prochain, car, en dépit de leur fuite après le vol, ils n'avaient pas échappé à Dieu, s'ils avaient pu tromper la surveillance de l'esclave de service. « Et vous demandez, disent-ils, le motif de notre présence ici, comme si vous l'ignoriez : eh bien ! vous en serez instruits bientôt par votre châtiment même ». C'est en termes analogues et d'autres encore plus violents que l'esclave les invectivait. Ceux-ci, ignorant ce qui se tramait contre eux, se moquaient de ces discours et s'étonnaient de la légèreté de langage avec laquelle cet homme osait porter une accusation contre des gens qui, loin de garder l'argent du blé retrouvé au fond des sacs, l'avaient rapporté, bien que personne n’en eût rien su : tant s'en fallait qu'ils eussent conçu de coupables desseins ! Cependant, croyant qu'une enquête les justifierait mieux que leurs dénégations, ils demandèrent qu'on s'y livrât et, au cas où il se trouverait un receleur, qu'on châtiât tout le monde ; n'avant rien à se reprocher, ils pensaient qu'à parler librement ils ne couraient aucun danger. Les Égyptiens acceptèrent de faire ces recherches ; mais, disaient-ils, la punition ne frappera que celui qui sera reconnu l'auteur du larcin. Ils se mettent donc à fouiller et quand ils ont passé en revue tout le monde, ils arrivent en dernier lieu à Benjamin ; ils savaient fort bien que c'était dans son sac qu'ils avaient enfoui la coupe, mais ils voulaient que leur perquisition parût se faire rigoureusement.

 

Tous les frères donc, délivrés de tout souci personnel, n'avaient encore quelque inquiétude qu'à l'égard de Benjamin, mais ils se rassurèrent en songeant que celui-là non plus ne se trouverait pas en faute ; et même ils gourmandaient leurs persécuteurs pour l'obstacle qu'ils mettaient à un voyage qu'ils auraient pu pousser plus loin. Mais quand on eut cherché dans le sac de Benjamin et pris la coupe, ils se mirent aussitôt à gémir et à se lamenter et, déchirant leurs vêtements, déploraient le sort de leur frère, qui allait être châtié de son vol, et la déception qu'ils infligeraient à leur père touchant le salut de Benjamin. Ce qui aggravait encore leur désastre, c'était de se voir atteints au moment où ils croyaient déjà avoir échappé aux plus terribles aventures ; les malheurs arrivés à leur frère et le chagrin que leur père allait en éprouver, ils s'en disaient responsables, ayant contraint leur père, malgré sa répugnance, à l'envoyer avec eux.

 

8. Les cavaliers, s'étant saisis de Benjamin, l'amènent à Joseph, suivis de ses frères ; ce dernier, voyant Benjamin gardé à vue et les autres dans une tenue de deuil : « Quelle idée, dit-il, ô les plus méchants des hommes, vous êtes-vous donc faite de ma générosité ou de la providence divine pour avoir osé agir ainsi envers votre bienfaiteur et votre hôte ? » Ceux-ci s'offrent eux-mêmes au châtiment pour sauver Benjamin ; ils se reprennent à songer à leur attentat contre Joseph et ils s'écrient qu'il est plus heureux qu'eux tous ; s'il a péri, il est affranchi des misères de la vie, s'il vit encore, Dieu le venge de ses bourreaux ; ils ajoutent qu'ils font le malheur de leur père ; après ce qu'il avait souffert jusque-là pour Joseph, ils lui donnaient encore Benjamin à pleurer, et Roubel alors se répandait en reproches contre eux. Mais Joseph les relâche, disant qu'ils n'ont point fait de mal, et qu'il se contente du seul châtiment de l'enfant ; car il ne serait pas plus raisonnable, disait-il, de le relâcher, lui, parce que les autres sont innocents, que de faire partager à ceux-ci la peine de celui qui a commis le larcin ; ils pouvaient s'en aller, il leur promettait sauvegarde. Là-dessus, tous sont saisis d'épouvante et l'émotion leur ôte la parole, mais Joudas, celui qui avait déterminé leur père à envoyer le jeune homme, et qui en toute occurrence faisait preuve d'énergie, résolut, pour sauver son frère, d'affronter le danger[49] : « Sans doute, seigneur gouverneur, dit-il, nous sommes coupables envers toi d'une excessive témérité qui mérite un châtiment et il est juste que nous le subissions tous, encore que la faute n'ait été commise par nul autre que par le plus jeune d’entre nous. Cependant, quoique nous désespérions de le voir sauvé, un espoir nous reste dans ta bonté et nous promet que nous échapperons au danger. Et maintenant, sans te soucier de nous, sans considérer notre méfait, prends conseil de la vertu et non de la colère, qui s'empare des faibles par sa violence et les dirige non seulement dans les affaires importantes, mais même dans les circonstances les plus communes ; fais preuve contre elle de grandeur d'âme et ne te laisse pas dominer par elle jusqu'à mettre à mort ceux qui cessent désormais de lutter eux-mêmes pour conquérir leur propre salut, mais qui aspirent à le tenir de toi. Aussi bien, ce n'est pas la première fois que tu nous l'auras procuré ; déjà, quand nous sommes venus en hâte acheter du blé et nous approvisionner de vivres, tu nous a fait la faveur de nous permettre d'en emporter aussi pour ceux de notre maison, de quoi les sauver du danger de mourir de faim. Or, c'est tout un de prendre pitié de gens qui vont périr faute du nécessaire, ou de s'abstenir de punir des hommes qui ont eu l'air de pécher et qu'on a enviés pour l'éclatante générosité que tu leur as fait paraître ; c'est la même faveur, accordée toutefois d'une façon différente : tu sauveras ceux que tu as nourris à cet effet, et ces existences que tu n'as pas laissé anéantir par la faim, tu les préserveras par tes bienfaits ; car il serait admirable et grand tout ensemble, après nous avoir sauvé la vie, de nous donner encore dans notre détresse de quoi la conserver. Et je crois bien que Dieu voulait ménager une occasion de faire briller celui qui l'emporte en vertu, en amenant ainsi sur nous tous ces malheurs ; il voulait qu'on te vît pardonner tes injures personnelles à ceux qui t'ont offensé et que ta bonté ne parût pas s'exercer uniquement sur ceux qui, pour une autre raison, ont besoin d'être secourus ; car s'il est beau d'avoir fait du bien à ceux qui étaient dans le besoin, il est plus généreux de gracier ceux qui ont été condamnés pour avoir failli envers toi ; car, si le pardon accordé à des fautes légères, commises par négligence, mérite des éloges, demeurer sans colère devant des actes tels qu'ils mettent la vie du coupable à la merci de la vengeance de la victime, c'est se rapprocher de la nature de Dieu. Quant à moi, si notre père ne nous avait fait voir, à la façon dont il pleure Joseph, combien la perte de ses enfants le fait souffrir, je n'aurais pas plaidé, pour ce qui nous concerne, en faveur de notre acquittement ; si je n'avais voulu donner satisfaction à ton penchant naturel qui se complaît à laisser la vie sauve même à ceux qui n'auraient personne pour pleurer leur perte, nous nous serions montrés dociles à toutes tes exigences. En réalité, sans pleurer sur nous-mêmes, encore que nous soyons jeunes et que nous n'ayons pas encore joui de la vie, c'est par considération pour notre père et par pitié pour sa vieillesse que nous te présentons cette requête et que nous te demandons la vie que notre méfait a mise en ton pouvoir. Notre père n'est pas un méchant homme, et il n'a pas engendré des enfants destinés à le devenir ; c'est un homme de bien et qui ne mérite pas de pareilles épreuves ; en ce moment, le souci de notre absence le dévore ; s'il apprend la nouvelle et le motif de notre perte, il n'y résistera pas ; cela ne fera que précipiter sa fin, et l'ignominie de notre disparition attristera son départ de ce monde ; avant que notre histoire se répande ailleurs, il aura hâte de s'être rendu insensible. Entre dans ces sentiments et quelque irritation que nos torts te causent aujourd'hui, fais grâce à notre frère de la juste répression que ces torts méritent et que ta pitié pour lui soit plus efficace que la pensée de notre crime ; révère la vieillesse d'un homme qui devra vivre et mourir dans la solitude en nous perdant ; fais cette grâce en faveur du nom de père : car dans ce nom tu honoreras aussi celui qui t'a donné le jour et tu t'honoreras toi-même, toi qui jouis déjà de ce même titre ; en cette qualité, tu seras préservé de tout mal par Dieu, le père de toutes choses, et ce sera un témoignage de piété envers lui, relativement à cette communauté de nom, que de prendre pitié de notre père et des souffrances que lui causera la perte de ses enfants. Ainsi, ce que Dieu nous a donné, si tu as le pouvoir de nous le prendre, il t'appartient aussi de nous le conserver et d'avoir la même charité que Dieu lui-même : ayant ces deux manières d'exercer ta puissance, il te sied de la manifester dans des bienfaits et, au lieu de faire mourir, d'oublier les droits que cette puissance te confère comme s'ils n'existaient pas et de ne plus le concevoir que comme le pouvoir de gracier et de croire que plus on aura sauvé de gens, plus on se sera ajouté d'illustration à soi-même. Pour toi, ce sera nous sauver tous que de pardonner à notre frère cette malheureuse aventure ; nous ne pouvons plus vivre, s'il est puni ; car il ne nous est pas permis de retourner seuls sains et saufs chez notre père ; il faut que nous restions ici pour partager son supplice. Et nous te supplions, seigneur gouverneur, si tu condamnes notre frère à mort, de nous comprendre nous aussi dans son châtiment, comme si nous étions complices de son crime ; car nous ne nous résoudrons point à nous donner la mort de chagrin de l'avoir perdu, c'est en criminels comme lui que nous voulons mourir. Que le coupable soit un jeune homme qui n'a pas encore un jugement très assuré, et qu'il soit humain dans ces conditions d'accorder l'indulgence, je t'épargne ces arguments et je n'en dirai pas davantage[50] ; de la sorte, si tu nous condamnes, ce seront mes omissions qui paraîtront nous avoir attiré cet excès de sévérité, et si tu nous relâches, cet acquittement sera attribué à ta bonté éclairée ; car non seulement tu nous auras sauvés, mais tu nous auras procuré le meilleur moyen de nous justifier et tu auras plus fait que nous-mêmes pour notre propre salut. Mais si tu veux le faire mourir, punis-moi à sa place et renvoie-le à son père, ou s'il te plaît de le retenir comme esclave je suis plus propre à me mettre à ton service ; je suis donc mieux fait, comme tu vois, pour l'une et l'autre peine ». Alors Joudas, prêt à tout supporter pour le salut de son frère, se jette aux pieds de Joseph et fait tous ses efforts pour amollir sa colère et l'apaiser ; tous ses frères se prosternent et s'offrent à mourir pour sauver la vie de Benjamin.

 

9[51]. Joseph, vaincu par l'émotion et incapable de porter plus longtemps le masque de la colère, fait sortir d'abord ceux qui étaient là afin de se déclarer à ses frères seuls. Les étrangers partis, ils se fait connaître à ses frères et leur dit : « Je vous loue de votre vertu et de la sollicitude dont vous entourez notre frère et je vous trouve meilleurs que je ne m'attendais d'après le complot que vous avez formé contre moi ; tout ce que j'ai fait là, c'était pour éprouver votre amitié fraternelle ; ce n'est donc pas à votre instinct que j'impute le mal que vous m'avez fait, c'est à la volonté de Dieu, qui nous fait maintenant goûter le bonheur, ainsi qu'il le fera à l'avenir s'il nous reste favorable. A la nouvelle inespérée que mon père vit encore, et en vous voyant ainsi disposés pour notre frère, je ne me souviens plus des fautes dont je vous ai sus coupables envers moi, je renonce aux sentiments de haine qu'elles m'inspiraient et je crois devoir vous rendre grâce, à vous qui avez servi à la réalisation présente des plans divins. Et vous aussi, je veux vous voir oublier tout cela et vous réjouir, puisque l'imprudence de jadis a eu un tel résultat, plutôt que de vous affliger dans la confusion de vos fautes. N'avez pas l'air de vous chagriner d'une méchante sentence portée contre moi et du remords qui vous en est venu, puisque vos desseins n'ont pas abouti. Réjouissez-vous donc de ce que Dieu a fait arriver : allez en informer notre père, de peur qu'il ne soit consumé d'inquiétudes à votre sujet et que je ne sois privé du meilleur de ma félicité s'il mourait avant qu'il pût venir en ma présence et prendre sa part de notre bonheur actuel. Vous l'emmènerez, lui et vos femmes et vos enfants et tous vos parents pour émigrer ici ; car il ne faut pas qu'ils restent étrangers à notre prospérité, ceux qui me sont si chers, surtout puisque la famine a encore cinq années à durer ». Ce disant, Joseph embrasse ses frères. Ceux-ci fondaient en larmes et déploraient la conduite qu'ils avaient eue à son égard : c'était presque comme un châtiment pour eux que la générosité de leur frère. Ils célèbrent alors des festins. Le roi apprit que les frères de Joseph étaient venus chez lui et il s'en réjouit fort comme d'un bonheur de famille ; il leur offrit des voitures remplies de blé, de l'or et de l'argent pour l'apporter à leur père. Ils reçurent plus de présents encore de Joseph, les uns destinés à leur père, les autres à chacun d'eux en particulier, et Benjamin fut le plus favorisé ; puis ils s'en retournèrent.

