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Traduction de Mme G. BRUNEL

 

LA GUERRE SAINTE

 

La Cité de l'Âme

Traduction abrégée de " THE HOLY WAR "

 

ALLÉGORIE

 

PAR

 

JOHN BUNYAN

 

Auteur du "Voyage du Pèlerin"

 

 

 

Augmentée de Notes biographiques

 

CAHORS

 

ÉDITIONS COUESLANT

1928

Novembre 2006

 

mise en page par Jean leDuc

avril 2007


 

Table des matières

 

 

AVANT-PROPOS

 

John BUNYAN 1628-1688 - Courte esquisse biographique

 

PRÉFACE DE JOHN BUNYAN AU LECTEUR

 

La grande Cité de l'Âme

I

LA VILLE. - SON FONDATEUR. - SA PERFECTION. - LE GÉANT DIABOLUS ET SA LÉGION. LE COMPLOT. - L'ATTAQUE DE LA CITÉ. - MORT DES SEIGNEURS, RÉSISTANCE ET INNOCENCE. - DÉFECTION DES NOTABLES DE LA VILLE D'ÂME. - LA REDDITION. DIABOLUS EST PROCLAMÉ ROI.

II

RÈGNE DE DIABOLUS. - LE SEIGNEUR MAIRE : M. INTELLIGENCE EST DESTITUÉ ET AVEUGLÉ. - LE SEIGNEUR ARCHIVISTE M. CONSCIENCE EST ENTRAÎNÉ AU MAL, ET SA PUISSANCE ATROPHIÉE. - SOUMISSION DU SEIGNEUR VOLONTÉ QUI DEVIENT L'ALTER EGO DE DIABOLUS. - LA CITÉ DE L'ÂME EST MISE EN ÉTAT DE DÉFENSE CONTRE TOUTE. INCURSION POSSIBLE DE SHADDAÏ. - ELLE TOMBE DANS LA DÉGRADATION ET LA CORRUPTION.

III

LE ROI SHADDAÏ ET SON FILS LE PRINCE EMMANUEL, DOULOUREUSEMENT FRAPPÉS PAR LA DÉFECTION ET LA RUINE DE LA CITÉ DE L'ÂME, DÉCIDENT DE LA SECOURIR ET DE LA RAMENER SOUS LEUR AUTORITÉ EN LUI FAISANT DES PROPOSITIONS DE PAIR. - L'ARMÉE DE SECOURS LUI EST ENVOYÉE SOUS LA CONDUITE DES CHEFS BOANERGÈS, CONVICTION, ESPÉRANCE, JUGEMENT. - DIABOLUS SE PRÉPARE À FAIRE ÉCHOUER LE PLAN DIVIN. - IL PRÉPARE LA CITÉ DE L'ÂME À LA RÉSISTANCE. - SIÈGE DE LA CITÉ. - ÂME HUMAINE RÉVEILLÉE EST JETÉE DANS LA TERREUR, MAIS REFUSE DE RETOURNER À SON ROI. - SUGGESTIONS DE DIABOLUS QUI VEUT LA GARDER PRISONNIÈRE. - LES APPELS DES CAPITAINES DE SHADDAÏ SONT REJETÉS.

IV

LE SIÈGE DE LA VILLE DE L'ÂME CONTINUE SOUS LA DIRECTION D'EMMANUEL. - LUI-MÊME SE PRÉSENTE MAINTENANT A LAME. - IL LA FAIT ENVIRONNER DE TOUTES PARTS PAR SES ARMÉES ET LUI OFFRE LA PAIX. - À L'INSTIGATION DE DIABOLUS, LA GRANDE VILLE DE L'ÂME REJETTE LES AVANCES D'EMMANUEL. - L'ASSAUT. - LES PROPOSITIONS DE DIABOLUS QUI OFFRE LE PARTAGE DE L'ÂME ; IL SE CONTENTERAIT D'Y GARDER UNE TOUTE PETITE PLACE. - REFUS D'EMMANUEL. - NOUVEL ASSAUT. - VICTOIRE ET DÉLIVRANCE.

V

L'ÂME DÉLIVRÉE DU JOUG DE SATAN SE TOURNE VERS EMMANUEL. - LE SENTIMENT DE SON PÉCHÉ L'ACCABLE. - ELLE IMPLORE LA PITIÉ. - SILENCE DU PRINCE. - LA CITÉ DE LAME S'HUMILIE ET SE REPENT. - LES SEIGNEURS INTELLIGENCE, CONSCIENCE, VOLONTÉ APPELÉS EN JUGEMENT PAR LE PRINCE PLAIDENT : « COUPABLES ». LE PARDON DU PRINCE. - IL LES RENVOIE CONSOLÉS ET VÊTUS DE JOIE.

VI

FERVEUR DU PREMIER AMOUR. - LA CITÉ DE L'ÂME INVITE EMMANUEL A VENIR DEMEURER CHEZ ELLE. - EMMANUEL Y CONSENT. - POURSUITE DES DIABOLONIENS QUI SE SONT CACHÉS DANS L'ENCEINTE DE LA CITÉ. - FUITE D'INCRÉDULITÉ. - EMMANUEL DONNE UNE NOUVELLE CHARTE À LA VILLE. - VÊTEMENTS BLANCS. - BONHEUR. - INSENSIBLEMENT L'ÂME SE LAISSE DÉ-TOURNER DE SON PRINCE, ET OUBLIE LA FERVEUR DU PREMIER AMOUR. - EMMANUEL QUITTE LA CITÉ.

VII

SÉCURITÉ CHARNELLE FAIT UN FESTIN. - CRAINTE DE DIEU ÉLÈVE LA VOIX. -- IL REPROCHE L'OUBLI D'EMMANUEL. - LA VILLE TOMBE DANS LA LANGUEUR. - LES ENNEMIS EN SON ENCEINTE CONSPIRENT CONTRE ELLE. - ILS ENVOIENT CHERCHER DIABOLUS. - LE COMPLOT EST DÉCOUVERT. - AVERTIE, ÂME D'HOMME S'HUMILIE, SE REPENT. - DÉFAILLANCE DES SEIGNEURS VOLONTÉ ET PENSÉE. - DIABOLUS SE PRÉPARE À L'ASSAUT.

VIII

LE SIÈGE. - DIABOLUS SOMME LA VILLE DE SE RENDRE. - SILENCE DE LA VILLE, QUI REPOUSSE SOMMATIONS ET ASSAUTS. - LE SECRÉTAIRE ROYAL REFUSE SES CONSEILS. - LES CHEFS DE LA VILLE LAISSÉS A EUX-MÊMES. - LES PORTES DE LA VILLE FORCÉES PAR LES DIABOLONIENS. - LE CHÂTEAU-FORT RESTE IMPRENABLE. - NOUVELLE TACTIQUE DES DIABOLONIENS. - GRANDE BATAILLE. - RETOUR D'EMMANUEL ET VICTOIRE. - NOUVEL ASSAUT DES DIABOLONIENS. - NOUVELLE VICTOIRE D'EMMANUEL.

IX

EXHORTATION D'EMMANUEL A L'ÂME SAUVÉE, PURIFIÉE, CONSOLÉE. - NÉCESSITÉ DE L'ÉPREUVE ET DU COMBAT QUI EMPÊCHENT LA STAGNATION SPIRITUELLE. - « TIENS FERME JUSQU'A CE QUE JE VIENNE. »



AVANT-PROPOS

 

 

JOHN BUNYAN (1628-1688)

 

«La Sainte Guerre», titre cinglais de l'allégorie de J. Bunyan que nous publions aujourd'hui, parut en 1682, quatre ans après la première partie du «Voyage du Chrétien » (1678), dont la seconde partie ne parut qu'en 1684.
Voici le titre original et complet de l'allégorie : « La Sainte Guerre que fit Shaddaï à Diabolus pour ressaisir la Métropole du Monde, ou « Comment la Ville d'Ante d'Homme fut perdue et reprise. »

Nous avons introduit dans ce travail une division du sujet en chapitres, ce' qui en facilite la lecture. Nous avons abrégé certains passages un peu longs ou supprimé des répétitions, qui auraient pu fatiguer le lecteur ; modifications que Bunyan aurait probablement introduites lui-même s'il avait publié son livre en ce vingtième siècle.

L. BRUNEL.

Cléebourg-Metz 1928.



John BUNYAN 1628-1688
Courte esquisse biographique

 

L'auteur du « VOYAGE DU PÈLERIN » et de l'allégorie que nous publions sous ce titre : « LA CITÉ DE L'ÂME », naquit en l'an 1628 dans le petit village d'Elstow, village situé à une demi-heure de Bedford. C'est aussi à Elstow que sa mère, Marguerite Bentley, était née. Le père, Thomas Bunyan, rétamait les casseroles. Nous ne savons pas grand'chose sur les parents, hors ceci : ils étaient très pauvres, et firent apprendre un métier à tous leurs enfants.

John fut envoyé à l'école de Bedford où il apprit à lire et à écrire. Le père avait décidé qu'il lui succéderait, et le jeune garçon fut bientôt appelé à l'aider dans son travail. De très bonne heure il s'engagea sur la route facile qui mène à la perdition. Dans le récit de sa vie qu'il a écrit, Bunyan confesse qu'il devint rapidement le chef des garnements du village pour la maraude et la contrebande, et qu'il jurait et mentait mieux qu'aucun d'entre eux. A plusieurs reprises, il eut maille à partir avec la justice et fut châtié. Bien qu'il n'y parut pas à sa conduite, John Bunyan reconnaît que sa conscience lui reprochait ses fautes, et que jamais le sentiment religieux ne mourut en lui. La pensée de l'au-delà et de l'enfer le troublait, le poursuivait jour et nuit, et jusque dans ses rêves.

Le jeune homme était d'une nature courageuse, téméraire, violente même, et de constitution robuste, vigoureuse ; bientôt, faisant taire tous remords, il étouffa sa conscience dans les débordements de sa fougueuse jeunesse. Loin de craindre le danger, il semblait le braver. A deux reprises, il risqua de se noyer : une fois dans la rivière de Bedford, une autre fois dans la mer. Un jour, trouvant une vipère, il lui ouvrit la gueule avec un bâton et, de sa main, lui arracha les crochets à venin sans se blesser. Fait qui prouve et son courage et sa dextérité. En 1642, il s'engage dans l'armée des Parlementaires qui tient campagne contre celle de Charles I. Au siège de Leicester, il est désigné comme sentinelle. Un camarade insiste pour occuper le poste confié à Bunyan, on le lui accorde et il y est tué. A nouveau, la vie de John Bunyan était miraculeusement préservée. Il ne semble pas que cela ait amené le jeune homme à réfléchir.

A vingt ans, il quitte l'armée, et, suivant le conseil d'amis qui espéraient que le mariage le sauverait d'une vie de désordre, il épousa une orpheline. Elle était si pauvre qu'elle n'apportait dans le ménage qu'une soupière, une cuillère et deux livres, qu'elle tenait de son père, un puritain. L'un de ces livres était intitulé : « La Pratique de la Piété », l'autre : « Le chemin de l'homme droit vers le ciel ». Leur lecture était le seul délassement du ménage à la fin d'une journée de labeur. Souvent alors, la jeune femme parlait aussi à son mari de son père, homme craignant Dieu, et de la vie qui avait été la sienne. Ceci eut une certaine influence sur Bunyan qui reprit l'habitude d'assister aux services divins deux fois par dimanche.

C'est ainsi que, certain jour, il entendit un sermon de Christophe Hall, sermon qui fit sur lui une profonde impression ; le prédicateur y parlait du Dimanche, de la profanation du jour du Seigneur, et il condamnait les choses que Bunyan aimait le plus, le jeu et la danse très particulièrement. Durant plusieurs heures Bunyan fut en proie au remords, sa conscience parlait avec force. Malgré cela, le soir, il retournait s'asseoir à la table de jeu. A peine y était-il, que la lutte intérieure recommença. Il prit parti contre sa conscience et retomba lourdement dans le mal. Un mois après, tandis qu'il se laissait aller à jurer grossièrement près de la fenêtre d'un voisin, une femme qui cependant ne jouissait pas d'une bonne réputation, lui reprocha vertement les jurons qu'elle venait d'entendre, lui représentant que par sa conduite il pouvait entraîner au mal la jeunesse de l'endroit. Ces reproches venant de si bas le touchèrent au vif, et de ce jour il prit la résolution de ne plus jurer ; il réussit à la tenir et triompha de ce vice.

C'est alors qu'il fit la connaissance d'un homme très pauvre, un ami chrétien qui attira son attention sur la nécessité de la lecture des Saintes-Écritures et sur le service de Dieu. Il se mit à lire la Bible ; une révolution s'opéra en lui et sa conduite s'améliora au point que les voisins le remarquèrent et en furent étonnés. Après une année de, combat il renonça même à la danse ; il lui en coûta beaucoup. Bien que converti, John Bunyan avait encore une religion de propre justice ; il ignorait la Grâce.

Mais son métier de rétameur le conduisit à Bedford chez des darnes d'une réelle piété qui s'étaient converties à la voix de John Gifford. Elles respiraient la joie et Bunyan en fut étonné. Elles lui parlèrent de la résurrection, de la misère de ceux qui comptent sur leurs propres forces et non sur la grâce de Christ. Ceci retint son attention, il comprit le bonheur de ces chrétiennes et se mit à relire les Écritures à la lumière de la vérité qu'elles lui avaient communiquée. Dorénavant, il relut de préférence les épîtres, alors qu'autrefois il préférait les livres historiques. Il eut l'occasion de rencontrer John Gifford lui-même : ses sermons pleins d'humilité et de force, empreints de repentir et de grâce, firent sur Bunyan une impression profonde. Le prédicateur provoqua en lui un véritable enthousiasme pour le Seigneur, une grande attirance vers le Christ. Gifford qui s'était converti comme Bunyan après les années d'une jeunesse orageuse, était particulièrement qualifié pour guider celui-ci.

C'est en 1653 que Bunyan vint s'installer à Bedford où, durant deux ans, il connut encore des luttes intérieures. Mieux il comprenait la grâce, plus son péché lui semblait odieux ; il craignit durant quelque temps d'avoir commis le péché contre le Saint-Esprit et ne pouvait trouver la paix. Enfin il connut l'assurance du salut que Dieu donne et put écrire ces lignes sur sa délivrance : « Maintenant les entraves tombent vraiment de mes pieds ; elles ont été ôtées ; je suis délivré de mes tristesses, de mes chaînes ; mes tentations disparaissent ; et ces' terribles passages bibliques : Marc III : 28, 29, Hébreux XII, 16, 17, ne m'angoissent plus. Je m'en vais joyeux vers ma demeure éternelle me réjouissant de la grâce et de l'amour de Dieu. »

John Bunyan avait vingt-sept ans, lorsque, en 1655, il reçut enfin cette assurance du salut après laquelle il soupirait. Il devint alors membre actif de l'église baptiste, fut baptisé une seconde fois et communia.

Jusqu'au moment de sa conversion, les gens de son entourage ne voyaient guère en Bunyan qu'une sorte de bohémien ; par la suite, ils eurent de l'estime pour lui, et sa situation s'améliora. Dans la chaumière d'Elstow deux enfants étaient nées : En 1650, Marie, sa fille aveugle qu'il aimait tendrement et en 1654 Elisabeth. C'est à Bedford en 1655 qu'il commença de prêcher ; plus tard, il devait être nominé prédicateur baptiste de l'endroit.

Même alors, il continua son métier, allant de village en village travaillant et prêchant. Les gens. venaient nombreux pour l'écouter. Il dressait sa chaire partout: dans les forêts, dans les granges, dans les prairies, parfois aussi dans les églises. Effectivement, sous Cromwell, les baptistes étaient autorisés à se servir des églises qui, jusque-là, étaient réservées au seul culte anglican.

Le petit fait que nous citons ci-après montre à quel point sa prédication était goûtée. Un jour qu'il était attendu près de Cambridge, une foule de gens avaient envahi le cimetière. Un étudiant qui passait à cheval demanda pourquoi il y avait tout ce concours de peuple ? On lui répondit que John Bunyan, un rétameur de casseroles, allait venir prêcher. Pensant qu'il allait bien s'amuser, le jeune homme mit pied à terre, confia son cheval à un jeune garçon à qui il remit quelques piécettes, et se joignit à ceux qui attendaient Bunyan. Celui-ci prêcha avec tant de puissance que le jeune homme en fut profondément remué. Il saisit par la suite toutes les occasions d'entendre à nouveau le prédicateur, et plus tard, sous Olivier et Richard Cromwell, il annonça à son tour l'Evangile.

Les succès de Bunyan excitèrent l'envie et la jalousie de bien des ecclésiastiques ; il en subit le contrecoup et eut bien des ennuis. Son premier livre : « Éclaircissements sur quelques vérités évangéliques » l'entraîna dans une polémique avec les quakers. C'est à ce moment, en 1660, que Charles II rappelé d'exil, monta sur le trône. A Bréda, en Hollande, il avait lancé une proclamation à son peuple accordant « la liberté aux consciences faibles et délicates. Personne ne devait être inquiété pour ses opinions, pourvu qu'elles ne troublassent pas la paix du royaume ». Dès qu'il fut roi, Charles II oublia ses promesses. Les anciennes lois édictées contre les dissidents entrèrent à nouveau en vigueur, et même furent renforcées.

Les baptistes et leurs prédicants ne purent plus se réunir qu'en secret. Bunyan, certain jour, dut se déguiser en cocher, un fouet à la main, pour pouvoir gagner le lieu de réunion : une grange à l'écart dans la campagne.

La loi ordonnait que la liturgie anglicane fût lue au culte public. Bunyan ignora l'édit, « qui ne le concernait pas », pensait-il. Il fut dénoncé par un traître comme ennemi du gouvernement royal. Le 12 novembre 1660 il devait prêcher à Samsell (Bedfordshire). Le juge Wingate l'apprit, et ordonna secrètement qu'on se saisît du prédicateur insoumis et qu'on le lui amenât. Averti du danger, Bunyan voulut se rendre quand même au lieu de réunion, malgré les supplications de ses amis. Fortifié par la prière, il se rendit à Samsell ; il pensait y prêcher sur ce texte:


« Crois-tu au Fils de Dieu ? » [Jean IX : 25]. A peine avait-il` lu ce passage qu'il fut arrêté. A sa demande, on l'autorisa à dire quelques mots à l'assemblée, puis on l'emmena en prison. Au cours de l'instruction, il fut accusé de fréquenter l'église de façon diabolique et nuisible et de tenir des assemblées et des réunions sans avoir qualité pour cela. Bunyan dit qu'effectivement il tenait des assemblées, et qu'il ne pouvait pas s'engager à ne plus prêcher. Sur quoi le juge lui dit :


« Tu es condamné à rentrer en prison et à y demeurer encore trois mois ; si ensuite tu refuses toujours d'assister aux services de l'église anglicane, tu seras banni du royaume. Et si tu y rentres, sans y être autorisé, tu seras pendu. »
-« Je n'ai rien à ajouter, dit alors Bunyan ; car si je sortais aujourd'hui de prison, demain je prêcherais de nouveau l'Evangile avec le secours de Dieu. »

Bunyan s'accoutuma à l'idée de la mort. Pour lui elle était la seule issue possible puisque il ne pouvait se soumettre à l'interdiction de prêcher. Il prépara le sermon qu'il voulait adresser aux spectateurs de son exécution, qu'il croyait certaine. Cependant les choses ne devaient pas aller jusque-là. Même l'exil lui fut épargné.

Il dut d'abord subir un très sévère emprisonnement dans les cachots de Bedford. Ses amis essayèrent inutilement de le faire élargir. Même l'amnistie promulguée par Charles II en mars 1661 ne put le faire libérer. Pour Bunyan la prison était un lieu terrible; dans son Voyage du Chrétien, il la nomme l'enfer.

 

 

LA MAISON OU NAQUIT BUNYAN

 

Sa première femme était morte d'une bien douloureuse maladie ; il s'était alors remarié. Le plus terrible pour lui, ce fut la séparation d'avec sa femme et ses quatre enfants. La prison de Bedford contenait beaucoup d'autres détenus pour cause de religion. À un moment ils furent soixante. Bunyan en profita pour les exhorter et pour prier avec eux.


Il avait obtenu de travailler pour subvenir aux besoins de sa famille. Il faisait des travaux au crochet, du ruban, des cordons qui étaient vendus à la porte de la prison par sa fille aveugle.


À la longue, sa détention s'adoucit ; et le gardien lui permit de temps à autre de prêcher dans les bois des alentours. Beaucoup de gens se convertirent à l'occasion de ces prédications nocturnes.

Libéré en 1666, il fut de nouveau arrêté au moment qu'il allait parler à Londres dans une assemblée, et condamné à l'emprisonnement. Il fut traité avec plus de rigueur que la première fois ; et comme il avait transpiré quelque chose des faveurs que lui avait accordées le portier durant le premier emprisonnement, on le surveilla étroitement. Un inspecteur fut envoyé à Bedford avec l'ordre de savoir au juste ce qu'il en était, et de visiter la prison au milieu de la nuit sans prévenir personne.


Or, cette même nuit, Bunyan avait obtenu l'autorisation de l'aller passer chez lui, mais ne pouvant dormir et sans doute sous l'influence de quelque pressentiment, il était retourné en prison ; dérangeant ainsi à une heure tardive le portier, qui en fut fort irrité. Mais peu après, nouveau dérangement : c'était l'enquêteur qui arrivait de Londres : « Tous les prisonniers sont-ils ici demanda-t-il ?
- Oui, dit le portier.
- John Bunyan est-il là ?
- Certainement.
- Je désire le voir.

Bunyan fut appelé, et l'inspecteur venu de la capitale s'en alla tranquillisé. Lorsqu'il fut parti, le portier dit à Bunyan : « Tu peux sortir quand cela te plaira, tu sais mieux que moi quand tu dois revenir »

John Bunyan fut retenu en prison jusqu'en 1672. C'est dans le silence de sa cellule qu'il écrivit. Durant ses années d'incarcération, il rédigea soixante livres d'édification très renommés. La critique assure que c'est pendant le second emprisonnement qu'il prépara son oeuvre la plus lue : Le Voyage du Pèlerin (1) dont la première partie ne parut qu'en 1678. Pour sa composition, il ne se servit que de la Bible et du Livre des Martyrs de Fox. Il lisait à ses compagnons de captivité ce qu'il écrivait et leur demandait leur avis. En 1892, il publia « La Sainte Guerre », l'allégorie que nous avons traduite et ne donna qu'en 1684, la seconde partie du « Pilgrim's Progress » (Voyage du Pèlerin). Le sous-titre de La Sainte Guerre était : « Comment la Cité d'Âme d'Homme fut perdue et reconquise. » [Ce sous-titre nous a donné le titre de notre traduction. Nous avons craint une confusion possible entre la « Sainte Guerre » et la « Guerre aux Saints. »

Bunyan dut son élargissement en 1672 à l'intervention de personnes influentes de Bedford. Le 17 mai, il était établi dans sa charge de pasteur de l'endroit et obtenait que les baptistes de Bedford et comtés limitrophes plissent tenir librement leurs assemblées.
Vingt-cinq prédicateurs furent alors choisis, qui avaient à leur disposition trente-et-une salles de réunions. Bunyan fut le chef spirituel des Baptistes de son pays, ce qui lui valut le surnom d'évêque Bunyan. Cependant il continuait de raccommoder les chaudrons, gagnant ainsi son pain quotidien, partiellement du moins.


Il continua d'habiter une pauvre demeure semblable à celle d'un ouvrier. Sa chambre d'étude était à peine plus grande que la cellule d'une prison. Il se nourrissait des Saintes Écritures, lisait aussi les Pères de l'Eglise et les oeuvres de Luther : il aimait très particulièrement sa traduction de l'épître aux Galates.

Chaque année, il faisait une tournée de prédication qui le menait jusqu'à Londres. Dans cette ville comme en beaucoup d'autres endroits, la chapelle ne pouvait contenir la moitié des personnes qui venaient l'entendre. Certain jour d'hiver, à Londres, c'était en semaine, plus de douze cents auditeurs se trouvèrent réunis pour un service qui avait lieu à sept heures du matin. Une autre fois ce furent trois mille personnes. Ces auditoires se recrutaient dans toutes les classes de la société. John Owen - le fameux docteur en théologie - aimait à entendre Bunyan. Comme le roi Charles II lui demandait un jour comment un homme aussi cultivé que lui pouvait trouver quelque plaisir à écouter un rétameur de casseroles, le docteur en théologie répondit : « Majesté, je donnerais volontiers tout mon savoir pour posséder son éloquence ! »

À plusieurs reprises, on essaya de décider Bunyan à se fixer à Londres. Il le refusa. Un traitement plus avantageux, des possibilités d'activité plus grande, rien ne put l'amener à quitter Bedford.

Les épreuves ne lui manquèrent pas. L'Angleterre traversait des temps troublés au double point de vue religieux et politique. À nouveau Bunyan fut jeté en prison. Grâce à la double intervention du D' Owen - le chapelain de Cromwell - et de l'évêque Lincoln, il fut remis en liberté, mais exilé du comté pour quelque temps. Sous Jacques II, qui monta sur le trône en 1675, il subit de nouvelles persécutions.

Souvent sa vie fut en péril ; souvent on confisqua le peu qu'il possédait. Ce n'est qu'en 1687, par l'Acte d'Indulgence, que la liberté religieuse fut complètement octroyée à l'Angleterre. Mais il ne devait pas jouir longtemps de cette ère de paix. En 1688 il tomba gravement malade. À moitié remis, il part à cheval pour Reading pour voir le père mourant d'un de ses voisins, un jeune gentilhomme qui le lui demandait et que son père déshéritait. Bunyan fut assez heureux pour réconcilier le père avec le fils.

De Reading, il se rendit à Londres ; c'est une distance de cinquante kilomètres à peu près. En route il fut surpris par une forte pluie et il arriva transpercé dans la maison d'un ami. Le dimanche 19 août, il prêcha à Londres ; le jeudi suivant il fut saisi par une fièvre violente, et quelques jours après, le 31 août, il mourait à l'âge de soixante ans. Voyant la fin prochaine, ceux qui l'entouraient pleuraient. Bunyan s'adressant à eux leur dit alors : « Ne pleurez point sur moi mais sur vous-mêmes. Je vais auprès du Père de notre Seigneur Jésus-Christ qui - bien que je sois un grand pécheur - me recevra à cause de son Fils bien-aimé. J'espère que nous nous retrouverons là-haut pour être bienheureux pendant l'Éternité, et chanter le cantique nouveau. » Ce furent là ses dernières paroles.



Le corps fut transporté au cimetière de Finsbury ; une grande foule l'accompagna au champ de repos. C'est aussi là que se trouvent les cendres de Watt, d'Owen et de Wesley. Une pierre funéraire sur laquelle sa statue est couchée, orne son tombeau.

 

Encore un peu, très peu de temps, celui qui doit venir viendra, il ne tardera pas. Or, le juste vivra par la foi. (Hébreux XI : 37, 38).

 

L'HÔTEL OU FUT JUGÉ BUNYAN

 



PRÉFACE DE JOHN BUNYAN AU LECTEUR

 

Je trouve étrange que ceux qui aiment à raconter Les choses d'autrefois, et qui surpassent
Leurs égaux en historiographie,
Laissent de côté les guerres de l'Âme ; qu'ils les ignorent !
Pour eux ce sont de vieilles fables, choses inutiles Dont le lecteur ne saurait retirer avantage :
Alors que les hommes quoi qu'ils puissent acquérir S'ignorent, aussi longtemps qu'ils ne les connaissent pas.
Des histoires, je le sais, il y en a de bien des sortes ; Les unes viennent de l'étranger, d'autres sont nationales, et les récits
Sont présentés selon que l'imagination guide les auteurs.
[Les livres font connaître leurs compositeurs]. Quelques-uns imaginant ce qui n'a jamais été Et ne sera jamais [et cela sans but]
Supposent des faits, élèvent des montagnes, racontent des choses
À propos des hommes, des lois, des pays et des rois. Et leur histoire semble si raisonnable,
Un tel sérieux revêt chaque page
Qu'ils font des disciples
Bien qu'ils avertissent en frontispice, que le tout n'est qu'invention.
 
Mais, lecteur, j'ai bien autre chose à faire,
Qu'à te troubler avec de vaines histoires,
Ce que je dis ici, certaines personnes le savent si exactement
Qu'elles en pourraient faire le récit, entremêlé de larmes et d'allégresse.
La ville de l'Âme, beaucoup la connaissent bien, Aucun ne met en doute ses tribulations,
De ceux qui connaissent les récits
Exposant son anatomie et ses conflits.
Prête donc l'oreille à ce que je vais te dire
Touchant la Ville et son état. Écoute
Comment elle fut perdue, faite prisonnière, réduite à l'esclavage,
Comment elle s'éleva contre Celui qui venait pour la sauver.
Oui, comment elle lui manifesta de l'hostilité s'opposant
À son Seigneur en faisant un pacte avec l'ennemi : Car elle est fidèle ; celui qui la reniera
Devait nécessairement l'amener à mépriser
Et rejeter la plus extraordinaire clémence.
 
Quant à moi, moi-même, j'étais dans la Ville Quand elle fut construite, puis démolie,
Je vis Diabolus en sa possession,
Je la vis sous sa domination.
J'étais là quand elle le reconnut comme seigneur Et se soumit à lui d'un seul accord.
J'étais là quand elle foula aux pieds lès choses divines Se vautrant dans la fange comme la truie.
Quand elle prit les armes
Pour combattre Emmanuel, méprisant ses charmes. J'étais là ! Et je me réjouissais de voir ainsi Diabolus et l'Âme parfaitement unis.
 
Que personne donc ne voie en moi un diseur de fables Et ne mêle mon nom ou mon crédit
À ses moqueries. J'ose dire que ce que j'expose ici Est - je le sais pertinemment - véritable.
J'ai assisté à l'arrivée des armées du Prince,
J'ai vu ses troupes, ses milliers, assiéger la Ville ; J'ai vu les capitaines, j'ai entendu les trompettes sonner,
J'ai vu l'armée couvrir tout le terrain,
Je l'ai vue se préparer au combat
Et je m'en souviendrai jusqu'à mon dernier jour. J'ai vu les bannières flotter au vent
Tandis que dans l'enceinte de la Ville on décidait Sa ruine, et de supprimer sa raison d'être sans délai. J'ai vu autour de la Cité les forts s'élever,
J'ai vu comment les frondes y furent placées, J'entendis le sifflement des pierres qui passaient à mes côtés,
[Souvenir plus durable que celui de la crainte] Je les vis tomber, je vis leurs ravages
Et la mort couvrir de son ombre
La Cité de l'Âme. Et je l'entendis s'écrier :
« Malheur à moi ! Je vais mourir »
Je vis les béliers à l'oeuvre
Pour forcer la porte de l'Oreille à s'ouvrir.
Et je craignais que non seulement cette Porte, mais toute la Ville
S'écroulât sous leurs coups.
J'ai vu les combats, j'ai entendu le cri de guerre des Chefs
Et je vis dans chaque bataille les forces se mesurer : Je vis les blessés et les morts
Et ceux qui, après avoir été morts, revenaient à la vie ;
J'entendis les cris de ceux qui étaient touchés (Alors que d'autres luttaient comme des hommes affranchis de la peur)
Tandis que résonnait le cri : Tue ! Tue !
Les ruisseaux débordaient, non point de sang, mais de larmes,
Il est vrai que les capitaines ne livraient point bataille sans cesse,
Mais ils nous molestaient nuit et jour.
Ils criaient : « Debout ! À l'assaut ! Prenons la Ville ! » Nous empêchant de dormir ou même de nous étendre !

J'étais là, quand les portes s'ouvrirent,
Et je compris qu'il n'y avait plus d'espoir pour la Cité. Je vis les capitaines s'y avancer
Et comme ils combattaient, taillant en pièce les ennemis,
J'entendis le Prince commander à Boanergès (l'aller Jusqu'au Château, et là, de l'Usurpateur s'emparer ; Je vis celui-ci et ses compagnons saisis,
Liés de chaînes de mépris et traînés dans la ville. Je vis Emmanuel lorsque fut en sa possession
La Cité de l'Âme, et quelles bénédictions reposèrent Sur la chère Cité d'Emmanuel
Quand elle obtint le pardon de son Prince, et vécut sous sa loi ;
Quand les Diaboloniens furent pris, jugés, exécutés, J'étais là ; j'étais là tout près
Quand la Ville de l'Âme crucifia les rebelles. Je vis aussi la Cité sous ses draperies blanches
Et j'entendis le Prince dire qu'Il faisait d'elle ses délices.
Je le vis la couvrir de joyaux ; de chaînes d'or, De bagues, de bracelets, superbes ornements.
Que dirai-je encore ! J'entendis les cris du peuple,
Et je vis le Prince essuyer les larmes de tous les yeux. J'entendis les gémissements, et je vis la joie de plusieurs.
Vous dire toutes choses, je ne le veux, ni ne le puis, mais par ce que j'ai décrit, vous aurez la pleine persuasion
Que ces guerres sans pareilles livrées à l'Anse ne sont pas des fables.
L'Âme est l'objet des désirs de son Fondateur et de l'Usurpateur.
Ce dernier veut garder sa conquête, Emmanuel conquérir ce qu'il a perdu.
Diabolus crie : « La ville est à moi. »
 
Emmanuel rappelle qu'Il a des droits divins Sur l'Âme. Et la bataille commence.
L'Âme alors s'écrie : Ces luttes me tueront.
L'Âme humaine jamais ne voit la fin de ses combats : Perdue pour l'un elle devient le prix du vainqueur, Et le vaincu de la veille refuse d'en être dépossédé,
Il jure de la reconquérir, sinon de la mettre en pièces. L'Âme est le terrain même des combats,
C'est pourquoi ses tribulations surpassent celles
De ceux qui ne font qu'entendre le bruit des batailles, De ceux qui redoutent le seul choc des épées, Et ne connaissent que de petites escarmouches Durant lesquelles l'imagination guerroye contre la pensée.
Âme d'homme a vu les épées des combattants rouges de sang,
Elle a entendu les cris de douleur des blessés, Aussi ses frayeurs surpassent de beaucoup
Celles des personnes qui, à distance, restent :
Elles entendent bien le roulement du tambour mais n'en ressentent point
Cette terreur qui chasse hors de la maison, loin du foyer.
Non seulement Âme humaine entendit le son de la trompette,
Mais elle vit ses chevaliers mordre la poussière.
Ne supposons donc pas qu'elle aurait pu se confier En ceux dont le plus grand sérieux se hausse au seul badinage,
En ceux qui se querellent sous la menace des grandes batailles
Et terminent toutes choses en palabres, en joutes oratoires.
Non ! Car les guerres terribles qui se livrent en l'Âme Entraînent pour celle-ci joie ou douleur aux siècles des siècles.
Aussi y est-elle complètement absorbée ; infiniment plus,
Que ceux dont l'effroi ne dure qu'une journée
À qui ne peut survenir dans le combat
De dommage plus grand que la perte d'un membre ou de la vie,
C'est là ce que tous sont prêts à admettre, qui, comme moi
Habitent l'Univers et comme moi pourraient écrire cette histoire.
Ne me comptez donc pas avec ceux qui pour étonner Les gens, les convient à regarder les étoiles Insinuant avec la plus grande assurance
Que chacune d'elles est présentement la résidence De quelques braves créatures. Oui, ils affirment qu'un monde
En chaque étoile se trouve, bien que cela dépasse leur habileté
D'en faire la preuve pour aucun homme
Qui a sa raison, et peut compter ses doigts. Mais je t'ai trop longtemps retenu sur le seuil
Te gardant loin du soleil, à la lueur d'une torche. Maintenant avance ! Franchis la porte
Et tu découvriras cinq cents fois plus de choses
De toutes sortes, choses de l'Âme extrêmement rares et curieuses,
Qui nourrissent la pensée et rassasient les yeux
Du chrétien. Lui comprend que ces choses, loin d'être D'importance secondaire, sont au contraire capitales. Ne te mets pas à l'oeuvre sans ma clef.
(Dans les mystères, aisément, les hommes perdent leur chemin).
Tourne-là du bon côté si tu veux comprendre Mon rébus, et « labourer avec ma génisse ».
La clef est là sur le rebord de la fenêtre ; Adieu ! L'instant, qui vient, je puis avoir à sonner pour toi la cloche des trépassés.

John BUNYAN.

1 Après la Bible et l'imitation de Jésus-Christ, c'est le livre le plus répandu dans le monde. Il a été traduit en une soixantaine de langues ou dialectes.


La grande Cité de l'Âme
CHAPITRE PREMIER

 

LA VILLE. - SON FONDATEUR. - SA PERFECTION. - LE GÉANT DIABOLUS ET SA LÉGION. LE COMPLOT. - L'ATTAQUE DE LA CITÉ. - MORT DES SEIGNEURS, RÉSISTANCE ET INNOCENCE. - DÉFECTION DES NOTABLES DE LA VILLE D'ÂME. - LA REDDITION. DIABOLUS EST PROCLAMÉ ROI.



L'auteur de ces lignes a beaucoup voyagé ; il a porté ses pas en de nombreux pays et contrées, et c'est ainsi que certain jour il atteignit le fameux continent de l'Univers. Cet Univers est immense, spacieux, situé entre les deux pôles, au centre des quatre points cardinaux, coupé de montagnes et de vallées ; bref, il occupe une situation spéciale et privilégiée. Pour autant que j'aie pu m'en rendre compte, il est riche, fertile, bien peuplé, et l'air qu'on y respire est très doux.

Ses habitants n'ont pas tous la même couleur, ni le même langage, non plus que la même religion. Ils diffèrent autant sur tous ces points que les planètes diffèrent l'une de l'autre [à ce qu'on assure]. Les uns ont raison, les autres ont tort ; comme il arrive aussi dans les régions de moindre importance.

Dans ce pays, je viens de le dire, il me fut donné de voyager : je l'ai parcouru en tous sens, et cela longtemps, jusqu'au point de m'initier à la langue maternelle, aux coutumes et aux manières de ceux avec qui je vivais. Et pour dire la vérité, j'éprouvais de grandes jouissances à voir et à entendre ce qui se faisait en cette contrée, de sorte que je m'y serais volontiers fixé tout à fait pour y vivre et y mourir. (Tant j'étais conquis par ses habitants et leur activité) si mon Maître ne m'avait rappelé pour travailler sous ses ordres, et pour me demander compte de mon service.

Or, il existe dans ce noble pays de l'Univers une ville de grande renommée, comparable à un très précieux joyau : une corporation nommée Âme d'homme ; la construction de cette ville est si extraordinaire, sa situation si favorisée, ses privilèges si grands (je pense ici à ses origines) qu'on peut bien lui appliquer ce qui fut dit autrefois du Continent au sein duquel elle s'élève, « qu'elle n'a pas son égale sous les cieux. »

Pour ce qui est de la situation, elle est placée entre deux mondes. D'après les meilleures autorités que j'ai pu consulter, et les sources les plus autorisées, son fondateur et son architecte fut Shaddaï : il la construisit pour son propre plaisir. Il en fit comme le miroir, le centre glorieux de tout ce qu'il avait créé en ce pays, le couronnement de toute son oeuvre. En vérité, cette ville de l'Âme était si belle que, nous disent les auteurs antiques, les fils de Dieu en la contemplant éclatèrent en cantiques de louange.

Non seulement elle était magnifique 'à contempler, mais elle était aussi très puissante, et exerçait l'autorité sur tout le pays environnant. Tous avaient l'ordre de reconnaître Âme d'Homme comme ville métropole, tous devaient lui rendre hommage. Bien plus, la ville elle-même avait reçu de son Roi l'ordre formel et le pouvoir d'exiger de tous service et obéissance, et d'imposer l'un et l'autre à ceux qui, de quelque manière, tenteraient de s'y dérober.

Un palais superbe, magnifique, s'élevait au centre de cette ville. Pour la solidité de ses mitrailles, ce palais valait un château-fort, sa beauté était celle d'un paradis, quant à ses dimensions elles étaient telles qu'elles renfermaient le monde. De par la décision du roi Shaddaï, il devait être le seul habitant de ce palais ; d'abord parce que tel était son bon plaisir ; ensuite pour empêcher que la frayeur des étrangers ne tombât sur la ville. Il s'y trouvait bien une garnison, mais elle était uniquement composée d'hommes de la Cité.

Les murs de la ville elle-même étaient d'une solidité à toute épreuve : ils étaient construits de telle manière que sans le concours des habitants, il était impossible de les ébranler ou de les détruire de façon définitive.
C'est en cela que résidait la suprême sagesse de celui qui avait édifié la cité de l'Âme : ses murs ne pouvaient pas être renversés ou endommagés, même par le plus puissant des adversaires et des potentats, si les hommes de la ville eux-mêmes n'y donnaient leur consentement.

Cette ville célèbre de l'Âme avait cinq portes par lesquelles on pouvait entrer ou sortir : mais elles étaient construites de même façon que les murs, c'est-à-dire qu'on ne pouvait les forcer, et que pour les ouvrir, il fallait le bon vouloir ou l'autorisation des habitants. Voici les noms de ces portes : la Porte de l'Oreille, la Porte de l'Oeil, la Porte de la Bouche, celles du Nez et du Toucher.

La ville de l'Âme jouissait encore de bien d'autres privilèges, ce qui, avec ce que nous avons déjà dit, fait éclater aux yeux de tous sa gloire et sa puissance. Ainsi elle possédait toujours en ses murs tout ce qui lui était nécessaire ; elle avait les lois les meilleures, les plus parfaites, les plus excellentes, qui existassent à l'époque. Dans son enceinte on n'aurait pu trouver ni malfaiteur, ni hypocrite, ni misérable traître ; tous les habitants étaient droits et honnêtes, tous étaient unis ; et vous savez que c'est là le secret de la force. Ajoutez à tout ceci, la faveur et la protection du Roi Shaddaï ; celles-ci étaient assurées à la Cité dont il faisait ses délices, aussi longtemps qu'elle restait loyalement attachée à son Prince.
Mais il arriva que certain jour, Diabolus, un puissant géant, fit l'assaut de la fameuse Cité de l'Âme afin d'en faire son habitation : Ce géant était le roi des Noirs, et un prince des plus ambitieux. Nous dirons d'abord quelques mots de ses origines : puis nous verrons comment il prit la ville.

Ce Diabolus qui est, à la vérité, un prince grand et puissant, est tout à la fois chétif et misérable. Au début, il était l'un des serviteurs du Roi Shaddaï, qui après l'avoir créé, lui avait attribué une haute et puissante situation, en tant que gouverneur de principautés faisant partie de ses meilleurs territoires et possessions. Ce Diabolus fut créé Fils de l'Aurore : situation exaltée lui valant beaucoup d'honneur et de gloire, et un revenu qui aurait dû satisfaire son coeur luciférien, si ce coeur n'avait pas été aussi insatiable et. démesuré que l'enfer même,
Or, se voyant si grand, et entouré de tant d'honneur, il ne pensa plus qu'à une chose : obtenir plus de gloire, atteindre à un état encore supérieur au sien, dominer sur toutes choses comme seul seigneur et exercer lui seul le pouvoir, sous l'autorité suprême de Shaddaï. Or cette situation qu'ambitionnait Diabolus, Shaddaï l'avait déjà conférée à son propre fils. Diabolus se mit à examiner la situation. à la considérer sous toutes ses faces, puis il s'ouvrit à ses projets ambitieux à quelques-uns de ses compagnons qui lui promirent assistance. Bref, ils arrivèrent à cette conclusion qu'il fallait se débarrasser du fils du Roi pour entrer en possession de son héritage. La trahison fut décidée, le moment de la révolte fixé, l'ordre lancé, le rendez-vous assigné aux rebelles, l'attaque livrée.

Le Roi et son Fils ayant l'omniscience connaissaient toutes les avenues qui conduisaient aux possessions royales ; et comme le Roi aimait son Fils autant que soi-même, cette trahison lui déplut et l'offensa souverainement. Alors que fit-Il ? Il prit les coupables sur le fait ; les convainquit de trahison, de rébellion, de conspiration, avec commencement d'exécution, et Diabolus et les siens furent déclarés déchus du pouvoir ; ils furent cassés des postes de confiance, d'honneur et de faveur qu'ils avaient occupés jusque-là, chassés de la Cour et condamnés à être jetés dans l'Abîme en attendant le jugement définitif de leur trahison.

Rejetés de la sorte de leur ancien état, sans bénéfices d'aucune sorte, déshonorés, et sachant bien que la décision du Roi était irrévocable, ils ajoutèrent encore à leur iniquité ; et l'orgueil qui avait provoqué leur perte s'accrut d'une haine sans bornes contre Shaddaï et contre son Fils. C'est ainsi que pleins de rage et de fureur, errants de lieu en lieu à la recherche de quelque chose qui assouvît leur désir de vengeance : par exemple, la destruction de quelque possession du Roi, ils arrivèrent un jour dans la vaste région de l'Univers et s'empressèrent de se diriger vers la ville d'Âme humaine. N'était-ce pas là l'une des principales créations du roi Shaddaï ? Ne faisait-il pas de cette Cité ses délices ? Ah ! ils la tenaient leur vengeance : il fallait à tout prix s'emparer de la Ville. Certes, ils connaissaient bien son légitime propriétaire, puisqu'ils avaient assisté à sa fondation et à son embellissement. Mais c'est justement parce quelle appartenait à Shaddaï que les mécréants voulaient la conquérir. Aussi dès que, de loin, ils aperçurent la ville, ils poussèrent des cris sauvages et rugirent comme le lion qui va bondir sur sa proie. Leur joie était sans bornes : « Voilà le prix, hurlaient-ils. Le voilà le moyen de nous venger du roi Shaddaï pour la manière dont il nous a traités. Un conseil de guerre fut convoqué ; et tous s'assirent pour examiner les voies et moyens auxquels il convenait de recourir pour conquérir la ville fameuse de l'Âme. Quatre manières de procéder furent retenues et examinées :

Primo : Devaient-ils se montrer tous ensemble et laisser voir leurs desseins aux habitants de la Cité de l'Âme ?
Secundo : Fallait-il livrer immédiatement l'assaut et se montrer dans un équipement devenu misérable et loqueteux ?
Tertio : Fallait-il se montrer sous ses vraies couleurs aux habitants de la Cité, et ne leur laisser aucune illusion sur le but poursuivi, ou bien valait-il mieux recourir à la séduction et à la ruse dans les discours et l'action ?
Quarto : Était-il préférable de donner des ordres secrets à quelques-uns du parti et faire tuer ceux des chefs de la ville qui pourraient se montrer ? Ceci les avantagerait-il et les aiderait-il à atteindre le but ?

Ces propositions furent étudiées une à une ; et il fut répondu par la négative à la première. Il ne serait, pas sage de se montrer tous ensemble aux abords de la ville ; l'apparition d'une nombreuse compagnie pourrait alarmer et effrayer les habitants, ce qui ne serait pas à redouter si quelques individus seulement ou même un seul se présentaient. Diabolus prit alors la parole et dit : « Il est impossible que nous nous emparions de la ville par force puisque personne n'y peut entrer sans qu'elle y donne son consentement. Il faut donc n'agir qu'en petit nombre, ou même laisser faire un seul individu. Et si vous le voulez ce sera moi. » Tous tombèrent d'accord sur ce point, et passèrent à l'examen de la seconde proposition.

Se ferait-on voir à la cité de l'Âme en si lamentable équipement ? - À nouveau la réponse fut négative. « Il fallait s'en garder absolument. Bien que la ville d'Âme d'Homme eût reçu, dans le passé, une certaine connaissance de quelques-unes des choses du domaine invisible et même qu'elle eût pris quelque part à certaines d'entre elles, elle n'avait certainement jamais encore vu aucun être du domaine spirituel en si misérable et si triste condition. » Ces paroles furent prononcées par le farouche Alecto. Apollyon dit alors : « L'avis est bon ; il est certain que si l'un ou l'autre d'entre nous se montrait tel qu'il est maintenant, ceci jetterait les habitants de la Cité dans la consternation, la perplexité, et les amènerait à se mettre sur leurs gardes. Et, comme vient de le dire mon seigneur Alecto, c'est bien en vain que nous essaierions alors de prendre la ville. » À son tour, le puissant géant Béelzébub donna un conseil identique.

« Car, dit-il, si les habitants d'Âme d'Homme ont vu autrefois des êtres semblables à ce que nous étions, ils n'ont certainement encore jamais rien vu qui approche de ce que nous sommes. Il est donc préférable, à mon sens, de se présenter à eux sous le déguisement d'un être qui leur est connu et familier. » Tous se rangèrent à cet avis. Mais alors sous quelle forme, quelle couleur, quel déguisement, fallait-il se laisser voir pour essayer de s'emparer de la Cité de l'Âme ? L'un disait d'une façon et l'autre d'une autre. Enfin Lucifer suggéra que Sa Seigneurie ferait bien d'emprunter les dehors de l'une des créatures sur lesquelles dominaient les habitants de la Cité. Étant habitués à voir celles-ci et dominant sur elles, jamais les citoyens de la Cité de l'Âme ne supposeraient qu'elles pussent devenir un danger pour la Ville. Et pour que tous fussent aveuglés, il était désirable d'emprunter l'extérieur de quelque créature surpassant les autres en sagesse. Tous applaudirent à ce conseil et il fut décidé que le géant Diabolus prendrait le déguisement d'un dragon. En ce temps-là, les dragons étaient aussi communs dans la Cité que le sont aujourd'hui les moineaux de nos villes et de nos campagnes. Or, rien ne pouvait exciter l'étonnement ou la suspicion des habitants, de ce qu'ils connaissaient dès l'origine.

Les conspirateurs étudièrent ensuite le troisième point : Devaient-ils laisser voir leurs intentions aux habitants, ou les cacher ? Ils tombèrent d'accord qu'il était préférable d'user de dissimulation pour la même raison déjà donnée précédemment : c'est-à-dire la situation inexpugnable de la ville, ses murs et ses portes imprenables, pour ne rien dire de la forteresse. Enfin il fallait tenir compte de l'impossibilité absolue de venir à bout des habitants à moins d'obtenir leur consentement. - « D'ailleurs, ajouta Légion, s'ils découvraient nos intentions, ils appelleraient aussitôt le Roi à leur secours ; et en ce cas notre compte serait promptement réglé. Recouvrons donc notre attaque d'un manteau de franchise apparente et d'équité ; entassons autant de mensonges, de flatteries, de promesses qu'il nous semblera utile pour dissimuler notre action : feignons de croire à des choses qui n'existent pas, promettons-leur ce que nous ne donnerons jamais. Par ce chemin-là, nous pourrons vaincre la Cité de l'Âme, nous l'amènerons à ouvrir elle-même ses portes, et à souhaiter notre compagnie. Je crois que ce projet est le bon, et voici pourquoi : les habitants de cette Cité sont gens simples et innocents, ils sont tous honnêtes et véridiques ; ils ignorent donc jusqu'ici les attaques du mensonge et de l'hypocrisie, n'ayant jamais eu affaire aux lèvres trompeuses. Donc en nous déguisant de la sorte, nous ne serons pas découverts : nos mensonges seront pour eux vérité, et notre dissimulation, honnêteté. Ils croiront en nous en croyant en nos promesses ; très particulièrement si nous savons envelopper nos dires du vêtement de l'amour et d'un apparent désir désintéressé de travailler à leur avantage et à leur plus grand bien. »

Pas une parole ne s'éleva contre ce discours, qui tombait des lèvres de Légion comme l'eau dévale sur une pente rapide. Et l'on aborda aussitôt le quatrième et dernier point : Ne serait-il pas sage de donner des ordres pour qu'un archer de la Compagnie se chargeât de tuer l'un des principaux de la ville, si cela pouvait aider à atteindre le but ?

Ici la réponse fut affirmative. Oui, cela pourrait faciliter l'action ; et ils décidèrent aussitôt la mort d'un certain M. Résistance, le capitaine de la Cité. Ce Capitaine Résistance était l'une des personnalités les plus en vue de la Ville : le géant Diabolus le redoutait, et son armée le craignait plus que tous les autres habitants réunis. Le meurtre fut donc résolu ; et on tomba d'accord qu'on chargerait Tisiphone, l'une des furies du lac, de le perpétrer.

La séance du Conseil fut alors levée ; et tout aussitôt on passa à l'action. Toute la compagnie s'approcha de la Ville convoitée, mais en veillant à se rendre invisible à l'exception d'un seul membre cependant, et celui-là se présentait sous les dehors d'un dragon, ayant emprunté le corps d'une de ces créatures.

 

LE SIÈGE DE LA CITÉ

Les rebelles s'approchèrent de la Ville du Roi Shaddaï et se massèrent non loin de la porte de l'Oreille qui est le lieu d'audience pour ceux qui sont en dehors de l'enceinte ; comme la porte de l'Oeil est la place de surveillance. Diabolus mit une embuscade à la distance d'un trait de flèche, avec ordre de tuer le capitaine Résistance. Ses dispositions prises, le géant s'avança jusqu'à la porte et sonna de la trompette, ce qui était la manière de ce temps-là pour quiconque demandait une audience. Diabolus avait pris avec lui « Méchante Pause » qui lui servait d'orateur lorsqu'il était pris de court. Les chefs de la Cité : le Seigneur Innocence, le Seigneur Volonté, le Seigneur Maire, M. l'Archiviste et le Capitaine Résistance se présentèrent sur la muraille pour savoir qui était à la porte, et ce que désiraient les visiteurs ? Ce fut le Seigneur Volonté qui prit la parole et demanda qui était là ? Pourquoi venait-on déranger la paisible Cité par les sons éclatants de la trompette ?

Avec un air plein de douceur et un discours onctueux, Diabolus répondit comme suit : « Seigneurs de la fameuse Cité de l'Âme, il vous est facile de percevoir que je n'habite pas loin de chez vous ; je suis un voisin, et j'arrive en service commandé. Mon roi m'envoie vers vous pour vous rendre hommage, et pour que je vous serve dans la mesure de mes moyens. Afin de m'acquitter fidèlement de mon ambassade, je dois vous faire une communication importante. Accordez-moi donc l'audience que je sollicite et écoutez-moi patiemment. Et pour commencer, laissez-moi vous dire qu'en l'occurrence je ne pense pas à moi mais à vous ; que je ne recherche pas mon avantage, mais le vôtre ; la chose sera manifeste et vous apparaîtra telle quand j'aurai exposé devant vous toute ma pensée :

« Eh bien Messieurs, pour vous dire vrai, je suis venu pour vous montrer comment vous pourriez être délivrés de l'esclavage où vous êtes ; car vous êtes des esclaves, bien que vous ne vous en rendiez pas compte. »
[En entendant ces paroles étranges, les habitants de la Cité commencèrent à se frotter les oreilles : Qu'était-ce que ce discours ? Qu'avait-il dit ? Où voulait-il en venir ? etc...].
« J'ai quelque peu à vous dire au sujet de votre Roi, de sa loi et de vous-mêmes. Votre Roi, je le sais, est grand et puissant ; cependant tout ce qu'il vous a dit n'est pas véritable et ne vous est pas avantageux.

1° Tout ce qu'il a dit pour vous maintenir dans la crainte n'est pas véritable, et ce qu'il a annoncé comme devant survenir si vous enfreignez ses ordres, n'arrivera pas. Mais si le danger qu'il dit existait vraiment, quel esclavage que d'être sous la constante terreur du plus grand des châtiments, et cela à cause d'un petit fruit dont il ne faudrait pas manger.

2° J'ajouterai que la loi de votre Roi n'est pas bonne : elle est déraisonnable, compliquée, intolérable. Déraisonnable, car, comme je viens de le dire, le châtiment n'est pas proportionné à l'offense. Quelle différence, quelle disproportion, entre la vie et une pomme ! Et cependant l'une répond de l'autre dans le Code de votre Shaddaï ! je dis encore que sa loi est compliquée, car vous pouvez manger de tout, et tout aussitôt une restriction : il ne faut pas manger de cela.

3° J'ajouterai qu'elle est intolérable ; car le fruit qui vous est interdit (si toutefois cette interdiction existe ?) est celui-là même, et celui-là seulement, qui, étant mangé, vous procurerait un grand bienfait que vous ignorez encore. La chose est patente, et le nom même de l'arbre donne la preuve de ce que j'avance. Il est nommé « l'arbre de la connaissance du bien et du mal ». Avez-vous cette connaissance ? Non, n'est-ce pas ; et vous ne pouvez même pas concevoir combien ce fruit est excellent, agréable, et combien il est désirable pour communiquer la sagesse, aussi longtemps que vous restez en la dépendance de votre Roi en lui obéissant. Est-il juste que vous soyez tenus dans l'ignorance et l'aveuglement ? Pourquoi vous fermer les portes de la connaissance et de la sagesse ? Ah ! Pauvres habitants de la célèbre Cité de l'Âme, vous n'êtes pas libres ! Vous êtes dépendants et même vous êtes esclaves ! Et cela à cause d'une lamentable menace, d'un ordre donné, sans qu'aucune raison y soit annexée. Rien ! Sinon le bon plaisir du Roi Shaddaï ; son : « Je le veux ; que cela soit ! » N'est-il pas douloureux de penser que la chose même qui vous est interdite vous conférerait, si vous pouviez la faire, et la sagesse, et l'honneur. Car alors, vos yeux seraient ouverts et vous seriez comme des dieux. Considérant que les choses sont bien telles que je les expose, est-il possible d'imaginer un esclavage plus terrible que le vôtre, une domination quelconque plus impitoyable que celle que vous subissez ? On vous traite en inférieurs, on vous environne de restrictions ; je crois avoir suffisamment démontré la chose. Y aurait-il une servitude plus dure que celle qui résulte de l'ignorance ? La raison ne vous dit-elle pas qu'il vaut mieux avoir des yeux que de n'en point avoir, et qu'il est préférable d'être libre, plutôt que de demeurer enfermé en une cave obscure et malodorante ? »

À l'instant même, et comme Diabolus prononçait ces paroles, Tisiphone frappa le Capitaine Résistance qui se tenait près de la porte ; la tête fut touchée et, au grand étonnement des habitants, le Capitaine tomba mort par-dessus la muraille ; ceci encouragea beaucoup Diabolus. Voyant son Capitaine mort (il était le seul homme de guerre dans la ville), la Cité de l'Âme perdit tout courage ; d'ailleurs elle n'avait plus le coeur de résister. C'était bien là ce que voulait Diabolus. M. Méchante Pause, l'orateur amené par Diabolus, se leva aussitôt, et s'adressant aux habitants de la Cité de l'Anse, dit :
- « Messieurs, mon maître a aujourd'hui le bonheur de s'adresser à des gens paisibles et dociles, et nous espérons bien réussir à vous faire accepter l'excellent conseil que vous venez d'entendre. Mon Maître a pour vous un très grand amour. Il sait bien qu'en vous parlant comme il vient de le faire, il encourt la colère du roi Shaddaï ; et cependant, s'il était besoin, son amour le pousserait à faire encore davantage. Il est d'ailleurs inutile de prononcer un mot de plus pour confirmer ce qu'il a dit ; chaque parole contient sa preuve. Ainsi le nom seul de l'arbre suffirait à mettre un terme à la controverse, si celle-ci se produisait. Je me permettrai seulement de vous donner un tout petit avis, avec l'autorisation de mon Seigneur (et ici Méchante-Pause fit une profonde révérence à Diabolus). « Pesez les paroles de mon Maître ; regardez l'arbre, contemplez son fruit si plein de promesses, songez que vous ne savez que bien peu de chose, et que c'est ici le chemin de la Connaissance. Et si vous hésitez encore à faire ce que nous vous disons, si vos raisons d'obéissance tiennent encore debout, si vous négligez de suivre le très excellent conseil de mon Maître, je serai bien obligé de conclure que vous n'êtes pas les gens intelligents que je vous crois être, et que je me suis lourdement trompé. »

En entendant ces discours, et en considérant que le fruit de l'arbre était bon à manger et agréable à la vue ; que, de plus, il était propre à élargir le champ de la connaissance d'après les dires des visiteurs, les habitants suivirent les suggestions de l'ennemi, en prirent et en mangèrent. Mais avant que cet acte fut consommé, alors que Méchante-Pause parlait encore, le Seigneur Innocence s'affaissa comme évanoui. Avait-il été pris de nausées à l'ouïe de ces paroles ? Ou bien avait-il été touché par une flèche ? Ou encore fut-il asphyxié par l'haleine empoisonnée de l'infâme créature ? Je serais enclin à accepter cette dernière hypothèse. Hélas ! Malgré tous les efforts qui furent faits, on ne put le ramener à la vie. Le Capitaine Résistance et le Seigneur Innocence étaient morts ! Or ils étaient tous deux la gloire de la Cité de l'Âme... Avec eux, toute noblesse semblait s'être enfuie de la Ville, car ses habitants oubliant le Roi Shaddaï, se mirent à suivre les conseils de Diabolus, se plaçant ainsi sous la domination de l'Ennemi dont ils devinrent les esclaves et les vassaux, comme il va être raconté dans la suite.

À peine avaient-ils mangé du fruit de l'arbre de la Connaissance du Bien et du Mal, qu'une étrange ivresse monta au cerveau des citoyens de la Cité. Oubliant toute prudence, ils ouvrirent toutes grandes à Diabolus et à sa suite, la porte de l'Oreille et celle des Yeux. Leur excellent Roi, sa Loi, et le châtiment qui devait atteindre quiconque l'enfreindrait, ils n'y pensaient plus ! Le passé semblait aboli.

Dès qu'il fut dans la place, Diabolus se dirigea vers le coeur de la Ville pour assurer sa conquête. Constatant qu'il avait gagné les habitants, il jugea prudent de prononcer un second discours sans plus attendre. - « Hélas ! gémit-il ; pauvre Cité de l'Âme ! Je t'ai apporté l'honneur et la liberté ; mais maintenant t'abandonnerais-je ? Je ne le puis pas ; tu dois être mise en état de défense. Shaddaï sera courroucé en apprenant que tu as brisé tes entraves, et rejeté sa Loi. Que vas-tu faire ? Après avoir goûté de la liberté, souffrirais-tu qu'on te retirât tes privilèges ? Décide toi-même ! » Alors, d'une seule voix, les habitants dirent à ce « buisson épineux » : - « Toi, tu régneras sur nous. »

 

CHAPITRE II

RÈGNE DE DIABOLUS. - LE SEIGNEUR MAIRE : M. INTELLIGENCE EST DESTITUÉ ET AVEUGLÉ. - LE SEIGNEUR ARCHIVISTE M. CONSCIENCE EST ENTRAÎNÉ AU MAL, ET SA PUISSANCE ATROPHIÉE. - SOUMISSION DU SEIGNEUR VOLONTÉ QUI DEVIENT L'ALTER EGO DE DIABOLUS. - LA CITÉ DE L'ÂME EST MISE EN ÉTAT DE DÉFENSE CONTRE TOUTE. INCURSION POSSIBLE DE SHADDAÏ. - ELLE TOMBE DANS LA DÉGRADATION ET LA CORRUPTION.


 

Diabolus se hâta d'accepter la royauté offerte et devint roi de la grande Ville de l'Âme ; on le mit en possession du Château, et par là, de toutes les forces de la Cité. Pénétrant dans le merveilleux palais que Shaddaï avait élevé pour lui, pour sa joie et son bonheur, il le transforma en une forteresse qui fut désormais son repaire : le repaire du redoutable géant Diabolus.