 

Chapitre VII

Son père, avec toute sa famille, descend vers lui à cause de la famine.

1. Joie de Jacob. – 2-3. Vision du puits du Serment. - 4. Dénombrements des fils et petits-fils de Jacob. - 5. Jacob en Égypte. -6. Son entrevue avec Pharaon. - 7. Nouveau régime des terres en Égypte.

 

1[52]. Lorsqu'à l'arrivée de ses enfants, Jacob apprend l'histoire de Joseph, comment non seulement il a échappé à la mort, lui qu'il passait sa vie à pleurer, mais qu'il vivait avec une éclatante fortune, partageant avec le roi le gouvernement de l'Egypte et en ayant en mains presque toute la surveillance, aucune de ces nouvelles ne lui parait invraisemblable, quand il songe à la grande puissance de Dieu et à sa bienveillance envers lui, encore qu’elle eût éprouvé une interruption, et il s'empresse aussitôt d'aller retrouver Joseph.

 

2[53]. Arrivé au puits du Serment, il offre un sacrifice à Dieu, et craignant que la prospérité où était l'Egypte ne rendit si séduisante à ses fils l'idée d'y demeurer que leurs descendants renonceraient à retourner en Chananée pour en prendre possession selon la promesse de Dieu, et qu'ayant effectué ce voyage en Égypte sans l'assentiment de Dieu, sa race ne fût anéantie, au surplus, appréhendant de mourir avant d'avoir vu Joseph, c'est en agitant en lui-même ces réflexions qu'il s'endort.

 

3. Dieu lui apparaît, l'appelle deux fois par son nom et, comme Jacob lui demande qui il est : « En vérité, dit-il, il ne convient pas que tu méconnaisses celui qui a toujours protégé et secouru tes ancêtres et toi-même après eux. Quand tu étais privé du royaume par ton père, c'est moi qui t'ai fait obtenir celui-ci ; c'est grâce à ma bienveillance, que, envoyé tout seul en Mésopotamie, tu as eu le bonheur de faire d'heureux mariages et que tu as emmené à ton retour beaucoup d'enfants et de grandes richesses. Et si toute ta famille t'a été conservée, c'est par ma providence ; celui de tes fils que tu croyais mort, Joseph, je l'ai élevé à une fortune encore plus grande, je l'ai fait le maître de l'Égypte, où c'est à peine s'il se distingue du roi. Je viens maintenant te servir de guide pendant ce voyage et t'apprendre que tu finiras ta vie dans les bras de Joseph ; et je t'annonce une longue période de suprématie et de gloire pour tes descendants, que j'établirai dans le pays que j'ai promis ».

 

4. Encouragé par ce songe, c'est avec plus d'ardeur qu'il part pour l’Égypte en compagnie de ses fils et des enfants de ses fils ; ils étaient en tout soixante-dix. Je n'avais pas jugé à propos d'indiquer leurs noms, d'autant qu'ils sont difficiles ; mais pour protester contre ceux qui n'admettent pas que nous soyons originaires de Mésopotamie et nous croient Égyptiens[54], j'ai cru nécessaire de les transcrire. Donc Jacob avait douze fils, parmi lesquels Joseph était parti à l'avance. Nous allons indiquer ceux qui le suivirent ainsi que leurs descendants. Roubel avait quatre fils : Anôch(ès), Phallous, Assaron, Charmis ; Syméon, six : Joumèl(os), Jamîn(as), Pouthod(os), Jachîn(os), Soar(os), Saoul(os) ; Lévis eut trois fils : Gersom(ès), Kaath(os), Marair(os) ; Youdas en eut trois : Salâs, Pharés(os), Zaras(os)[55] ; il eut deux petits-fils de Pharés(os), Esrôn(os) et Amyr(os). Isacchar(os) eut quatre fils : Thoulâs, Phouâs, Jasoub(os), Samarôn(os) ; Zaboulon en emmenait trois : Sarad(os), Elon, Jalèl(os). Telle était la progéniture de Lia. Avec elle venait aussi sa fille Dîna. En tout trente-trois personnes. Rachel avait deux fils : l'un, Joseph, eut, pour fils Manassès et Ephraïm ; l'autre, Benjamin, en eut dix : Bolosor, Bacchar(ès), Asabèl(os), Géraos, Naïémam(ès), Jès, Arôs, Momphis, Opphis, Arad(os). Ces quatorze personnes, ajoutées aux précédentes, donnent le total de 47. Telle était la descendance légitime de Jacob. Il eut encore de Balla, la servante de Rachel, Dan(os) et Nepthalès ; ce dernier était accompagné de quatre fils : Elièl(os), Gounis, Issarès et Sellim(os) ; Dan eut un enfant unique, Ousis. En les ajoutant aux précédents, on atteint le nombre de 54. Gad et Aser étaient fils de Zelpha, servante de Lia. Gad emmenait sept fils : Saphônias, Augis, Sounis , Zabon, Irénès, Erôédès, Arièl(os). Aser avait une fille[56] et six fils, qui s'appelaient  Jômnès, Isous, Isouis, Baris, Abar(os), et Melchièl(os). En ajoutant ces seize-là aux 54, on atteint le nombre indiqué ci-dessus, non compris Jacob.

 

5. Joseph apprend l'arrivée de son père, car son frère Joudas avait pris les devants pour lui annoncer sa venue ; il sort pour aller à sa rencontre, et le rejoint à Héroopolis[57]. Dans sa joie soudaine et immense, Jacob pensa mourir ; mais Joseph le ranima ; lui-même ne fut pas assez maître de lui pour résister à cette émotion du plaisir ; néanmoins il ne fut pas, comme son père, vaincu par elle. Ensuite il prie son père d'avancer doucement ; lui-même prend cinq de ses frères et s'empresse d'aller vers le roi pour lui annoncer l'arrivée de Jacob avec sa famille. Celui-ci eut plaisir à cette nouvelle et pria Joseph de lui dire quel genre de vie ils aimaient à suivre, afin qu’il pût leur donner les mêmes occupations. Joseph lui dit qu'ils étaient d'excellents bergers et qu'ils ne s'adonnaient à aucun autre métier qu'à celui-là ; il prenait ainsi ses précautions pour qu'on ne les séparât point et que, se trouvant réunis ensemble, ils prissent soin de leur père ; de plus, ils se feraient bien voir des Égyptiens en ne se livrant à aucun des travaux de ceux-ci ; car il était défendu aux Égyptiens de s'occuper des pâturages.

 

6[58]. Quand Jacob fut arrivé auprès du roi, qu'il l'eut salué et qu'il eut exprimé ses vœux pour son règne, Pharaôthès lui demanda combien de temps il avait déjà vécu. Il répondit qu'il avait cent trente ans, et le roi admira Jacob pour son grand âge. Comme celui-ci expliqua qu'il avait vécu moins d'années que ses ancêtres, il lui permit d'aller demeurer à Héliopolis[59] avec ses enfants ; c'était là aussi que ses propres bergers avaient leurs pâturages.

 

7. La famine chez les Égyptiens commençait à prendre de l'intensité et le fléau leur causait des embarras croissants ; le fleuve n'arrosait plus la terre, car ses eaux n'augmentaient pas et Dieu n’envoyait pas de pluie[60] ; dans leur ignorance, ils n'avaient fait aucun préparatif. Joseph leur cédait le blé contre argent ; quand l'argent leur fit défaut, ils achetèrent le blé avec leurs troupeaux et leurs esclaves ; ceux qui avaient, en outre, quelque terre allaient l'offrir pour acquérir des vivres ; et c'est ainsi que le roi devint maître de toute la contrée et qu'ils furent transportés de côté et d'autre afin d'assurer au roi la propriété de leurs terres, sauf celles des prêtres : ceux-ci gardèrent leurs domaines. Le fléau n'asservit pas seulement leurs corps, mais aussi leurs pensées et les astreignit désormais à des moyens d'existence humiliants. Mais, quand le mal s'apaisa et que le fleuve s'épandit sur la terre, qui produisit des fruits en abondance, Joseph se rendit dans chaque ville, et convoquant la foule, il leur fit don pour toujours des terres qu'ils avaient cédées au roi et que celui-ci aurait pu posséder et exploiter à lui seul ; il leur recommanda de les bien travailler dans l'idée qu'elles étaient leur propriété et de donner le cinquième des fruits au roi en échange de cette terre qu'il leur concède et qui vient de lui. Ainsi, devenus, sans y compter, propriétaires de ces terres, ils furent saisis de joie et promirent de se conformer à ces prescriptions. De cette façon, la considération dont Joseph jouissait auprès des Égyptiens grandit encore, et il accrut l'affection que ceux-ci portaient au roi. Cette loi qui les imposait du cinquième des fruits persista tous les rois suivants[61].

 

Chapitre VIII

1. Mort et sépulture de Jacob. - 2. Mort de Joseph.

1[62]. Après avoir passé dix-sept ans en Égypte, Jacob, étant tombé malade, meurt en présence de ses enfants ; à ses fils il souhaite d'acquérir des richesses et leur annonce prophétiquement comment chacun de leurs descendants ira habiter la Chananée, ce qui arriva, en effet, beaucoup plus tard. Quant à Joseph, il le loue longuement de n'avoir point gardé rancune à ses frères, même de s'être montré bon pour eux en les comblant de présents qu'on ne donnerait pas même pour remercier un bienfaiteur ; et il recommanda à ses propres fils de compter parmi eux les fils de Joseph, Ephraïm et Manassès, quand ils se partageraient la Chananée, événement dont nous parlerons ultérieurement. Cependant il exprima aussi le désir d'avoir sa sépulture à Hébron. Il meurt, après avoir vécu en tout cent quarante-sept ans : il ne fut inférieur à aucun de ses ancêtres pour la piété envers Dieu et obtint la récompense que méritait tant de vertu. Joseph, avec l'assentiment du roi, fait porter à Hébron le corps de son père et l'y ensevelit somptueusement. Ses frères ne voulaient pas s'en retourner avec lui, craignant qu'à la suite de la mort de leur père il ne tirât vengeance du complot dont il avait été victime ; car personne n'était plus là pour lui savoir gré de sa modération à leur égard ; mais lui leur persuade qu'ils n'ont rien à redouter et ne doivent pas le considérer avec défiance ; il les emmène avec lui, leur fait de grands dons et ne cesse de leur prodiguer ses attentions.

 

2[63]. Il meurt à son tour à l'âge de cent dix ans ; il avait eu des qualités admirables, dirigeant tout avec prudence et faisant de sa puissance un usage modéré : c'est là ce qui lui valut cette grande fortune qu'il fit chez les Égyptiens, quoiqu'il vint de l'étranger et eût éprouvé les misères dont nous avons parlé précédemment. Ses frères meurent aussi, après un séjour heureux en Égypte. Leurs corps furent portés quelque temps après par leurs descendants et leurs fils à Hébron, où ils les ensevelirent[64]. Quant aux ossements de Joseph, ce ne fut que plus tard, quand ils émigrèrent d'Égypte en Chananée, qu'ils les emportèrent, selon ce que leur avait fait jurer Joseph[65]. Comment chacun de ces événements arriva et par quels efforts ils s'emparèrent de la Chananée, je le montrerai après avoir rapporté les motifs pour lesquels ils quittèrent l'Égypte.

 

Chapitre IX

Souffrances qu’eurent à subir les Hébreux en Égypte durant 400 ans.

1. Oppression des Israélites par les Égyptiens. - 2. Ordre de faire périr les nouveau-nés. - 3. Prédiction de Dieu à Amram. – 4. Naissance et exposition de Moïse. - 5. Moïse sauvé des eaux. - 6. Sa beauté ; son nom. - 7. Moïse enfant et le Pharaon.