Alors, comme il craignait encore de perdre la situation que son astuce avait conquise, il s'occupa de remanier le personnel occupant les principaux emplois de la Cité, élevant celui-ci, abaissant celui-là. C'est ainsi qu'il s'avisa de destituer purement et simplement Sa Seigneurie le Maire, dont le nom était M. Intelligence, et Sa Seigneurie l'Archiviste : M. Conscience. M. le Maire avait cependant donné son consentement à la reddition de la Ville, mais Diabolus le jugeait dangereux parce que, dans la haute position qu'il occupait, il pouvait encore discerner bien des choses. Non content de l'avoir destitué, Diabolus s'employa à le plonger dans les ténèbres en construisant tout autour de son palais une tour massive et très élevée ; si haute, que les rayons du soleil ne parvenaient plus jamais jusqu'aux fenêtres du malheureux captif, et que son habitation fut plongée dans la nuit. Séparé de la Lumière, il devint bientôt semblable à l'aveugle-né qui n'a jamais contemplé le jour. Sa demeure devint une prison, dont il ne devait plus franchir les limites. Comment aurait-il pu secourir la Cité ? Même s'il avait eu quelque énergie de reste et quelque désir de le faire, il se trouvait maintenant réduit à l'impuissance absolue. Aussi longtemps que la grande ville de l'Âme était gouvernée par Diabolus, et elle devait l'être aussi longtemps qu'elle lui obéissait, son ancien Maire ne pouvait plus lui être d'aucun secours ; bien au contraire.

Quant à m. l'Archiviste, homme ail jugement sûr, au discours éloquent, versé dans les lois du Royaume, et qui, jusqu'au moment de la reddition de la Ville à laquelle il avait consenti, était resté fidèle et courageux en toutes circonstances, Diabolus le haïssait ; il lui était odieux. Malgré ses efforts, ses séductions, ses ruses, l'Usurpateur n'avait pu faire de l'Archiviste (M. Conscience) sa créature. Certes, sous la domination de Diabolus, M. Conscience était sensiblement dégénéré : parmi les lois nouvellement promulguées, plusieurs lui plaisaient assez, ainsi que le service de Diabolus. Et cependant, il arrivait parfois que le souvenir de Shaddaï remplissait sa pensée ; alors la terreur de celui qu'il avait si gravement offensé tombait sur lui, et il s'élevait avec véhémence contre Diabolus. Parfois aussi lorsqu'il avait l'une de ces crises de repentir (et il en avait de terribles), il rugissait comme un lion et ses puissantes harangues faisaient trembler toute la Ville de l'Âme.

Aussi Diabolus le craignait. Ses paroles, comme je viens de l'expliquer, éclataient sur la ville comme le font de soudains orages, et avaient une violence comparable à celle des coups de tonnerre. Réfléchissant qu'il ne pouvait se l'attacher parfaitement et faire de lui sa créature, le Géant décida de le débaucher autant que faire se pouvait : il essaya de stupéfiants sur la pensée, et d'endurcir le coeur en l'entraînant sur les chemins de la vanité. Ici encore Diabolus réussit partiellement. Peu à peu, il l'entraîna dans le mal et la méchanceté, à ce point que M. Conscience perdit à peu près complètement le sentiment du péché. Ne pouvant obtenir davantage, Diabolus décida d'essayer de persuader aux habitants de la Cité que M. Conscience était devenu fou ; inutile donc de s'inquiéter de lui. À ce propos, il rappela les terribles crises de M. Conscience : S'il est alors lui-même, dit l'Usurpateur, pourquoi n'est-il pas ainsi toujours ? La vérité, c'est que tous les fous ont des crises dangereuses, et comme il est fou, il a les siennes. C'est de cette façon et par plusieurs autres de cette nature que Diabolus conduisit Âme d'Homme à oublier, à négliger et même à mépriser ce que pouvait dire M. Conscience. Quand Diabolus réussissait à étourdir celui-ci, il ne manquait pas de lui faire nier ce qu'il affirmait lorsqu'il avait ses terribles réveils, de telle sorte qu'il le disqualifiait chaque jour davantage aux yeux des habitants. Désormais ce n'était plus librement qu'il élevait la voix en faveur du roi Shaddaï, mais lorsqu'il y était contraint. Parfois Il dénonçait sans ménagements certaines choses, parfois il se taisait. Il n'agissait plus que de façon tout à fait spasmodique semblant profondément endormi ou mort, même lorsque toute la Cité de l'Âme s'adonnait à la vanité et aux choses de néant, dansant à la suite de Diabolus aux airs qu'il tirait de sa flûte.

Et s'il arrivait encore que quelque habitant effrayé par les rares protestations de M. Conscience vînt trouver l'Usurpateur, celui-ci calmait ses craintes en affirmant que les déclarations du « Trouble fête » n'étaient pas inspirées par l'amour ou la pitié ; mais par le seul besoin de parler et de s'entendre parler. Diabolus apaisait de cette manière quiconque venait à lui. Il ajoutait aussi volontiers comme argument décisif : « 0, Âme d'homme ! Considérez, constatez que malgré la rage de ce vieux gentilhomme, et le bruit que font ses discours, vous n'entendez jamais rien dire de Shaddaï lui-même ». Le misérable menteur savait cependant que les protestations de M. Conscience étaient la voix même de Dieu parlant à Conscience pour qu'il avertît Âme d'homme. Diabolus disait encore : « Vous voyez bien que Shaddaï s'inquiète peu de la perte de la ville de l'Âme et de sa rébellion ; et qu'il ne se mettra pas en peine de lui demander compte de sa défection, parce qu'elle s'est donnée à moi. Il sait bien que, si vous étiez à lui, vous êtes maintenant à moi ; aussi, nous laissant l'un à l'autre, il ne s'en fait aucun souci. De plus, souvenez-vous de mes services. J'ai fait pour vous tout ce que j'ai pu. Les lois que je vous ai données vous procurent plus de joies et de satisfactions que le paradis de Shaddaï. Grâce à moi, vous avez un maximum de liberté. Vous étiez parqué ; j'ai brisé vos barrières plus de lois, plus de contrainte, plus de jugement pour vous effrayer. Je ne demande compte à personne de ses actions, si ce n'est au vieux fou (vous savez qui je désigne ainsi). De par moi, chacun vit comme un prince, et comme bon lui semble. Je n'exerce de contrôle sur personne et je n'admets pas davantage que personne en exerce sur moi. »

C'est avec des discours de ce genre que le misérable imposteur calmait les remords de la Cité de l'Âme et excitait sa colère contre M. Conscience. De sorte qu'à plusieurs reprises les citoyens songèrent à se défaire de leur Censeur en le tuant. Ils auraient voulu le savoir très loin, à des milliers de kilomètres de leur ville ; le souvenir de ses paroles les affligeait, sa seule vue les emplissait d'effroi, bien qu'il fût fort affaibli et dégénéré. Mais leurs voeux devaient rester vains et leurs complots stériles, ce qui semblerait absolument incompréhensible sans la sagesse et la puissance infinies de Shaddaï, qui avait décrété que le Seigneur Conscience subsisterait, et serait son témoin parmi les hommes. La maison de M. l'Archiviste était d'une solidité à toute épreuve et était appuyée à l'un des forts de la ville ; si la populace ou quelque misérable venaient dans quelque but de meurtre, M. Conscience n'avait qu'à lever les écluses pour provoquer une inondation et faire périr ses adversaires.

Mais laissons maintenant la personnalité du seigneur Archiviste, aussi dénommé M. Conscience, et occupons-nous du seigneur Volonté, l'un des membres de l'ancienne noblesse de la grande ville de l'Âme. Il était d'aussi haute naissance qu'aucun autre dans la Cité, et homme libre autant et plus que ses concitoyens, ayant, si j'ai bonne souvenance, des privilèges spéciaux attachés à sa personne. Il était doué d'une très grande énergie, de beaucoup de décision et de courage, de sorte que personne ne pouvait le réduire par la force. Est-ce l'orgueil de son ancienneté, de sa puissance, de ses privilèges, qui lui firent rejeter toute idée d'esclavage possible et l'amenèrent à rechercher quelque charge, quelque emploi sous le régime de Diabolus ? La chose est très probable. Il voulait être quelqu'un dans la Cité ; et une fois sa misérable résolution prise, il ne perdit point de temps pour arriver à ses fins. Déjà, il avait été l'un des premiers à se laisser gagner par le beau discours de Diabolus et à conseiller qu'on lui ouvrît la porte. C'était là un service que l'Usurpateur n'avait eu garde d'oublier et qui avait fait nommer aussitôt M. Volonté à un emploi. Puis, discernant la valeur de son vassal et la solidité de l'attachement de celui-ci, Diabolus résolut de faire de lui l'un des grands auxquels il soumettait les affaires importantes de la Ville.

Il le fit donc appeler, lui exposa ce qu'il avait au coeur, et il n'eut pas à faire de longs discours pour persuader son auditeur. M. Volonté avait été d'avis qu'on livrât la Cité à Diabolus, et maintenant il lui plaisait de le servir. Ce que voyant, l'Usurpateur le nomma commandant de la forteresse, gouverneur des remparts et gardien des portes. L'une des clauses de sa charge stipulait que rien ne pourrait se faire dans la ville sans son consentement. M. Volonté devenait ainsi le second de Diabolus et plus rien ne s'accomplissait qui ne fût selon son bon plaisir. Mgr Volonté avait un secrétaire : M. Pensée qui ressemblait en tous points à son Maître : en principe, ils ne faisaient qu'un et dans la pratique ils ne se séparaient guère. Sous leur gouvernement, Âme d'Homme fut amenée à la seule ambition de satisfaire les convoitises des Seigneurs Volonté et Pensée.

Jamais ne s'effacera de ma mémoire la conduite de ce M. Volonté quand le pouvoir lui échut. Il commença par nier purement et simplement qu'il devait quoi que ce soit à son ancien Roi ; puis il s'engagea par serment et jura fidélité au grand maître Diabolus ; enfin, une fois installé dans ses différentes charges, il réduisit la grande ville de l'Âme en un état si misérable qu'on ne saurait facilement l'imaginer : il faut en avoir été le témoin.

Et d'abord, il s'attaqua à M. Conscience, le poursuivant d'une haine à mort. Il ne pouvait supporter de le rencontrer ou de l'entendre. S'il l'apercevait, il fermait les yeux, s'il l'entendait, il se bouchait les oreilles. Il avait décidé qu'on ne devait plus voir dans la ville aucun fragment du Code de Shaddaï. Ainsi, son clerc M. Raison possédait encore quelques parchemins de la Loi en mauvais état ; dès que le Seigneur Volonté les aperçut, il les jeta derrière son dos. Il est vrai que M. Conscience conservait en son étude quelques-unes des lois de l'excellent Shaddaï ; mais elles étaient hors d'atteinte du Seigneur Volonté. Le nouveau potentat estimait aussi que les fenêtres de la maison de l'ancien Maire recevaient encore trop de lumière ; cela ne valait rien pour la ville, assurait-il. Même la clarté d'une chandelle lui semblait de trop. Désormais plus rien ne plaisait au Seigneur Volonté qui ne plût d'abord à Diabolus.
Il n'avait pas son égal pour publier par les rues de la ville la bravoure, la sagesse, la grandeur de Diabolus ; il s'abaissait au niveau des plus abjects pour chanter les louanges de son « illustre Maître ». Il n'avait pas besoin de commandement pour faire le mal, celui-ci était devenu son compagnon habituel.

Sous ses ordres, le Seigneur Volonté avait un adjoint dont le nom était Affection. Lui aussi était fortement déchu ; oubliant les principes de son origine, il était tombé dans la débauche et ne pensait plus qu'aux choses charnelles, c'est pourquoi on l'avait surnommé : Vile Affection. Il se trouva que Vile Affection s'éprit de Convoitise charnelle, la fille de M. Raison ; ils furent mariés. Union bien assortie, pensa Diabolus lorsqu'il l'apprit ; et il dit à cette occasion : « qui se ressemble s'assemble ». Le couple eut de nombreux enfants : Effronterie, Calomnie, Insubordination. Ainsi que leurs trois soeurs : Mépris de la Vérité, Oubli de Dieu, Esprit vindicatif, ils se marièrent dans la ville et eurent toute une lignée de mauvais sujets dont nous ne pouvons énumérer tous les noms ici...

Par tous les moyens en son pouvoir, l'Usurpateur s'appliqua à défigurer toute idée, toute pensée de Shaddaï dans le coeur d'Âme humaine rendant l'ancien Roi méconnaissable. C'est à quoi s'employa tout particulièrement sous ses ordres un M. Pas de Vérité qu'il chargea plus spécialement de cette tâche. Pas de Vérité avait la double mission de rendre Shaddaï méconnaissable, de le travestir, indignement ; 2° d'exalter Diabolus.

Enfin, Diabolus abrogea tout ce qui demeurait encore des lois ou des statuts du Roi Shaddaï, tout ce qui avait trait à la morale, toutes les lois civiles ou naturelles. Lui et son second : le Seigneur Volonté, cherchaient par là à faire descendre l'Âme au niveau de la brute, à l'amener à une sensualité bestiale et à la négation de toute vérité. Puis Diabolus édicta ses lois : Toute liberté était conférée à la convoitise charnelle, à la convoitise des yeux et à l'orgueil de la vie. L'impiété, l'impureté, la méchanceté étaient encouragées. En se conformant aux lois de Diabolus, les habitants de la Cité de l'Âme auraient la joie, le contentement, le bonheur, l'allégresse. Et jamais personne ne leur demanderait compte de n'avoir point agi autrement.

Se rappelant aussi qu'il avait destitué l'ancien Maire et l'Archiviste, et pour n'être pas accusé d'avoir diminué en rien la grandeur de la Cité, Diabolus nomma un autre maire en la personne du Seigneur Convoitise, homme qui en toutes choses agissait naturellement comme la brute, et loin de favoriser le bien, ne pouvait qu'encourager le mal... Quant à l'Archiviste, ce fut en M. Oublie le Bien, triste sire qui ne pensait qu'au mal et s'y vautrait avec délices... A cause de leur situation. et de leur immoralité, ces deux personnages eurent une influence des plus néfastes sur les citoyens. Quand le mauvais exemple vient de haut, le peuple ne tarde pas à se corrompre.
Toutes les autres nominations de Diabolus furent de cette sorte. MM. Incrédulité, Orgueil, Juron, Impureté, Endurcissement, Cruauté, Fureur, Mensonge, Fausse-Paix, Ivresse, Tricherie, Athéisme se virent attribuer des emplois. Il y eut d'autres nominations de moindre importance : des baillis, des sergents, des gendarmes ; je ne puis tous les nommer ; ce serait trop long.

Enfin, il songea à fortifier la ville, et fit élever trois forteresses qui lui parurent inexpugnables : la première : Défi, commandait toute la Cité et eut comme gouverneur : Haine de Dieu. Placée près de la Porte de l'Oeil, elle devait empêcher les habitants de connaître leur ancien Roi. La forteresse dite de Minuit qui s'élevait près de l'ancien Château pour le rendre plus obscur, devait garder les citoyens de toute connaissance d'eux-mêmes. Son gouverneur fut M. Hait la Lumière. La troisième forteresse : Douceurs du péché s'élevait sur la place du Marché et devait empêcher tout retour vers le Bien. Son gouverneur était M. Amour charnel. Haine de Dieu, comme aussi Hait la Lumière, étaient Diaboloniens et faisaient partie de l'armée qui avait aidé Diabolus à s'emparer de la Cité de l'Âme. Ces forteresses furent armées comme il convenait.

Et maintenant Diabolus se sentait en sûreté. Il avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour s'assurer la possession définitive de la Ville de l'Âme, et pour la garder contre toute incursion du bon roi Shaddaï ou de son Fils.

 

CHAPITRE III

LE ROI SHADDAÏ ET SON FILS LE PRINCE EMMANUEL, DOULOUREUSEMENT FRAPPÉS PAR LA DÉFECTION ET LA RUINE DE LA CITÉ DE L'ÂME, DÉCIDENT DE LA SECOURIR ET DE LA RAMENER SOUS LEUR AUTORITÉ EN LUI FAISANT DES PROPOSITIONS DE PAIR. - L'ARMÉE DE SECOURS LUI EST ENVOYÉE SOUS LA CONDUITE DES CHEFS BOANERGÈS, CONVICTION, ESPÉRANCE, JUGEMENT. - DIABOLUS SE PRÉPARE À FAIRE ÉCHOUER LE PLAN DIVIN. - IL PRÉPARE LA CITÉ DE L'ÂME À LA RÉSISTANCE. - SIÈGE DE LA CITÉ. - ÂME HUMAINE RÉVEILLÉE EST JETÉE DANS LA TERREUR, MAIS REFUSE DE RETOURNER À SON ROI. - SUGGESTIONS DE DIABOLUS QUI VEUT LA GARDER PRISONNIÈRE. - LES APPELS DES CAPITAINES DE SHADDAÏ SONT REJETÉS.


 

 Longtemps avant que les choses fussent arrivées au point que nous avons dit dans le chapitre précédent, le roi Shaddaï avait été averti de ce qui se passait, et il savait comment la grande ville de l'Âme dans le continent de l'Univers avait été assiégée et conquise par le géant Diabolus, autrefois l'un de ses serviteurs. Lorsque certain jour, l'un des messagers vint se présenter à la Cour et qu'il dit devant Shaddaï et son Fils, les hauts dignitaires, les capitaines, les nobles et toute la cour réunie tous les détails de l'agression par ruse, le succès de Diabolus, l'état d'abjection dans lequel il avait réduit la Cité, lorsqu'il expliqua que Diabolus avait fait élever et armer des forts, dressant ainsi l'Âme contre son véritable Roi, la douleur et le deuil s'étendirent sur tous les visages, et ce fut une grande lamentation à cause de la misère et de la corruption dans lesquelles l'Ennemi avait plongé la noble Cité de l'Anse. Seuls le Roi et son Fils avaient eu la prescience des événements et déjà avaient pourvu à la délivrance de la Cité, délivrance qui devait s'accomplir au moment choisi par Shaddaï. Tous deux laissèrent voir aussi leur douleur, ainsi que le grand amour et la compassion qu'ils ressentaient pour la Ville de l'Âme.

Puis Shaddaï et son Fils se retirèrent en leur appartement privé, et là, examinèrent la résolution prise anciennement : ils souffriraient pour un temps que la Cité fut perdue, mais ils en feraient à nouveau la conquête, et cela de telle manière qu'ils en acquerraient un renom et une gloire éternels. À la suite de cette rencontre, le Fils fit cette promesse au Roi : « Je serai ton Serviteur et je te ramènerai la Cité de l'Âme. » Le Fils alliait en sa Personne la Grandeur et la Douceur. Il aimait très particulièrement les affligés, et n'avait qu'une inimitié au coeur, et Diabolus en était l'objet. Il fut donc décidé qu'au moment déterminé par la Sagesse suprême, le Fils se rendrait dans la contrée de l'Univers, et que là de façon juste et équitable, en faisant amende pour les folies de la Cité de l'Âme, il poserait les fondements d'une parfaite délivrance du joug de Diabolus et de sa tyrannie.

De plus, Emmanuel résolut de faire la guerre à Diabolus tant qu'il régnerait encore sur la Cité de l'Âme et de le chasser des retraites qu'il habitait. Le chef des secrétaires dressa le procès-verbal des décisions prises, et fut chargé de faire connaître celles-ci dans tous les coins et recoins de l'Univers. Nous en donnons ci-après un court résumé :

« Que tous ceux que cela concerne sachent que le Fils de Shaddaï le grand Roi s'est engagé par convention avec son Père à lui ramener la ville de l'Âme ; et à cause de son amour incomparable, il placera celle-ci dans des conditions meilleures plus heureuses que celles qui étaient siennes avant qu'elle fut prise par le géant Diabolus. »

Cette déclaration fut publiée en tous endroits, ce qui provoqua des représailles de la part de Diabolus. « Maintenant je vais être attaqué, songeait-il, et mon habitation me sera enlevée... » Il faut empêcher que ces bonnes nouvelles arrivent aux oreilles de mes esclaves. S'ils apprenaient que leur ancien roi Shaddaï et Emmanuel n'ont pour eux que des pensées d'amour, que pourrais-je espérer d'autre qu'une révolution ? »

Il appela donc le Seigneur Volonté lui recommandant de veiller jour et nuit aux portes de l'Oeil et de l'Oreille, car, dit-il, j'ai entendu parler d'un certain projet : nous serions tous considérés comme traîtres, et Âme d'homme serait ramenée à son premier état d'esclavage. J'espère que ce sont là histoires en l'air ; cependant veillez à ce qu'elles ne pénètrent pas dans la ville ; cela ne pourrait que troubler le peuple. Ces nouvelles ne sauraient vous réjouir Seigneur Volonté pas plus qu'elles ne me réjouissent moi-même. Prenez garde aux marchands qui viennent de loin, arrêtez-les, questionnez-les ; ne laissez le trafic libre que pour ceux qui nous sont favorables. Avez des espions dans tous les coins de la Cité, qu'ils surveillent les habitants surprennent les conversations, et qu'ils aient le pouvoir de supprimer et détruire tous ceux qui tremperaient en quelque complot, ou qui parleraient des prétendus desseins de l'ex-Shaddaï et d'Emmanuel. »

Le Seigneur Volonté s'empressa de déférer aux désirs de Diabolus, lequel décida d'autre part d'imposer aux citoyens un serment de fidélité : « ils devaient le reconnaître lui, Diabolus, comme seul roi, et s'élever contre tout prétendant au gouvernement de la Ville d'Âme. » D'une seule voix les pauvres insensés prononcèrent le serment imposé ; ce qui ne sembla pas leur peser beaucoup plus que ne ferait un sprat dans le gosier d'une baleine. Diabolus, lui, se félicitait de ce qu'il venait d'obtenir. Shaddaï pourrait-il jamais absoudre le peuple de cette alliance avec la mort, de cette convention avec le sépulcre ?

Enfin, l'Usurpateur résolut de faire tomber encore plus bas dans le mal les malheureux citoyens de l'Âme ; et il fit annoncer par M. Ordure que chacun pouvait s'adonner à ses convoitises sans aucune restreinte. Par là il voulait affaiblir davantage ses esclaves, les rendre plus incapables de saisir les bonnes nouvelles et d'espérer encore si celles-ci arrivaient jamais jusqu'à eux. Car le raisonnement de l'intelligence naturelle est celui-ci : Plus un pécheur est enfoncé dans la perdition, moins il peut espérer en la miséricorde.

En agissant ainsi, Diabolus pensait aussi à la sainteté d'Emmanuel. Celui-ci ne reculerait-il pas d'horreur devant semblable abîme de souillure ? Ne se repentirait-il pas d'avoir résolu la rédemption d'êtres tombés aussi bas ? Enfin pour parer aux effets redoutables que pourrait avoir la proclamation de la Délivrance dans la Cité de l'Âme, l'Usurpateur résolut de prendre les devants. Il dit donc que certains bruits étaient parvenus jusqu'à lui, bruits donnant comme certaine une entreprise de Shaddaï pour délivrer la Cité d'Âme humaine. Pour cette raison, il allait prononcer un grand discours sur la place du Marché, et invitait tous les citoyens à venir l'entendre. Voici un résumé de ce discours :

Diabolus rappela d'abord au peuple rassemblé, tout ce qu'il lui avait donné avec la liberté, et combien était grand son amour pour la Cité de l'Âme. Certes, s'il ne pensait qu'à lui, et si les nouvelles de la venue d'Emmanuel étaient exactes, il lui serait bien facile de s'en aller ! Mais non ; il voulait lier son sort à celui des habitants. Et eux, voudraient-ils l'abandonner ? - D'une seule voix, ils répondirent : « Qu'il meure, celui qui voudrait t'abandonner. » - C'est bien inutilement, continua Diabolus, que nous espérerions quelque quartier de Shaddaï ; Shaddaï ne sait pas ce que c'est que de faire quartier : Aussi ne croyez pas une syllabe de tout ce qu'il pourrait vous faire dire en vous offrant le pardon, et en mettant en avant sa miséricorde. Ce serait uniquement pour vaincre plus facilement votre résistance. Prenons donc la résolution de résister jusqu'au bout, et de n'écouter aucune proposition de pardon. C'est du côté de la porte de l'Ouïe que je discerne le danger. Et puis si vous écoutiez Shaddaï, s'il pénétrait dans la ville, s'il faisait quartier à quelques-uns ou même à tous, de quoi cela vous servirait-il ? Continueriez-vous de vivre dans les plaisirs comme vous le faites maintenant ? Non pas ! Vous seriez liés par des lois qui vous rendraient la vie insupportable, et devriez faire ce que, maintenant, vous jugez haïssable : Je suis pour vous, si vous êtes pour moi ; mieux vaut mourir vaillamment que de mener une vie d'esclave !... J'ai des armes pour vous tous. Venez à mon château-fort, vous y serez bien reçus, et vous y trouverez l'armure nécessaire au combat.

1° Je vous recommande mon casque. Le casque de l'espoir que tout est pour le mieux, quoi que vous fassiez. C'est le casque de ceux qui assurent jouir de la paix même en marchant dans l'iniquité et en ajoutant l'ivresse à la soif. Cette pièce de l'armure a fait ses preuves. Tant que vous portez ce casque, vous ne craignez ni flèche, ni dard, ni épée. Il détourne les coups. Veillez donc à toujours le garder.

2° Voici ma cuirasse : une cuirasse de fer forgée en mon pays. Elle consiste en un coeur aussi dur que le fer, aussi insensible que la pierre, que rien ne peut plus toucher ou émouvoir. Avec cette cuirasse, aucune parole de paix ou de pardon ne pourra vous atteindre, non plus que la terreur d'un jugement. Cette pièce de l'armure est très nécessaire à qui veut combattre Shaddaï et s'enrôler sous ma bannière.

3° Mon épée est une langue animée du feu de l'enfer et qui peut se plier à dire du mal de Shaddaï, de son Fils, de ses décisions, de son peuple. Quiconque la possède et en fait l'usage que j'indique, ne se laissera jamais abattre par mon ennemi.

4° Mon bouclier : c'est l'incrédulité. Jetez le doute sur toutes les paroles de Shaddaï. L'incrédulité paralyse sa puissance. Il peut arriver qu'il soit brisé. Cependant ceux qui ont fait le récit des guerres d'Emmanuel contre mes serviteurs assurent qu'en certains endroits il ne put faire de miracle à cause de l'incrédulité. Pour bien le manier refusez de croire les choses même véritables, quelles qu'elles soient, et quelle que soit la personne qui les dit, Si Emmanuel parle de jugement, ne craignez pas ; s'il parle de miséricorde n'écoutez pas. Même s'il promet par serment de ne faire que du bien à l'Âme, ne vous inquiétez pas de ce qu'il dit ; mettez tout en doute. C'est de cette façon qu'il faut manier le bouclier de l'incrédulité. Celui qui fait autrement ne m'aime pas ; il est mon ennemi.

5° Enfin une autre pièce de mon excellente armure, c'est un esprit muet qui ne s'abaisse jamais à implorer la miséricorde et à prier. En plus de tout ce que je viens d'énumérer, j'ai aussi des maillets, des dards empoisonnés, des traits enflammés, des flèches, la mort, armes excellentes qui fauchent l'armée ennemie. »

Tous les habitants de la Cité de l'Âme furent armés de pied en cap et reçurent des munitions abondantes. Ceci fait, Diabolus déclara que si vraiment Shaddaï attaquait la ville, et si celle-ci supportait victorieusement le premier choc, nul doute qu'avant longtemps le monde entier ne lui fût soumis, à lui Diabolus. Alors il ferait des citoyens de l'Âme, des rois, des princes, et des capitaines. La garde fut doublée aux portes, les citoyens s'exercèrent au combat, les chants de guerre retentissaient, chants qui exaltaient le tyran, et le courage des guerriers.

L'avant-garde des armées du roi Shaddaï forte de quarante mille hommes, tous fidèles, et conduits par quatre capitaines choisis parmi les plus vaillants se préparait à partir pour la grande ville de l'Âme. Il avait semblé préférable à Shaddaï de ne pas envoyer immédiatement son Fils, mais de laisser aller d'abord ses serviteurs pour qu'ils prissent contact avec la Cité rebelle. Généralement, dans toutes ses guerres, Shaddaï envoyait cette avant-garde dont les chefs étaient braves et vaillants, Habitués à la dure, ils avaient sous leurs ordres des hommes de la même trempe qu'eux. Chacun des Chefs reçut une bannière qui devait rester déployée pour indiquer l'excellence de la cause du roi Shaddaï et ses droits sur la Cité de l'Âme. La bannière du Chef Boanergès était portée par l'enseigne Tonnerre dont les couleurs étaient noires ; sur l'écusson : trois éclairs flamboyants. Le nom du porte-enseigne du Chef Conviction était M. Tristesse. Ses couleurs étaient pâles et l'écusson représentait le livre de la Loi ouvert d'où jaillissait une flamme.
Le porte-enseigne du général Jugement se nommait M. Terreur, il portait les couleurs rouges et son écusson était une fournaise ardente. Le porte-enseigne du général Exécution était un M. Justice qui portait aussi la livrée rouge et dont l'écusson était un arbre sans fruit avec une cognée plantée dans les racines. Chacun des chefs avait dix mille hommes sous ses ordres. Certain jour officiers et soldats furent appelés par Shaddaï, chacun individuellement, pour se mettre en campagne ; et chacun reçut l'équipement qui convenait à son grade et à son service. Quand le Roi eut rassemblé ses forces pour l'expédition résolue, il donna ses ordres aux chefs et à l'armée, ordres que tous devaient fidèlement exécuter. Voici ce que dit Shaddaï à son généralissime Boanergès : « O toi Boanergès, l'un de mes fougueux et vaillants capitaines qui commande à 10.000 hommes vaillants et fidèles, va en mon nom jusqu'à la misérable Cité de l'Âme : tu lui offriras d'abord la paix, et lui ordonneras de rejeter le joug et la tyrannie du méchant Diabolus puis de revenir à moi qui suis son Prince et Seigneur ; les habitants extirperont tout ce qui est diabolonien et toi tu veilleras à l'exécution de ces ordres. Tu veilleras à ce que la soumission soit véritable. Ensuite tu feras en sorte de m'établir une garnison dans la ville de l'Âme. Veille à ne faire aucun mal à aucun des indigènes ; s'ils veulent se soumettre, traite-les comme des amis, comme des frères, car je les aime. Dis-leur qu'en temps opportun j'irai vers eux et qu'ils sauront que je suis miséricordieux. Mais si, malgré tes sommations et bien que tu produises tes lettres de créance, ils refusent de t'écouter, emploie tous les moyens en ton pouvoir pour les réduire en mon obéissance. Bon voyage. »

Au jour fixé, après un nouveau discours de Shaddaï, l'armée avec ses bannières déployées se mit en marche. Le trajet était long jusqu'à la ville de l'Âme. Partout où elle passait, l'armée royale était en bénédiction.

Après un long voyage on aperçut de loin la Cité ; et discernant aussitôt en quel état misérable le joug de Diabolus l'avait réduite, les troupes de Shaddaï ne purent retenir leurs lamentations. L'armée arriva enfin devant la ville, se massa près de la porte de l'Oreille, dressa ses tentes, creusa des tranchées. - Lorsqu'ils aperçurent le corps expéditionnaire royal, ses brillants uniformes, ses armes étincelantes, ses bannières, les gens de la ville ne purent s'empêcher de venir jusqu'aux remparts pour admirer le spectacle que donnait cette armée si parfaitement disciplinée et si bien équipée. Mais le vieux renard Diabolus pris de crainte que, s'ils étaient sommés de le faire, les gens de la ville n'ouvrissent les portes de la Cité, sortit en hâte de son château-fort, donnant l'ordre au peuple de quitter les remparts sans plus tarder et de se replier au centre de la ville. Et là il leur fit un discours tout entremêlé de mensonges comme à son habitude et de reproches : « Eh quoi. Quel manque de prudence chez ceux que je considère comme mes loyaux sujets, dit-il ! ... Savez-vous d'où viennent ces gens, et pourquoi ils se retranchent devant notre Cité ? Ce sont ceux dont je vous ai parlé depuis longtemps, et contre lesquels je vous ai armés. Pourquoi n'avez-vous pas allumé le signal et sonné l'alarme lorsque vous les avez vus ?... Que de soins n'ai-je pas pris pour rendre la ville imprenable et pour endurcir vos coeurs ! Ai-je tant travaillé en vain ? Et n'ai-je en définitive sous mes ordres qu'une compagnie d'innocents, bons tout au plus à regarder du haut des remparts leurs plus mortels ennemis ? Préparez-vous donc au combat, et que personne, sans un ordre émanant de moi, n'ose plus passer la tête par-dessus les murs. »

À l'ouïe de ce discours, les habitants furent comme pris de panique, ils coururent de-ci, de-là par les rues, appelant au secours, et disant que les hommes qui mettaient le monde sens dessus dessous s'étaient rangés en bataille devant leur Cité...
« J'aime mieux les voir ainsi, dit Diabolus, quand on vint lui annoncer en quel état son discours avait jeté les habitants. »

Avant la fin du troisième jour, le généralissime commanda à son trompette d'aller jusqu'à la porte de l'Oreille pour sommer la Cité de l'Âme de donner audience à l'envoyé du grand roi Shaddaï. Le trompette obéit, fit retentir l'appel, mais personne ne se présenta, car Diabolus l'avait défendu. L'envoyé revint donc rendre compte de sa mission à Boanergès et de son échec. Il fut envoyé une seconde fois ; à nouveau sans résultat. Enfin la troisième fois, le trompette reçut l'ordre d'avertir la ville que si elle refusait l'audience demandée, tous les moyens seraient employés pour la ramener à l'obéissance de Shaddaï. Cette fois, enfin, le Seigneur Volonté, gouverneur de la ville, se présenta et demanda d'un ton rogue : « Pourquoi tout cet horrible bruit ? Qu'étaient toutes ces paroles menaçantes contre la ville de l'Âme ? Qui était l'individu ? D'où venait-il ? » - Le trompette répondit alors : « Je suis le serviteur du plus noble des chefs, le général Boanergès qui commande les armées du roi Shaddaï contre lequel toi et ta Cité vous vous êtes rebellés. Mon maître a un message pour la Cité de l'Âme, pour toi aussi puisque tu en fais partie. - Je m'en vais transmettre tes paroles à mon Maître, dit le Gouverneur, et nous verrons ce qu'il ordonnera. - Notre message n'est pas destiné à Diabolus, répondit le Trompette, mais à la misérable Cité de l'Âme... Nous sommes ici pour la soustraire à l'épouvantable tyrannie de Diabolos et la ramener à son véritable possesseur, l'excellent roi Shaddaï. - Je porterai ton message à la ville, répondit le Gouverneur.
- Prends garde de ne point nous tromper ; si vous vous soumettez nous vous offrons la paix, sinon c'est la guerre. Et comme preuve de ce que je te dis, vous verrez demain flotter sur la montagne, la bannière noire avec ses éclairs. »

Lorsque le temps accordé fut écoulé, Boanergès envoya à nouveau son trompette, décidé à faire connaître à la ville le message du Roi. Cette fois les citoyens se présentèrent, mais ils prirent soin de fortifier autant qu'ils le purent la porte de l'Oreille, avant de venir aux remparts. Le capitaine Boanergès demanda à parler au Maire ; alors ce fut le Seigneur Incrédulité qui se présenta. « Ce n'est pas lui, dit le Capitaine. Où est le Seigneur Intelligence, l'ancien maire de cette ville ? » À cette question, Diabolus en personne, car il était là, se présenta pour répondre : - « M. le Capitaine, dit-il, voici au moins la quatrième sommation de se rendre que vous faites à la Cité. Vous voulez qu'elle se donne à votre Roi. Au nom de quelle autorité je vous prie ? Je n'en sais rien et ne m'en préoccupe point !... » Mais Boanergès ne répondit rien à Diabolus, et s'adressant aux citoyens de la Cité de l'Anse dit : « Sache, Cité malheureuse et rebelle que le grand Shaddaï m'a envoyé vers toi avec cet ordre de te ramener à son obéissance. Et en même temps Boanergès présentait à la vue de tous le sceau royal. Si vous répondez à mon appel, j'ai l'ordre de vous traiter comme des amis ou même comme des frères ; mais si vous refusez d'écouter et de vous soumettre si vous persévérez dans votre révolte, je dois essayer de vous réduire par tous les moyens en mon pouvoir. »

Dès que Boanergès eut cessé de parler, le chef Conviction se leva à son tour et s'adressant aux citoyens, dit : « O malheureuse Cité d'Aine d'Homme autrefois réputée pour ton innocence, tu es maintenant tombée dans le mensonge et l'hypocrisie. Écoute ce que t'a dit le chef Boanergès, accepte les conditions offertes, conditions de paix, de compassion, alors que tu as si gravement offensé le Roi qui pourrait te réduire en pièces. Si tu prétends que tu n'as pas péché, que tu ne t'es pas rebellée contre ton Roi, tout ton passé est là, toutes tes actions sont là depuis le jour que tu t'es détournée de Lui (ce qui fut le commencement de ton péché) et témoignent contre toi. Tu as écouté la voix du Tyran, tu l'as accepté comme roi, tu as rejeté les lois de Shaddaï et accepté celles de Diabolus, tu te mets sur la défensive et tu fermes tes portes devant nous, envoyés et fidèles serviteurs du Roi. Qu'est-ce que tout cela, que signifie tout cela, sinon péché et révolte ? Ah ! accepte l'invitation qui t'est faite, ne méprise pas le temps de la Grâce. Accorde-toi au plus tôt avec la partie adverse. Ne permets pas que les séductions flatteuses du Diable t'entraînent dans le malheur et te ferment les portes de la Grâce. Le misérable séducteur essayera de te faire croire que nous cherchons quelque gain personnel venant à toi, mais sache que nous sommes ici de par les ordres du Roi, et parce que nous voulons ton bonheur.

N'est-ce pas une grâce extraordinaire que Shaddaï s'abaisse comme il le fait pour toi, qu'Il daigne par nous essayer de te persuader par la douceur ? A-t-il besoin de vous, comme vous avez besoin de lui ? Non, non, mais il est miséricordieux, et ne veut pas que tu périsses, mais que tu te repentes et vives. »

Le Chef Jugement se leva ensuite et prenant la parole dit : « O habitants de la Cité de l'Âme qui avez si longtemps vécu dans la révolte et pratiqué la trahison, nous ne sommes pas ici de notre propre mouvement, avec le message de nos propres pensées, ou pour vider une querelle personnelle. Non, c'est le Roi qui nous envoie pour vous ramener à son obéissance : par la douceur si vous acceptez sa clémence, par la force, si vous la rejetez. N'imaginez pas, et ne laissez pas le séducteur vous persuader que le roi Shaddaï n'a pas les moyens de vous réduire. « C'est Lui le Commencement et le Créateur de toutes choses ; c'est Lui qui touche les montagnes et elles fument. » Le jour de la clémence ne durera pas toujours ; devant le Roi s'avance sûrement le jour embrasé de la Colère pour tous les rebelles.

« Est-ce peu pour toi, Cité de l'Âme, que mon Roi te tende le sceptre d'or malgré toutes les provocations ? Saisis-le, et vis... Aucune rançon ne pourrait te racheter : ni tes richesses, ni ton or, ni tes forces. Si tu rejettes la clémence de ton Roi, le jugement t'atteindra ; il vient avec le feu, avec des chariots comme des tourbillons, tu connaîtras le poids de sa colère ; il vient avec des flammes de feu pour juger et rien ne pourra te sauver du juste châtiment. [Tandis que parlait le Chef Exécution, quelques personnes observèrent que Diabolus tremblait]. « O malheureuse cité de l'Âme, dit encore le Chef Jugement, n'ouvriras-tu pas la porte aux envoyés du Roi, à ceux qui se réjouiraient de te voir vivre... Boirais-tu comme on boit du vin nouveau, et jusqu'au fond, la coupe de sa colère qui est préparée pour le Diable et ses anges ? Réfléchis pendant qu'il en est temps. »

Alors se leva le noble capitaine Exécution et il dit : « O toi, Ville de l'Âme, autrefois fameuse, aujourd'hui comme un buisson stérile, autrefois les délices du Roi, aujourd'hui le repaire du Diable. Écoute aussi ce que j'ai à te dire au nom de Shaddaï : « Voici, la cognée est posée à la racine des arbres, tout arbre qui ne porte pas de bons fruits sera coupé et jeté au feu. » Cité de l'Âme tu n'es plus que buissons et épines, et tu ne portes plus que des fruits pleins d'amertume. Tu t'es rebellée contre le Roi, et nous, force de Shaddaï, sommes la cognée qui est posée à la racine. Repens-toi ! Ou bien devrai-je me résoudre à frapper ? La cognée est d'abord posée à la racine, puis elle frappe : la menace, puis l'exécution. Entre l'une et l'autre, il y a la repentance. Repens-toi ! C'est tout ce qui t'est demandé ; c'est maintenant le moment du repentir. Ne t'y refuse point ! Serais-je obligé de frapper ? En ce cas tu serais abattue. Rien ne te sauvera de l'exécution que de te donner à notre Roi. Si la miséricorde ne peut prévaloir en ta faveur, à quoi pourrais-tu servir qu'à être coupée et jetée au feu.

« O Âme, la patience, le support ne sont que pour un temps, un an, deux ans, trois ans..., or, ta rébellion dure depuis plus longtemps que cela. « Tu couperas », a dit le Roi. T'imaginerais-tu qu'il n'y a ici que des menaces ? et qu'il n'a pas le pouvoir d'exécuter sa Parole ? Tu découvriras que les paroles de notre Reine sont pas seulement des menaces, mais un feu dévorant pour le pécheur qui les méprise.

« Tu as embarrassé le sol assez longtemps inutilement. Voudrais-tu persévérer dans cette mauvaise voie.. Ton péché a amené cette armée sous tes remparts. Entraînera-t-il aussi une exécution dans la ville ? Tu as entendu la voix des capitaines, et cependant tu gardes tes portes, fermées. Ne veux-tu pas ouvrir ? Ne veux-tu pas, enfin, accepter les conditions de paix ? »

La ville de l'Anse refusa de se laisser vaincre par les pressantes sollicitations des nobles capitaines de Shaddaï. Cependant quelque chose avait atteint la Porte de l'Oreille ; un coup terrible lui avait été porté et l'avait ébranlée, même si elle ne s'était pas ouverte. Après réflexions, la ville fit savoir qu'elle réclamait du temps pour préparer sa réponse. « - Oui, nous accorderons ce délai, si vous jetez par-dessus les murs Méchante Pause, afin que nous puissions le punir comme il le mérite, répondirent les Chefs, car nous savons bien qu'aussi longtemps qu'il sera dans la ville aucune décision salutaire ne pourra être prise et que toute considération favorable à votre salut sera bafouée.

Diabolus qui était toujours présent et ne désirait pas perdre son orateur, pensa d'abord répondre lui-même, puis il commanda au Seigneur Incrédulité de le faire.
- Messieurs, dit celui-ci, vous êtes venus troubler notre prince, menacer notre ville, et même vous avez établi votre camp sous nos murs. D'où venez-vous ? Nous ne voulons pas le savoir. Qui êtes-vous ? Nous ne croyons pas ce que vous dites. Vous dites bien dans vos terribles discours que vous tenez votre autorité de Shaddaï ; mais de quel droit vous donne-t-il des ordres nous concernant ? Cela nous voulons l'ignorer.

« Agissant de par cette autorité, vous ordonnez à la ville d'abandonner son seigneur, et de recourir à la protection du grand Shaddaï votre Roi, assurant avec de flatteuses promesses, qu'il passera l'éponge sur le passé.

« De plus, vous jetez la ville dans la terreur en la menaçant de destruction si elle refuse de se plier à vos volontés.

« Et maintenant, Capitaines, d'où que vous veniez, et même si vos motifs sont excellents, sachez que ni Monseigneur Diabolus, ni moi son serviteur Incrédulité, ni notre brave ville de l'Âme nous ne voulons prendre en considération vos personnes, votre message, le Roi qui, dites-vous, vous a envoyés. Nous ne craignons ni sa puissance, ni. sa grandeur, ni sa vengeance, et nous ne céderons pas devant vos sommations.

« Vous nous déclarez la guerre ; nous allons donc nous défendre aussi bien que possible, et sachez que nous sommes en état de vous défier. Pour terminer, car je ne veux pas vous fatiguer, je vous dirai que nous vous prenons pour des vagabonds, pour une bande de fuyards, vous vous êtes probablement révoltés contre votre Roi, et vous vous êtes rassemblés allant de lieu en lieu, dans l'espoir de conquérir une ville ou un pays pour en faire votre habitation après avoir réduit ses possesseurs légitimes à la fuite par vos menaces ou vos flatteries. Mais ce n'est pas la Ville de l'Âme qui tombera dans vos pièges.

« Ma conclusion est celle-ci : nous n'avons pas peur de vous, nous ne vous craignons pas, nous refusons d'obtempérer à vos sommations. Nos portes resteront fermées. Vous n'entrerez pas chez nous, et nous « ne tolérerons pas que vous campiez plus longtemps devant notre Cité. Les citoyens doivent vivre en paix, votre présence est pour eux une cause de trouble ; aussi levez le camp le plus tôt possible. C'est là mon conseil, décampez promptement, armes et bagages, ou l'on tirera sur vous. »

Le Seigneur Volonté ajouta qu'on donnait aux assiégeants trois jours pour plier bagages et disparaître, ou ils apprendraient à leurs dépens que c'était chose grave que de réveiller le lion Diabolus qui s'était installé dans la Cité de l'Âme. » Enfin l'Archiviste M. Oublie le Bien vint à son tour dire son mot à l'armée assiégeante : « Messieurs, dit-il, remarquez avec quelle bonté, quelle douceur nos Seigneurs ont répondu à vos discours sans aménité et pleins d'aigreur. J'entends qu'ils vous laissent libres de partir en paix ! Profitez de leur bonté et décampez. Nous aurions pu vous tomber dessus et vous faire sentir la pointe de nos épées. Mais nous aimons nos aises et la tranquillité, c'est pourquoi nous préférons éviter de molester les autres. »

À l'ouïe de ces réponses, la ville de l'Âme poussa de grands cris de joie, comme si la décision de résistance lui avait apporté de grands avantages. On sonna les cloches, on se livra à des réjouissances, et le peuple se mit à danser sur les remparts.

Diabolus retourna au château, le Maire et l'Archiviste chez eux. Mais le Seigneur Volonté renforça la garde à la porte de l'Oreille et il y plaça un capitaine Prévention, auquel il donna soixante hommes, tous sourds, un très grand avantage, puisqu'ils ignoraient absolument tout ce qu'on pouvait leur dire.

Quand les chefs eurent entendu la réponse des grands et quand ils comprirent qu'ils ne pouvaient arriver jusqu'aux citoyens eux-mêmes, ils se préparèrent au combat ; la troupe fut surtout massée près de la Porte de l'Oreille, car c'est par là uniquement qu'on pouvait pénétrer dans la ville. Le cri de guerre fut donné : « il faut naître de nouveau. » Les trompettes sonnèrent, celles de la ville répondirent, les cris de guerre répondaient aux cris de guerre, les charges se succédaient, la bataille était engagée. Sur la tour qui dominait la porte de l'Ouïe, ceux de la ville avaient dressé deux canons, l'un nommé Fierté, l'autre Entêtement ; ils comptaient beaucoup sur ces pièces lourdes ainsi que sur d'autres pièces de moindre calibre pour harceler le camp de Shaddaï et aider à la garde de la porte de l'Oreille ; mais cette artillerie n'eut pas l'efficacité espérée. L'armée du Roi combattait avec vaillance, tout son effort portant sur la porte de l'Oreille sur laquelle résonnaient les coups puissants des béliers. Les frondes aussi étaient en action et tiraient sans répit sur les habitants et sur les maisons.

La guerre se prolongeait. Plusieurs rencontres s'étaient produites entre les deux armées. Dans l'une d'elles trois individus qui avaient obtenu de se joindre aux armées de Shaddaï furent faits prisonniers. C'étaient les nommés Tradition, Sagesse humaine et Invention d'homme. Ils désiraient être soldats, avaient-ils dit à Boanergès et comme ils semblaient habiles et courageux, le généralissime avait accepté leurs services.

Apprenant que la compagnie du Seigneur Volonté avait fait ces prisonniers, le géant Diabolus s'enquit de l'affaire ; puis il fit comparaître les prisonniers devant lui. Il leur demanda d'où ils étaient et comment il se faisait qu'ils étaient dans l'armée de Shaddaï ? Sa curiosité satisfaite, il les renvoya en prison. Quelques jours après, Diabolus les fit à nouveau appeler, et leur demanda s'ils accepteraient de servir contre leurs anciens Chefs ? » À cette question ils répondirent qu'ils ne vivaient pas tellement de religion que de la fortune des armes. Puisque sa Seigneurie offrait de subvenir à leur entretien, ils le serviraient volontiers. Or il y avait dans la ville un certain capitaine N'importe-quoi, homme très actif, c'est à lui que Diabolus envoya ces trois recrues. Les deux premiers furent promus au grade de sergent ; il garda le troisième pour son service particulier. -

Les assiégeants obtinrent aussi quelques résultats : ils abattirent le toit de la maison du Maire, M. Intelligence, de sorte que celui-ci devint plus accessible ; ils tuèrent presque le seigneur Volonté, et firent un grand carnage de conseillers municipaux : d'un seul coup de canon, ils tuèrent MM. Jurement, Prostitution, Fureur, S'attache-aux-mensonges, Ivresse, Tricherie. Enfin ils démontèrent les deux canons qui dominaient la porte de l'Oreille. Cependant la Cité de l'Âme résistait toujours ; Diabolus la défendait avec rage, bien secondé par les chefs qu'il avait choisis. Il apparaissait que la campagne d'été allait se terminer sans résultat appréciable, sans avantage décisif pour les armées de Shaddaï. Les chefs décidèrent de se retirer en bon ordre et de se retrancher pour prendre leurs quartiers d'hiver. Mais ils le firent de telle manière qu'ils pouvaient encore harceler la Cité de l'Âme, et la jeter dans de terribles paniques.

Désormais les habitants ne surent plus ce que c'était que de s'endormir paisiblement ; ils ne pouvaient plus comme autrefois se livrer à la débauche, en toute tranquillité. Tantôt l'alarme retentissait à la porte de l'Oreille, tantôt à une autre porte de la Ville, ou bien à toutes à la fois. Une nuit c'étaient les trompettes qui faisaient vibrer l'air, et jetaient les assiégés dans l'effroi ; ou bien une pluie de pierres lancées par les frondes s'abattaient sur quelque quartier ; quelquefois dix mille hommes faisaient le tour des remparts en lançant leur cri de guerre. D'autres fois les plaintes des blessés retentissaient et leurs gémissements faisaient trembler les assiégés.

La lassitude commençait de se faire sentir chez les habitants. Quelques-uns disaient : « Impossible de tenir ainsi plus longtemps » Ce à quoi d'autres répondaient que cela finirait bientôt. Enfin certains conseillaient de retourner au roi Shaddaï. - « Mais il refusera de nous recevoir », leur répondait-on. L'ancien archiviste, M. Conscience, recommençait à se faire entendre dans la ville, et ce qu'il disait éclatait comme des coups de tonnerre et plongeait dans la terreur la Cité assiégée. Le bruit de ses paroles, celui des soldats, et les cris des chefs faisaient trembler les habitants.

Enfin les provisions commencèrent à manquer dans la Ville. Le peuple ne pouvait plus se procurer ce après quoi son âme soupirait. Les choses que les citoyens aimaient semblaient frappées par le gel ou la chaleur. Des rides apparaissaient sur les figures et sur bien des visages on voyait déjà se dessiner les ombres de la mort. Ah ! que n'auraient-ils pas donné pour jouir à nouveau de la paix et de la tranquillité d'esprit, même dans la plus misérable des situations !

Au cours de l'hiver, le trompette du généralissime Boanergès fut envoyé de nouveau à la Cité pour la sommer de se rendre au roi Shaddaï - ce qu'il fit à trois reprises. Âme d'homme se serait volontiers rendue, mais le seigneur Incrédulité veillait, et s'y opposait absolument. Quant au Seigneur Volonté, il ne savait quel parti prendre : un jour il acceptait la reddition, le lendemain il s'y opposait aussi ! Diabolus se livrait à des accès de fureur épouvantables. Quant aux citoyens, tous étaient loin de vouloir la même chose, de sorte qu'ils restèrent dans l'incrédulité et dans la crainte. La première fois, le messager de l'Armée royale était venu avec des paroles de paix. « Les Chefs avaient pitié de sa misère ; ils souffraient de voir la Ville elle-même s'opposer à sa délivrance. Si seulement elle voulait se repentir, s'humilier pour sa défection, le Roi lui pardonnerait et même il oublierait sa conduite passée. Et après quelques mots d'avertissement, il les laissa en disant qu'ils veillassent à ne point empêcher eux-mêmes leur délivrance. »

La seconde fois le message fut plus rude : « L'obstination de l'Âme ne faisait qu'irriter les Chefs qui étaient résolus à conquérir la Ville, ou à mourir sous ses murs. »

La troisième fois, le trompette fut chargé d'un message plein de sévérité parce que les habitants avaient méprisé les offres de clémence. Il devait transmettre un ordre de reddition pur et simple de la part des Chefs, qui se réservaient de décider de leur attitude ultérieure. »

Ces trois sommations et surtout la dernière jetèrent la ville dans l'effroi : elle décida sur l'heure de tenir un conseil. Il y fut décidé que le Seigneur Volonté irait à la Porte de l'Oreille, et là, sonnerait de la trompette pour demander audience aux Chefs de l'Armée assiégeante.

Ainsi fut fait. Tout aussitôt, les chefs à la tête de leurs milliers en armes vinrent se masser près de la porte de l'Ouïe. Les anciens de la Corporation de l'Âme firent alors savoir qu'ils étaient prêts à se rendre à certaines conditions. Les seigneurs Incrédulité, Oublie le Bien et Volonté, gouverneurs de la Ville, du château et des remparts, seraient maintenus dans leurs charges par Shaddaï. - 2° Aucun de ceux qui présentement servaient le géant Diabolus ne serait chassé de sa maison, ou privé de la liberté dont il avait joui jusqu'ici, ou molesté d'aucune autre manière par Shaddaï. - 3° Que les citoyens continueraient de jouir de leurs anciens droits et privilèges, ceux qu'ils avaient acquis et dont ils jouissaient sous la domination de Diabolus, leur seul seigneur et grand défenseur depuis longtemps déjà. - 4° Aucune loi, aucune charge ne seraient instituées sans leurs décision et consentement. Telles sont nos propositions ou conditions de paix. Si elles sont acceptées, nous nous soumettrons à votre Roi. »

Quand les Chefs eurent entendu ces offres misérables de reddition et ces conditions de paix si éhontées, ils firent répondre à la Ville par leur capitaine Boanergès :

« O habitants de la Cité de l'Âme, dit celui-ci, quand j'entendis que vous désiriez une entrevue, j'en fus heureux et quand vous dîtes vouloir vous soumettre au roi Shaddaï, j'en eus encore plus de joie. Mais quand j'entendis vos prétentions et restrictions ridicules qui mettent en relief votre iniquité, ma joie se changea en tristesse. Méchante Pause, l'ancien ennemi de l'Âme, vous aura aidés à rédiger ces propositions ; mais elles sont indignes d'être prises en considération par quiconque prétend servir Shaddaï. Tous les Chefs et moi nous refusons avec dédain et nous rejetons vos misérables propositions que nous considérons comme une honteuse iniquité.

« Mais, ô Cité de l'Âme, si tu veux te rendre à nous, ou plutôt à notre Roi, si tu veux avoir cette confiance qu'il t'imposera les conditions de paix les meilleures, c'est-à-dire celles qui te seront le plus avantageuses, alors nous pourrons te recevoir et faire la paix. Mais si tu ne veux pas te reposer en Shaddaï, si tu refuses de te confier en Lui, alors rien n'est changé, et nous savons ce qu'il nous reste à faire. »

Alors le Maire, M. Incrédulité, se hâta de répondre à Boanergès : « Qui donc, étant libre, serait assez fou pour passer à l'ennemi, et cela sans condition ! Certainement pas moi, dit-il ! Connaissons-nous ton roi, son caractère ? Quelques-uns parlent de sa colère, d'autres de sa sévérité, d'autres assurent qu'il réclame au delà de ce qu'on peut fournir ! » Puis se tournant vers les habitants, il ajouta : « Prends garde, Cité de l'Âme, à ce que tu vas décider. Quelle folie ce serait de te rendre sans conditions ! Si tu cèdes, tu te donnes à un autre, donc tu ne t'appartiens plus. Se donner ainsi à quelqu'un qui prétend exercer une autorité sans limites serait la plus grande des folies. Car aujourd'hui vous pouvez vous repentir, mais vous ne pouvez pas vous plaindre avec justice. Si vous vous donniez à Lui, savez-vous seulement qui serait exécuté, qui aurait la vie sauve, ou si tous, nous serions mis en pièces ? Un autre peuple serait alors transporté dans notre enceinte pour habiter la Cité. »

Ce discours de M. le Maire jetait par terre tout espoir d'un arrangement possible : Les Chefs de Shaddaï retournèrent à leurs tranchées, à leurs tentes et à leurs hommes ; et le Maire de la Cité se rendit au château chez son roi Diabolos. Celui-ci l'attendait :

- « Je vous souhaite la bienvenue Monseigneur, lui dit-il. Et comment sont allées les affaires aujourd'hui ? » Après avoir fait une profonde révérence, Incrédulité raconta ce qui avait été dit et la réponse qu'il avait faite. Alors Diabolus fit l'éloge de son fidèle serviteur : Incrédulité. Que de fois il avait eu recours à ses services et toujours avec les mêmes résultats ! Jamais Incrédulité n'avait fait défaut. Ah ! s'ils remportaient une victoire définitive, Incrédulité serait promu aux plus grands honneurs, et aurait une situation bien supérieure à celle du présent. Gouverneur de l'Univers, Incrédulité dominerait sur toutes les nations ; et si lui, Diabolus, devenait le premier, Incrédulité serait son second. L'entrevue terminée, le Seigneur Incrédulité regagna sa demeure en se rengorgeant d'orgueil au souvenir des flatteuses paroles qu'il venait d'entendre, se considérant comme l'objet d'un grand honneur. En réalité Diabolus l'avait gorgé d'espérances, espérances bien problématiques pour ne pas dire chimériques.

Pendant l'entrevue du Palais, le peuple discutait dans la Ville ce qui venait de se passer ; et la réponse faite par le maire Incrédulité aux vaillants capitaines de Shaddaï était blâmée. L'ancien maire M. Intelligence, et l'ex-archiviste M. Conscience, mis au courant de l'attitude et du discours d'Incrédulité, allèrent au peuple, lui démontrant que les demandes des Chefs étaient fort raisonnables. Mais qu'attendre encore, après le discours d'Incrédulité ! Celui-ci mettait la ville en bien mauvaise posture devant les messagers du Roi : les paroles en étaient irrespectueuses ; Incrédulité accusait les Chefs ainsi que leur Roi de fausseté et de fourberie, car c'était bien cela qui ressortait de son discours, de cette supposition de destruction, alors que le Chef avait parlé de clémence et de pardon à plusieurs reprises. »

Convaincue d'avoir été desservie par son Maire, la foule commença de se rassembler sur les places et dans les rues. Les gens murmurèrent d'abord, puis parlèrent ouvertement, puis se mirent à aller de ci, de là en chantant la louange des Chefs de l'Armée royale. Ah s'ils étaient seulement gouvernés par de telles personnalités et par Shaddaï »

Quand le Seigneur Incrédulité entendit dire que l'émeute grondait dans la ville, il se hâta de sortir pensant apaiser les citoyens avec la seule majesté de sa présence. Mais quand on l'aperçut, on se précipita sur lui et on lui aurait sans doute fait passer un mauvais quart d'heure, s'il ne s'était réfugié dans une maison. Les insurgés essayèrent d'abattre celle-ci, mais elle était trop solide et ils n'y purent réussir. Rassemblant son courage, M. Incrédulité s'avança à une fenêtre et s'adressa au peuple pour connaître la raison de la révolte ?

Le Seigneur Intelligence répondit qu'elle provenait de son attitude envers les braves officiers de Shaddaï. Il avait commis trois fautes :

1° En n'admettant ni M. Conscience ni lui-même à l'entretien avec le messager du Roi ;

2° En faisant des ouvertures absolument inacceptables, réclamant pour la Cité de l'Âme la possibilité de continuer à' vivre dans la dissolution et la vanité ; il offrait ainsi à Shaddaï une situation subalterne : Prince de nom, tandis que Diabolus restait le véritable Roi ;

3° En empêchant par son insolent discours la clémence de s'exercer en faveur de la Cité. »

Dès que M. Intelligence eût achevé de parler, Incrédulité cria : « Trahison, Trahison ! Aux armes ! Aux armes ! Vous les fidèles sujets de Diabolus dans la Cité, à moi ! »

Donnez à mes paroles le sens que vous voulez, répondit Intelligence, mais j'affirme que les officiers d'un si grand Roi méritaient d'être plus civilement traités.

Cela ne va guère mieux, répondit Incrédulité. Moi, quand j'ai parlé, j'ai parlé pour mon Prince, pour son gouvernement, pour le peuple que, maintenant, vous excitez à la révolte.

M. Conscience intervint alors pour reprocher à Incrédulité sa manière de répondre à M. Intelligence. Il était évident que ce dernier avait dit la vérité, et qu'Incrédulité était un ennemi de la Ville de l'Âme ; soyez certain que votre discours impertinent a fait du mal à la ville, et qu'il a attristé les chefs de Shaddaï. Si vous aviez accepté leurs conditions, nous n'aurions plus à redouter le son de la trompette et les frayeurs de la guerre ; celle-ci aurait cessé. Mais ce terrible bruit de la trompette continue, et le manque de sagesse de votre discours en est la cause.

Si je vis, dit Incrédulité, je transmettrai votre message à Diabolus, Monsieur ; et c'est lui qui vous répondra. En attendant, nous cherchons le bien de la ville et nous ne demandons pas vos conseils.

Vous et votre Prince, vous êtes des étrangers dans la Cité de l'Âme, dit Intelligence. Sommes-nous certains que votre gouvernement ne va pas nous conduire en de plus grandes épreuves et nous réduire en une plus grande extrémité ? Puis quand vous verrez la partie perdue, qui nous garantit que vous ne nous abandonnerez pas, ne songeant qu'à votre seule sécurité. Peut-être recourrez-vous à la fuite en incendiant la ville et en profitant de la fumée ou de la flamme de son embrasement, qui nous réduira en un monceau de ruines et de cendres.

Vous oubliez Monsieur que je suis le Gouverneur, répondit Incrédulité, que vous n'êtes que sujet, et que votre conduite est inconvenante. Monseigneur Diabolus ne vous saura point gré de vos prétendus soucis. »

Alors que cet échange de propos se faisait, le seigneur Volonté survint accompagné de M. Prévention, de Méchante Pause, de quelques conseillers et bourgeois nouvellement créés, et ils s'enquirent de la raison du tumulte. Tout le monde répondait à la fois, et ordre fut donné de faire silence. Alors le vieux renard « Incrédulité » se hâta de prendre la parole : « Monseigneur, dit-il en s'adressant à Volonté et en désignant Intelligence et Conscience, ces deux impertinents personnages donnant cours à leurs méchantes dispositions et sous l'influence de M. Mécontentement, ont assemblé le peuple contre moi, et essayé de l'entraîner à des actes de rébellion contre notre Prince. »

Alors tous les Diaboloniens présents affirmèrent que le rapport d'Incrédulité était exact. Quand les indigènes virent que les seigneurs Intelligence et Conscience étaient en péril, la force étant contre eux, ils entourèrent aussitôt ceux-ci, et deux puissants partis se formèrent. Les Diaboloniens voulaient qu'on mît en prison Intelligence et Conscience ; le parti adverse s'y opposait. Les uns chantaient les louanges d'Incrédulité, d'Ingratitude [de nouveaux conseillers] et du grand Diabolus ; les autres célébraient Shaddaï, ses lois, sa miséricorde, faisaient les éloges de ses capitaines, de leurs conditions et de leur conduite. Des paroles on en vint aux mains. Les coups pleuvaient dans toutes les directions. Le cher vieux gentilhomme M. Conscience fut à deux reprises jeté par terre par un diabolonien : « Engourdissement » ; M. Intelligence risqua d'être tué d'un coup d'arquebuse, mais le diabolonien qui le visait mit à côté.