 

1[66]. Comme les Egyptiens étaient voluptueux et nonchalants au travail et se laissaient dominer, en général, par tous les plaisirs et, en particulier, par l'appât du lucre, il advint qu'ils furent fort mal disposés pour les Hébreux, dont ils enviaient la prospérité. En effet, voyant que la race des Israélites était dans la fleur de son développement, que leurs vertus et leurs aptitudes naturelles au travail leur valaient déjà l'éclat de grandes richesses, ils se crurent menacés par cet accroissement. Les bienfaits dont ils étaient redevables à Joseph, après un si long temps, ils les avaient oubliés, et comme la royauté avait passé dans une autre dynastie[67], ils faisaient subir de cruelles violences aux Israélites et imaginaient contre eux toute espèce de tourments. Ainsi, ils les astreignirent à diviser le fleuve en nombreux canaux, à bâtir des remparts pour les villes et des digues pour contenir les eaux du fleuve et les empêcher de rester stagnantes quand elles déborderaient ; bâtissant pyramides sur pyramides, ils épuisaient ceux de notre race en les assujettissant à toute sorte de nouveaux métiers et de fatigues. Ils demeurèrent quatre cents ans[68] dans ces souffrances ; les Égyptiens s'acharnaient à faire mourir à la peine les Israélites, et ceux-ci à paraître toujours au-dessus de leur tâche.

 

2. Pendant que leurs affaires en étaient là, un événement se produisit qui eut pour effet d'exciter davantage les Égyptiens à faire périr notre race. Un des hiérogrammates[69] - ces gens sont fort habiles à prédire exactement l'avenir - annonce au roi qu'il naîtra quel- qu'un[70] en ce temps chez les Israélites, lequel abaissera la suprématie des Égyptiens, relèvera les Israélites, une fois parvenu à l'âge d'homme, surpassera tout le monde en vertu et s'acquerra une renommée éternelle. Le roi, effrayé, sur l'avis de ce personnage, ordonne de détruire tous les enfants mâles qui naîtraient chez les Israélites, on les précipitant dans le fleuve, et recommande aux sages-femmes des Égyptiens d'observer les douleurs de l'enfantement chez les femmes des Hébreux et de surveiller leurs accouchements. Il voulait, on effet, qu'elles fussent délivrées par des femmes qui, en qualité de compatriotes du roi, ne seraient pas tentées d'enfreindre sa volonté[71] ; ceux qui cependant dédaigneraient cet ordre, et oseraient sauver clandestinement leur progéniture, il enjoignait qu'on les fît périr avec elle. C'était un terrible malheur qui les menaçait ; non seulement ils étaient privés de leurs enfants, non seulement ces parents devaient prêter la main au meurtre de leurs rejetons, mais, de plus, la pensée que leur race allait s'éteindre par la disparition de ceux qui naîtraient et par leur propre fin leur présentait une image sinistre et désespérée. Ils étaient donc plongés dans cette affliction ; mais nul ne peut l'emporter sur la volonté divine, quelques ruses infinies qu'il emploie ; car cet enfant même qu'avait prédit le hiérogrammate s'élève en échappant à la surveillance du roi, et ses actions vont vérifier la prédiction qui le concerne. Les choses se passèrent de la façon suivante.

 

3[72]. Amaram(ès)[73], qui appartenait à une famille noble parmi les hébreux, craignant que sa race tout entière ne s'éteignit par suite de l'insuffisance de la prochaine génération, et très tourmenté pour son compte, car sa femme était enceinte, se trouvait dans un profond désarroi. Il recourt aux prières à Dieu, le supplie de prendre enfin un peu en pitié des hommes qui n'ont rien négligé dans les honneurs qu'ils lui rendent, de les délivrer des misères qu'ils souffrent en ce moment et de leurs soucis touchant l'extinction de la race. Dieu a compassion de lui et, se laissant fléchir par cet appel suppliant, il lui apparaît pendant son sommeil[74], l'exhorte à ne pas désespérer de l'avenir et dit qu'il garde le souvenir de leur piété et qu'il les en récompensera toujours. Déjà il avait accordé à leurs ancêtres cette singulière multiplication d'une race issue de quelques hommes. Abram, parti seul de Mésopotamie pour venir en Chananée, avait eu toutes les félicités et, de plus, sa femme, précédemment stérile, était par la suite devenue féconde, grâce à la volonté divine ; elle lui avait donné des enfants : il avait laissé à Ismaël et à ses descendants le pays des Arabes, aux enfants de Chetoura la Troglodytide et à lsac la Chananée. « Tous les succès, dit-il, qu’il a eus à la guerre, grâce à mon intervention, ce serait impie à vous de n'en pas conserver la mémoire. Jacob, lui, est devenu célèbre même chez des impies étrangers, par le haut degré de prospérité où il parvint pendant sa vie et qu'il a transmis à ses enfants. Lui et soixante-dix personnes, en tout, arrivèrent en Égypte, et vous voilà déjà plus de six cent mille ! Et maintenant sachez que je veille à vos intérêts à tous et en particulier à ta renommée : cet enfant, dont la venue a inspiré tant de crainte aux Égyptiens, qu'ils ont décrété de faire mourir tous ceux qui naîtraient des Israélites, cet enfant, ce sera le tien ; il échappera aux gens qui le guettent pour le perdre ; élevé dans des circonstances merveilleuses, il délivrera la race des Hébreux de la contrainte des Égyptiens et, aussi longtemps que durera le monde, on se souviendra de lui dans l’humanité, non seulement parmi les Hébreux, mais même chez les peuples étrangers ; c'est la faveur que j'accorde à toi et à ceux qui naîtront de toi : il aura aussi un frère digne d'occuper mon sacerdoce, lui et ses descendants à perpétuité ».

 

4. Après que l'apparition lui eut fait ces révélations, Amaram se réveilla, en fit part à Jochabél(é)[75] sa femme, et leur crainte ne fit que s'accroître par les prédictions de ce songe. Ce n'était pas seulement pour l'enfant qu'ils étaient anxieux, c'était pour cette haute fortune à laquelle il était destiné. Cependant ils ajoutèrent foi aux promesses divines quand la femme accoucha ; en effet, elle put tromper la surveillance, grâce à la bénignité de son accouchement, qui ne donna pas lieu chez elle à de violentes souffrances[76]. Ils élèvent l'enfant trois mois en secret : après cela, Amaram, craignant d'être pris sur le fait et d'encourir ainsi la colère du roi, ce qui le perdrait, lui et son fils, et ferait évanouir la promesse divine, résolut de s'en remettre à Dieu du soin de préserver l'enfant et de veiller sur lui plutôt que de se lier à une dissimulation, expédient peu sûr et qui eût été dangereux, non seulement pour l'enfant élevé en cachette, mais pour lui-même : il estimait que Dieu ferait tout pour leur sécurité, afin que rien ne se démentit de ce qu'il avait prononcé. Ayant pris cette résolution, ils fabriquent une tresse de fibres de papyrus, qu'ils arrangent en forme de corbeille. Ils lui donnent les dimensions suffisantes pour que le nouveau-né s'y trouve au large. Ensuite ils l'enduisent de bitume - le bitume a pour propriété d'empêcher l’eau de passer à travers les mailles -, ils y déposent l'enfant et, la lançant sur le fleuve, confient à Dieu le soin de le préserver. Le fleuve reçoit l'objet et l'emporte ; Mariamme[77], sœur de l'enfant, sur l'ordre de sa mère, va longer l'autre rive du fleuve pour voir où il entraînerait la corbeille. Là, Dieu fit voir clairement que l'intelligence humaine ne peut rien, mais que tout ce qu'il entend accomplir finit par se réaliser heureusement et que ceux qui, en vue de leur propre sécurité, décrètent la mort d'autrui échouent malgré toute l'ardeur qu'ils déploient, tandis que ceux-là se sauvent d'une façon inattendue et, au milieu presque de leurs malheurs, rencontrent le succès, qui courent des dangers selon le dessein de Dieu. C'est ainsi que la destinée de cet enfant manifesta la puissance divine.

 

5. Le roi avait une fille, Thermouthis[78]. Jouant près des rives do fleuve et apercevant la corbeille que le courant emportait, elle dépêche des nageurs avec l'ordre de lui rapporter cette corbeille. Quand ceux-ci furent revenus, elle vit l'enfant et se prît pour lui d’une grande tendresse à cause de sa taille et de sa beauté. Telle était la sollicitude dont Dieu entoura Moïse que ceux-là même qui avaient décrété à cause de lui la perte de tous les enfants qui naîtraient de la race des Hébreux crurent devoir l'élever et prendre soin de lui. Thermouthis ordonne aussi qu'on fasse venir une femme pour allaiter l'enfant. Mais comme, loin de prendre le sein, il se détournait[79] et qu'il témoigna de même sa répugnance pour plusieurs autres femmes, Mariamme, qui était venue sur ces entrefaites sans dessein apparent et comme une simple curieuse : « C'est peine perdue, dit-elle, ô reine, que d'appeler pour nourrir cet enfant des femmes qui n'ont aucun lien d'origine avec lui, si tu faisais venir une femme de chez les Hébreux, peut-être prendrait-il le sein d'une femme de sa race ». Son avis parut judicieux et la princesse la pria de lui rendre ce service et d'amener une nourrice. Elle use de la permission, et revient, amenant la mère, que nul ne connaissait. Alors l'enfant, avec une sorte de joie, s'attache au sein et, sur la demande de la reine, la mère se charge entièrement de le nourrir.

 

6. Dans la suite, la princesse lui donna un nom qui rappelait son immersion dans le fleuve ; car les Égyptiens appellent l'eau et ceux qui sont sauvés ysès[80] ils lui donnent donc un nom composé de ces deux termes. Et conformément aux prédictions de Dieu, il fut le plus illustre des Hébreux par la grandeur de son intelligence et son mépris des épreuves. [Abram était le septième de ses ascendants ; car il était fils d'Amaram, lequel était fils de Caath, et le père de Caath était Lévi, fils de Jacob, fils d'Isac, fils d'Abram.[81]] Son intelligence n'était pas celle d'un enfant de son âge ; elle était bien plus profonde et plus mûre que cet âge ne le comporte ; il en fit voir clairement toute l'étendue dans ses jeux, et présagea par ses premiers actes les choses plus grandes qu'il allait accomplir à l'âge d'homme. Quand il eut trois ans[82], Dieu le fit grandir d'une façon étonnante. Quant à la beauté, personne n'y était assez indifférent pour n'être pas frappé, en apercevant Moïse, du charme de ses traits et il arrivait à bien des gens, quand ils rencontraient Moïse sur leur chemin, de se retourner pour regarder l'enfant et d'abandonner leurs affaires pressantes pour le considérer à loisir : la grâce enfantine était chez lui si parfaite et si pure qu'elle retenait les regards[83].

 

7[84]. Cet enfant si remarquable, Thermouthis l'adopte, le sort ne lui ayant pas donné de progéniture ; un jour, elle amène Moïse à son père pour le lui faire voir et, comme il se préoccupait de son successeur, la volonté de Dieu lui ayant refusé un fils légitime, elle lui dit : « J'ai élevé un enfant d'une beauté divine et d'un esprit généreux ; je l'ai reçu merveilleusement de la grâce d’un fleuve et j'ai songé à en faire mon fils et l'héritier de ta royauté ». Cela dit, elle met l'enfant entre les bras de son père ; celui-ci le prend, le presse avec bienveillance contre sa poitrine et, par amitié pour sa fille, lui met sur la tête son diadème ; mais Moïse jette le diadème à terre après l'avoir ôté de dessus sa tête par une espièglerie d’enfant et le foule même aux pieds[85]. Et l'on voulut voir là un présage relatif à la royauté. A ce spectacle, le hiérogrammate qui avait prédit que la naissance de l'enfant entraînerait l'abaissement de la puissance égyptienne se précipite pour le tuer en poussant des cris violents : « C'est lui, dit-il, Ô roi, c'est cet enfant qu'il faut tuer, selon ce que le Dieu a révélé, pour nous délivrer d'inquiétude ; il rend témoignage à cette prédiction en foulant aux pieds ton autorité et en marchant sur ton diadème. En le faisant disparaître, dissipe la crainte qu'il inspire aux Égyptiens et enlève aux Hébreux l'espérance de son audacieuse initiative ». Mais Thermouthis s'empresse de lui arracher l'enfant des mains ; et le roi était peu disposé au meurtre, indécision qui lui était inspirée par Dieu, car il veillait au salut de Moïse. Il grandit donc, entouré de tous les soins, et les Hébreux pouvaient, grâce à lui, concevoir toutes les espérances, tandis que les Egyptiens le voyaient élever pleins de défiance. Mais, comme il n'y avait aucun motif visible pour qu'il fût tué soit par le roi - dont il était parent par adoption - soit par quelque autre, qui eût le droit d'être plus hardi dans l'intérêt des Egyptiens et par prévision de l'avenir, ils s'abstinrent de le faire disparaître[86].