L'autre parti fut aussi sérieusement touché : M. Raison démolit le cerveau de M. Tête imprudente, un diabolonien ; et je ne pus m'empêcher de rire en voyant comment M. Prévention était frappé et roulé dans la boue. Bien qu'il eût été promu capitaine et mis à la tête d'une compagnie de Diaboloniens pour le plus grand dommage de la Ville d'Âme, je vis que ses propres troupes le piétinaient, et que le parti de M. Intelligence ne l'épargnait pas davantage. M. N'importe quoi fut aussi fort malmené par les deux partis malgré sa brillante conduite, car il n'était fidèle à personne. Il eut une jambe cassée, et celui qui fit cet exploit regretta que ce ne fût pas le cou plutôt qu'une jambe. Il y eut bien d'autres blessés de part et d'autre mais ce qui étonna beaucoup, ce fut de voir l'inaction de M. Volonté. Il semblait indifférent à ce qui se passait ; on s'aperçut même qu'il souriait en voyant Prévention recevoir des horions de tous côtés ; et il ne donna aucune attention à son Capitaine N'importe quoi.

Quand l'émeute fut calmée, Diabolus fit saisir les Seigneurs Intelligence et Conscience, comme ayant provoqué le désordre et les fit jeter en prison où ils furent durement traités. Il aurait bien voulu s'en défaire tout à fait, mais les circonstances étaient défavorables : la guerre sévissait à toutes les portes de la Cité.

Une fois de retour au camp, les capitaines de Shaddaï avaient convoqué un Conseil de guerre pour décider ce qu'il y avait lieu de faire. Les uns conseillaient de tomber sur la ville et de l'attaquer de toutes parts ; d'autres, le plus grand nombre, conseillaient une nouvelle sommation ; il leur semblait pour autant qu'ils avaient pu s'en rendre compte que la Cité de l'Âme était plus favorable à leurs ouvertures qu'au début. Une action précipitée pourrait faire dissiper ces sentiments naissants ; mieux valait user encore de mansuétude. On décida donc d'envoyer un nouveau messager à la ville. Celui-ci fut appelé ; on lui dit exactement ce qu'il devait prononcer, puis on l'envoya en lui souhaitant la bénédiction de Dieu. Peu d'heures après, il se mettait en route. Une fois arrivé à la porte de l'Oreille, il sonna de la trompette et quand ceux de l'intérieur furent venus, il prononça ces paroles :

« Malheureuse ville de l'Âme, au coeur endurci, combien de temps encore t'attacheras-tu au péché, combien de temps, dans ta simplicité, prendras-tu tes délices dans le mépris, et refuseras-tu les offres de paix et de délivrance ? Combien de temps refuseras-tu l'or des promesses de Shaddaï pour t'attacher aux mensonges et à l'hypocrisie de Diabolus ? Quand Shaddaï aura remporté la victoire, penses-tu que tu ne seras pas malheureuse en te souvenant de ton attitude actuelle ? Penses-tu l'effrayer comme tu effrayerais une fourmi ? Ta force surpasserait-elle la sienne ? Lève les yeux ; considère les étoiles ; mesure leur hauteur ! Arrêterais-tu le soleil dans sa course ? Empêcherais-tu la lune de répandre sa lumière ? Peux-tu compter les étoiles, ou fermer les écluses des cieux ? Peux-tu appeler les eaux de la mer et en couvrir la terre ? Peux-tu voir les orgueilleux et les abaisser, et les lier en secret ? Telles sont quelques-unes des oeuvres du Roi au nom duquel nous nous adressons à toi en ce jour, afin de t'amener sous son autorité. En son Nom, nous te sommons à nouveau de te rendre à ses capitaines. »

À l'ouïe de ces paroles, les habitants de la Cité de l'Âme (les indigènes) ne surent que dire. C'est pourquoi Diabolus se présenta pour répondre lui-même, ce qu'il fit en s'adressant à ses sujets : « Messieurs, dit-il, si tout ce que nous venons d'entendre est vrai, la grandeur de Shaddaï est écrasante. La terreur que vous auriez de lui vous réduirait en esclavage ; vous ramperiez devant lui. Maintenant, à distance, la pensée de sa puissance vous écrase, comment pourriez-vous supporter sa Présence ? Avec moi, votre Prince, vous pouvez vous amuser comme avec une fourmi. Considérez donc bien ce qui vous est le plus profitable et souvenez-vous des immunités que je vous ai conférées.

« De plus, si tout ce que ce messager a dit est vrai, comment se fait-il que tous les sujets de Shaddaï soient tellement asservis en quelque lieu qu'ils se trouvent ? Dans tout l'Univers, personne n'est plus malheureux ni plus écrasé qu'ils ne le sont.

« Réfléchis bien, Cité de l'Âme. Je voudrais que tu redoutasses de m'abandonner, autant que moi je crains d'avoir à le faire. Réfléchis ; le boulet est encore à ton pied ; tu as la liberté si tu sais t'en servir. Tu as aussi un roi si tu veux l'aimer et lui obéir. »

Ce discours ne fit qu'endurcir encore le coeur de la malheureuse Cité : la grandeur de Shaddaï l'écrasait effectivement, et le sentiment de sa sainteté la jetait dans le désespoir. Alors les Diaboloniens, après avoir tenu conseil, firent dire au messager des Capitaines que pour ce qui les concernait, ils resteraient fidèles à Diabolus, que jamais ils ne capituleraient devant Shaddaï, qu'il était donc bien inutile de leur envoyer de nouvelles sommations. Plutôt que de se rendre, ils mourraient sur place. » L'horizon s'obscurcissait de plus en plus ; il semblait qu'Âme humaine fût irrémédiablement perdue. Cependant les Capitaines connaissaient les ressources royales et refusaient la défaite. Ils envoyèrent donc d'autres sommations dont la teneur était toujours plus sévère. Mais plus Âme humaine était pressée de se donner à Shaddaï, plus elle s'éloignait de lui.

Devant cette attitude, les Capitaines résolurent de cesser les sommations et de recourir à un autre moyen. Réunis en conseil, ils examinèrent ce qui pourrait le mieux atteindre le but : conquérir la Cité de l'Âme et l'arracher à la tyrannie de Diabolus. Après plusieurs autres, le Capitaine Conviction se leva pour parler : « A son avis, il fallait continuer de harceler la ville jour et nuit, ce qui abattrait son esprit de rébellion ; 2° Il lui semblait nécessaire d'envoyer une pétition au Roi Shaddaï qui relaterait les faits de guerre, les sommations, leur résultat, l'état de rébellion où Âme d'Homme était encore. L'épître s'achevait ainsi : « Qu'il te plaise ô Roi des Rois de pardonner l'inutilité de nos efforts ; qu'Il te plaise aussi de nous envoyer de nouvelles troupes et un Chef capable, lequel serait tout à la fois aimé et craint des citoyens de la ville rebelle. Ce n'est pas que nous voulions abandonner notre poste ; nous sommes prêts à mourir sous les murs de la Cité, mais il nous tarde que tu rentres en possession de la Cité de l'Âme, et de pouvoir te servir en quelque autre lieu que tu décideras. » Une fois la pétition rédigée, écrite, scellée, elle fut expédiée en toute hâte au Roi Shaddaï par un courrier très sûr : « Amour des Âmes ».

Le prince Emmanuel reçut la pétition des mains du messager, il en prit connaissance, l'amenda sur certains points, y ajouta quelques lignes puis la porta lui-même au Roi.
Le Roi fut heureux de lire le message de ses Capitaines, combien plus en constatant que son fils l'appuyait. Le Roi fit donc appeler Emmanuel qui répondit aussitôt : « Me voici ô Père ! » Le Roi et son Fils parlèrent des conditions de la Ville, des desseins royaux pour la Cité, du rachat opéré par Emmanuel. « Et maintenant va jusqu'au Camp, ajouta Shaddaï : tu réussiras, tu prévaudras, tu vaincras la grande ville de l'Âme. » Emmanuel répondit : « Ta loi est écrite en mon coeur, ô Dieu je prends mes délices à faire ta volonté... J'ai longtemps désiré ce jour... Revêts-moi de la force et de la sagesse nécessaires pour accomplir l'oeuvre que tu me donnes à faire. Rien ne me coûtera trop pour la Cité de l'Âme, je te bénis mon Père de ce que tu m'as choisi pour être le Capitaine de son salut. »

La nouvelle du départ d'Emmanuel pour la conquête d'Aine d'Homme se répandit à la cour de Shaddaï avec la rapidité de l'éclair ; tous parlaient des desseins royaux ; tous, du plus puissant au plus humble auraient aussi voulu partir sous les ordres d'Emmanuel.

Il avait été décidé qu'on enverrait au camp la nouvelle de la venue du Prince Lui-même. Lorsque les Chefs et l'Armée reçurent le message ils poussèrent de tels cris de joie que la terre en trembla. Les montagnes firent écho à cette explosion d'allégresse et Diabolus manqua d'en perdre l'équilibre dans son palais. Ses espions qui parcouraient l'Univers vinrent lui annoncer la venue d'Emmanuel, et il en fut rempli d'effroi, car il ne redoutait personne autant que le Prince.

 

CHAPITRE IV

LE SIÈGE DE LA VILLE DE L'ÂME CONTINUE SOUS LA DIRECTION D'EMMANUEL. - LUI-MÊME SE PRÉSENTE MAINTENANT A LAME. - IL LA FAIT ENVIRONNER DE TOUTES PARTS PAR SES ARMÉES ET LUI OFFRE LA PAIX. - À L'INSTIGATION DE DIABOLUS, LA GRANDE VILLE DE L'ÂME REJETTE LES AVANCES D'EMMANUEL. - L'ASSAUT. - LES PROPOSITIONS DE DIABOLUS QUI OFFRE LE PARTAGE DE L'ÂME ; IL SE CONTENTERAIT D'Y GARDER UNE TOUTE PETITE PLACE. - REFUS D'EMMANUEL. - NOUVEL ASSAUT. - VICTOIRE ET DÉLIVRANCE.


 

 Le moment du départ d'Emmanuel approchait. Il choisit comme officiers de l'armée sous ses ordres, cinq vaillants chefs ; chacun commandait à dix mille hommes. C'étaient les capitaines Confiance, Espérance, Charité, Innocence et Patience. Les couleurs du premier chef portées par l'enseigne Promesse étaient rouges et avaient comme écusson un agneau et un bouclier d'or ; celles du second chef portées par l'enseigne Attente étaient bleues et l'écusson avait trois ancres d'or ; celles du troisième portées par Pitié étaient vertes et avaient en écusson trois orphelins nus ; celles du quatrième chef portées par l'enseigne Inoffensif étaient blanches et l'écusson portait trois colombes d'or ; enfin celles du capitaine Patience étaient noires ; portées par l'enseigne Long-Support, elles avaient comme écusson trois flèches transperçant un coeur. Emmanuel lui-même était à la tête de la nouvelle armée. Son armure était d'or pur et resplendissait comme le soleil ; celles des chefs étaient d'acier et avaient des reflets éblouissants. Sur l'ordre du Père, l'armée était munie de quarante-quatre béliers et de douze frondes ; celles-ci d'or pur. Lorsque, enfin, l'armée se mit en marche, lorsque les trompettes sonnèrent, et quand les bannières déployées flottèrent au vent, ce fut un spectacle unique, magnifique. Le voyage fut assez long, et la joie fut grande lorsque l'Armée de secours ne fut plus qu'à une lieue des murs de la Ville d'Âme. Alors elle s'arrêta, et les chefs de l'armée assiégeante vinrent donner à Emmanuel les dernières nouvelles. Puis on se remit en marche, et les soldats qui avaient fait la campagne saluèrent les nouveaux arrivants avec des hourras d'allégresse. Ces cris, ces vivats sortant de milliers de poitrines ébranlèrent l'air et jusqu'à la terre, et Diabolus en ressentit une frayeur épouvantable.

L'armée d'Emmanuel vint jusqu'aux murs de la Cité et l'environna de toutes parts, alors que la première armée n'avait fait qu'assiéger les portes. Où qu'Anne d'homme tournât les yeux, c'était un déploiement de forces. Des travaux avaient été édifiés de deux côtés : d'un côté le mont Faveur, de l'autre le mont Justice. Des terrassements de moindre envergure étaient menés de front : l'avancée de la Vérité, les terrasses de Point de Péché. On y plaça plusieurs frondes. Cinq des plus puissants béliers furent placés sur le mont Écoutez qui se dressait en face la porte de l'Ouïe pour l'obliger à s'ouvrir. Témoins de tous ces préparatifs, les citoyens remplis de terreur ne savaient plus que faire ni à qui recourir.

Quand tous ces travaux furent achevés, et la ville complètement cernée, le Prince fit hisser le drapeau blanc sur le mont Faveur pour bien montrer aux habitants de la Cité qu'Il avait le pouvoir et la volonté de pardonner. S'ils refusaient à nouveau le pardon offert, leur péché était plus que jamais sans excuse. Trois jours durant le signal resta dressé, mais aucune réponse ne vint de la ville. Il semblait que cette offre de clémence eût laissé les citoyens de l'Âme indifférents. Alors le Prince fit hisser le drapeau rouge sur le mont Justice, celui du capitaine Jugement, dont l'écusson était une fournaise ardente. Plusieurs jours ce drapeau flotta sans qu'aucune réponse vînt de la ville. Alors le Prince ordonna de hisser le drapeau noir... même silence.

Quand le Prince vit que rien ne touchait le coeur des habitants ni les offres de clémence, ni la crainte du jugement et de l'exécution de la sentence, il se sentit douloureusement ému et dit : « Sans doute, la ville ignore les us et coutumes de la guerre, de là son silence ; celui-ci ne signifie certainement pas qu'elle met en doute nos offres de clémence ou qu'elle déteste la vie... » Il envoya donc une estafette à la ville pour lui expliquer ce que comportaient les trois couleurs qu'on avait successivement hissées. Cette démarche aussi resta sans succès. Les portes restèrent verrouillées, barrées, fortifiées : « Que choisissaient-ils ? La clémence ou le jugement ? » La garde fut doublée et l'Usurpateur essaya de ranimer le courage de ses sujets. Toutefois les citoyens dirent à Emmanuel qu'ils ne pouvaient rien sans l'autorisation de leur roi Diabolus ; sans lui ils ne pouvaient décréter la guerre ni faire la paix ; ils pouvaient tout au plus lui envoyer une pétition pour le prier de se présenter aux remparts et de répondre ; cette pétition, ils allaient la rédiger et l'envoyer sans retard. » Le Prince comprenant la profondeur de leur esclavage et la force de leurs chaînes [choses dont ils ne semblaient pas autrement souffrir] en fut extrêmement affligé.

Averti que le Prince attendait une réponse et que les citoyens de l'Âme le priaient de la donner lui-même, Diabolus commença par regimber et protester, car il ressentait une grande frayeur à la pensée de rencontrer le Prince. Toutefois il s'y décida et descendit jusqu'à la porte de la Bouche ; là il s'adressa au Prince Emmanuel en une langue qu'ignoraient ses vassaux. Il dit :

- « O Toi Emmanuel, Seigneur de l'Univers, je te connais. Tu es le Fils du puissant Shaddaï. Pourquoi es-tu venu me tourmenter avant le temps et me chasser hors de mes possessions ? Tu le sais, cette ville m'appartient doublement par droit de conquête d'abord, et maintenant de son plein gré... elle rejette ta loi, ton nom, tes offres de clémence... Or, tu es juste et saint. Retire-toi donc de moi, et laisse-moi vivre en paix dans mon héritage. » Ne comprenant pas son langage, les citoyens ne devinèrent pas qu'il implorait Emmanuel. Au contraire, croyant à la puissance de Diabolus, ils le croyaient invincible.

- « Ah ! misérable séducteur, répondit le Prince ; tu n'as rien conquis que par ruse et mensonge. Si ces pratiques sont admises à la Cour du roi Shaddaï où tu dois être jugé, alors tu as vraiment droit de conquête sur la ville. Mais quel démon, quel tyran ne pourraient comme toi, faire de cette manière, des conquêtes sur l'Innocence... Tu as représenté mon Père comme un menteur et un méchant, tu l'as odieusement calomnié, tu as entraîné l'Âme à ta suite en lui promettant le bonheur, la dressant contre Shaddaï, contre ses envoyés, contre moi. Or tu savais par ta propre expérience que tu l'entraînais à sa ruine ! Tu as vilipendé mon Père. N'est-ce rien que tout cela ? Je suis venu pour venger le tort que tu as fait au roi Shaddaï, pour punir les blasphèmes dans lesquels tu as entraîné les citoyens de la ville. Que tout ceci retombe sur ta tête !

« Tu refuses de reconnaître mes droits sur la ville de l'Âme Tu sais cependant qu'elle m'appartient, que mon Père l'a construite et que je suis son héritier. Elle m'appartient de ce chef ; 2° Mon Père me l'a donnée ; 3° Je l'ai rachetée à grand prix. La ville avait transgressé la loi de mon Père et méritait la mort. Or si les cieux et la terre passent, la Parole de mon Père ne peut être révoquée. Aussi lorsque les temps furent accomplis, je me suis donné en rançon pour la ville. J'ai livré mon corps à la mort en sa faveur, j'ai donné mon âme pour que la sienne vive, et mon sang fut versé pour elle. C'est ainsi que j'ai racheté ma ville bien-aimée. Ainsi sont accomplies la Loi et la Justice de mon Père, et j'ai son approbation pour la délivrance et la guérison de la Cité de l'Âme... J'ai aussi un message pour elle... »

À peine le prince Emmanuel avait-il dit ces mots que la garde des portes fut renforcée. Il donna quand même son message à la Corporation, message d'amour, de compassion, d'appel, d'avertissement aussi... « Je ne veux en aucune manière te causer aucun dommage Cité de l'Âme, dit le Prince en sa péroraison. Pourquoi fuis-tu celui qui t'aime et te réfugies-tu auprès de ton ennemi ? Il est vrai que je voudrais voir en toi des sentiments de repentance. Mais ne désespère pas de la vie ; ma puissance ne veut pas s'employer à te nuire, mais à briser tes chaînes, ton esclavage, à te ramener à mon obéissance. La guerre, je la fais au Diable et aux Diaboloniens. C'est lui l'homme fort que je veux lier, pour partager son butin. Ma puissance pourrait l'abattre d'un seul coup et l'obliger au départ ; mais j'agirai avec lui selon les lois de la guerre »

L'appel du Prince resta sans réponse. Alors il se prépara à livrer l'assaut et envoya les sommations d'usage. Cette fois on tint un conseil de guerre dans la ville de l'Âme, et on décida la reddition de la Cité à certaines conditions que fut chargé d'exposer M. Col roide, un Diabolonien dur et hautain qui avait déjà rendu de grands services à son Maître.

M. Col roide vint donc au camp d'Emmanuel, une audience lui fut accordée, et après les cérémonies d'introduction, l'ambassadeur de Diabolus exposa le message dont il était chargé : « Auguste Seigneur, dit-il en s'adressant au Prince, tous connaîtront désormais quelle est la bonté naturelle de mon Prince et Maître. Il m'envoie dire à Sa Seigneurie que plutôt que de continuer la guerre, il livrera la moitié de la ville de l'Âme entre ses mains.
Le tout m'appartient, répondit Emmanuel ; je ne puis en abandonner une moitié.
Mais, continua l'ambassadeur, mon Maître accorde que vous deveniez nominalement le seul Seigneur de la ville, si seulement il en peut conserver une petite parcelle.
Tout m'appartient, dit Emmanuel, je suis le seul possesseur.
Cependant, Seigneur, voyez quelle est la condescendance de mon Maître ; Il accepterait que vous lui assigniez vous-même une petite place où il pourrait continuer de vivre dans la Cité, comme un simple particulier. Vous seriez Seigneur de tout le reste.
Tout ce que le Père m'a donné est à moi, dit le Prince, et je ne laisserai rien perdre de ce qu'Il m'a confié. Nul coin ni recoin de la Cité de l'Âme ne pourraient donc être abandonnés à son ennemi.
Supposons Seigneur, que mon maître vous abandonne toute la Cité avec cette seule provision qu'il y pourra venir de temps à autre pour visiter quelques amis et y faire un petit séjour ?
Impossible, répondit Emmanuel. Votre Maître ne vint qu'en passant chez David, et cependant David faillit perdre son âme. Je ne consentirai jamais à ce qu'il ait ici le moindre pied-à-terre.
Seigneur, votre dureté semble extrême. Supposons que mon Maître accepte toutes vos conditions ; ses amis, du moins, auront je pense l'autorisation de demeurer dans la ville et de continuer leur commerce ?
Ceci est contraire à ce que veut mon Père. Tous les Diaboloniens perdront leurs biens, leurs libertés, et leurs vies, si on les trouve dans la Ville.
Mon maître ne pourrait-il d'aucune manière garder quelque attache avec la Cité ? Par des lettres, par quelque voyageur, quelque occasion de passage, ne pourrait-il entretenir des relations d'amitié ?
Non ! Absolument pas ! Toute attache, toute relation d'amitié avec lui entraînerait à nouveau l'Âme dans la corruption.

L'ambassadeur Col roide suggéra ensuite que peut-être, son Maître aimerait laisser quelque souvenir à ses amis au moment du départ (s'il partait ?) Ceci encore Emmanuel ne pouvait l'accepter. - Il était probable, ajouta l'Ambassadeur, que des citoyens de la Cité de l'Âme réclameraient aussi en certaines occasions les excellents conseils de leur Prince. Auraient-ils le droit de le consulter librement ? - Aucune affaire, aucune chose, aucun cas ne sauraient être de solution trop difficile pour mon Père, répondit Emmanuel. Ne serait-ce pas mépriser sa Sagesse et son Habileté que de recourir aux conseils de Diabolus ? Alors que mon Père demande justement qu'en toutes choses les citoyens de la Ville de l'Âme aillent à lui et qu'ils lui exposent toutes leurs difficultés et tous leurs besoins par prière, et requêtes ! Accorder ce que tu demandes serait laisser ouverte la porte par laquelle pénétrerait inévitablement la destruction de la Cité. »

Alors, l'ambassadeur Col roide se retira pour retourner à celui qui l'avait envoyé. Il exposa devant Diabolus et ses grands, le résultat de sa démarche.

Il fut alors décidé que la Ville résisterait jusqu'au bout, décision qu'on fit porter au camp d'Emmanuel, par Méchante Pause : « Votre Maître n'aura pas la Ville dit-il à ceux qui le reçurent, à moins qu'il ne la prenne par force. Les citoyens ont décidé de tenir ou de tomber avec leur seigneur Diabolus. » Quand le message et ce propos de Méchante Pause furent rapportés au Prince, il dit : « Je vais donc être obligé d'essayer la puissance de mon épée, car il faut que je conquière l'Âme et que je la délivre de celui qui l'a dégradée et asservie. »

Les troupes furent disposées pour la bataille selon les ordres du Prince. Les chefs Boanergès, Conviction, Jugement et Confiance furent placés avec leurs hommes près de la porte de l'Oreille ; Bonne Espérance et Charité prirent place devant la porte de l'Oeil, et les autres chefs reçurent les positions de combat les plus avantageuses. Le cri de guerre fut donné : « Emmanuel ! » L'alarme retentit : béliers et frondes furent mis en action. Diabolus lui-même dirigeait les troupes de la ville assiégée. La bataille fut dure et continua plusieurs jours : de part et d'autre il y eut des blessés et dans le camp de la Cité de l'Âme, des morts. Parmi ceux-ci, relevons les noms des Capitaines Vanterie et Sécurité, celui-ci décapité par le Chef Conviction, lui-même blessé ; aussi Fanfaron, chef de ceux qui jetaient des tisons enflammés et des flèches empoisonnées. L'armée de Shaddaï avait remporté de sérieux avantagés : la porte de l'Oreille était maintenant sérieusement ébranlée et celle de l'Oeil à peu près brisée.

Emmanuel fit alors hisser à nouveau le drapeau blanc. Ce que voyant, et sachant que ce n'était pas à lui que le Prince offrait une trêve, Diabolus résolut d'essayer â nouveau de quelque ruse. Peut-être qu'Emmanuel se contenterait de promesses de réformes et qu'il lèverait le siège de la Ville ?

Donc, un soir, longtemps après le coucher du soleil, il se présenta à la porte de l'oreille et annonça qu'il désirait parler au Prince Emmanuel. Lorsque celui-ci fut venu, il lui dit : « Comme en hissant ce drapeau blanc, tu manifestes des dispositions paisibles, il m'a semblé convenable de t'avertir que nous étions prêts à accepter la paix à des conditions que tu accepteras certainement.

« Tu aimes la piété et la sainteté ; en faisant cette guerre, tu désires amener Âme d'homme à la sainteté. Eh bien, retire tes troupes, et moi je courberai Âme d'homme et l'amènerai à être ce que tu veux qu'elle soit. Je ferai cesser toute hostilité contre toi ; et je te servirai autant que je t'ai combattu jusqu'ici. Je leur montrerai à quel point ils se sont éloignés de toi et, les ramènerai à l'observance de tes commandements. »

O Séducteur ! répondit le Prince. Maintenant que tu as échoué en te faisant voir sous tes vraies couleurs, tu veux te déguiser en ange de lumière et en ministre de la justice ? Aucune de tes propositions ne saurait être prise en considération. Tu parles de réformes, toi ? d'améliorations ? Et tu serais le Réformateur ? Tout ce qui procède de toi n'est que ruse et corruption, et tu le sais bien ! Beaucoup te discernent quand tu te présentes sous tes vraies couleurs. Mais bien peu savent te reconnaître lorsque tu te revêts de vêtements blancs ou que tu te pares de lumière. Non, non, tu ne te joueras pas ainsi de la ville de l'Âme ; elle m'est extrêmement chère malgré son égarement.

Tu te trompes si tu supposes que je suis venu lui commander de faire des bonnes oeuvres pour vivre. Non ! Je suis venu pour la réconcilier avec mon Père, bien qu'elle ait grièvement péché et méprisé sa loi. Et tu t'offres pour l'assujettir au bien ! Qui donc t'en chargerait ? Je la conduirai moi-même par des chemins nouveaux, avec des lois nouvelles et l'amènerai à une telle conformité avec mon Père que son coeur en sera parfaitement réjoui. La Cité de l'Anse vivra pour la gloire de l'Univers. »

Se voyant démasqué, et rempli de confusion, Diabolus se retira pour préparer la ville à de nouveaux combats. Toutefois, désespérant d'avoir le dessus, il donna à ses officiers les ordres de destruction les plus cruels. Quand il deviendrait apparent que la Cité allait tomber, on devait passer au fil de l'épée hommes, femmes, enfants, et réduire la ville en un monceau de ruines. Mieux valait détruire la ville et empêcher ainsi qu'Emmanuel en fît sa demeure. De son côté, Emmanuel prévoyant que le siège touchait à son terme, recommanda à son armée de faire quartier aux citoyens de la Ville, mais d'être sans pitié pour Diabolus et les Diaboloniens.

Effectivement, lors de l'assaut qui suivit, la porte de l'Oreille déjà fortement ébranlée fut brisée. Alors les sons éclatants des trompettes résonnèrent, et l'armée d'Emmanuel poussa des cris de joie. Le Trône d'Emmanuel fut aussitôt dressé sur l'emplacement même de la porte de l'Ouïe. Alors l'effort du combat se porta sur le château-fort où Diabolus et ses chefs s'étaient retranchés ; et comme la maison de l'ancien Archiviste y était adossée, Emmanuel envoya les chefs Boanergès, Conviction et Jugement à M. Conscience pour qu'il ouvrît les portes de sa demeure. Or celui-ci s'était retranché chez lui, ne sachant trop ce qui allait lui arriver ; mais sous les coups répétés des béliers, il vint jusqu'à la porte et tout tremblant, demanda ce qu'on lui voulait ? - L'entrée, répondit Boanergès ; prendre possession de ta maison au Nom du Prince qui veut s'installer chez toi. » M. Conscience ouvrit. Les troupes du Roi entrèrent et prirent possession de la maison, ce qui leur conférait une situation très favorable pour l'attaque du château. Aussitôt, la nouvelle de l'occupation du palais de M. Conscience par les troupes royales se répandit dans la ville, et la dite nouvelle fit boule de neige. Or vous savez que celle-ci ne perd rien en roulant. On vint donc voir M. Conscience et les nombreux visiteurs remarquèrent qu'il était effrayé et tremblant. « Vous savez bien leur expliqua M. Conscience que nous sommes des traîtres, que nous avons méprisé Emmanuel dont la gloire et la puissance éclatent aujourd'hui. Que pourrions-nous donc attendre d'autre aujourd'hui que le châtiment ? » D'autre part, il était évident que les chefs se tenaient sur la réserve avec M. Conscience. De sorte que le bruit se répandit que la ville ne pouvait espérer autre chose du Prince que châtiment et destruction.

Pendant que certains chefs continuaient le siège du Château, des troupes poursuivaient dans la ville les avantages acquis. Capitaine Exécution avait fort à faire. Il pourchassait le seigneur Volonté et ses officiers de lieu en lieu, Volonté traqué de toutes parts fut heureux de disparaître dans un trou noir ; plusieurs de ses chefs furent tués et il y eut un grand carnage de Diaboloniens. Malgré cela, il n'en restait encore que trop dans la ville.

C'est alors que l'ancien archiviste, M. Conscience, le seigneur Intelligence, et autres chefs de la Cité de l'Âme s'avisèrent qu'il serait bon d'envoyer une pétition au Prince Emmanuel, dans laquelle pétition ils confesseraient leur iniquité, imploreraient son pardon et demanderaient la vie sauve. La requête fut expédiée et resta sans réponse. Ils en furent fort troublés.

Certain jour enfin, sous les coups répétés des béliers, un passage fut ouvert dans la forteresse où Diabolus s'était retranché, et tout aussitôt les Chefs le firent savoir au Prince. Les trompettes firent résonner la bonne nouvelle par tout le camp, ce qui fut l'occasion d'une grande allégresse. Car maintenant on pouvait envisager la fin de la guerre et l'heure de la Délivrance de la Cité allait sonner.

Revêtu d'une armure d'or, précédé de son étendard, entouré de sa garde, le Prince traversa la ville et vint jusqu'au château-fort. Tous se pressaient sur son passage, tous se sentaient attirés vers lui, mais tous remarquaient aussi son attitude réservée, et y voyaient l'indication qu'un châtiment sévère allait atteindre la ville rebelle. Arrivé au château, Emmanuel commanda à Diabolus de se rendre. Rampant, se tordant, implorant la pitié, celui-ci se présenta : « Ne me précipite pas dans l'abîme avant le temps, suppliait-il, laisse-moi sortir de la Cité en paix. » Il fut lié sur l'ordre du Prince, et conduit sur la place du Marché, dépouillé de l'armure dont il se glorifiait, exposé en spectacle, afin que la Cité de l'Âme pût voir la ruine de celui en qui elle avait mis sa confiance. Puis lié de chaînes aux roues du char d'Emmanuel, qui traversa la ville de part en part, il fut conduit jusqu'à la porte de l'Oeil pour de là gagner le camp. Ce fut un grand cri d'allégresse dans le camp de Shaddaï lorsqu'on vit Diabolus lié et réduit à l'impuissance, un cantique de louanges s'éleva pour le Prince : « II a mené captif, celui qui retenait captif, il a dépouillé les principautés et les puissances, les exposant en spectacle. À la pointe de son épée, il a vaincu Diabolus... » Des choeurs mélodieux se firent entendre qui atteignirent jusqu'aux demeures célestes.

Emmanuel chassa ensuite Diabolus. L'heure n'était pas encore sonnée qui devait le voir jeter dans l'Abîme; et il lui ordonna expressément de ne plus jamais s'emparer de la Ville de l'Âme.