 

Chapitre X

1. L'invasion Éthiopienne en Égypte. - 2. Succès et mariage de Moïse.

 

1. Moïse donc, né et élevé de la manière que nous avons dite, parvenu à l'âge d’homme, donna aux Égyptiens une preuve éclatante de son mérite et montra qu'il était né pour leur propre déchéance et pour l'élévation des Hébreux : voici quelle en fut l'occasion[87]. Les Ethiopiens, qui sont établis près des Égyptiens, faisaient irruption dans leur territoire et ravageaient les possessions des Égyptiens ; ceux-ci, indignés, partent en expédition contre eux pour venger l'offense et, vaincus dans une bataille, les uns succombent, les autres s'enfuient et se sauvent honteusement dans leur pays. Mais les Éthiopiens les poursuivent, leur donnent la chasse, estimant qu'il y aurait de la lâcheté à ne pas s'emparer de toute l'Égypte et ils s’étendent dans le pays ; puis, ayant pris goût à ses richesses, ils ne voulurent plus y renoncer et, comme à leurs premières incursions sur les territoires limitrophes on n'osa pas leur opposer de résistance, ils s’avancèrent jusqu’à Memphis et jusqu'à la mer ; aucune des villes ne put tenir contre eux. Accablés par ces revers, les Égyptiens ont recours aux prédictions des oracles : le dieu leur ayant conseillé de prendre pour allié l'Hébreu, le roi prie sa fille de lui donner Moïse pour en faire le chef de l'armée. Celle-ci, après que son père eut juré qu'on ne lui ferait aucun mal, le lui confie ; elle tenait que ce serait un grand bienfait pour eux qu'une telle alliance et voulait humilier les prêtres, qui, après avoir parlé de le mettre à mort, ne rougissaient pas maintenant d'implorer son secours.

 

2. Moïse, à l'invitation de Thermouthis et du roi, accueille cette mission avec plaisir ; ce fut une joie également pour les hiérogrammates des deux peuples : pour ceux des Égyptiens, parce que, une fois que sa valeur les aurait fait triompher de leurs ennemis, ils pourraient se débarrasser aussi de Moïse par la même ruse, et pour ceux des Hébreux, car il leur serait loisible de fuir les Égyptiens, ayant Moïse pour chef. Celui-ci prévient l'ennemi et, avant que celui-ci soit informé de son approche, il prend son armée et la dirige, non par la voie du fleuve, mais à travers les terres. Là, il donna une merveilleuse preuve de sa perspicacité : la route était pénible à suivre à cause des nombreux serpents dont cette région produit une quantité ; il en est qu'on ne trouve pas ailleurs, qu'elle est seule à nourrir et qui se distinguent par leur force, leur malignité et leur aspect étrange ; quelques-uns même sont volatiles, de sorte qu'ils se cachent à terre pour attaquer et peuvent nuire aussi avant qu'on les ait aperçus, en s'élevant en l'air. Moïse imagine donc, pour assurer à son armée une route exempte de dangers, un merveilleux stratagème : il prépare des espèces de cages avec de l'écorce de papyrus et les emporte remplies d'ibis - c'est un animal très ennemi des serpents, qui s’enfuient quand il fond sur eux, et, s'ils résistent, ils sont saisis et engloutis comme par des cerfs[88]. Les ibis sont, d'ailleurs, apprivoisés et n'ont de férocité que pour la race des serpents. Mais c'est assez parler d'eux, car les Grecs connaissent bien les caractères de l'ibis. Donc, quand il pénétra dans ce pays infesté de bêtes, il se servit des ibis pour se défendre contre les serpents, en les lâchant sur eux et en profitant de ces auxiliaires[89]. C'est de cette façon qu'il poursuit sa route; il arrive sur les Éthiopiens, qui ne s'y attendaient pas, en vient aux mains avec eux, les défait dans une bataille, anéantit les espérances qu'ils nourrissaient à l'égard des Égyptiens et pénètre dans leurs villes, qu'il saccage ; il se fit un grand carnage d'Ethiopiens. Ayant pris goût aux succès que Moïse leur fait remporter, l'armée des Égyptiens se montre infatigable, de sorte que les Éthiopiens étaient menacés de la servitude et d’une ruine complète. A la fin, les ayant poursuivis jusqu'à la ville de Saba, capitale du royaume d'Éthiopie, que Cambyse plus tard appela Méroé d'après le nom de sa sœur, ils en font le siège. Mais c'était une place extrêmement difficile à enlever : le Nil l'entourait d'un cercle, et d'autres fleuves, l’Astapos et l'Astaboras, rendaient l'attaque malaisée à ceux qui tentaient d'en franchir le cours. La ville, se trouvant à l'intérieur, est comme une île ; de fortes murailles l'enserrent et, contre les ennemis, elle a pour abri ses fleuves, ainsi que de grandes digues entre les remparts, de sorte qu'elle ne peut être inondée si la crue vient à être trop violente ; et c'est ce qui rendait la ville imprenable même à ceux qui avaient passé les fleuves. Tandis que Moïse considérait avec ennui l'inaction de l'armée, car les ennemis n'osaient en venir aux mains, il lui arriva l'aventure suivante. Tharbis, la fille du roi des Éthiopiens, en voyant Moïse amener l'armée près des remparts et lutter vaillamment, admira l'ingéniosité de ses opérations et comprit que les Égyptiens, qui désespéraient déjà de leur indépendance, lui devaient leurs succès, et que les Éthiopiens, si vains des avantages qu'ils avaient remportés contre. eux, se trouvaient par lui dans une situation tout à fait critique ; elle s'éprit d'un violent amour pour Moïse. Comme cette passion persistait, elle lui envoie les plus fidèles de ses serviteurs pour lui offrir le mariage, il accepte la proposition, moyennant la reddition de la ville, et s'engage par serment à prendre Tharbis pour femme et, une fois maître de la ville, à ne pas violer le pacte ; l’évènement suit de près ces pourparlers. Après avoir défait les Éthiopiens, Moïse rend grâce à Dieu, effectue ce mariage et ramène les Égyptiens dans leur pays[90].

 

Chapitre XI

1. Fuite de Moïse au pays de Madian. - 2. Moïse et les filles de Ragouël.

 

1[91]. Les Égyptiens, tirés d'affaire par Moïse, n'en conçurent que de la haine pour lui et ne mirent que plus d'ardeur à poursuivre sa perte, le soupçonnant de vouloir profiter de ses succès pour innover en Égypte et suggérant au roi de le faire mourir. Celui-ci, de son côté, méditait une vengeance, parce qu'il était jaloux de la glorieuse campagne de Moïse[92] et qu'il craignait de se voir abaissé ; poussé, d'autre part, par les hiérogrammates, il était capable de prendre l'initiative du meurtre de Moïse. Celui-ci, informé à l'avance du complot, s'éloigne en secret et, comme les routes étaient gardées, il dirige sa fuite à travers le désert, là où ses ennemis ne pouvaient soupçonner sa présence ; il était sans vivres et dompta sa faim à force d'endurance et de mépris du besoin. Il arrive dans la ville de Madian (Madiané), située sur les bords de la mer Érythrée, et qui portait le nom d'un des fils d'Abram né de Chatoura ; il s'assied au bord d'un puits, à peu de distance de la ville, et s'y repose de sa fatigue et de ses misères - c'était vers le milieu du jour. Il eut là, à cause des mœurs des habitants, à jouer un rôle qui fit valoir son mérite et fut l'origine pour lui d'une meilleure fortune.

 

2. Comme ces terres manquaient d'eau, les bergers se disputaient les puits, dans la crainte que l'eau, une fois épuisée par d'autres, ne vint à faire défaut pour leurs troupeaux. Or, voici qu'arrivent au puits sept sœurs, filles de Ragouël(os)[93], un prêtre tenu en haute vénération chez les habitants du pays ; elles surveillaient les troupeaux de leur père ; car ce soin revient aussi aux femmes chez les Troglodytes. Elles se hâtent de retirer du puits la quantité d'eau nécessaire à leurs troupeaux et la mettent dans les auges destinées à la recueillir. Mais des bergers étant survenus et voulant chasser les jeunes filles pour s'emparer eux-mêmes de l'eau, Moïse, s'indignant à l'idée d'assister impassible à cette iniquité et de laisser triompher la force de ces hommes sur le droit des jeunes filles, repoussa les insolentes prétentions des premiers et fournit à celles-ci une aide opportune. Après ce bienfait, elles s'en vont chez leur père, lui racontent l'outrage des bergers et l'assistance que l'étranger leur a prêtée, et le supplient de ne pas laisser cette bonne action sans fruit et sans récompense. Le père approuva ses filles de leur zèle pour leur bienfaiteur et les pria d'amener Moïse en sa présence pour qu'il reçût les remerciements qu'il méritait. Quand il fut arrivé, il invoqua le témoignage de ses filles au sujet de l'intervention de Moïse, et, admirant son courage, lui dit qu'il n'avait pas obligé des ingrats, mais bien des personnes capables de lui rendre service pour service et de surpasser même par la grandeur de la récompense l’étendue du bienfait. Il l'adopte pour fils, lui donne une de ses filles en mariage et le désigne comme intendant et maître de ses troupeaux, car c'est en cela que consistaient anciennement toutes les richesses des barbares.

 

Chapitre XII

1. Le buisson ardent. - 2. Crainte de Moïse. - 3. Dieu le rassure par des miracles. - 4. Le nom divin.

 

1[94]. Moïse, ayant reçu ces bienfaits de Iothor(os)[95] - tel était le surnom de Ragouël - vécut là en faisant paître les troupeaux. Quelque temps après, il les mena paître sur la montagne appelée Sinaï[96] : c'est la plus haute montagne de cette région. Elle a les meilleurs pâturages, car il y pousse une herbe excellente et, comme la renommée voulait que la divinité y eût son séjour, elle n'avait pas jusque-là été affectée au pacage, les bergers n'osant pas la gravir. C'est là qu’il fut témoin d'un prodige étonnant : un feu brûlait un buisson d'épines et laissait intacte la verdure qui le couronnait, ainsi que ses fleurs ; il n'anéantissait aucun de ses rameaux chargés de fruits, quoique la flamme fût très grande et très intense. Moïse s'effraye de ce spectacle étrange, mais il est frappé bien davantage encore d'entendre ce feu émettre une voix, l'appeler par son nom et lui adresser la parole, l'avertissant de la hardiesse qu'il y avait à oser s'avancer dans un lieu où nul homme n'était venu auparavant à cause de son caractère divin et lui conseillant de s'éloigner le plus possible de la flamme, de se contenter de ce qu'il avait vu, en homme vertueux issu d’ancêtres illustres, et de garder là-dessus quelque discrétion. Il lui prédit aussi qu'il acquerra une gloire extraordinaire et sera comblé d'honneurs par les hommes, grâce à l'assistance divine, et lui ordonne de s'en retourner avec confiance en Égypte, où il deviendra le chef et le guide de la foule des Hébreux et délivrera ceux de sa race des tourments qu'ils y subissaient. « Car, dit-il, ils occuperont cette terre fortunée qu'Abram, votre ancêtre, habita et ils y jouiront de tous les biens et c'est toi, c'est ton intelligence qui les y conduira ». Toutefois, il lui ordonne, après qu'il aurait fait sortir les hébreux de l'Égypte, d'offrir des sacrifices de reconnaissance en arrivant à cet endroit-là. Voilà les avertissements divins qui sortirent du feu.

 

2. Moïse, frappé de stupeur par ce qu’il avait vu et surtout par ce qu'il avait entendu : « Seigneur, dit-il, manquer de foi en ta puissance que je vénère moi-même et qui, je le sais, s'est manifestée à mes ancêtres, ce serait une folie trop indigne, à mon avis, pour que j'en conçoive la pensée. Mais je me demande comment moi, simple particulier, dépourvu de toute puissance, je pourrai persuader mes frères par mes discours d'abandonner le pays qu'ils occupent actuellement pour me suivre dans celui où je pense les mener et, quand même ils m'écouteraient, comment je forcerai Pharaôthès à leur accorder de partir, à eux dont les efforts et les travaux concourent à la prospérité de ses Etats.

 

3[97]. Mais Dieu l'exhorte à se rassurer entièrement et lui promet de l'assister lui-même ; quand il faudrait parler, il lui donnerait la persuasion, et quand il faudrait agir, il lui procurerait la force ; il lui commande de jeter à terre son bâton et de prendre confiance en ses promesses. Moïse obéit, alors un serpent se met à ramper, se contracte en spirales et dresse la tète comme pour se défendre d'une attaque ; puis il redevient bâton. Ensuite Dieu lui ordonne de placer sa main droite dans son sein : il obéit et la retire blanche et d'une couleur semblable à celle de la chaux ; puis elle reprit son aspect naturel. Enfin, il reçoit l'ordre de prendre de l'eau à la source voisine et de la verser a terre, et il la voit devenir couleur de sang. Comme il s'étonne de ces merveilles, Dieu l'exhorte à se rassurer, à croire qu'il sera toujours pour lui le plus grand des secours, et à user de miracles « pour convaincre tout le monde, dit-il, que c'est moi qui t'envoie et que tu agis en tout selon mes instructions. Et je t'ordonne d'aller sans plus tarder en Égypte, de marcher en toute hâte, nuit et jour, et, sans perdre de temps davantage, d'accomplir cette mission pour les Hébreux, qui souffrent dans l'esclavage ».

 

4[98]. Moïse ne peut pas ne pas ajouter foi aux promesses de la divinité, après avoir vu et entendu tant de témoignages rassurants ; il prie Dieu et lui demande de faire l'épreuve de ce pouvoir en Égypte ; il le supplie de ne pas lui dénier la connaissance de son nom particulier, et, puisqu'il avait été admis à lui parler et à le voir, de lui dire aussi de quelle manière il fallait l'appeler, afin que, en sacrifiant, il pût l'inviter par son nom à présider à la cérémonie sacrée. Alors Dieu lui révèle son nom qui n'était pas encore parvenu aux hommes, et dont je n'ai pas le droit de parler[99]. Ces miracles, Moïse ne les accomplit pas seulement alors, mais en général toutes les fois qu'il était nécessaire. Tous ces signes lui firent croire davantage à la véracité de l'oracle du feu, et, confiant en l'aide bienveillante de Dieu, il espéra pouvoir sauver les siens et précipiter les Égyptiens dans le malheur.

 

Chapitre XIII

1. Retour de Moïse en Égypte. - 2. Moïse devant le nouveau Pharaon. - 3. Miracle des bâtons-dragons. - 4. Obstination du Pharaon.

 

1. Instruit de la mort du roi d'Égypte Pharaôthès, celui-là même sous le règne duquel il avait été exilé, il demande à Ragouël de lui permettre, dans l'intérêt des gens de sa race, de s'en aller en Égypte ; il prend avec lui Sapphôra, sa femme, fille de Ragouël, et les enfants qu'il avait d'elle, Gersos et Eléazar(os) ; de ces deux noms, l'un, Gersos[100], signifie sur une terre étrangère ; l'autre, Eléazar[101], que c'est avec l'assistance du Dieu de ses pères qu'il avait échappé aux Egyptiens. Quand il arrive près de la frontière, son frère Aaron vient à sa rencontre sur l'ordre de Dieu ; Moïse révèle à Aaron ce qui lui est advenu sur la montagne et les instructions divines. Tandis qu’ils s'avancent, arrivent au-devant d'eux les plus illustres des Hébreux, qui avaient appris son arrivée ; Moïse, ne pouvant les convaincre par le seul récit des signes miraculeux, les leur fait voir. Frappés de ce spectacle merveilleux, ils prennent confiance et espèrent que tout ira bien puisque Dieu veille à leur sécurité.

 

2[102]. Une fois sûr de l'adhésion des Hébreux, de leur disposition unanime à se conformer à ses ordres et de leur amour de la liberté, Moïse se rend chez le roi, récemment investi du pouvoir, et lui représente les services qu'il a rendus aux Égyptiens[103], quand les Éthiopiens les humiliaient et ravageaient leur pays, comment il avait commandé et chef l'armée et s'était efforcé, comme s'il s'agissait des siens ; il lui apprend les périls que ceux-là mêmes lui faisaient courir et comme il était mal payé de retour. Et tout ce qui lui était arrivé sur le mont Sinaï, les paroles de Dieu et les signes miraculeux qu'il lui avait montrés pour lui inspirer confiance dans ses commandements, il le lui raconte en détail et le prie de ne pas faire obstacle en incrédule aux desseins de Dieu.

 

3. Comme le roi le raillait, Moïse lui fait voir, réalisés devant lui, les miracles qui s'étaient produits sur le mont Sinaï. Le roi s'emporte, le traite de scélérat, déclare que d'abord il avait fui l'esclavage des Égyptiens, puis était revenu maintenant par fraude et tentait d'en imposer par des prodiges et des sortilèges. Et, ce disant, il enjoint aux prêtres[104] de lui montrer les mêmes phénomènes, car les Égyptiens sont versés aussi dans ces sortes de sciences[105]... Ces prêtres ayant jeté alors leurs hâtons, ceux-ci deviennent des dragons. Mais Moïse sans se troubler : « Moi non plus, dit-il, Ô roi, je ne méprise pas la science des Égyptiens ; mais je déclare que ce que j'ai fait moi-même surpasse autant leur magie et leur art qu'il y a de distance entre les choses divines et les choses humaines. Et je montrerai que ce n'est pas du charlatanisme et d'une dépravation de la vraie doctrine, mais de la providence et de la puissance divine que mes miracles procèdent ».  Disant cela, il jette à terre son bâton, en lui commandant de se métamorphoser en serpent ; le bâton obéit, fait le tour des bâtons des Égyptiens, qui semblaient des dragons, et les dévore jusqu’à ce qu'il les ait fait tous disparaître ; ensuite il reprend son aspect normal et Moïse s'en saisit.

 

4. Mais le roi n'est pas plus frappé de ce fait-là ; il se fâche, et, après lui avoir déclaré qu'il ne lui servirait de rien d'employer sa sagesse et son habileté contre les Égyptiens, il ordonne au surveillant[106] des Hébreux de ne point leur accorder de relâche dans leur travail, mais de les assujettir à des traitements encore plus durs que précédemment. Et celui-ci, qui leur fournissait auparavant de la paille pour la confection des briques, cesse de leur en fournir. Le jour, il les oblige à peiner sur leur tâche, la nuit à ramasser la paille. Ainsi deux fois malheureux, ils rendaient Moïse responsable de ce surcroît de labeur et d'infortune. Mais lui[107], sans s'affecter des menaces du roi, sans céder aux récriminations des Hébreux, tient bon de part et d'autre et met tous ses efforts à procurer aux siens la liberté. Il va se présenter devant le roi et cherche à lui persuader de laisser aller les Hébreux sur le mont Sinaï pour y sacrifier à Dieu, qui l'avait ordonné, et de ne point faire opposition aux volontés divines ; il devait mettre la faveur de Dieu au-dessus de tout et les autoriser à partir, de peur qu’en les en empêchant, il ne devint, sans le savoir, responsable envers lui-même, quand il subirait les peines qui frappent d'ordinaire ceux qui contreviennent aux ordres de Dieu ; car ceux qui s'attirent le courroux divin voient surgir des maux terribles de partout ; pour ceux-là, plus rien d'ami, ni la terre, ni l'air ; il ne leur naît plus d'enfants selon la loi naturelle ; tous les éléments leur sont contraires et hostiles ; les Égyptiens, déclarait-il, seraient mis à de pareilles épreuves en même temps que le peuple des Hébreux sortirait de leur pays contre leur gré.

 

Chapitre XIV

1. Les plaies d'Égypte. Le Nil. - 2. Les grenouilles. - 3. Vermine et bêtes féroces. - 4. Ulcères, grêle, sauterelles. - 5. Ténèbres. - 6. La Pâque. Mort des premiers-nés.

 

1[108]. Comme le roi dédaignait ces discours de Moïse et n'y prêtait plus aucune attention, des fléaux terribles accablèrent les Égyptiens ; je les exposerai tous, d'abord parce que des malheurs inconnus jusque-là furent éprouvés par les Égyptiens, ensuite parce que Moïse voulait faire connaître qu'il n'y avait rien de mensonger dans ses prédictions et qu'il est utile aux hommes d'apprendre à se garder d’une conduite telle que Dieu s'en irrite et dans sa colère les punisse de leurs iniquités.

 

Le fleuve, sur l'ordre de Dieu, devint couleur de sang et roula des eaux qu'il était impossible de boire ; or, d'autres eaux potables, ils n’en avaient point, et ce n'était pas seulement par la couleur que le fleuve était devenu répugnant : quiconque tentait d'y boire était saisi de maladie et de cruelles souffrances. Tel était l'effet qu'il produisait sur les Égyptiens ; mais pour les Hébreux ses eaux étaient douces et potables et n'avaient pas changé de nature. Le roi, troublé par ce prodige et inquiet pour les Égyptiens, permit aux Hébreux de s'en aller ; mais, dès que le fléau s'apaisa, il changea d'idée et s'opposa à leur départ.

 

2. Dieu, voyant que l'ingrat, après qu'il est délivré de cette calamité[109] ne veut plus se montrer raisonnable, inflige une autre plaie aux Égyptiens : une multitude innombrable de grenouilles dévora leur pays; le fleuve même en était plein, elles s'y entassaient et la boisson qu'on prenait se trouvait corrompue par le sang de ces bêtes qui mouraient et pourrissaient dans l'eau ; et le pays qui en était infesté devenait un affreux limon où elles se développaient et mouraient ; tous les vivres qu'on avait dans les maisons, elles les détruisaient ; on les trouvait dans tous les aliments solides et liquides ; elles se répandaient jusque sur les couches ; une odeur intolérable et fétide se dégageait de ces grenouilles, soit en vie, soit mourantes, soit en décomposition. Voyant les Égyptiens accablés par ces maux, le roi pria Moïse de s'en aller en emmenant les Hébreux, et, sitôt qu'il eut dit cela, cette multitude de grenouilles disparut et la terre et le fleuve reprirent leur aspect naturel. Mais Pharaôthès, dès que le pays est délivré de cette calamité, en oublie l'origine et retient les Hébreux, et, comme s'il eût voulu faire l’épreuve de plus grands maux encore, il ne permet plus à Moïse et aux siens de partir c'était par crainte plutôt que par raison qu'il le leur avait accordé.

 

3[110]. Alors la divinité envoie un autre fléau pour punir cette déloyauté. Une multitude infinie de vermine vint à se développer sur le corps des Égyptiens et fit périr misérablement ces misérables ; ni les baumes, ni les onguents ne pouvaient détruire ces bêtes. Effrayé par cet horrible fléau, craignant la perte de son peuple et songeant à l'ignominie d'une telle destruction, le roi des Égyptiens est forcé d'entendre raison, et encore, à moitié seulement, tant sa méchanceté était grande : il accorde bien aux Hébreux l'autorisation de partir, mais, comme aussitôt le fléau s'apaise, il exige[111] qu'ils laissent femmes et enfants comme gages de leur retour. Ainsi il ne fait qu'irriter Dieu davantage, en prétendant en imposer à sa sagesse, comme si c'était Moïse et non Dieu lui-même qui punissait les Égyptiens à cause des Hébreux. Dieu, envoyant toutes sortes d'animaux divers, qu'on n'avait jamais rencontrés auparavant, infesta leur pays, de sorte que les hommes périrent sous leurs dents et que la terre fut privée des soins des laboureurs, et tout ce qui échappait à leurs ravages était détruit par la maladie, encore que les hommes, eux, pussent la supporter.

 

4[112]. Mais comme cela même ne fit pas céder Pharaôthès à la volonté divine, et que, tout en permettant que les femmes s'en allassent avec leurs maris, il voulut que les enfants lui fussent abandonnés, Dieu ne fut pas en peine de l'éprouver et de le poursuivre par des punitions plus variées et plus terribles que celles qu'il avait subies jusque-là ; leurs corps furent frappés d'horribles ulcères, les organes internes se décomposaient et la plupart des Égyptiens périrent ainsi[113]. Mais comme celle plaie elle-même n'assagissait pas le roi, une grêle, inconnue jusque-là au climat égyptien et qui ne ressemblait pas aux pluies d'hiver qui tombent ailleurs, une grêle plus considérable encore que celles des régions tournées vers le septentrion et l'Ourse s'abattit, au cœur du printemps, et brisa tous les fruits. Ensuite[114] une légion de sauterelles acheva de dévorer ce qui avait été laissé intact par la grêle, de façon à ruiner à la lettre toutes les espérances que pouvaient avoir les Égyptiens sur la récolte de leur pays.

 

5. Il eût suffi de tous ces malheurs pour ramener à la raison et à l'intelligence de ses intérêts un insensé dénué de méchanceté, mais Pharaôthès, moins insensé que scélérat - car sachant le motif de tout cela, il ne s'en posait pas moins en rival de Dieu et trahissait de gaîté de cœur le bon parti - ordonne bien à Moïse d'emmener les Hébreux, y compris les femmes et les enfants, mais il veut qu'ils laissent leur butin[115] aux Égyptiens dont les biens étaient détruits. Moïse déclare qu'il ne trouve pas cette prétention légitime, car il leur fallait offrir à Dieu des sacrifices[116] avec ce butin, et tandis que les choses traînent là-dessus, une nuit profonde, dénuée de toute clarté, se répand sur les Égyptiens ; l'épaisseur en est telle qu'ils en ont les yeux aveuglés et les voies respiratoires obstruées ; ils périssent d'une mort lamentable et chacun craint d'être étouffé par ces nuées. Elles se dissipent après trois jours et autant de nuits, et comme Pharaôthès ne changeait pas d'avis, relativement au départ des Hébreux, Moïse s'avance et lui dit : « Jusqu'à quand vas-tu résister à la volonté de Dieu ? Il te commande de laisser aller les Hébreux ; vous ne pourrez être délivrés de vos maux qu'en agissant ainsi ». Le roi, furieux de ce langage, menace de lui faire trancher la tête s'il revient encore le troubler à ce propos. Moïse répond qu'il cessera, quant à lui, d’en parler et que c'est le roi lui-même, avec les premiers des Égyptiens, qui priera les Hébreux de s'en aller. Cela dit, il se retire.