 

LA PRISON DE BUNYAN

 

CHAPITRE V

L'ÂME DÉLIVRÉE DU JOUG DE SATAN SE TOURNE VERS EMMANUEL. - LE SENTIMENT DE SON PÉCHÉ L'ACCABLE. - ELLE IMPLORE LA PITIÉ. - SILENCE DU PRINCE. - LA CITÉ DE LAME S'HUMILIE ET SE REPENT. - LES SEIGNEURS INTELLIGENCE, CONSCIENCE, VOLONTÉ APPELÉS EN JUGEMENT PAR LE PRINCE PLAIDENT : « COUPABLES ». LE PARDON DU PRINCE. - IL LES RENVOIE CONSOLÉS ET VÊTUS DE JOIE.


 

La grande ville de l'Âme était désormais délivrée de l'épouvantable esclavage de Diabolus, et elle se tournait vers son Roi. Mais Lui, son œuvre achevée, s'était retiré en son pavillon royal hors des murs de la Cité, laissant les chefs Boanergès et Conviction chez le seigneur Conscience. L'apparence de ces chefs était empreinte de majesté, leurs visages resplendissaient de force et de décision, leurs paroles rappelaient le mugissement des grandes eaux. Tout ce qu'ils faisaient ou disaient remplissait de crainte et de terreur les habitants. L'incertitude du lendemain, le remords du passé pesaient lourdement sur la ville de l'Âme. Pendant longtemps, il lui fut impossible d'avoir aucun repos ou tranquillité, ni de goûter aucun sentiment de paix, ou d'espérance.

Certain jour, Boanergès reçut du prince Emmanuel l'ordre de rassembler les citoyens dans la cour du Château, et là, sous leurs yeux, de se saisir des seigneurs Intelligence, Conscience et Volonté et de les jeter en prison, en chargeant les habitants eux-mêmes de les garder. Cet ordre, aussitôt exécuté, ne fit qu'aviver la douleur et la terreur des habitants. Ceci semblait confirmer les craintes qu'ils avaient éprouvées de voir la Cité de l'Âme complètement détruite. À quel genre de mort seraient-ils condamnés ? Combien de temps auraient-ils à souffrir ? Ces pensées les préoccupaient, et ils redoutaient par-dessus tout d'être envoyés dans cet abîme qui effrayait l'Usurpateur Diabolus, car ils savaient bien qu'ils avaient mérité un châtiment. D'ailleurs, il était dur aussi d'avoir à supporter la disgrâce dans laquelle ils se sentaient maintenus, et il aurait été dur d'avoir à mourir sous l'épée d'un prince aussi excellent qu'Emmanuel. L'emprisonnement des seigneurs Intelligence, Conscience et Volonté jetait aussi la Cité de l'Anne dans le désarroi. C'étaient eux qui avaient toujours gouverné la ville : les exécuter ce serait la décapiter. Longtemps, les citoyens repassèrent ces pensées en leur coeur. Chaque jour, leur incertitude et le silence du Prince semblaient plus difficiles à supporter ; enfin, aidés des prisonniers, ils décidèrent d'envoyer une pétition à Emmanuel et choisirent pour porter celle-ci un monsieur « VOUDRAIT VIVRE ». La dite pétition contenait des louanges pour le Prince victorieux, puis la Cité de l'Âme s'humiliait et demandait son pardon en faisant appel à la grandeur de la Miséricorde royale. « Que nous vivions devant ta face, ajoutaient-ils, et nous serons tes serviteurs... Âmen. »

Le Prince prit la pétition des mains du messager, il la lut, puis renvoya son porteur sans mot dire.

Que faire ! Il n'y avait plus qu'à prier le Prince, ou à mourir. Âme d'Homme continua donc de le supplier, et cette fois demanda au capitaine Conviction d'être son messager. Il répondit qu'il ne voulait point et n'osait pas servir d'intermédiaire à des traîtres, ni se faire l'avocat de rebelles. « Cependant, notre Prince est miséricordieux, ajouta-t-il ; envoyez l'un de vous comme messager, mais qu'il se présente comme il convient, avec une corde autour du cou, et qu'il n'implore rien d'autre que la compassion du Prince. » Après d'assez longs délais, la ville envoya chercher un pauvre homme nommé Coeur réveillé ; il habitait une chaumière. On lui fit savoir ce qu'on attendait de lui et il partit accompagné de tous les voeux de ses concitoyens. Je vous laisse à penser avec quelle impatience son retour fut attendu.

Quand il fut conduit devant Emmanuel, il tomba à ses pieds et dit en suppliant : « Oh Que la Cité de l'Âme vive devant ta Face ! » Le Prince se détourna quelque temps très ému et pleura, puis il dit au messager : « Lève-toi, retourne chez toi, j'examinerai ta requête. » À peine Cœur réveillé fut-il dans la ville, que de toute part on accourut vers lui : « Comment le Prince l'avait-il reçu ? Qu'avait-il dit ? Quoi, toujours rien ? Aucune précision ? » Considérant qu'il était convenable de rendre compte de sa mission aux chefs d'abord, le messager se dirigeait vers le château où il raconta aux prisonniers tous les détails de l'entrevue. Il dit aussi la gloire et la beauté du Prince qu'on ne pouvait voir sans le craindre et l'aimer tout aussitôt.

L'attitude du Prince fut expliquée différemment dans la Ville : « Elle était un indice de clémence, disaient les uns. - Non, non ! c'était une marque de sévérité, assuraient les autres. Il fallait se préparer à mourir, etc., etc... » Perplexité et doutes firent place rapidement à la terreur, un grand trouble tomba sur la Cité. Mieux valait la mort que cette incertitude, que ces terreurs planant sur eux jour et nuit. Dans leur misère, ils résolurent d'envoyer une troisième supplique au Prince.

Dans celle-ci ils louaient d'abord la grandeur du Prince et sa bonté, puis ils confessaient leur iniquité : « Nous ne sommes plus dignes d'être considérés comme tes sujets, nous méritons l'Abîme. Si tu décides de nous faire passer au fil de l'épée, certes nous déclarerons que ta sentence est équitable ; si tu nous condamnes, ce n'est que justice. Mais, oh ! Seigneur ! laisse agir ta Grâce, sauve-nous, pardonne nos transgressions, et nous chanterons à jamais ta bonté et tes jugements miséricordieux. Âmen. » La question du messager se posa de nouveau. Plusieurs voix proposèrent Bonnes Œuvres ; mais l'Archiviste s'opposa énergiquement à ce choix : « Quoi « Bonnes Œuvres » comme messager, quand toute notre requête crie : « Miséricorde ! » Si le Prince lui demande son nom et qu'il le décline, Emmanuel répondra : « Quoi, Bonnes Œuvres vit encore dans la Cité de l'Âme ? Eh bien ! que les Bonnes Œuvres vous sauvent de la détresse où vous êtes. » On se rallia aux paroles de M. Conscience et on mit Bonnes Œuvres de côté. Cœur réveillé fut à nouveau choisi et, à sa demande, on lui adjoignit M. Détresse, ainsi nommé parce qu'il versait beaucoup de larmes de repentance sur lui-même et sur ses compatriotes. Tous deux partirent la corde au cou, les mains liées.

Ils s'excusèrent en arrivant à la cour de venir à nouveau importuner le Prince, mais à cause de leurs péchés ils n'avaient plus de repos ni jour ni nuit. Ils remirent la supplique de la Cité et attendirent prosternés la décision du Prince, qui, après avoir lu le manuscrit, leur posa plusieurs questions sur leur naissance et leur situation. Sans doute celles-ci étaient très hautes, puisqu'on les avait choisis comme députés ? - Non, ils étaient au contraire gens du commun, répondirent-ils, et ils ne s'expliquaient pas le choix de leurs concitoyens. Que le Prince ne prît pas offense de leur bassesse ! Oh ! pardonne nos transgressions, et ne te retiens pas plus longtemps d'avoir pitié ; n'éloigne pas plus longtemps l'instant de la Grâce, et la gloire qui t'en reviendra ! »

Le Prince commanda qu'ils se tinssent debout, ce qu'ils firent. Alors, il montra la grandeur de l'iniquité de la Cité de l'Âme rejetant son Père comme Roi, pour mettre à la place un tyran, un menteur, un rebelle. « Lié de chaînes et déjà condamné à l'Abîme, il est venu vous offrir ses services et vous l'avez accepté ! Nous, nous sommes venus pour chasser l'Usurpateur, et qu'avez-vous fait ? Vous avez pris parti pour lui, fermant vos portes et faisant la guerre contre nous... Maintenant que j'ai vaincu le Tyran, vous venez implorer ma faveur ! Pourquoi n'avoir point pris fait et cause pour moi ? Pourquoi ne m'avoir pas aidé à chasser le « puissant »

Cependant, et malgré tout, je lirai votre pétition, et j'y répondrai comme il convient à ma gloire.

« Allez ! Vous direz de ma part aux chefs Boanergès et Conviction de m'amener demain au camp les prisonniers ; aux chefs Jugement. et Exécution de rester au Château et de veiller à la tranquillité de la ville jusqu'à nouvel ordre. » Ayant dit, le Prince regagna le pavillon royal.

Les messagers allèrent directement à la prison pour rendre compte de leur mission aux chefs et donnèrent une partie du message : « Le Prince avait dit que sa réponse serait en rapport avec sa gloire. » - « Est-ce là tout, demanda un vieux N. Inquisitif ? » - « Pas tout à fait », avouèrent-ils ; et ils dirent alors toutes les paroles du Prince. Les prisonniers remplis d'angoisse crièrent dans leur douleur, et leur cri monta jusqu'au ciel. Puis ils se préparèrent à mourir. Quant à ceux de la ville, ils se dirent qu'à quelques jours de distance, eux aussi devraient expier leur iniquité par la mort ; ils prirent des habits de deuil et allèrent sur les remparts.

Le lendemain, en vêtements de deuil, la corde au cou, chaînes aux pieds, se frappant la poitrine et sans oser lever les yeux, les prisonniers prirent le chemin du Camp d'Emmanuel. Boanergès et la garde, bannière déployée, allaient devant ; puis les prisonniers ; enfin l'arrière-garde avec sa bannière, sous la conduite du Capitaine Conviction. Quand ils arrivèrent au Camp du Prince, la vue de sa gloire, de sa grandeur ne fit qu'augmenter la détresse des prisonniers qui ne purent retenir leurs larmes et, leurs lamentations. Arrivés à la porte du Pavillon du Prince, ils se prosternèrent jusqu'en terre.

Averti de la présence des prisonniers, Emmanuel monta les degrés du Trône et s'y assit ; puis, après leur avoir dit de se relever, il les questionna en disant :

- Êtes-vous de ceux qui, autrefois, serviez Shaddaï ? - Oui, Seigneur, répondirent-ils.
- Et vous avez accepté d'être gouvernés par Diabolus qui a travaillé à vous corrompre et à vous souiller ?
- Oui Seigneur ! Plus que cela, nous l'avons choisi.
- Auriez-vous aimé de vivre sous son joug jusqu'à la fin ?
- Oui Seigneur. Ses lois satisfaisaient nos désirs charnels, et nous avions oublié notre premier état.
- Et quand je suis venu pour vous secourir, vous avez souhaité du fond du Coeur que je fusse vaincu ?
- Oui Seigneur !
- Quelle punition méritez-vous ?
- La mort et l'Abîme.
- Avez-vous quelque chose à dire pour votre défense ?
- Rien Seigneur ! Tu es juste ! Et nous avons péché.
- Pourquoi ces cordes à votre cou ?
- Pour être liés à la place d'exécution s'il ne te plaît pas d'avoir pitié.
- Cette confession est-elle faite aussi au nom des habitants d'Âme d'Homme ?
- Oui, au nom de tous les indigènes, Seigneur ! Mais nous ne sommes pas les porte-paroles des Diaboloniens. »

Alors le Prince ordonna qu'un héraut fut amené, lequel fut chargé de proclamer par tout le camp que le Prince, Fils de Shaddaï, avait remporté une parfaite victoire sur la Cité de l'Âme. La proclamation devait être faite avec l'accompagnement des sonneries de trompettes, les prisonniers devaient suivre le héraut et dire lorsqu'il avait achevé la proclamation : Âmen. Il fut fait comme Emmanuel avait commandé. Alors une musique mélodieuse retentit dans les lieux célestes, les chefs poussèrent des cris de joie, et les soldats entonnèrent des chants de triomphe et les louanges du Prince. Les bannières déployées claquaient au vent. L'allégresse débordait de toutes parts. Cependant elle n'habitait pas encore dans le coeur des prisonniers.

Ensuite Emmanuel fit venir ceux-ci, et lorsqu'ils furent en sa présence, le Prince prononça ces paroles : « Mon Père m'a donné le pouvoir et le commandement de pardonner à la ville de l'Âme ses péchés, ses offenses, son iniquité. J'accorde donc un pardon général et voici le parchemin scellé des sept sceaux où le dit pardon est exposé. Vous le lirez demain à vos compatriotes une fois le soleil levé. »

Puis Emmanuel ôta les habits de deuil des prisonniers maintenant libérés et les revêtit de gloire, il donna l'huile d'allégresse au lieu de cendres, un vêtement de louanges au lieu d'un esprit abattu. Des joyaux, des chaînes d'or et des pierres précieuses au lieu des cordes du condamné.

En apprenant leur pardon, en constatant les marques de la faveur du Prince, les prisonniers s'évanouirent presque de joie tant la grâce avait été soudaine. Le seigneur Volonté serait tombé si les bras éternels ne l'avaient enlacé, réconforté, affermi. Emmanuel l'embrassa, l'encouragea il fit de même avec les deux autres. - Que ceci serve de gage de mon amour, de ma faveur et de mes compassions, dit-il, et que M. l'Archiviste ne néglige point de dire à la ville tout ce que vous avez vu et entendu. »

Alors leurs fers volèrent en pièces sous leurs yeux, leur démarche fut libre, et s'inclinant jusqu'en terre ils baisèrent les pieds d'Emmanuel, et éclatèrent en cantiques de louange. Le Prince leur dit de se lever, de retourner à la ville et là, de dire à leurs compatriotes la Grâce dont ils avaient été les objets. De plus, Emmanuel commanda qu'ils fussent précédés d'un musicien avec chalumeau et tambourin, lequel devait jouer tout le long du chemin. Ainsi s'accomplissaient des choses qu'ils n'avaient jamais espérées, et ils possédaient ce que leurs pensées n'avait jamais considéré comme possible. Enfin Emmanuel fit appeler le capitaine Confiance : avec quelques officiers, enseignes déployées et marchant devant les seigneurs libérés, ils devaient précéder ceux-ci jusque dans la Ville. Puis, quand l'Archiviste lirait au peuple réuni le pardon accordé, le chef Confiance entrerait par la Porte de l'Oeil avec ses dix mille hommes et irait jusqu'au château-fort pour y établir garnison, tandis que les capitaines Jugement et Exécution en sortiraient pour retourner au camp du Prince. »

Désormais les jours d'angoisse étaient passés, la Ville de l'Âme ne vivrait plus sous la terreur que faisait peser sur elle les quatre chefs de la première armée.

- Imagine si tu le peux, Lecteur, l'étonnement des citoyens de la grande Cité. Eh quoi ! C'est en cet appareil et entourés de tant de gloire que revenaient les prisonniers ? Ils étaient descendus au camp en vêtements de deuil, ils revenaient vêtus de blanc ! Avec des cordes au cou, et maintenant ils avaient des chaînes d'or ! Avec des fers aux pieds, mais maintenant libres ! Ils marchaient à la mort, et revenaient avec l'assurance de la vie ! Ils étaient partis le Coeur brisé, et revenaient plein d'allégresse, aux accents joyeux de la musique. Lorsqu'ils parvinrent à la porte de l'Oeil, leurs concitoyens éclatèrent en cris de joie dont les échos firent tressaillir les chefs et l'armée du Prince. Ceux qu'ils avaient cru morts, étaient revenus à la vie, et ils revenaient vêtus de magnificence. Il n'était plus question de cognée ni de billot d'exécution. C'étaient la joie et l'allégresse.

- Bienvenus ! Soyez les bienvenus, criait-on. Qu'il soit béni celui qui a épargné vos vies. Tout va bien pour vous ! Mais quel est le sort réservé à la Ville ?

- Nous apportons d'excellentes nouvelles pour la Cité, répondirent MM. Conscience et Intelligence ; puis ils racontèrent en détail tout ce qui leur était survenu au camp. Quant au message pour la ville, un mot le résumait : celui de Pardon ! Mais c'est le lendemain que serait lu le message du Prince, sur la place du Marché. Cependant la joie et l'allégresse étaient telles que personne ne put dormir cette nuit-là. Dans toutes les maisons, on entendait des chants, de la musique, tous débordaient de bonheur, tous exaltaient le grand amour dont ils étaient les objets.

Ceux qui se jugeaient et se condamnaient eux-mêmes en se rendant au devant de leur Juge s'étaient vu acquitter bien que coupables, de par la clémence du Prince. - Était-ce là une coutume de rois que de faire grâce aux traîtres ? - Non ! elle n'appartenait qu'à Shaddaï et à Emmanuel son Fils... »

Lorsque le lendemain M. Conscience commença de lire la sentence de Grâce, l'acte de Pardon, sur la place du Marché, un grand silence plana sur la Ville. Mais quand l'Archiviste arriva à ces paroles : « L'Éternel ! L'Éternel ' Le Dieu miséricordieux et compatissant qui pardonne l'iniquité, le crime et le péché... » Les auditeurs ne purent s'empêcher de sauter de joie, et l'allégresse éclata de toutes parts ; les cloches sonnèrent, et les habitants allant jusqu'aux remparts se prosternèrent sur les murailles en regardant vers le camp d'Emmanuel. De l'armée du Prince s'élevèrent aussi des cris d'allégresse, tandis que le son éclatant des trompettes remplissait l'air de notes joyeuses, et que les couleurs étaient hissées. Dans le château, le capitaine Confiance se fit voir sur la plus haute tour, puis d'une sonnerie de trompette il salua la Cité et le Camp du Prince.

Ce fut ainsi qu'Emmanuel conquit la ville de l'Âme, l'enlevant à la domination et à la puissance du tyran Diabolus.

CHAPITRE VI

FERVEUR DU PREMIER AMOUR. - LA CITÉ DE L'ÂME INVITE EMMANUEL A VENIR DEMEURER CHEZ ELLE. - EMMANUEL Y CONSENT. - POURSUITE DES DIABOLONIENS QUI SE SONT CACHÉS DANS L'ENCEINTE DE LA CITÉ. - FUITE D'INCRÉDULITÉ. - EMMANUEL DONNE UNE NOUVELLE CHARTE À LA VILLE. - VÊTEMENTS BLANCS. - BONHEUR. - INSENSIBLEMENT L'ÂME SE LAISSE DÉ-TOURNER DE SON PRINCE, ET OUBLIE LA FERVEUR DU PREMIER AMOUR. - EMMANUEL QUITTE LA CITÉ.


 

Après ces choses, la grande ville de l'Âme se rendit au Camp royal comme un seul homme pour remercier le Prince, lui dire sa reconnaissance, et chanter les louanges de son vainqueur. Puis elle le pria de venir chez elle, et d'y habiter à jamais... Car maintenant que nous t'avons vu, dirent-ils, maintenant que nous avons contemplé ta majesté, nous ne pourrions supporter que tu nous quittes. Nous mourrions certainement. Puis il reste peut-être quelques Diaboloniens dans nos murs. Si tu nous abandonnais, que ne feraient-ils pas. N'essaieraient-ils pas de nous faire retomber sous le joug de Diabolus ?

- Si je m'établis dans vos murs, répondit le Prince, m'aiderez-vous à réaliser les desseins que j'ai dans le Coeur contre mon ennemi et le vôtre ?
- Seigneur, notre faiblesse est extrême..., mais si ta lumière marche devant nous, et si ton amour est notre arrière-garde, si tu nous conduis par ton conseil, tout sera certainement pour le mieux. Viens donc dans la ville, agis comme bon te semblera, mais garde-nous de tomber dans le péché, et fais de nous des serviteurs utiles. »

Alors, Emmanuel répondit de façon favorable : « Il allait s'établir dans la Cité de l'Âme. » À l'ouïe de ces paroles, les citoyens furent transportés de joie. Ils jonchèrent de verdure le chemin que devait suivre le Prince et sa garde d'honneur, ils décorèrent les grandes artères de la Ville et leurs maisons. Le château aussi fut préparé, afin de devenir sa demeure particulière. Le lendemain, au milieu des cantiques de louanges et des cris d'allégresse, le Prince en costume d'apparat et son état-major y pénétrèrent. Les autres chefs et leurs troupes furent répartis chez les habitants.

Ceux-ci ne se lassaient pas de voir leur Roi, d'observer ses manières et sa conduite ; aussi lui demandèrent-ils de venir souvent se promener dans la Cité ; et d'avoir accès à toute heure auprès de lui. Le Prince accorda ce qu'ils désiraient ordonnant que les portes du Palais fussent toujours ouvertes.

Certain jour, Emmanuel fit une grande fête à laquelle il convia toute la ville et il donna un banquet. Il reçut ses invités avec des mets délicats qui venaient du ciel. À chaque nouveau plat qui était passé, les conviés se demandaient les uns aux autres : « Qu'est ceci ? » Car ils ne savaient ce que c'était. Et tandis qu'ils goûtaient à la nourriture des anges et prenaient du miel découlant du Rocher, une musique céleste se faisait entendre.

La fête terminée, Emmanuel proposa à ses conviés certaines énigmes et il leur expliqua les choses qui le concernaient. Ils comprirent alors, en contemplant leur Roi, ce qui était resté obscur pour eux jusque-là ; ils virent en lui la substance de ce qu'annonçaient les symboles. C'était Lui l'Agneau, le Sacrifice, le Rocher, Lui qui portait le péché : Lui la Porte, et le Chemin.

De retour dans leurs maisons et occupés aux besognes quotidiennes, les invités pensaient encore aux affaires d'Emmanuel ; et ils chantaient ses louanges jusque dans leur sommeil.

Puis Emmanuel s'occupa de fortifier la Cité, il fit élever des tours sur les remparts et y fit placer les Frondes apportées du Palais de Shaddaï. Il inventa aussi un engin redoutable. Placé au Coeur de la Ville, dans le Château, il envoyait par la Porte de la Bouche des projectiles auxquels rien ne pouvait résister. Cet instrument était sous la garde et à la disposition du Capitaine Confiance.

Ensuite, le Prince manda M. Volonté et lui donna la garde des portes des remparts et des tours. De plus, il le chargea de la sécurité de la ville et mit la milice sous ses ordres. Il lui fut très spécialement recommandé de faire tous ses efforts pour surprendre tous Diaboloniens qui se seraient cachés dans la Cité et de les tuer sur place ou de les déférer à la Cour de Justice.

Puis le Seigneur Intelligence fut mandé et rétabli en sa charge. Emmanuel lui dit de se construire un palais près de la Porte de l'Oeil. Ce palais devait affecter la forme d'une tour pour être, le cas échéant, facile à défendre. Enfin, le Prince lui recommanda de lire avec soin chaque jour le livre de la Révélation, afin d'en être éclairé et de pouvoir s'acquitter de sa charge avec sagesse et fidélité.

M. Connaissance fut nominé Archiviste, Emmanuel réservant au Seigneur Conscience un autre emploi. Toute effigie de Diabolus, toute image des Diaboloniens devaient être détruites, arrachées, mises en poudre. Seule, celle de Shaddaï devait être gravée en lettres d'or au Coeur même de la Ville de l'Âme, c'est-à-dire dans le Château. Trois Diaboloniens de marque devaient être très particulièrement recherchés, pourchassés, traqués et saisis : les deux maires, Incrédulité et Convoitise Charnelle et l'Archiviste : « Oublie le Bien ». Plusieurs conseillers et bourgeois furent aussi désignés aux poursuites et, par la suite, pris par le Gouverneur : MM. « Athéisme », Coeur Endurci », Fausse Paix », « Pas de Vérité », Sans Piété », « Orgueil », etc... Emmanuel donna l'ordre de démolition des forteresses qu'avait fait élever Diabolus. Tous les matériaux devaient être jetés hors de la ville. Ce fut un long travail.

Enfin une Cour de Justice fut convoquée pour juger les prisonniers qu'avait faits le Gouverneur ; et plus particulièrement, des Diaboloniens de marque. Les assises durèrent longtemps. À entendre les inculpés, ils étaient tous innocents, tous avaient agi par amour de la ville et pour son bien. Nous ne citerons ici que l'argumentation de « M. Assurance Trompeuse », un Diabolonien de renom. Comme l'accusation lui reprochait d'avoir travaillé insidieusement et diaboliquement à calmer les remords de la ville désobéissante et rebelle, l'enracinant ainsi dans la révolte contre son Roi, en l'entraînant toujours plus bas dans la misère et la honte, il répondit comme suit :
- « Messieurs de la Cour, et vous tous nommés présentement pour être mes juges, il est vrai que je me nomme Assurance ; mais Assurance Trompeuse ?

Jamais ! Recherchez diligemment auprès de ceux qui me connaissent bien quel est mon vrai nom, ils vous diront : « Assurance. » Tel mon nom véritable, tel je suis ! J'ai toujours aimé la tranquillité, et je suppose que les autres l'aiment aussi. Aussi quand je voyais mes voisins dans l'angoisse, je m'employais à les réconforter.

1° Ainsi lorsque Cité de l'Âme se fut détournée de Shaddaï, quelques-uns en eurent du remords, de l'angoisse. Moi les voyant si malheureux, j'ai fait tout mon possible pour les rassurer.

2° Quand les coutumes de Sodome prévalurent dans la Cité, si pour quelque cause, les citoyens étaient molestés, je m'y opposais, travaillant à ce que chacun se sentit libre d'agir à sa guise en toute tranquillité.

3° Quand la guerre éclata entre Shaddaï et Diabolus et qu'Âme d'Homme vivait dans la terreur redoutant la destruction, je travaillai par divers moyens à ramener la paix en son sein.

J'ai donc toujours été un homme vertueux, procurant la paix à l'âme tourmentée. Et puisque celui qui procure la paix est proclamé béni et heureux par quelques-uns, je vous prie, Messieurs les Juges, vous qui êtes réputés pour votre équité et votre justice dans la Ville de l'Âme de reconnaître que j'ai été poursuivi et emprisonné sans cause ; veuillez donc ordonner ma mise en liberté, et l'arrestation de ceux qui m'ont accusé indignement. »

À les entendre, tous étaient blancs comme neige, ils justifiaient leur infâme conduite, et même ils accusaient ! Mais les témoins furent appelés ; la culpabilité, les mensonges et les crimes des accusés furent surabondamment prouvés, et la peine capitale fut prononcée. Les habitants de la ville de l'Âme furent chargés de l'exécution de la sentence pour le lendemain.

Que se passa-t-il ? Comment cela se fit-il ? Cette même nuit Incrédulité réussit à briser ses chaînes et à s'enfuir. Le geôlier fit son rapport au Gouverneur, et des recherches furent entreprises, mais inutilement.

Après avoir erré quelque temps autour de la Cité, Incrédulité se décida à rejoindre Diabolus. Un Monsieur « Voit Bien » assurait l'avoir aperçu traversant à grands pas les endroits désertiques en s'éloignant de la ville. Incrédulité rencontra son Prince sur une colline dominant la Porte (le l'Enfer, et il lui raconta tout ce qui s'était passé dans Âme d'Homme depuis qu'elle appartenait à Emmanuel. À l'ouïe de ces nouvelles, Diabolus fut pris d'un épouvantable accès de rage et jura de se venger.

Revenons à la Cité. Il lui incombait de crucifier elle-même, ses ennemis : les Diaboloniens saisis dans ses murs et condamnés. Mais au moment de l'exécution, ceux-ci se démenèrent si énergiquement que les citoyens n'en seraient pas venus à bout si le Secrétaire de Shaddaï qui était présent n'était venu à leur secours en entendant leurs appels. Il posa ses mains sur les leurs pour les vivifier et ranimer leur vigueur ; de sorte que la Ville de l'Âme put venir à bout de sa tâche et crucifier ceux qui avaient entraîné la Cité à sa ruine.

Heureux des marques d'obéissance et de fidélité données par la ville qui avait exécuté ses ordres, le Prince vint lui-même dans la Cité et la réconforta avec des paroles selon son Coeur. Elle avait montré par son obéissance, son amour pour la Personne de son Prince. Emmanuel allait lui donner une marque de sa faveur en nommant un nouveau capitaine, un citoyen de la Cité, nommé Expérience, qui, jusque-là était au Château, attaché à la personne du Capitaine Confiance. Il était intelligent, entendu, circonspect, et aimé de ses concitoyens qui eurent une grande joie de sa nomination.

Le Prince retourna ensuite au Palais, où les Chefs et les Anciens de la Ville se rendirent aussi pour lui rendre hommage, et le remercier de ses soins, de son amour, de sa garde.

Emmanuel leur annonça en cette occasion qu'il allait renouveler la Charte de la Cité et leur donner un nouveau Testament. Un jour fut fixé pour la lecture du document dont voici la teneur :

« Moi, Emmanuel, Prince de Paix, grand Ami de l'Âme, je lègue, au nom de mon Père et au mien, à ma chère Cité

Premièrement : Un pardon gratuit complet, éternel, pour son iniquité, les offenses et péchés commis contre mon Père, contre moi, contre ses voisins, contre elle-même.

Deuxièmement : Je lui donne ma sainte Loi et mon Testament avec tout ce qu'ils contiennent pour son réconfort et sa consolation éternels.

Troisièmement : Je lui donne une portion de la Grâce même et de l'Amour même qui est dans le Coeur du Père et dans le mien.

Quatrièmement : Je lui donne et lui lègue gratuitement le monde et tout ce qui s'y trouve pour son bien ; elle dominera sur le monde comme il convient pour l'honneur de mon Père, pour ma gloire et pour son réconfort. Je lui donne les bénéfices de la vie et de la mort, des choses présentes et des choses à venir. Privilèges dont aucune autre cité, ville ou corporation n'a joui avant elle.

Cinquièmement : Je lui donne libre accès en ma présence ; en tous temps j'entendrai ses requêtes et j'interviendrai en sa faveur lorsqu'on lui fera du tort. .

Sixièmement : Je lui donne autorité et puissance pour rechercher, poursuivre et exterminer tous Diaboloniens qui toujours font la guerre à l'Âme.

Septièmement : Tous ces privilèges et immunités sont uniquement pour les citoyens de la ville de l'Âme. Les Diaboloniens en sont exclus et tous autres étrangers. »

Au jour marqué, la nouvelle charte fut lue par M. Connaissance, sur la place du Marché, devant tous les habitants de la Cité, puis elle fut gravée en lettres d'or sur les portes du château, au Coeur de la ville, afin qu'ils ne l'oubliassent jamais et que leur amour et leur joie en fussent augmentés. La proclamation de cette nouvelle constitution fut l'occasion de grandes réjouissances dans toute la ville de l'Âme.

Ensuite, le Prince convia au Château les principaux et les Anciens de la Cité pour les entretenir d'un ministère nouveau qu'Il voulait instituer au milieu d'eux : celui du Secrétaire en chef de la Cour de Shaddaï : dont le nom est aussi « le Consolateur », le Saint-Esprit, qui les guiderait dans toute la Vérité et leur enseignerait toutes choses. Il appartenait à la Maison du Père et partageait la nature de Shaddaï et celle de son Fils. Lui, serait le premier Conseiller de la Ville de l'Âme ; Il devait donc avoir la première place dans l'affection de la Cité. « Ses paroles sont vivantes ; elles sont accompagnées de force. II communique aussi la force et la vie intérieures, Il mettra la vie dans vos Coeurs, Il vous aidera à formuler vos requêtes. Mais veillez à ne point le contrister... »

Le Prince fit alors appeler l'ancien archiviste,

M. Conscience, et lui dit : « Tu es versé dans les lois de la Cité et tu seras mon ministre pour l'enseignement de la morale, des lois civiles et naturelles. Mais en même temps, et bien que maître toi-même, tu deviendras l'élève du Secrétaire royal, du Saint-Esprit. C'est à Lui que tu dois recourir pour qu'Il t'enseigne ; il y a un esprit en l'homme mais c'est Lui qui peut l'éclairer et l'inspirer saintement. Sois humble ! Souviens-toi des Diaboloniens qui ont rejeté leur premier état et qui sont aujourd'hui prisonniers de l'Abîme. Et comme tu as vieilli et que tu t'es affaibli et corrompu durant les années d'oubli de ton Roi, je t'autorise à boire librement du sang de mes grappes. Ton Coeur et tout ton être en seront purifiés, tes yeux en seront éclairés, ta mémoire fortifiée, et tu pourras garder soigneusement les enseignements du Consolateur. »

Emmanuel s'adressa aussi à tous les habitants de la Cité et leur annonça la nomination du Consolateur et celle de M. Conscience comme prédicateurs et instructeurs. Le premier leur révélerait les choses célestes et éternelles, le second devait les guider dans les choses terrestres, les questions touchant à la morale. Quant au nouvel archiviste : M. Connaissance, lui aussi devait se soumettre au Saint-Esprit et se garder de tout ce qui n'émanait pas de cette source unique.