 

6. Dieu montra encore par une plaie qu'il obligerait les Égyptiens à libérer les Hébreux. Il ordonne à Moïse d'avertir le peuple de tenir prêt un sacrifice dès le dix[117] du mois de Xanthicos pour le quatorzième jour (ce mois s'appelle Pharmouthi chez les Egyptiens, Nisan chez les hébreux ; les Macédoniens l'appellent Xanthicos) et d'emmener les Hébreux munis de tous leurs biens. Moïse, tenant les Hébreux prêts au départ, les range en phratries et les réunit tous ensemble ; quand se lève le quatorzième jour, tout le monde est en état de partir ; ils sacrifient ; avec le sang, ils purifient les maisons en y joignant des touffes d'hysope et, après le repas, ils brûlent le reste des viandes, en gens qui sont sur leur départ. De là vient qu'encore aujourd'hui nous avons coutume de faire ainsi ce sacrifice ; nous appelons la fête Pascha[118], ce qui veut dire passage par-dessus, car, ce jour-là, Dieu passa par-dessus les Hébreux et accabla les Égyptiens de la maladie. La mort sévit sur les premiers-nés des Égyptiens durant cette nuit-là, de sorte que beaucoup de ceux qui habitaient autour du palais du roi vinrent conseiller à Pharaôthès de laisser partir les Hébreux. Celui-ci, ayant mandé Moïse, lui ordonne de partir, pensant que, s'ils quittaient le pays, l'Égypte cesserait de souffrir ; ils gratifient même les Hébreux de présents, les uns, par impatience de les voir partir, les autres, à cause des relations de voisinage qu'ils avaient entretenues avec eux[119].

 

Chapitre XV

Les Hébreux, sous la conduite de Moïse, quittent l’Égypte.

1. L'exode ; les azymes. - 2. Date de l'exode. - 3. Poursuite des Égyptiens. - 4. Détresse des Hébreux. - 5. Exhortations de Moïse.

 

1. Ils s'en allèrent donc, tandis que les Égyptiens se lamentaient et regrettaient de les avoir traités si durement ; ils firent route par Latopolis[120], qui était alors déserte ; Babylone y sera fondée plus tard, lorsque Cambyse conquerra l'Égypte. Ils effectuent leur marche rapidement et arrivent le troisième jour au bourg de Belséphon près de la mer Érythrée[121]. Et comme la terre ne leur fournissait rien, car c'était un désert, ils se nourrissent de farine de froment un peu détrempée et qu'une brève cuisson convertit en pains[122] ; ils en firent usage pendant trente jours[123] : ils ne purent se suffire plus longtemps avec ce qu'ils avaient emporté de l'Égypte, quoiqu'ils eussent rationné la nourriture, se bornant au nécessaire sans manger à satiété ; de là vient qu'en mémoire de ces privations, nous célébrons la fête dite des azymes pendant huit jours[124]. A considérer toute la foule des émigrants, y compris les femmes et les enfants, il était difficile de les compter ; ceux qui avaient l'âge de porter les armes étaient environ 600.000.

 

2. Ils quittèrent l'Égypte au mois de Xanthicos, le quinzième jour de la lune, 430 ans après que notre ancêtre Abram était venu en Chananée ; l'émigration de Jacob avait eu lieu 215 ans[125] après. Moïse avait déjà 80 ans[126], son frère Aaron avait trois ans de plus, ils emportaient avec eux les ossements de Joseph, selon les recommandations que ce dernier avait faites à ses fils.

 

3[127]. Mais les Égyptiens se repentaient d'avoir laissé partir les Hébreux, et, comme le roi était vivement contrarié à l'idée que tout était arrivé par les sortilèges de Moïse, on résolut de marcher contre eux. Ils prennent les armes et tout leur attirail et se mettent à les poursuivre ; leur but était de les ramener s'ils parvenaient à les joindre : on n’avait plus rien à craindre de Dieu, puisqu'on les avait laissés partir. Et l'on pensait vaincre aisément des gens sans armes[128] et épuisés par le voyage. Ils s'informent auprès de chacun par où les Hébreux ont passé et poussent vivement la poursuite, quoique le pays fût pénible à traverser, non seulement pour des troupes, mais même pour des voyageurs isolés. Moïse avait fait prendre ce chemin aux Hébreux[129] afin que, si les Égyptiens se ravisaient et voulaient les poursuivre, ils fussent punis de leur mauvaise foi et de leur infraction aux conventions ; c'était aussi à cause des Philistins (Palestiniens), qu'une ancienne inimitié leur rendait hostiles et à qui il voulait, coûte que coûte, dérober sa marche ; car leur pays est limitrophe de celui des Égyptiens. Voilà pourquoi il ne conduisit pas le peuple par la route qui mène en Palestine ; c'est par le désert, en un circuit long et pénible, qu'il voulait envahir la Chananée ; au surplus, c'était pour se conformer aux prescriptions de Dieu, qui lui avait commandé d'amener son peuple sur le mont Sinaï pour y faire des sacrifices. Cependant les Égyptiens, ayant rejoint les Hébreux, se disposent à combattre et les refoulent, grâce à leur supériorité de forces, dans un étroit espace[130] : ils étaient suivis, en effet, de six cents chars de guerre avec 50.000 cavaliers et des hoplites au nombre de 200.000[131]. Ils barrèrent tous les chemins par où ils pensaient que les Hébreux chercheraient à s'enfuir et les tenaient prisonniers entre des escarpements inaccessibles et la mer ; vers la mer, en effet, se terminait une montagne que ses sentiers trop rudes rendent infranchissable et impropre à une retraite. Ainsi, profitant des rapprochements de la montagne et de la mer, ils fermaient toute issue aux Hébreux en postant leur camp à l'entrée même, afin de les empêcher de s'échapper vers la plaine.

 

4. Incapables d'attendre à la façon des assiégés, faute des vivres nécessaires, ne voyant aucun moyen de fuir et dépourvus d'armes[132], au cas où l'idée leur viendrait d'engager un combat, les Hébreux croyaient déjà à un complet désastre, s'ils ne se livraient eux-mêmes de plein gré aux Égyptiens. Et ils incriminaient Moïse, oubliant tous les miracles accomplis par Dieu en vue de leur libération, au point qu'incrédules à la parole du prophète qui les encourageait et leur promettait le salut, ils voulaient le lapider et étaient d'avis de se remettre entre les mains des Égyptiens. On n'entendait que lamentations, gémissements des femmes et des enfants : la mort devant les yeux, enfermés entre les montagnes, la mer et les ennemis, ils ne trouvaient aucun moyen de leur échapper.

 

5. Moïse, malgré l'irritation du peuple contre lui, ne se relâchait pas de sa sollicitude à leur égard et s'en remettait à Dieu, qui avait fait tout ce qu'il avait promis pour leur délivrance et ne les laisserait pas maintenant tomber aux mains des ennemis, ni devenir esclaves, ni périr. Se levant au milieu d'eux, il s'écrie : « Même envers des hommes qui vous auraient gouvernés heureusement jusqu'à présent, il y aurait de l'injustice à douter qu'ils restent les mêmes dans l'avenir ; mais désespérer de la vigilance de Dieu, ce serait de votre part un acte de démence, puisque c'est à lui que vous devez tout ce qui s'est fait par mon entremise pour votre salut et votre délivrance de l'esclavage, quand vous ne vous y attendiez nullement. Il vaut bien mieux, dans cette situation critique où vous croyez être, espérer en l'assistance de Dieu ; c'est lui qui a fait en sorte que nous fussions cernés dans ce difficile passage, afin que de ce péril dont vous ne croyez pas, ni vous ni l'ennemi, que vous puissiez échapper, il vous retire et fasse voir sa puissance et la sollicitude dont il vous entoure. Car ce n'est pas dans d’infimes rencontres que la divinité prête son appui à ceux qu'elle favorise, c'est quand elle voit les hommes désespérer d'un sort meilleur. Aussi, ayez foi en un tel défenseur, qui a le pouvoir de faire grand ce qui est petit et de décréter l'affaiblissement de ces grandes puissances. Ne vous laissez pas effrayer par l'attirail des Égyptiens et, parce que la mer et derrière vous les montagnes n’offrent point de moyens de fuite, n'allez pas pour cela désespérer de votre salut : ces montagnes pourraient devenir des plaines, si Dieu voulait, et la mer une terre ferme ».

 

Chapitre XVI

La mer, devant les Hébreux poursuivis par les Égyptiens, s’ouvre et leur livre passage.

1. Prière de Moïse. - 2. Miracle de la mer Rouge. - 3. Destruction des Égyptiens. - 4. Joie des Hébreux. Cantique de Moïse. - 5. Parallèle tiré de l'histoire d'Alexandre. - 6. Armement des Hébreux.

 

1. Ayant ainsi parlé, il les mène vers la mer, aux yeux des Égyptiens ; car ceux-ci étaient en vue, mais, épuisés par les fatigues de la poursuite, ils croyaient bien faire en remettant la bataille au lendemain. Quand Moïse est arrivé sur le rivage, ayant pris son bâton, il supplie Dieu et invoque son aide et son alliance en ces termes : « Tu ne peux méconnaître toi-même, Seigneur, que la fuite dans la situation où nous sommes, soit par force, soit par adresse, est humainement impossible ; mais s'il y a au monde une chance de salut pour cette armée que ta volonté a fait sortir de l'Égypte, il t'appartient de la procurer. Pour nous, abandonnant toute autre espérance et tout remède, nous ne nous confions qu'en toi seul, et nous avons les yeux sur tout ce que ta providence fera pour nous dérober à la colère des Égyptiens. Qu'il arrive promptement ce secours qui nous manifestera ta puissance ; relève ce peuple que le désespoir a fait tomber dans le pire abattement, rends-lui l'ardeur et la confiance en son salut. Ce n'est pas un domaine étranger pour toi que l'impasse ou nous sommes ; elle t'appartient la mer, ainsi que la montagne qui nous environne ; elle peut s'ouvrir sur ton ordre, et la mer se changer en terre ferme, et nous pouvons nous enlever dans les airs, s'il te plaît d'employer ta puissance à nous sauver de la sorte ».

 

2[133]. Après cet appel à Dieu, il frappe la mer de son bâton. Celle-ci, sous le choc, se divise et, se retirant sur elle-même, quitte son lit par où les Hébreux pourront passer et s'enfuir. Moïse, voyant que Dieu intervient et que la mer a fait place pour eux à la terre ferme, s’y engage le premier et ordonne aux Hébreux de le suivre dans ce chemin ouvert par Dieu, en se réjouissant du péril où sont leurs ennemis qui arrivent et en rendant grâce à Dieu du salut qu'il a fait luire d'une manière si inconcevable.

 

3. Ceux-ci, sans plus hésiter, s'élancent allègrement, forts de l'assistance divine, et les Égyptiens croient d'abord qu'ils sont atteints de folie pour se précipiter ainsi vers une mort certaine ; mais quand ils les voient très avancés sans aucun mal, sans qu'aucun obstacle, sans qu'aucun accident les arrête, ils s'élancent à leur poursuite, pensant que la mer demeurerait tranquille pour eux aussi ; ils placent en avant la cavalerie et se mettent à descendre. Mais les Hébreux, pendant que leurs ennemis s'arment et perdent leur temps à cette manœuvre, vont de l'avant et s'échappent vers la rive opposée, sans aucun dommage ; cela ne fit que stimuler l'ardeur des ennemis à leur donner la chasse, car ils pensaient aussi s'en tirer sans perte. Mais les Égyptiens ne se doutaient pas que le chemin où ils pénétraient était réservé aux Hébreux et nullement public et qu'il était fait pour sauver les fuyards en danger et non à l'usage de ceux qui s'acharnaient à leur perte. Aussi, quand toute l'armée des Égyptiens s'est engagée, la mer se replie sur eux ; de toutes parts, elle surprend les Égyptiens de ses flots impétueux, que déchaînent les vents ; des pluies descendent du ciel ; le tonnerre éclate en coups secs accompagnés d'éclairs, et la foudre tombe[134]. En un mot, aucune de ces catastrophes mortelles dont la colère de Dieu frappe les hommes ne manqua de se produire alors. Une nuit sombre et noire les enveloppa. Ils périrent ainsi tous, sans qu'il en restât un seul pour retourner annoncer le désastre à ceux qu'on avait laissés en Égypte.