Emmanuel avertit aussi les habitants qu'il laissait parmi eux les capitaines : Confiance, Espérance, Charité, Patience. « Assistez-les, chérissez-les. Ils vous défendront comme des lions lorsque l'ennemi vous attaquera. Mais si, de quelque manière, vous les oubliiez, si vous les délaissiez, ils en seraient aussitôt affaiblis. Si de quelque manière mes Capitaines étaient affaiblis, la ville de l'Âme ne saurait être forte.

S'ils étaient malades, c'est que la ville d'Âme les aurait contaminés. Veillez à observer mes ordonnances ; votre bonheur en dépend.

« Je sais à n'en pas douter qu'il reste parmi vous quelques Diaboloniens, et vous-mêmes le saurez bientôt ; ce sont pour vous d'implacables ennemis qui vous ramèneraient sous la domination de Diabolus si vous n'y preniez garde. Ils se sont retirés dans les cavernes, sous les murailles, mais ils existent. Sous aucun prétexte, vous ne traiterez avec eux ; mais vous les pourchasserez et les mettrez à mort. Voici quelques-uns des noms des principaux d'entre eux : Fornication, Adultère, Colère, Meurtre, Vice, Fausseté, Envie, Ivrognerie, Querelles, Sédition, Sorcellerie. Vous les chasserez, vous les détruirez, autrement ce serait eux qui causeraient votre ruine. Veillez.

« J'ai établi sur vous comme guides et comme pasteurs le Consolateur et M. Conscience. Vous avez aussi les quatre capitaines de ma première armée qui vous instruiront en toute saine doctrine. Ils pourront vous faire une lecture chaque jour ou chaque semaine. »

Le Prince Emmanuel instruisit donc la ville de tout ce qui intéressait son développement, sa sécurité et sa prospérité. Il décida de lui donner une nouvelle marque de confiance en lui conférant un signe distinctif parmi les autres peuples tribus et langues habitant l'Univers. Certain jour, les habitants furent invités au château et là, après leur avoir expliqué sa pensée, Emmanuel sortit de son trésor des robes blanches et les en revêtit. « Ainsi le monde saura que vous êtes à moi, dit-il, et ceci vous aidera également à reconnaître les traîtres qui se glisseraient parmi vous. » Tous furent donc revêtus de vêtements appropriés à leur taille et à leur stature ; ils étaient de fin lin, blanc et pur : « Ce vêtement est ma livrée, 'ajouta le Prince. Portez-le par amour pour moi, et pour que le monde sache que vous êtes à moi. »

Alors, la corporation de la Cité de l'Âme resplendit comme le soleil, et son apparence éclatante rappelait celle d'une armée en marche bannières déployées.

Il n'y a que moi dans l'Univers qui puisse donner cette livrée, dit Emmanuel. Aucun autre quel qu'il soit, prince ou potentat, ne peut la donner aussi. Et maintenant écoutez mes paroles :

1 ° Veillez à la porter chaque jour et à toute heure du jour, afin que personne ne puisse jamais douter que vous êtes à moi.

2° Gardez vos vêtements blancs : Des vêtements tachés seraient un déshonneur pour moi.

3° Veillez à ne point les laisser traîner dans la poussière.

4° Veillez à ne point les perdre, de peur que votre honte et votre nudité n'apparaissent.

5° Cependant, si, malgré mes avertissements, vous laissiez salir votre vêtement - ce qui m'attristerait et réjouirait Diabolus - hâtez-vous de faire ce que requiert ma loi pour les blanchir. »

Maintenant, la Cité de l'Âme était comme un signet sur la main droite d'Emmanuel. Aucune autre Cité ne pouvait lui être comparée. Quand son oeuvre fut achevée, Emmanuel ordonna que son étendard fût hissé sur la Citadelle. II allait souvent visiter les habitants ; pas de jour ne se passait qu'Il n'allât voir les anciens ou qu'ils ne vinssent le voir. Ils avaient besoin de parler ensemble des grandes choses accomplies et de celles qui étaient encore en son Coeur pour la Cité. Il allait par les rues, les jardins, les vergers, guérissant les malades, bénissant, disant quelques paroles aimables. Il voyait aussi ses capitaines quotidiennement. Un sourire d'Emmanuel leur donnait force et vigueur plus et mieux que quoi que ce soit d'autre, sous les cieux. Pas de semaine ne se passait que le Prince ne reçût les habitants à sa table, ou qu'Il ne fût reçu chez eux. Tous les jours maintenant étaient jours de banquet spirituel. Et quand ils regagnaient leurs demeures ils emportaient toujours quelque présent royal. Si les Anciens n'allaient pas au château, Emmanuel leur envoyait des vivres de la Cour : du pain et du vin de la table du Père. Si les habitants de la Cité espaçaient leurs visites, Lui allait vers eux, frappait à leurs portes, attendant qu'on lui ouvrît, apportant avec soi quelque marque de son amour et de sa faveur.

On n'entendait plus que cantiques de louanges dans la Ville. Tout était allégresse, bonheur, tranquillité. Emmanuel avait installé un nouveau Chef dans la Cité : la Paix de Dieu. Plus de disputes, de querelles, tout était harmonie, joie, santé. Cet état de chose dura tout l'été.

Mais il se trouvait dans la ville un individu nommé Sécurité charnelle, il entraîna les habitants en un triste esclavage. Diabolonien par son père, il était par sa mère, Lady Ne craint rien, petit-fils du Seigneur Volonté. Il y avait eu tant d'alliances entre ceux de la ville et les Diaboloniens, qu'il semblait à peu près impossible d'exterminer tous les ennemis de l'Âme.

Lorsque Diabolus fut capturé et chassé, Sécurité charnelle disparut, pensant qu'il serait prudent de se faire oublier. C'était là un sage raisonnement :

Après une absence prolongée, il sortit de sa retraite avec précautions. Il fut très prudent et, d'abord, ne se mêla qu'au peuple, vantant la gloire et la puissance de la ville qu'il déclarait imprenable désormais. Ses discours plurent, et il en éprouva une grande satisfaction. Il se mit ensuite à chanter la valeur des capitaines, la puissance des armes, la solidité des fortifications de la Ville, à chanter la bonté d'Emmanuel qui avait promis un bonheur éternel à la Cité. Ensuite, il essaya de gagner la faveur des particuliers de marque. Et, bientôt, toute la Ville se laissa prendre aux beaux discours qui résonnaient si agréablement à ses oreilles. Elle éprouva à son tour ces sentiments de sécurité charnelle qui endorment la vigilance, vigilance d'autant plus nécessaire que des Diaboloniens étaient toujours dissimulés et actifs en son enceinte. Les habitants firent des festins que ne présidait plus Emmanuel, bien qu'il habitât toujours dans la ville. Les gouverneurs aussi se laissèrent prendre au babillage incessant et flatteur de « Sécurité charnelle » qui chatouillait agréablement leurs oreilles. Cependant tous avaient entendu les avertissements répétés d'Emmanuel. Il leur avait dit que la force de l'Âme ne résidait pas tellement dans ses fortifications que dans son attachement et sa fidélité à son Prince, lesquels retenaient Celui-ci dans le palais intérieur, au Coeur de la Cité.

Leur devoir immédiat, c'était de lapider l'impudent Diabolonien. Au lieu de cela, ils se laissèrent prendre à ses pièges, s'attachant à lui au point d'en oublier le Prince et ses instructions.

Oh ! S'ils avaient toujours écouté Emmanuel ! Leur paix eût débordé comme un fleuve

Emmanuel, constatant que la politique de M. Sécurité et sa diplomatie avaient le plus grand succès se retira de la ville de l'Âme qui ne le recherchait plus, ne se souciait plus qu'il vînt ou non la visiter, ne venait plus à la sainte Table, bien qu'il la dressât encore et les invitât au festin. Il se retira parce que la Ville de l'Âme - ne recherchait plus ses conseils se croyant invincible et hors de la portée de l'ennemi, parce qu'elle refusait d'écouter la voix du Saint-Esprit qu'Il lui avait envoyé.

Laissant la Citadelle, Il alla d'abord jusqu'à la porte de la Ville, puis quitta tout à fait la place, y laissant cependant le ministère du Saint-Esprit, bien que la Cité de l'Âme négligeât d'entendre ses directions. En même temps que s'en allait Emmanuel « la Paix de Dieu » se retirait aussi de la Cité.

 

CHAPITRE VII

SÉCURITÉ CHARNELLE FAIT UN FESTIN. - CRAINTE DE DIEU ÉLÈVE LA VOIX. -- IL REPROCHE L'OUBLI D'EMMANUEL. - LA VILLE TOMBE DANS LA LANGUEUR. - LES ENNEMIS EN SON ENCEINTE CONSPIRENT CONTRE ELLE. - ILS ENVOIENT CHERCHER DIABOLUS. - LE COMPLOT EST DÉCOUVERT. - AVERTIE, ÂME D'HOMME S'HUMILIE, SE REPENT. - DÉFAILLANCE DES SEIGNEURS VOLONTÉ ET PENSÉE. - DIABOLUS SE PRÉPARE À L'ASSAUT.


 

Il demeurait dans la ville de l'Âme un monsieur, Crainte de Dieu, ce qui déplaisait fort à Sécurité charnelle. Il aurait bien voulu le débaucher lui aussi et en faire l'un de ses adeptes. Mais jusque-là, Crainte de Dieu se tenait à l'écart et Sécurité charnelle sentait bien qu'il n'avait aucune prise sur lui. Il résolut de l'inviter à un grand festin avec plusieurs autres de ses voisins, dans le but de le circonvenir, de le débaucher si possible, d'en faire sa dupe comme il l'avait fait avec les seigneurs de la Cité.

Tous vinrent, tous se livrèrent à la joie, burent et mangèrent à l'exception de Crainte de Dieu qui se tenait sur la réserve, ce dont l'amphitryon s'aperçut : - Seriez-vous malade ? Malade de corps ou d'esprit ? ou des deux ? demanda-t-il ironiquement à son invité. » - Je vous remercie pour votre intérêt plein de courtoisie, répondit Crainte de Dieu. Mais j'ai un mot à dire aux gens de la ville : aux chefs et aux anciens. Et se tournant aussitôt vers eux, il dit : Vous Chefs, vous Anciens, n'est-il pas extraordinaire que vous soyez si joyeux et si loquaces pendant que la ville de l'Âme est réduite en un état si misérable ? »

Sécurité charnelle se dressa d'un bond et cria tout aussitôt : « Mais cet homme ne sait ce qu'il dit ; il a besoin de sommeil. Reposez-vous, Monsieur, pendant que nous continuerons à festoyer. »

Si votre Coeur était droit et sincère, reprit Crainte de Dieu, pourriez-vous continuer votre oeuvre néfaste, M. Sécurité ?

Et que voulez-vous dire, Monsieur ?

Ne m'interrompez point. Il est vrai que Ville d'Âme était imprenable, mais vous l'avez affaiblie à ce point qu'elle est maintenant exposée à toutes les entreprises ennemies. Est-ce un temps pour flatter, ou rester silencieux ? C'est vous, M. Sécurité charnelle qui avez abattu ses tours, brisé ses portes et ses barres. Depuis que les seigneurs de la Ville de l'Âme sont devenus si puissants et que vous, M. Sécurité, vous êtes devenu si grand, la Cité a oublié son Prince, la miséricordieuse attente de celui-ci s'est lassée, et maintenant il s'est retiré de la Ville. C'est sa Présence qui faisait la force de notre Cité. »

- Fi ! Fi ! Monsieur, interrompit Sécurité ! Que vous êtes timoré ! Ne vous déferez-vous jamais de cette pusillanimité ? Avez-vous peur d'être tué par un moineau ? Qu'est-ce qui vous blesse ? J'en tiens pour vous. Je veux être votre ami, et vous vous me tenez à l'écart, vous m'accusez ! Et puis est-ce l'heure d'être triste ? Un festin, c'est pour qu'on se réjouisse. En ne devriez-vous pas avoir honte d'apporter ici le trouble et la mélancolie quand vous devriez manger, boire, et être heureux comme tout le monde ?

Comment ne serais-je pas triste quand Emmanuel n'occupe plus le trône de l'Âme, répondit Crainte de Dieu. Et c'est toi qui l'as chassé, Sécurité mauvaise. Maintenant, Messieurs de la Ville, car mon discours est pour vous, vous qui avez été l'objet d'un si grand amour, d'un si grand pardon, vous avez négligé le Prince, vous ne l'avez plus cherché, vous avez ignoré ses appels ! Alors, il s'est tenu à l'écart, et vous ne vous en êtes même pas aperçus ! Si vous vous étiez humiliés pour votre froideur et votre oubli, Il aurait sans doute pardonné, mais quand Il vit que personne ne pensait plus à lui, que personne ne répondait à ses invitations, et que vous vous imaginiez vous suffire à vous-mêmes, il a quitté la ville, et avec lui est parti ce qui faisait votre force. Que votre fête soit changée en deuil, et votre joie en lamentations. »

À l'ouïe de ces paroles, M. Conscience que le Prince Emmanuel avait promu à la charge de prédicateur, sous les directions du Secrétaire royal venu de la cour de Shaddaï pour enseigner le peuple de la Cité de l'Âme dans toute la Vérité, M. Conscience se sentit touché au vif, et il dit aux convives : « Mes frères, j'ai bien des raisons de croire que M. Crainte de Dieu vient de nous dire la vérité. Personnellement, il y a bien longtemps que je n'ai pas vu le Prince. »

Je sais que tu ne le verras pas, reprit Crainte de Dieu, et c'est de votre faute à vous, les chefs, s'il est parti, vous qui en reconnaissance de la grâce dont vous avez été l'objet, montrez maintenant la plus honteuse ingratitude. »

À l'ouïe de ces paroles, tous les convives changèrent de couleur, et même on put craindre que M. Conscience ne tombât à la renverse. Quant à M. Sécurité charnelle, il jugea prudent de quitter la chambre. Les choses prenaient un vilain tour, ce qu'il était bien loin d'avoir prévu. Les paroles d'Emmanuel, ses avertissements contre les faux prophètes en habits de brebis, se présentaient avec force dans le coeur des convives. Ah ! certes, Sécurité Charnelle était bien l'un de ceux contre qui le Maître avait essayé de les mettre en garde. Sortant de sa maison, les conviés y mirent le feu, brûlant celle-ci sur le propriétaire qui y était caché, car il était un Diabolonien. Ensuite, ils partirent chercher le Prince, nourrissant encore quelque espoir de le trouver. Hélas ! Leur recherche fut vaine. Ils ne le trouvèrent pas. Alors ils se condamnèrent sévèrement et se repentirent de leur langueur spirituelle. Ils décidèrent d'aller frapper à la porte du Seigneur-Secrétaire, celui qui était venu les appeler de la part du Prince sans qu'ils daignassent répondre à l'invitation. Peut-être pourrait-il leur dire où était le Prince Emmanuel ? Ils frappèrent en vain à la porte de son palais, sans pouvoir obtenir de réponse.

Et maintenant, Âme d'Homme traversait des heures d'épreuve, des jours sombres ; elle se rendait compte de sa folie et voyait où l'avaient menée les flatteries et les vaines paroles de Fausse Sécurité. M. Conscience tonnait en chaire contre le péché des grands, contre ses propres transgressions, contre la ville. Il s'humiliait, lui, prédicateur, de s'être laissé entraîner au mal.

C'est à cette époque qu'une épidémie fit son apparition dans la Cité, frappant les habitants de langueur. L'armée en fut aussi touchée ainsi que ses chefs. On ne rencontrait plus dans la ville que malades et gens épuisés. Les vêtements blancs donnés par Shaddaï étaient devenus souillés, ils étaient déchirés et il semblait que les morceaux dussent rester attachés au premier buisson rencontré.

M. Conscience fit décréter un jour de jeûne et demanda au chef Boanergès de prêcher. Celui-ci accepta et prit pour texte : « Coupe-le, pourquoi occupe-t-il la terre inutilement ? » Puis, aidé des conseils de Crainte de Dieu, Conscience décida d'envoyer une supplique à Emmanuel, et le Maire fut choisi pour la porter à la Cour de Shaddaï et du Prince, son fils. Mais le messager d'Aine d'Homme ne fut pas admis en leur présence. « Ils m'ont tourné le dos quand j'appelais, dit Emmanuel, et maintenant qu'ils sont dans la peine, ils m'appellent au secours '. Qu'ils cherchent le secours auprès de Sécurité charnelle, le Guide de leur choix. Ils m'ont oublié au temps de leur prospérité et maintenant, dans l'adversité, ils m'appellent. »

La réponse fut transmise au Maire qui s'en revint désespéré. Qu'allait devenir la ville de l'Âme ? Consulté, M. Crainte de Dieu assura qu'il n'y avait pas lieu de s'étonner de l'attitude d'Emmanuel. C'est ainsi qu'il agissait pour éprouver les dispositions de ceux qui s'adressaient à Lui, et pour développer leur patience. Il n'y avait qu'à attendre l'instant qu'Emmanuel choisirait, mais ils devaient continuer à l'implorer. » Désormais, les suppliques se succédèrent : pas de jour qui ne vît quelque courrier porter de la ville à la cour quelque prière au Prince.

Les Diaboloniens qui étaient restés dans la ville [ce dont les citoyens ne s'étaient pas mis en peine malgré les avertissements d'Emmanuel] avaient quitté leurs retraites, et, profitant de l'état de langueur, d'affaiblissement où était la Cité, ils se mêlèrent aux habitants. Qu'avaient-ils à redouter ? Emmanuel avait quitté la Cité de l'Âme ! Ils se réunirent chez l'un d'entre eux, conspirèrent contre la sécurité de la Ville et décidèrent d'avertir Diabolus que l'heure semblait propice pour son retour ; et que s'il attaquait Âme d'Homme, il avait bien des chances de réussir et de la reconquérir à nouveau.

Quand le message lui parvint, Diabolos trembla de joie. Quelle espérance cette lettre faisait briller à ses yeux ! Il répondit qu'il viendrait assiéger la ville et demandait que les Diaboloniens qui logeaient en ses murs travaillassent par tous les moyens à leur disposition à seconder l'action des envahisseurs, le moment venu. Dés maintenant, ils devaient s'immiscer le plus possible dans la vie des citoyens pour travailler à leur affaiblissement et se renseigner sur tous détails utiles.

Les Diaboloniens se réunirent pour lire la réponse du Prince des Ténèbres ; il leur conseillait trois moyens pour atteindre le but proposé 1° Entraîner la ville dans le relâchement et la vanité : « La corruption, rien de tel pour perdre une âme, avait dit Lucifer au Conseil que Diabolus avait réuni pour formuler la réponse à ses fidèles Diaboloniens ; Probatum est ! » 2° Faire naître en elle le doute et le désespoir. 3° Ou bien faire exploser la Cité avec la poudre d'orgueil. Vu l'état de la Ville, il était évident que le second moyen conseillé était le meilleur. » Mais comment procéder ? Après y avoir réfléchi quelque temps les conspirateurs décidèrent que quelques-uns d'entre eux se déguiseraient et changeraient de nom, puis qu'ils iraient sur la place du Marché et se mêleraient aux indigènes qui désiraient se placer chez les notables de la Cité. Ils prétendraient venir d'une ville éloignée. Ce qui fut dit fut fait, et c'est ainsi que quelques Diaboloniens s'établirent au Coeur même de la Ville. Leur action ne tarda pas à se faire sentir.

L'état de la Cité semblait bien misérable ; Emmanuel restait sourd à toutes les requêtes, la maladie continuait ses ravages, et l'action sournoise et corruptrice des Diaboloniens minait la confiance qui subsistait encore au Coeur des habitants. Ceux-ci négligeaient de se réformer et s'affaiblissaient de jour en jour, de sorte qu'ils devenaient comme la feuille que le vent chasse. Diaboloniens et indigènes semblaient vivre en bons termes ; ces derniers songeaient presque à rechercher l'amitié de leurs ennemis. Ils étaient consumés par la maladie, mais les Diaboloniens, eux, prospéraient ; c'est en vain qu'ils eussent cherché à les exterminer. Mieux valait s'accommoder de ce qu'on ne pouvait empêcher.

L'ennemi observait avec joie cette rapide décadence. L'heure lui semblait venue de frapper le coup qui assujettirait définitivement l'Âme à Diabolus, et ils le lui firent savoir. Dans leur message, ils recommandaient que l'armée survînt un jour de marché alors que les indigènes étaient tous occupés de diverses manières et rassemblés sur la Place. Ce jour-là, la surveillance des portes et des remparts était moindre, forcément, et ils pourraient plus facilement du dedans seconder l'action des assaillants.

Or, Shaddaï n'avait jamais tout à fait abandonné la ville de l'Âme, même si celle-ci ne s'en apercevait point, à cause du nuage qu'élevaient sa défection son manque d'amour ses doutes sa langueur ses péchés, nuage dont elle était comme enveloppée. Il y avait dans la Cité un M. Étroite Surveillance, dont les soins vigilants s'exerçaient jour et nuit, car il pressentait ce qui se passait effectivement. Une nuit qu'il passait près de la Colline d'infamie, il entendit un bruit de voix sortant d'une maison qui servait aux Diaboloniens pour leurs rencontres. Il s'approcha avec précaution et entendit ainsi toutes les précisions du complot une fois la victoire remportée, les indigènes et les chefs de l'armée seraient passés au fil de l'épée quant aux soldats, ils seraient jetés hors de la ville.

Immédiatement, Étroite Surveillance alla prévenir le Maire, qui envoya chercher le Prédicateur M. Conscience. Celui-ci convoqua immédiatement les indigènes, en faisant sonner la cloche qui appelait aux réunions. Dès que l'assemblée fut réunie, il communiqua les graves nouvelles : lettres échangées entre Diaboloniens et Diabolus, conspiration contre la ville de l'Âme ; levée d'une armée dans les enfers puis, il appela M. Surveillance, le priant de dire lui-même les propos que sa vigilance avait surpris. Ensuite, M. Conscience se leva et dit :

« Nous avons abandonné notre Roi ; quoi d'extraordinaire que notre cruel ennemi relève la tête au dedans et au dehors ; et qu'au dedans la trahison n'attende que l'instant favorable pour ouvrir les portes et livrer la ville. Nous avons laissé vivre nos ennemis mortels et même nous sommes en bons termes avec ceux qu'Emmanuel nous avait dit d'exterminer. Aussi sommes-nous réduits aujourd'hui en cette cruelle extrémité. »

Alors, les auditeurs s'humilièrent et versèrent beaucoup de larmes. Avertis, les chefs de l'Armée doublèrent les gardes aux portes de la ville ; ils décrétèrent qu'on ferait subir un sérieux examen à tous ceux qui entreraient et sortiraient. De plus, ils allaient faire de minutieuses recherches dans toutes les maisons de la Cité pour y arrêter les Diaboloniens ou ceux qui leur auraient donné asile. Un jour pour le jeûne, l'humiliation et la prière, fut choisi. Tous ceux qui ne se rendraient pas à la maison de prières seraient considérés comme ayant pactisé avec l'ennemi et traités en conséquence. Des remerciements furent votés à M. Surveillance, qui fut promu au grade d'Inspecteur en Chef de la Sûreté.

Toutes ces résolutions furent mises à exécution sans retard, car l'Inspecteur en Chef avait averti la Ville que l'armée ennemie était presque prête. Il était allé effectivement se renseigner aux sources les meilleures, et il savait à n'en pas douter qu'avant longtemps l'ennemi serait aux portes de la Cité.

La chasse aux Diaboloniens fit découvrir deux d'entre eux chez les Seigneurs Pensée et Volonté. De leurs vrais noms, ils s'appelaient Convoitise et Impudicité, mais pour entrer chez les Seigneurs susnommés ils s'étaient déguisés et avaient pris comme noms d'emprunt : Prudente Économie et Joie Innocente. Ces Diaboloniens et plusieurs autres furent incarcérés et mis à mort. Ceux qui les avaient reçus par manque de vigilance firent une confession publique et amende honorable.

Il était temps ! Diabolus avait mis son armée sur pied : une armée de 30.000 incrédules, sous les ordres du général Incrédulité et des chefs Rage, Fureur, Damnation, Insatiable, Soufre, Tourment, Agitation, Sépulcre, Sans Espérance.

Sous leurs ordres, des incrédules de toutes teintes, de tous plumages, ceux qui doutent, ceux qui nient les affirmations de Shaddaï, et mettent des points d'interrogation devant les déclarations de Sa Parole, ceux qui doutent de la foi, de la persévérance, du salut, de la résurrection, de la gloire promise.

En bon ordre, l'armée s'avançait jusque sous les murs de la Cité.

 

CHAPITRE VIII

LE SIÈGE. - DIABOLUS SOMME LA VILLE DE SE RENDRE. - SILENCE DE LA VILLE, QUI REPOUSSE SOMMATIONS ET ASSAUTS. - LE SECRÉTAIRE ROYAL REFUSE SES CONSEILS. - LES CHEFS DE LA VILLE LAISSÉS A EUX-MÊMES. - LES PORTES DE LA VILLE FORCÉES PAR LES DIABOLONIENS. - LE CHÂTEAU-FORT RESTE IMPRENABLE. - NOUVELLE TACTIQUE DES DIABOLONIENS. - GRANDE BATAILLE. - RETOUR D'EMMANUEL ET VICTOIRE. - NOUVEL ASSAUT DES DIABOLONIENS. - NOUVELLE VICTOIRE D'EMMANUEL.


 

Effectivement, la Ville fut bientôt cernée par des forces redoutables, et l'Âme plongée dans la terreur. Diabolus, furieux de ne pas trouver dans la ville le concours sur lequel il comptait, dut se retirer, après avoir inutilement essayé de forcer la porte de l'Oreille.

Alors, il se retrancha, fit élever des terrasses autour de la Cité, y plaça toutes les forces de l'enfer pour faire tomber la ville de l'Âme par la terreur. Mais l'armée du Prince laissée dans la ville combattit avec tant de vaillance que l'ennemi fut repoussé. Ensuite, Diabolus fit hisser un immense étendant noir sur le mont qui portait son nom. En couleur feu, sur ce fond sombre, un brasier ; et au milieu de la fournaise : l'Âme. Puis il envoya son Tambour, qui chaque nuit faisait un vacarme infernal, pour terrifier et lasser les assiégés et les forcer à capituler. Ces roulements de tambour étaient vraiment effroyables et faisaient trembler les habitants, les plongeant dans la terreur. Enfin, certain soir, le Tambour fit savoir qu'il avait un message pour la ville ; « Son maître offrait la vie sauve à quiconque se rendrait. » Tous les habitants s'étaient déjà réfugiés dans la Citadelle, de sorte que personne ne lui répondit.

Alors, Diabolus envoya comme messager la nuit suivante le Sépulcre. Il ordonnait qu'on lui ouvrît les portes de la ville ; n'était-il pas son véritable Maître ? Si la ville de l'Âme persistait dans sa rébellion, elle serait exterminée.

La ville ne répondit pas un mot. Mais après une réunion générale où assistaient quelques officiers, elle décida d'aller exposer toutes choses au Secrétaire Royal. Peut-être pourrait-Il la tirer de cette situation extrême, ou l'aider à formuler une requête au Prince Emmanuel ? Mais après avoir examiné leur requête, le Secrétaire répondit qu'ayant abandonné leur Prince et négligé les conseils du Consolateur, il était bon pour eux d'être laissés à leurs seules ressources. Ils avaient la loi du Prince et pouvaient la consulter. Cette réponse tomba sur le Coeur des habitants comme une meule de moulin. Ils en furent quelque temps comme écrasés.

En quelle lamentable extrémité ils se trouvaient réduits : l'ennemi à la porte et prêt à les exterminer, à l'intérieur le Consolateur refusant de les guider ! Mais le Maire, M. Conscience, sans se laisser décourager, étudia la réponse du Conseiller royal, puis, s'adressant au peuple, il lui dit : « Les paroles du Conseiller royal signifient que nous devons encore pendant quelque temps récolter le fruit de notre péché. Mais les paroles comportent aussi l'espoir que nous serons secourus et délivrés ; encore quelque temps d'angoisse et Emmanuel viendra nous secourir. » Tous furent encouragés par la lueur d'espoir que permettaient les paroles du Secrétaire royal.

Un nouvel assaut des troupes de Diabolus fut repoussé. À la requête du Maire, les cloches furent sonnées en signe d'allégresse, et les remerciements de la ville furent portés au Secrétaire royal, dont les paroles [impliquant la délivrance pour une date indéterminée] avaient réconforté et fortifié l'armée et les citoyens.

Après ce nouvel échec, Diabolus décida de changer de tactique : il n'enverrait plus devant lui son tambour, ce qui ne faisait que jeter dans la terreur, il ne se servirait plus du capitaine Sépulcre, mais lui-même irait à l'Âme avec de douces paroles et des offres de paix :

« Ah ! leur dit-il, qu'il l'aimait sa chère ville de l'Âme ! Que de nuits il avait passé dans les veilles en songeant à son sort ! Que de pas et de démarches à cause d'elle, dans la pensée de lui faire du bien. Loin de moi l'idée de vous nuire ! Je ne désire pas continuer la guerre. Mais livrez-vous à moi ; vous n'aurez pas à le regretter. Vous savez bien que vous êtes à moi et que sous mon règne rien ne vous a manqué

Jamais vous n'avez traversé de période aussi sombre que celle que vous connaissez maintenant ; aussi bien ne jouirez-vous plus jamais de la paix que lorsque vous m'appartiendrez. Acceptez mes offres ; et les Diaboloniens seront vos serviteurs. Allons ! Renouvelons connaissance, soyons amis ! Excusez-moi de vous parler si longuement. Mais j'ai pour vous un si grand amour '. Ne m'obligez donc pas à faire la guerre plus longtemps ; épargnez-vous des terreurs. Je vous aurai de toutes façons : ou librement ou par force. Ne vous faites pas d'illusion sur vos forces ou sur un secours problématique qu'enverrait Emmanuel. J'ai une puissante armée, commandée par (les chefs aussi rapides que des aigles, aussi forts que des lions, plus désireux de tomber sur une proie que les loups du soir. Donc, rendez-vous sans plus attendre. »

Alors, le Maire de la Cité se présenta pour lui répondre et dit : « O Diabolus, prince des ténèbres, maître ès ruses, flatteries et mensonges, nous ne te connaissons que trop, ayant déjà goûté à ta coupe d'étourdissement : Pourrions-nous nous laisser séduire à nouveau ? Et si nous te suivions, Emmanuel ne nous rejetterait-il pas de façon définitive ? L'endroit qu'il t'a préparé pourrait-il être pour nous un lieu de repos ? Mieux vaut mourir en combattant que d'être à nouveau victime de tes flatteries et de tes séductions. »

Démasqué, voyant ses ruses découvertes, Diabolus se retira plein de rage, bien décidé désormais à faire à l'Âme une guerre sans merci. Il plaça ses chefs les plus cruels tout autour de la Cité, et de part et d'autre on combattit avec acharnement. Il y eut des blessés et des morts. Mais les avantages étaient pour la ville, qui reprenait chaque jour plus de vigueur et de courage. On entendait dans ses murs le chant des psaumes et des cantiques, et celui des requêtes. Forts de leur victoire, ils décidèrent de faire une sortie contre l'ennemi, mais ils commirent l'erreur de choisir la nuit pour cette opération, au lieu de l'accomplir le jour. Or, la nuit est l'heure propice par excellence pour Diabolus. Qu'arriva-t-il ? Quand les assiégés sortirent, ils furent immédiatement assaillis ; il semblait que l'ennemi eût été averti et que les Diaboloniens les attendissent, tout prêts au combat. L'affaire fut chaude. Il y eut beaucoup de blessés et de morts de part et d'autre. Voyant qu'ils n'obtiendraient point d'avantages sérieux, ceux de la ville se retirèrent en emmenant leurs blessés. Pendant cette rencontre, les Diaboloniens qui se cachaient dans Âme d'Homme sortirent de leurs retraites, pensant tuer les indigènes, puisque l'armée était sortie. Mais le seigneur Volonté tomba sur eux à l'improviste, et il en fit un grand carnage.