 

4. Quant aux Hébreux, ils ne pouvaient contenir leur joie devant ce salut inespéré et la destruction de leurs ennemis ; ils songeaient à la certitude qu'ils avaient d'être libres, puisque les tyrans qui voulaient les asservir avaient péri, et à la façon manifeste dont Dieu les avait secourus. Et après avoir ainsi échappé au danger et vu leurs ennemis châtiés comme on ne souvient pas que d'autres hommes l'aient été auparavant, ils passent toute la nuit en chants et en réjouissances ; Moïse, lui, compose en rythme hexamètre[135] un chant en l’honneur de Dieu, rempli de louanges et d'actions de grâce pour ses faveurs.

 

5. Quant à moi, tout ce que j'ai raconté, je l'ai trouvé tel quel dans les livres saints. Que personne ne juge étrange et contraire à la raison le fait que des anciens, exempts de tout vice, aient pu être sauvés en passant à travers la mer, soit par la volonté divine, soit par l'effet du hasard[136], alors que les soldats d'Alexandre, roi de Macédoine, ont vu naguère reculer devant eux la mer de Pamphylie et, à défaut d'autre route, leur offrir elle-même un passage, quand Dieu voulut détruire la puissance des Perses. C'est ce qu'affirment d'un commun accord ceux qui ont raconté les hauts faits d'Alexandre[137]. Aussi bien, chacun peut en penser ce que bon lui semblera.

 

6. Le lendemain, les armes des Égyptiens ayant été portées jusqu'au camp des Hébreux par le flux et la violence du vent qui s'y déchaînait, Moïse attribua cette aubaine à la providence de Dieu qui veillait à ce qu'ils ne fussent point dépourvus d'armes[138] ; il les recueillit, en revêtit les Hébreux et les emmena sur le mont Sinaï pour y sacrifier à Dieu et lui consacrer les offrandes du peuple dé-livré, selon ce qui lui avait été prescrit auparavant.

 


[1] Genèse, XXXVI, 6.
[2]
En hébreu et dans LXX : Edom.
[3]
Genèse, XXV, 29.
[4]
Dans la Bible, Esaü cède de plein gré son droit d'aînesse, auquel il n'attache pas momentanément d'importance (v. 34).
[5]
Genèse, XXXVI, 1 ; I Chroniques, I, 35.  
[6]
En hébreu : Ya’lam.
[7]
En hébreu : Ornàr.
[8]
En hébreu : Çephô.
[9]
En hébreu : Ga'tham.
[10]
En hébreu : Thimna.
[11]
Genèse, XXXVII, 1.
[12]
Genèse, XXXVII, 5.
[13]
L'Écriture dit, au contraire (v. 8), qu'au récit de ce songe, ses frères s'écrièrent : « Est-ce que tu prétends régner sur nous et nous dominer ? »
[14]
Gen., XXXVII, 11. La Bible dit que Jacob se fâcha contre lui, mais qu'il « observa la chose ». Dans Gen. R., LXXXIV, ces mots sont interprétés par les rabbins d'une façon analogue à celle de Josèphe : « R. Hiyya Rabba, ou plutôt bar Abba, Amora palestinien de la fin du IIIe siècle après J.-C,. dit : l'Esprit saint disait (à Jacob) : Observe ces paroles, car elles doivent se réaliser un jour. » Cf. Philon, De Josepho, 2, M., II, p. 42 : « … son père, étonné de la chose, la garda en mémoire, réservant et considérant l'avenir ».
[15]
La Bible (Gen., XXXVII, 9) ne dit pas les onze astres, mais onze astres. Josèphe a cru sans doute voir ici une allusion aux douze signes du zodiaque, explication donnée d'ailleurs par Philon (De somniis, II, 16, p. 673, Mangey) [T. R.]
[16]
En hébreu : Sékhem.
[17]
Josèphe commet ici une erreur et une contradiction. D'après Gen., XXXV, 19, et d'après lui-même (liv. I, XXII, 3), il y avait longtemps que Rachel était morte; il est vrai que l'interprétation du deuxième songe semblerait impliquer le contraire. D'ailleurs, tout ce discours de Roubel, comme, en général, tous ceux qu’on lira dans la suite, sont des fictions de rhéteur.
[18]
Genèse, XXXVII, 25.
[19]
Dans la Bible (Gen., XXXV, 25), c'est tous les frères, et non Juda seul, qui voient passer les Ismaélites. Plus loin Josèphe ne parle pas non plus des Madianites dont il est question dans le chapitre de la Genèse.
[20]
Ce détail ne se trouve pas dans le récit de la Genèse.
[21]
Genèse, XXXIX, 1.
[22]
En hébreu : Pôtiphar.
[23]
Légende qu'on retrouve dans le Talmud (Sôta, 36 b) et Gen. R., LXXXVII. Cette légende est destinée à expliquer le verset II du ch. XXXIX : et personne des gens de la maison ne se trouvait là. « Comment, dit le Talmud, se faisait-il qu'il n'y eût personne dans la maison d'un grand dignitaire comme Putiphar ? » On a enseigné dans le collège de R. Ismaël (IIe siècle ap. J.-C.) que ce jour-là était un jour de fête et que la femme de Putiphar prétexta une maladie pour rester à la maison.
[24]
Le texte est ici corrompu. Les mots grecs nous paraissent être une glose marginale sur la fin du paragraphe [T. R.]
[25]
Genèse, XXXIX, 12.
[26]
Genèse, XL, 1
[27]
Genèse, XL, 16.
[28]
Ce détail est étranger à la Bible et de nature midraschique.
[29]
Genèse, XLI, 15.
[30]
Comme plus haut, ce détail est étranger à la Bible et de nature midraschique.
[31]
Whiston interprète naïvement, en vrai Anglais soucieux des droits individuels : “that is, bought it for Pharaoh at a very low price”. [T. R.].  
[32]
Genèse, XLI, 45.
[33]
Josèphe a lu ici comme la Septante. Avaient-ils sous les yeux un mot hébreu différent de celui que nous trouvons dans la Bible massorétique ? Il n'est pas nécessaire de le supposer, bien que nous lisions dans l'hébreu Çaphnath Phanèah et non Psonthomphanèch. La preuve qu'il n'y a là qu'une différence de simple lecture et non de texte, c'est que l'explication que donne Josèphe de ce surnom, à savoir : « celui qui trouve les choses cachées », concorde avec l'étymologie implicite du mot hébreu Çaphnath (Çâphoun, caché) qui n'est lui-nième peut-être qu'une transcription approximative d'un mot égyptien.
[34]
En hébreu : Pôtiphéra’.
[35]
En hébreu : Acenath.
[36]
Même expression que dans la Septante (Gen., XLI, 51).
[37]
Cette traduction que donne Josèphe du nom d'Ephraïm s'écarte singulièrement de l'étymologie donnée par la Bible elle-même et à peu près suivie par les LXX. Josèphe se réfère, non pas au verbe hébreu “multiplier”, mais certainement à celui qui signifie “payer”. Cette acception du mot hébreu “payer” est d'ailleurs post-biblique. Mais ce procédé d'étymologies arbitraires est courant chez les agadistes, au milieu desquels Josèphe a vécu dans sa jeunesse.
[38]
Genèse, XLI, 1
[39]
Cf. Baba Meçia, 39 b ; Ketoubot, 27 b ; Yebamot, 88 a ; Gen. R., XCIX, où Rab Hisda (Amora babylonien mort en 309) explique que Josèphe reconnut ses frères, parce qu'ils étaient déjà barbus quand il les quitta, tandis que lui était imberbe à cette époque.
[40]
Genèse, XLII, 10.
[41]
Genèse, XLII, 17.
[42]
Nous conservons, avec Naber, la leçon de la majorité des mss., mais nous avouons ne pas bien comprendre la pointe.
[43]
Genèse, XLII, 29.
[44]
Genèse, XLIII, 1.
[45]
L'Écriture dit quintuple (v. 34)
[46]
Genèse, XLIV, 1.
[47]
Cette explication est analogue à celle que donne Philon, De Josepho, M., II, § 39, p. 74 : « Tout cela, c'étaient des épreuves pour voir quels sentiments les animaient, en présence du gouverneur du pays, à l'égard de son frère de même mère ».
[48]
Dans l'Écriture, la coupe de Joseph lui sert à des pratiques de magie (XLIV, 5).
[49]
Genèse, XLIV, 16.
[50]
Cela est bien heureux pour le lecteur de ce verbiage [T. R.]
[51]
Genèse, XLV, 1,
[52]
Genèse, XLV, 25.
[53]
Genèse, XLVI, 1.
[54]
Josèphe est toujours préoccupé de répondre aux accusations que des autres de son temps portaient sur les Juifs, dont ils travestissaient l'histoire. Pour l'opinion qui faisait des Juifs des Egyptiens « impurs », voir le Contre Apion.
[55]
Josèphe omet, dans la liste des fils de Juda, Er et Onan, qui sont nommés dans la Bible, mais qui meurent, d'ailleurs, en Chanaan.
[56]
Josèphe ne donne pas son nom. Elle s'appelle Sérah dans la Bible.
[57]
Gen., XLVI, 28. Héroopolis était une ville de la Basse Égypte qu'on identifie aussi avec la ville qui porte le nom égyptien de Pithôm. Cf. Exode, I, 11. Sur l'emplacement de ces localités, consulter G. Ebers, Durch Gosen zum Sinaï, 2e éd., Leipzig, 1881.
[58]
Genèse, XLVII, 8.
[59]
La Bible ne parle ici que du pays de Gosen et de la terre de Ramsès ; mais Héliopolis (en hébreu On) était située sur le même territoire de la Basse Egypte.
[60]
Déjà Reland a fait remarquer que cette dernière observation témoigne de peu de connaissance du climat de l'Égypte.
[61]
Genèse, XLVII, 23. Orose, I, 8, reproduit ce renseignement. On en a souvent conclu qu’à l'époque ptolémaïque l'impôt foncier était du cinquième du revenu ; opinion contestée par Whiston et par Lumbroso (Économie politique de l’Égypte, p. 94) qui voient ici un fermage, non un impôt [T. R.].
[62]
Genèse, XLVII, 28 ; XLIX, 1.
[63]
Genèse, L, 26.
[64]
Ceci ne se dit pas dans la Bible.
[65]
Genèse, L, 25.
[66]
Exode, I, 7.
[67]
Ex., I, 8. Cf. pour tout le commencement de l'histoire de Moïse l'historien Artapanos, cité par Eusèbe, Praep. ev., IX, 18, 27.
[68]
Ce chiffre, incompatible avec les données chronologiques du premier livre et celles que Josèphe présente plus loin, n'est qu'un chiffre rond, indiqué, d'ailleurs, par la Bible elle-même (Genèse, XV, 13).
[69]
Nom des prêtres égyptiens qui interprétaient les Écritures.
[70]
On trouve des légendes analogues dans Sanhédrin, 101 b. Rab Hama bar Hanina (Amora palestinien du IIIe siècle) dit que les mots « Ce sont là les eaux de Mériba »  (Nombres, XX, 13) font allusion à la prédiction des astrologues égyptiens ; ceux-ci avaient annoncé que le sauveur des Hébreux devait périr par l’eau ; c'est pourquoi ils donnèrent à Pharaon l'avis de faire jeter les nouveau-nés dans le Nil ; ils ne savaient pas que l'eau dont il s'agissait était l'eau du rocher de Mériba.
[71]
Josèphe corrige la Bible, d'après laquelle cet ordre est donné à des sages-femmes israélites (Exode, I, 15-21).
[72]
Exode, II, 1.
[73]
Amram n'est nommé dans la Bible qu'au chapitre VI, 20, de l'Exode.
[74]
Tout ce passage est surajouté au récit biblique. Le songe d'Amram est connu cependant de la tradition. Voir Mekhilta (le plus ancien commentaire halachique de l'Exode), éd. Weiss, p. 52. Dans le Talmud, Meguilla, 14 a, c'est Miriam, sœur de Moïse, qui prévoit ses destinées, selon une opinion de Rab Nahman (Amora babylonien du commencement du IV siècle). Cette légende est reproduite dans la Chronique de Moïse (Jellinek, Bet hamidrasch, II. p. 2) et le Séfer hayaschar.
[75]
En hébreu et LXX : Jocabed.
[76]
Cf. Sota, 12 a (sur Ex., II, 2) ; il y eût dit aussi que Jocabed accoucha sans douleurs.
[77]
En hébreu : Miriam.
[78]
La Bible ne nomme pas la fille de Pharaon. Le Talmud (Meguilla, 13 a), l'appelle Bithia, se fondant sur le verset, I Chr., IV, 18 : « Et tels sont les fils de Bithia, fille de Pharaon ». Elle a encore d'autres noms ailleurs : Merris dans Artapanos (Eus., Praep. ev., IX, 27). Le Syncelle l'appelle a différentes reprises Pharié. Le nom de Thermouthis est certainement égyptien (voir sur ce nom G. Ebers, Durch Gosen zum Sinaï ; pp. 84, 539). C'est le nom d'une divinité égyptienne et aussi d'une localité de la Basse Égypte d'après Étienne de Byzance.
[79]
Cf. Sota, 12 b; Ex. Rabba, I. Pour expliquer le verset, Ex., II, 7, on dit aussi que Moïse ne voulait pas de nourrice égyptienne.
[80]
Josèphe substitue ici à l'étymologie biblique de ce nom (Ex., II, 10 : « Car je l'ai tiré des eaux », la racine hébraïque signifiant « tirer ») une étymologie égyptienne ou prétendue telle (cf. C. Apion, I, § 286). Cette étymologie n'a probablement pas plus de valeur historique que celle qu'il donne de Jérusalem par exemple (v. Ant., I, X, 2 et la note). Comparer l'étymologie donnée par Philon dans le De vita Moysis, 4, M., II, p. 83. Sur l'origine égyptienne du nom de Moïse, consulter G. Ebers, op. cit., p. 539.
[81]
Cette phrase a été condamnée par Eruesti et la plupart des éditeurs ; elle interrompt, en effet, le développement. Mais peut-être trouvait-elle sa place ailleurs et le texte présente-t-il une lacune.
[82]
Le Midrash (Ex. R., I) dit que sa mère l'allaita 24 mois et qu'il grandit d'une façon extraordinaire. Dans un texte cité par le Yalkout, I, 168, Rabbi Yehouda (?) dit qu'à cinq ans Moïse, pour la taille et l'intelligence, en paraissait onze.
[83]
Le Midrash Tanhouma, sur Ex., II, 7 (cf. Ex. R., I), dit : « Telle était la beauté de Moïse que la fille de Pharaon ne voulait pas le faire sortir du palais, car tout le monde désirait le voir et quiconque le voyait avait peine à détacher ses regards de son visage ».
[84]
Exode, II, 10.
[85]
La même légende se lit dans Tanhouma (ibid.) : tandis que le roi Pharaon caressait l'enfant, celui-ci se saisissait du diadème et le jetait à terre, comme il était destiné à le faire plus tard. La Chronique de Moïse fait un long récit où l’on voit également Moïse, en présence de Pharaon et de toute la cour, s'emparer et se coiffer du diadème, ce qui effraye les assistants. Alors Balaam, un des devins, rappelle à Pharaon un songe où celui-ci avait vu la même scène et l'avertit du danger que Moïse lui fera courir.
[86]
Le texte parait altéré.
[87]
Le singulier récit qui suit est probablement emprunté à Artapanos (v. Eusèbe, Praep. ev., IX, 27, p. 431) ou à une tradition utilisée déjà par ce dernier. Moïse était devenu, dans la littérature judéo-alexandrine, le héros de légendes destinées à présenter sa vie sous le jour le plus favorable. Dans le récit d'Artapanos, le roi d'Égypte se nomme Chénéphrès.
[88]
Naber propose « par des nuées »
[89]
La Chronique de Moïse raconte une histoire analogue, avec cette différence que c'est aux Éthiopiens que Moise rend service. Il leur donne le moyen de rentrer, au retour d'une guerre, dans leur ville, que le devin Balaam avait investie de hautes murailles et dont il avait infesté les abords de serpents et de scorpions : Moïse conseille aux Éthiopiens de dresser des petits de cigognes à la chasse ; puis de monter à cheval et de lâcher les oiseaux contre les serpents. Ce qu'ils firent avec plein succès.
[90]
Cette légende romanesque doit sa naissance au souci d'expliquer le verset des Nombres (XII, 1) : « Et Miriam et Aaron jasèrent sur Moïse à cause de la femme, éthiopienne qu'il avait prise, car il avait pris une femme éthiopienne ». Le Pseudo Jonathan dit que Moïse avait épousé la reine d'Éthiopie (dont il s'était ensuite séparé). La Chronique de Moïse raconte que Moïse régna quarante ans en Ethiopie, où il avait épousé la veuve du précédent roi, Nikanos (Kikanos d'après le Séfer hiyaschar). Cette femme se plaignit aux grands de ce que Moïse ne voulait pas avoir commerce avec elle, et leur demanda de nommer un autre roi, le fils de Nikanos. Alors Moïse fut congédié, d'ailleurs avec beaucoup d'égards, et s'en alla dans le pays de Madian.
[91]
Exode, II, 15.
[92]
Dans le récit d'Artapanos, Chénéphrès veut aussi faire périr Moïse, par jalousie pour ses vertus ; c'est ce qui lui donne l'idée de l'envoyer en expédition contre les Éthiopiens, Josèphe a dérangé ce récit. En expliquant, au contraire, l'animosité de Pharaon par les succès que Moïse avait remportés à la guerre, il évitait de donner la raison de l'exil de Moïse à Madian, à savoir le meurtre de l'Égyptien, raconté dans la Bible (Ex., II, 15).
[93]
En hébreu : Reouel. L'Écriture dit : deux sœurs.
[94]
Exode, III, 1.
[95]
En hébreu : Yithro.
[96]
Dans l'Exode, c'est le mont Horeb. Horeb et Sinaï désignent, d'ailleurs, la même montagne, comme le prouve un autre verset (Ex., III, 12).
[97]
Exode, IV, 1.
[98]
Exode, VI, 2.
[99]
Il s'agit du nom ineffable ou tétragramme, dont les consonnes hébraïques seules se sont conservées. La remarque de Josèphe fait penser que la prononciation de ce nom lui était connue, ce qui n'a rien d'étonnant puisqu'il était d'une famille de prêtres ; on sait que seul le grand-prêtre avait le droit de le prononcer. La défense relative au nom divin se trouve dans le Lévitique, XXIV, 16. La prérogative du grand-prêtre est énoncée dans la Tosifta de Sota, XIII, 8 (Ed. Zuckerm) ; Yoma, 39 b ; cf. Philon, De mut. nom., § 2, M., I, p. 580, et De vit. Moys., VII, 25 (M., II, p. 166).
[100]
En hébreu : Gersôm. L'étymologie du nom donnée ensuite par Josèphe concorde avec Ex., II, 22, et XVIII, 3.
[101]
En hébreu et LXX : Eliezer. L'étymologie est la même que dans le verset Ex., XVIII, 3. Josèphe remplace seulement le « glaive de Pharaon » dont il est parlé dans la Bible par les Égyptiens. A noter la transcription du nom hébreu par Eléazar, Josèphe l'adopte parce qu'elle était plus répandue sans doute de son temps. Eliezer et Eléazar ne diffèrent, d'ailleurs, que par l'orthographe.
[102]
Exode, V, 1.
[103]
Voir plus haut chapitre X.
[104]
Exode, VII, 11.
[105]
Nous retranchons avec Dindorf les mots qui suivent et qui paraissent altérés. On peut, à la rigueur, les interpréter ainsi : « et Moïse n'est pas la seule personne à connaître ces secrets, et s'il s'avise d'en attribuer à Dieu le merveilleux, il ne sera cru que des ignorants » [T. R.]
[106]
Exode, V, 6.
[107]
Exode, V, 22.
[108]
Exode, VII, 13.
[109]
Exode, VII, fin et VIII.
[110]
Exode, VIII, 12.
[111]
Ce détail se trouve dans Ex., X, 11.
[112]
Exode, IX, 8.
[113]
Josèphe omet de parler d'une des dix plaies, la peste (Ex., IX, 18). Ce qui suit correspond à Ex., IX, 8.
[114]
Exode, X, 1.
[115]
A savoir leur bétail (Ex. X, 24)
[116]
Exode, X, 25.
[117]
Exode, XII, 3.
[118]
Même transcription que dans les LXX du mot Paçah.
[119]
L’expression assez obscure de l'Écriture (Ex., XII, 36) « ils leur prêtèrent » a donné lieu dans l'exégèse agadique à diverses interprétations. Dans la Mechilta (14 b), R. Natan (Tanna du IIIe siècle) explique que les Égyptiens donnèrent beaucoup d'objets aux Israélites, sans en avoir été priés. Dans Berachot, 9 b, R. Ammi (Amora palestinien du commencement du IVe siècle ap. J.-C.) déduit du verset que les Égyptiens ont été contraints de se dépouiller.
[120]
Correspond au Soukkot de la Bible (aujourd'hui Vieux-Caire).
[121]
Exode, XIV, 2.
[122]
Exode, XII, 39.
[123]
Ce détail n'est pas formellement dans la Bible. Il est dit (Ex., XVI, 2) que les Israélites arrivèrent au désert de Sin le 15 du 2e mois. C'est là qu'ils commencèrent à manger la manne. Il faut donc croire qu'ils se nourrirent d'azymes durant trente jours, puisqu'ils quittèrent l'Egypte le 15 du 1er mois (Nisan). Ce calcul est, d'ailleurs, établi par la tradition rabbinique (Sabbat, 87 b).
[124]
Dans un autre passage (liv. III, X, 5), Josèphe indique, pour la fête de Pâque, conformément à Nombres, XXVIII, 17, une durée de sept jours et non de huit. On a voulu expliquer (Voir Olitzki, Fl. Josephus und die Halacha, Berlin, 1885, p. 54) que, dans notre passage, Josèphe insistait particulièrement sur la fête des azymes et par là se rencontrait avec la Halacha (Pesahim, 5 a), qui défend le pain levé dès le 14 Nisan, de sorte qu'en effet, on se nourrit d'azymes pendant huit jours. Mais dans l'autre passage, précité, Josèphe donne un autre terme pour Pâque. A la vérité, il ne faut pas trop presser les termes de Josèphe, qui ne se soucie pas toujours, on le voit par sa chronologie, de faire concorder ses propres données (voir note suivante).
[125]
Ce chiffre est contraire aux indications données par Josèphe lui-même (liv. I, XVI, 2), à savoir que Jacob naquit après la mort d'Abraham. Or, cette naissance, d'après Gen., XII, 4, et XXV, 7, a dû survenir au moins cent ans après la venue d'Abraham en Canaan. Et comme Jacob a 130 ans à son arrivée en Égypte (plus haut VI, 8), le total des années écoulées depuis l'immigration d'Abraham est donc de 230 ans, et non de 215. Mais Josèphe se soucie peu d'exactitude. Le total de 430 lui est fourni par la Bible (Ex., XII, 40, 41) et le chiffre de 215 lui vient probablement, selon Freudenthal (Hellenistisehe Studien, Breslau, 1874-1875, I, p. 49) de l'historien Démétrios, qui calcule ainsi (Eus., Praep. ev., IX, 21) : Jacob vit en Égypte, jusqu'à la naissance de Kehat, 17 ans ; Kehat vit 40 ans jusqu'à la naissance d'Amram; Amram, 78 ans jusqu'à la naissance de Moïse ; en ajoutant les 80 ans qu'avait Moïse lors de la sortie d'Égypte, on obtient le chiffre 215. On remarquera, en outre, que 215 est la moitié de 430 : l'émigration de Jacob coupe ainsi en deux parties égales la durée comprise entre la première occupation de Canaan et l'Exode.
[126]
Exode, VII ; XIII, 19.
[127]
Exode, XIV, 5.
[128]
Cf. Démétrios (Eus., Praep. ev., IX, 29 fin), surtout les mots : « partis sans armes ».
[129]
Exode, XIII, 17.
[130]
Exode, XIV, 9.
[131]
On ne trouve aucun de ces derniers chiffres dans l'Écriture ; ils sont de pure fantaisie. Pour les chars, cf. Ex., XIV, 7.
[132]
Voir plus haut et la note sur Démétrios.
[133]
Exode, XIV, 21.
[134]
L'Exode ne fait intervenir aucun phénomène céleste, mais cf. Psaumes, LXXVII, 17 suiv.
[135]
Le cantique qui remplit le chapitre XV de l'Exode. L'attribution à Moïse d’une composition en hexamètres est assez plaisante ; il n'y a rien dans la poésie hébraïque de nettement comparable à la métrique grecque classique.
[136]
Josèphe a sans cesse la préoccupation d'atténuer, autant que possible, le merveilleux de l'histoire qu'il raconte ; il a peur de choquer la raison de ses lecteurs romains et grecs : de là le souci de trouver des faits analogues dans l'histoire d'autres peuples et la grave concession contenue dans les mots : « par l’effet du hasard ».
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Cf. Arrien, I, 26 ; Strabon, XIV, p. 666 ; Callisthène, fr. 25 ; Appien, Civ., II, 189 ; Ménandre (Kock, Com. att. fragm., Leipzig, t. III, 1884, fr. 924, passage cité par Plutarque, Vie d'Alexandre, XVII) : « C'est tout à fait l'histoire d'Alexandre ! Suis-je à la recherche de quelqu'un, voici qu'il se présente de lui-même ; et s'il me faut traverser la mer en quelque endroit, les flots me livreront passage ».
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Pour tout ce passage, cf. Démétrios (dans Eus., Praep. ev., IX, 29, fin) : « Il apparaît que ceux qui n'avaient pas été engloutis utilisèrent les armes des autres ».