Cet engagement nocturne avait encouragé Diabolus qui, le jour suivant, s'avança avec hardiesse sous les murs de la ville, demandant l'ouverture des portes. « Tu n'auras rien que ce que tu prendras de force, répondit le Seigneur Maire. Aussi longtemps que le Prince vivra, la ville n'appartiendra à personne d'autre qu'à lui. » Et le Seigneur Volonté fit aussi une réponse dont nous donnons ci-après une partie : « Quand nous ne te connaissions pas, tu as pu nous prendre comme des oiseaux au piège ; mais maintenant nous sommes passés des ténèbres à la lumière, de la puissance de Satan à celle de Dieu ; et bien que tu nous fasses une guerre cruelle, nous harcelant sans relâche, jamais nous ne nous rendrons ; jamais nous ne déposerons les armes pour devenir les esclaves d'un tyran aussi implacable que toi. La mort plutôt ! D'ailleurs, nous espérons toujours que le Roi viendra à notre secours. »

Diabolus se retira à nouveau, plein de fureur, et résolut de faire une nouvelle attaque, mais cette fois une attaque de nuit, qui, dans sa pensée, devait être décisive. Hélas ! elle devait l'être partiellement. La porte choisie par lui pour y porter l'effort de ses armes, celle des Émotions, n'était plus très résistante ; à l'intérieur, les principaux chefs étaient blessés ; elle céda et l'ennemi pénétra dans la ville. Ce fut un épouvantable massacre ; la cruauté des Diaboloniens se donna libre cours et les habitants furent torturés, brûlés, écrasés. Le Maire et le Seigneur Conscience eurent très particulièrement à souffrir des vainqueurs. Si Shaddaï ne les avait soutenus, certainement ils fussent morts l'un et l'autre. Quant au seigneur Volonté, il avait eu le temps de gagner le Château, en même temps que les Chefs et l'Armée du Prince, et de s'y enfermer avec eux. S'il avait été pris, il eût été taillé en pièces, Diabolus ayant donné un ordre à cet effet à son sujet. Les Capitaines et l'Armée d'Emmanuel s'étaient enfermés dans la Citadelle pour leur propre sécurité, 2° pour sauver la Ville de l'Âme, qui ne pouvait être asservie aussi longtemps que tenait le Coeur de la Cité, 3° pour conserver à Emmanuel ses prérogatives royales sur l'Âme.

Les maisons et les biens étaient réquisitionnés par les Diaboloniens, et la plupart des indigènes, pour échapper aux exactions de leurs ennemis, avaient disparu, se réfugiant dans les cavernes et les rochers.

Abandonnée aux envahisseurs, la ville était devenue un repaire de brigands. Cela dura plus de deux ans et demi, mais le château-fort, au Coeur de la Cité, tenait toujours.

Bien que réduits en cette extrémité, et que l'ennemi fût dans la place, les habitants réussirent à communiquer entre eux, et sur les conseils de M. Crainte de Dieu, ils prièrent M. le Conseiller royal de rédiger une supplique au Prince en leur faveur, ce qu'Il fit. M. Crainte de Dieu leur avait dit effectivement que les autres requêtes n'avaient pas été inspirées par le Conseiller royal, c'est pourquoi le Prince n'avait pu y répondre.

Dans cette dernière supplique, ils confessaient leur iniquité et leur indignité : « Nous ne sommes plus dignes de t'appartenir ; tu pourrais flous rejeter à jamais ; mais ne le fais pas à cause de ton Saint Nom. À cause de notre extrême misère, lève-toi et agis en notre faveur. L'ennemi nous enveloppe de toutes parts et nos transgressions se dressent contre nous. L'ennemi parcourt les rues de notre Cité. Seule, ta Grâce peut nous sauver. À qui irions-nous qu'à Toi ?

« De plus, nos chefs sont affaiblis et dans la langueur ; mais nos ennemis relèvent la tête. Ils sont forts, eux ! Ils se vantent, ils s'enorgueillissent et nous menacent d'extermination. Nous sommes submergés par leur armée du Doute. Notre sagesse, notre force c'était Toi ! Et tu nous a quittés. À nous la honte et la confusion de face. Mais prends pitié de nous, Seigneur ! Prends pitié de la misérable ville de l'Anne et sauve-nous ! »

Cette requête fut portée à la Cour par le Capitaine Confiance lui-même.
Et cette fois Emmanuel entendit et répondit.
Mais Diabolus apprenant qu'une requête de la ville était allée jusqu'au Roi Emmanuel, fut rempli de terreur et de rage ! « Qu'on redouble de sévérité et d'exaction contre la ville, commanda le tyran. Voici, Diaboloniens, je vous la livre. Ah ils continuent leurs pétitions et leurs prières ! Je leur en ferai passer le goût. »

Puis il se dirigea sur le château, donnant l'ordre d'ouvrir les portes, sinon il exercerait sur la Ville de l'Âme de cruelles représailles. Mais le portier, M. Crainte de Dieu refusa, puis ajouta ces paroles : « Quand la ville aura encore un peu souffert elle sera rendue parfaite, elle sortira de l'épreuve fortifiée et sera définitivement rétablie. - Eh bien, demanda le tyran, qu'on me livre ceux qui ont fait une pétition et particulièrement le chef Confiance. Qu'on me livre ce valet, lui seul, et je me retire de la ville. » Cette requête essuya un nouveau refus. Diabolus reprit alors : « Vous envoyez des messages à Emmanuel comme si votre méchanceté n'était pas comme liée à votre cou ! Comment pourriez-vous prier avec des lèvres pures ? Comment pourriez-vous subsister ? Je ne suis pas venu de mon propre' chef, c'est Lui qui m'envoie contre vous. Comment donc espérez-vous échapper ? »

- Notre Prince a dit : « Je ne mettrai pas dehors celui qui viendra à moi », répondit Crainte de Dieu. Sa Parole nous suffit. Il a aussi dit que toutes sortes de péchés et de blasphèmes seront pardonnés aux hommes. Nous ne voulons pas désespérer ; bien au contraire, nous espérons, nous attendons toujours la délivrance. » Dépité, furieux, Diabolus se retira et convoqua sur-le-champ un conseil de guerre.

Peu après son départ, le Capitaine Confiance se présentait à la porte du château rapportant plusieurs messages du Prince : pour le Seigneur Maire, le Seigneur Volonté, le Prédicateur Conscience, pour M. Crainte de Dieu, enfin pour tous les citoyens de la Ville. La teneur de ces diverses lettres faisait voir qu'Emmanuel était parfaitement au courant de tout ce qui se passait dans la Cité, et de la conduite particulière des uns et des autres. Ils en furent réconfortés ; et ne se sentirent plus si seuls. Le Capitaine Confiance fut alors appelé par le Conseiller royal qui le promut au grade de Lieutenant général de la Cité de l'Âme. Tous les autres chefs et l'Armée étaient placés sous ses ordres, ainsi que tous les habitants. « C'est toi qui as la direction suprême dans la guerre contre Diabolus, dit-il ; toi qui feras sortir l'armée, toi qui la feras rentrer. »

Le conseil de guerre des Diaboloniens fut assez laborieux : les Chefs furent consultés ; l'avis général fut qu'il n'y avait pas de victoire tant que le Château-fort tenait, et qu'il tiendrait aussi longtemps que d'aussi braves capitaines s'y trouveraient renfermés. Puisque la crainte et la terreur ne faisaient que renforcer leur obstination et leur volonté de résister jusqu'au bout, pourquoi ne pas essayer d'autres armes qui avaient toujours si bien réussi aux puissances des Ténèbres ? Les Diaboloniens feraient mieux de quitter la ville, puis ils veilleraient à la remplir de biens, de choses désirables, et grâce à leurs créatures laissées en arrière, l'Anse serait entraînée à pécher. Qui est fidèle à Shaddaï dans l'adversité, l'oublie vite dans l'abondance ; l'expérience est constante. La séduction des richesses étouffe ceux qui les possèdent. Quand un Coeur se laisse prendre par lés vanités et les soucis de la vie, quand un homme se laisse aller aux plaisirs de la table, à l'attrait des vins, c'en est fait de lui ; ces choses le maîtrisent vite.

« Il est difficile qu'une ville possède de grandes richesses sans avoir aussi quelques-uns des nôtres à son service. Quel est le riche dans la cité de l'Anse qui n'ait pas parmi ses serviteurs quelques Diaboloniens nommés Profusion ou Prodigalité ou Volupté ou Pragmatisme ou Ostentation ? Eux prendront le château fort par ruse. ».

Cet avis fut déclaré excellent ; on étoufferait l'Âme sous les biens et les vanités de cette vie, après s'être retiré de la Cité.

Tandis que le conseil de guerre se terminait chez les Diaboloniens, dans le château-fort on apportait au Lieutenant général Confiance un pli d'Emmanuel ainsi conçu : « Le troisième jour je te rencontrerai dans la plaine qui s'étend autour de la ville de l'Âme. »

- « Me rencontrer dans la plaine ? » réfléchissait le Lieutenant général ! Que veut dire mon Seigneur ? » Perplexe, il alla soumettre le message au Conseiller royal, qui resta quelques instants silencieux, puis dit ceci : « Après un long conciliabule, les Diaboloniens viennent de décider de partir. Ils veulent amener la ville à pécher et à se détruire elle-même en faisant abonder les richesses en son sein. Quant à eux, embusqués dans les champs, ils observeront de loin ce qui se passera. Prépare-toi, et sois dans la plaine avec les hommes du Prince le troisième jour, comme Il te l'a ordonné, car Il viendra certainement à la tête d'une puissante armée. »

Alors, tout heureux, le Lieutenant général revint et communiqua le message aux chefs qui furent remplis de joie. Puis il commanda aux trompettes de monter sur le chemin de ronde du château, et là de jouer la plus belle musique qu'ils pouvaient inventer. Ceux-ci montèrent au haut du château puis firent retentir une mélodie suave qui jeta la perplexité dans le camp des Diaboloniens. « Qu'est-ce que cela voulait dire ? Qu'étaient-ce que ces accents ? Ce n'était pas un appel aux armes, ni au pillage, ce n'était pas une charge ; qu'était-ce donc ? » Surpris, les indigènes écoutaient aussi, et avaient la conviction que cette musique était pour eux messagère de bonnes nouvelles. Dans le camp des Diaboloniens, quelqu'un suggéra : « Sans doute, leur Prince vient à leur secours... »,

Le lendemain, les. Diaboloniens opéraient leur retraite jusque dans la plaine qui s'étendait autour de la Ville. Attaqués ou non, ils se sentaient plus en sûreté dans la plaine, soit pour se battre, soit pour fuir.

Dans la forteresse, le second jour, chacun se préparait avec ardeur, car le lendemain même on devait rencontrer le Prince. Avant que le soleil fût levé, l'armée sortit de la ville. Le cri de guerre était celui-ci : l'épée du Prince Emmanuel et le bouclier du Capitaine Confiance. Ce qui, dans le langage ordinaire, est ainsi traduit : « la Parole de Dieu et la Foi ». Les troupes commencèrent à encercler le camp de Diabolus. Le capitaine Expérience, gravement blessé et encore insuffisamment remis, était resté dans la ville, mais quand il vit que les capitaines engageaient le combat, il saisit ses béquilles et se hâta de rejoindre l'armée.

De part et d'autre on se battait avec rage. Du haut du château, le Conseiller royal fit tirer les frondes par ses hommes, les plus excellents viseurs qui fussent.
Le combat se prolongeait, l'armée du Prince semblait faiblir. Emmanuel ne paraissait pas encore. Pendant quelques minutes de répit, le Lieutenant général Confiance harangua l'Armée : « Messieurs les soldats et mes frères, je suis heureux de constater votre bravoure au service du Prince, et votre amour pour la Ville. Jusqu'ici, vous vous êtes montrés loyaux et courageux. Persévérez ! Nous devons continuer à harceler l'ennemi, car certainement après un second engagement, Emmanuel paraîtra. » De son côté, Diabolus harangua son armée pour la persuader de tenir et de gagner la journée.

Le Lieutenant général n'avait pas achevé son discours que l'estafette Célérité venait annoncer que le Prince arrivait. La nouvelle se répandit de rang en rang, et des chefs jusqu'aux soldats. Ceux-ci, oubliant fatigues et blessures, se levèrent tous d'un bond comme des morts qui sortiraient du tombeau et ils chargèrent à nouveau l'ennemi en faisant résonner le cri de guerre : « La Parole de Dieu et la Foi ! ».

Les Diaboloniens aussi se dressèrent, mais ils semblaient avoir perdu courage et leurs rangs s'éclaircissaient. Le combat avait recommencé depuis une heure à peu près, quand, levant les yeux, le capitaine Confiance vit au loin l'armée d'Emmanuel marcher toutes enseignes déployées. Elle s'avançait avec tant de rapidité que les pieds des soldats semblaient ne pas toucher la terre. Alors, le Lieutenant général Confiance suivi de ses hommes, se tourna vers la Ville, laissant le champ aux Diaboloniens qui se mirent à les poursuivre. Puis, faisant peu après volte-face, ils attaquèrent ceux qui les poursuivaient ; les ennemis d'Aine d'Homme étaient pris entre deux feux. Diabolus se voyant battu et comprenant que la partie était perdue pour lui, recourut à la fuite sans plus se soucier de son armée. Pas un incrédule ne put subsister devant Emmanuel. De tous côtés, ils jonchaient le sol.

Le combat terminé, tous s'approchèrent d'Emmanuel pour le saluer. Il les reçut avec joie et leur dit : « La paix soit avec vous. »

L'entrée dans la ville fut un triomphe. Toutes les portes étaient grandes ouvertes, celles de la Ville et celles du Château. Le chemin avait été semé de lys, de beaucoup d'autres fleurs et de verdure ; les maisons aussi étaient décorées. Partout des chants s'élevaient. Les capitaines Confiance et Bonne-Espérance ouvraient le cortège, suivis du chef Charité et de quelques-uns de ses compagnons. Patience venait ensuite avec les autres capitaines qui tenaient la droite et la gauche du chemin. Au centre s'avançait Emmanuel dont l'armure était d'or fin.

Quand le Prince fut arrivé à la hauteur des portes, les Anciens qui y étaient descendus firent retentir ce cantique : « Haussez-vous, portes éternelles, et le Roi de Gloire entrera. Qui est ce roi de gloire Y C'est l'Éternel puissant dans les combats. Haussez-vous, portes éternelles... » Aux portes du château attendaient les seigneurs de la Ville : le Maire (M. Intelligence), MM. Volonté, Conscience, Connaissance, Pensée et plusieurs autres membres de la noblesse. Ils se prosternèrent devant Emmanuel et baisèrent la poussière de ses pieds, le bénissant et le louant de ce qu'Il avait eu pitié d'eux, de ce qu'il était venu restaurer l'Âme et la délivrer de ses ennemis. Puis, Emmanuel entra dans le Château qui avait été préparé à le recevoir par les soins du chef Confiance et purifié par la présence du Conseiller royal : l'Esprit-Saint.

Le peuple vint alors au château pour s'humilier de son péché. Tous les habitants se prosternèrent dans la poussière, tous se lamentèrent et implorèrent leur pardon. « Ne pleurez pas, dit Emmanuel, mais levez-vous et réjouissez-vous ; faites un festin et envoyez des portions à ceux qui sont pauvres. La joie de l'Éternel sera votre force. Je reviens à vous avec de grandes compassions, mon nom sera établi parmi vous, exalté et glorifié. » Puis il les embrassa et les serra contre son Coeur. Enfin, il fit des présents aux anciens, aux officiers et à leurs familles. Ensuite il dit : Vous irez laver vos habits à la fontaine ouverte pour Juda et Jérusalem, puis vous mettrez vos ornements et reviendrez au château. »

Désormais, la joie, les chants, les danses remplirent la ville. Dans les jours qui suivirent, le seigneur Maire donna des ordres pour que les morts qui jonchaient la plaine fussent enterrés. Des hommes partirent sous la direction des chefs Crainte de Dieu et Droiture pour s'acquitter de cette besogne. Là, dans la plaine, gisaient tous les sceptiques, tous ceux qui refusent de croire en l'Élection, la Vocation, la Grâce, la persévérance, la résurrection, ceux qui mettent en doute le Salut et la Gloire à venir. Là gisaient les capitaines Rage, Cruauté, Damnation, Insatiable, Soufre, Tourment, Sépulcre, Sans espérance. Quant aux grands chefs diaboloniens ils s'étaient tous enfuis à la suite de Diabolus, quand ils avaient vu que la bataille était perdue.

Hélas ! Diabolus n'est pas encore enchaîné dans l'Abîme. Aussi longtemps qu'il garde quelque liberté d'action, il l'emploiera toujours à attaquer la ville de l'Anse ; toujours, il refusera de s'avouer définitivement vaincu. Ainsi, après cette défaite, il s'empressa de lever une nouvelle armée. Mais, au lieu de la composer uniquement des soldats du Doute, il n'en prit que dix mille et leur adjoignit quinze mille sanguinaires avec leurs chefs dont les noms suivent : Caïn, Nemrod, Ismaël, Ésaü, Saül, Absalon, Judas, Pape ; tous avaient leurs couleurs, bannières et écussons. Les couleurs du chef Pape étaient rouges, et les armes brodées sur sa bannière représentaient un bûcher, une flamme et une victime dans la flamme. Diabolus donna à chaque armée des chefs choisis avec soin, puis revint encercler la ville de l'Âme menaçant de l'incendier si elle ne se rendait pas. L'ordre de reddition fut transmis au Prince avec ces lignes qu'avait ajoutées la Ville : « Seigneur, sauve-nous des hommes sanguinaires et cruels. »

Emmanuel prit en considération la requête de la Ville et donna des ordres pour sa défense. Lui-même plaça les chefs Foi et Patience du côté où se trouvaient massés les hommes sanguinaires. Du côté des Douteurs, il plaça les chefs Espérance, Charité et le seigneur Volonté. Quant au chef Expérience, il devait instruire les recrues sur la place du Marché. Ensuite, Emmanuel fit hisser ses couleurs sur le château.

Cette guerre dura longtemps, et mit à l'épreuve la foi, l'espérance et l'amour de l'Âme ; elle donna aussi l'occasion au jeune chef Renoncement, nouvellement promu, de se distinguer.

Enfin, certain jour, Emmanuel fit deux bandes de ses troupes : l'une devait poursuivre l'armée du Doute, et la passer au fil de l'épée. L'autre devait combattre les Sanguinaires mais les saisir vivants.

Un matin, au temps marqué, les chefs et l'armée sortirent : les capitaines Espérance, Charité, Innocence et Expérience marchèrent sur le camp des Douteurs. Ceux-ci songeant à la défaite récemment subie par les leurs, prirent la fuite. L'armée les poursuivit, beaucoup furent tués mais beaucoup aussi échappèrent.

L'armée qui sortait contre les Sanguinaires s'apprêta à les encercler. Les troupes diaboloniennes n'apercevant pas Emmanuel avec l'armée en conclurent qu'il n'était pas non plus dans la ville ; et observant la manoeuvre de ceux qui venaient contre eux pensèrent que c'était là l'une de ces façons de faire extravagantes des serviteurs d'Emmanuel, et loin de les redouter, ils les méprisèrent. Mais ils furent promptement encerclés. À ce même moment, les chefs qui revenaient de la poursuite des Douteurs vinrent prêter main-forte aux troupes de la Ville, et lorsque les Sanguinaires prirent l'alarme, il était déjà trop tard. Eux aussi auraient fui s'ils l'avaient pu, car s'ils sont cruels et pleins de méchanceté quand ils ont la victoire, ils n'ont plus que des Coeurs de poulet lorsqu'ils se voient vaincus.

Ils furent amenés devant le Prince qui leur fit subir un interrogatoire pour savoir d'où ils venaient. Les uns appartenaient au pays des aveugles, d'autres au district du zèle aveugle, d'autres au comté de la malice et de l'envie. Quand les premiers eurent les yeux ouverts, virent où ils étaient et contre qui ils avaient combattu, ils tremblèrent de frayeur et implorèrent la pitié. Tous ceux qui le firent eurent la vie sauve ; le Prince leur toucha les lèvres de son sceptre d'or.

Ceux qui faisaient partie du second groupe : « le zèle aveugle » n'implorèrent pas la pitié, et même ils prétendirent justifier leur conduite : parce que, disaient-ils, les lois et les coutumes de la Ville de l'Âme sont inacceptables et diffèrent totalement de celles de tous les autres pays environnants. Peu se laissèrent convaincre d'avoir agi méchamment. Mais ceux qui reconnurent leur erreur et leur iniquité et qui implorèrent la miséricorde du Prince, l'obtinrent.

Quant à ceux qui venaient du district de la méchanceté, ils ne pleurèrent pas et n'essayèrent pas de justifier leur conduite. Mais ils tremblèrent de rage inassouvie à la pensée qu'ils ne pourraient pas tirer vengeance de la Cité de l'Âme, comme ils l'avaient espéré. Tous ceux-là furent liés de chaînes sur l'ordre du Prince pour attendre le jour du Jugement du grand Roi Shaddaï.

Plusieurs Douteurs de ceux qui avaient été battus par les troupes de la Cité de l'Âme, au lieu de retourner en leur pays, se mirent à rôder aux environs de la Ville. On les apercevait par bandes de cinq, sept, et même davantage. Ensuite, ils s'enhardirent et pénétrèrent dans la Ville où ils furent reçus par des Diaboloniens qui s'y trouvaient encore, malgré les recherches jamais lassées du Seigneur Volonté. Il les traquait de jour et de nuit, aidé de son second, M Diligence. Grâce à eux, beaucoup tombèrent sous l'épée de la Justice. Le capitaine Renoncement apprenant qu'Amour de soi se promenait encore de par la ville et qu'il était en faveur auprès de certains habitants déclara que si ses concitoyens supportaient encore la présence de semblable vilain, il n'avait plus qu'à rendre son épée au Prince. Et s'avançant, il saisit dans la foule Amour de soi », il le fit encercler par ses soldats et tuer sur place. Il y eut bien quelques murmures parmi le peuple, mais personne n'osa trop élever la voix car Emmanuel était dans la ville.

Le Prince apprenant de quel zèle le capitaine Renoncement avait fait preuve, l'anoblit. Le Seigneur Volonté reçut aussi les marques de la haute approbation d'Emmanuel.

Une fois que la ville fut à peu près débarrassée de ses ennemis, le Prince annonça que certain jour, Il parlerait aux habitants sur la place du Marché ; Il leur parlerait de choses qui, si elles étaient observées, concourraient à leur sécurité et à leur confort, en même temps qu'à la destruction et à la condamnation des Diaboloniens nés dans la Cité.

 

CHAPITRE IX

EXHORTATION D'EMMANUEL A L'ÂME SAUVÉE, PURIFIÉE, CONSOLÉE. - NÉCESSITÉ DE L'ÉPREUVE ET DU COMBAT QUI EMPÊCHENT LA STAGNATION SPIRITUELLE. - « TIENS FERME JUSQU'A CE QUE JE VIENNE. »


 

Au jour dit, la ville s'assembla comme le Prince l'avait demandé ; et à l'heure qu'Il avait fixée Il arriva sur son char entouré de ses capitaines en grande tenue ; ceux-ci à cheval tenaient la droite et la gauche d'Emmanuel. Le silence se fit dans la foule à leur arrivée, et après l'échange des salutations et des manifestations d'amour, le Prince commença son discours et dit :

« Ville de l'Âme, tu m'es extrêmement précieuse ; je t'ai conféré de nombreux et de grands privilèges, je t'ai discernée, je t'ai choisie entre beaucoup, non à cause de tes mérites mais à cause de moi-même.

« Je t'ai rachetée de la main de mon Père ; car en brisant sa Loi tu tombais sous le coup du châtiment. Puis je t'ai délivrée du joug du tyran Diabolus, parce que je t'aime. J'ai aussi veillé à ôter de ton Chemin ce qui pouvait entraver ta marche vers le ciel. Je t'ai rachetée, non avec des choses corruptibles, mais avec mon Sang, ma Vie, pavant ta dette et te réconciliant avec mon Père. Je t'assure par là un héritage glorieux dans les demeures éternelles, où sont des choses que l'oeil n'a point contemplées, que l'oreille n'a jamais entendues, et qui ne sont pas entrées au Coeur de l'homme.

« Je t'ai délivrée de la main de tes ennemis, auxquels tu t'étais donnée, en 'désobéissant à mon Père. Tu étais heureuse de leur appartenir et même de mourir sous leur loi. Je suis venu à toi pour te réveiller de l'abîme et te ramener des chemins qui vont à la mort, d'abord par ma Loi, puis par mon Évangile : la bonne nouvelle du salut. Tu sais ce que tu étais, combien de fois tu t'es rebellée contre mon Père et contre moi ; cependant je ne t'ai pas abandonnée comme tu le vois aujourd'hui : je t'ai attendue, je t'ai pardonnée, je t'ai reçue par grâce, par faveur, n'acceptant pas que tu te perdisses, ce dont tu ne te souciais pas toi-même. Je t'ai entourée ; je t'ai affligée ; j'ai ramené ton Coeur par la souffrance pour le conduire à choisir ce qui est ton bien et ton bonheur.

Considère aussi quelle compagnie de l'armée céleste j'ai logé dans tes murs : les troupes royales sont dans ta citadelle au Coeur de la cité ; elles ont combattu pour toi dans toutes tes détresses. Chacun d'eux travaille à te défendre, à te purifier, à te fortifier, te préparant ainsi pour moi afin que tu puisses paraître en la Présence de mon Père et soutenir l'éclat de sa gloire ; car c'est pour cela que tu as été créée, pour cette haute destinée.

Tu sais que j'ai pardonné tes retours en arrière, tes défaillances. Certes, j'en ai ressenti de l'indignation ; mais mon indignation est tombée sur tes ennemis, et toi je t'ai pardonnée, je t'ai guérie.

À cause de tes péchés, de ton oubli, j'ai caché ma Face, je me suis retiré de toi, et ce ne sont pas tes mérites qui m'ont ramené vers toi. Même loin de toi cependant, je ne t'oubliai point. J'ai dressé comme une haie autour de toi quand je t'ai vue poursuivre des choses dans lesquelles je ne pouvais trouver plaisir. J'ai changé ce qui te paraissait doux en amertume, ton jour en nuit, le chemin facile en sentier épineux, à la confusion de tes ennemis qui voulaient ta ruine. C'est moi qui ai envoyé M. Crainte de Dieu dans tes murs, c'est mol qui ai réveillé ta conscience, ton intelligence, ta volonté, tes affections, lorsque tu m'eus oublié pour un temps. Je t'ai mis au Coeur de me chercher avec soin, je t'ai fait comprendre qu'en me trouvant tu trouvais aussi ton propre bonheur : ta santé, ton salut. C'est moi qui t'ai donné la force de résister aux Diaboloniens et de les vaincre ; c'est moi qui les ai taillés en pièces devant ta face.

« Je suis revenu à toi dans la paix ; j'ai effacé tes transgressions. Il n'en sera plus maintenant comme aux jours d'autrefois, ton avenir surpassera infiniment ce que tu as connu jusqu'ici. Encore un peu de temps et je viendrai te chercher et te transporter dans la Maison du Père où tu connaîtras une puissance et une gloire qui dépassent infiniment ce que tu peux imaginer ou concevoir ici-bas. Tu deviendras son habitation, à quoi tu étais destinée lorsque tu fus créée au sein de l'Univers, et tu seras en étonnement, en admiration pour tous, tu seras un monument de la Grâce qui subsistera toujours. Dans la Maison du Père, tu verras ce qui dépasse infiniment ton horizon pendant que tu habites cette enceinte, et tu égaleras ceux qui actuellement sont d'un rang supérieur au tien. Là tu auras une parfaite communion avec moi, avec le Père et le Conseiller royal, communion dont tu ne peux jouir dans sa plénitude ici-bas.

Là, tu n'auras plus à craindre les meurtriers.
Là, plus de complots contre toi, plus d'ennemis cherchant ta ruine.
Là, plus de mauvaises nouvelles, plus de messagers de Satan avec leurs menaces et leurs méchants desseins.
Là, tu ne verras plus leurs étendards, tu n'entendras plus leurs cris de guerre, tu n'auras plus besoin d'armée et de gardes.
Là, plus de deuil, de tristesse. Là, les Diaboloniens ne pourront plus se dissimuler, se terrer dans tes murailles, ramper dans ta demeure. Tu jouiras d'une vie nouvelle, infiniment douce, et dégagée dès misères que tu connais actuellement.

« Tu rencontreras dans la Demeure du Père beaucoup d'autres pèlerins qui ont connu, eux aussi, la douleur, la tristesse, les combats. Je les ai aussi élus et rachetés, mis à part pour la Cité royale et la Maison de mon Père. Et vous vous réjouirez ensemble.

« Enfin mon Père et moi nous avons préparé pour toi des trésors jamais encore vus depuis la fondation du monde ; ils sont scellés jusqu'au moment que tu seras dans la demeure de mon Père. Ceux qui habitent cette demeure t'aiment déjà et se réjouissent déjà à cause de toi. Combien plus encore quand tu seras glorifiée et exaltée.

Je t'ai montré quelle est la gloire qui t'attend, si tu m'écoutes, si tu comprends. Et maintenant je vais te montrer ce que tu dois faire jusqu'à ce que je revienne te prendre avec moi.

« Je te conseille de garder tes vêtements blancs, ils sont de fin lin ; garde-les blancs et purs. Fais-le. Ce sera ta sagesse, ton honneur ; ce sera aussi ma gloire. Tant que tes vêtements sont blancs, le monde sait que tu es à moi. Et moi je me réjouis en tes voies, car alors tu es lumière, comme l'éclair qui sillonne la nue, et ceux que tu côtoies en sont forcément éblouis. Que ton vêtement soit donc celui que j'aime, et que tes pieds suivent le sentier de ma Loi...

Tu sais que j'ai ouvert pour toi une fontaine où tu peux laver tes vêtements. Veille à les y laver souvent. Ce serait un déshonneur pour moi que tu te promènes en vêtements souillés, et ce serait aussi pour ton malheur. Ne permets pas que les vêtements que je te donne soient souillés par la chair. Garde tes vêtements blancs, et oins ta tête d'huile.

Je t'ai entourée de compassions, je t'ai aimée, je t'ai rachetée, je t'ai délivrée de tes ennemis. Que te demandé-je en retour ? Ceci : Ne me rends pas le mal pour le bien ; que la pensée de mon amour pour toi te suive, t'amène à toujours suivre mes sentiers. Et il convient que tu le fasses étant l'objet d'une si grande Faveur.

J'ai été mort. Et maintenant je vis. Je vis afin que tu ne meures point. Je t'ai réconciliée avec mon Père par le sang de ma croix ; étant réconciliée, tu vis par moi. Je prie pour toi, je combats pour toi, je t'entoure de ma bonté.

Rien ne peut te nuire que le péché. Rien ne peut m'attrister que le péché. Rien ne peut t'avilir aux yeux de tes ennemis que le péché. Prends garde de ne point pécher.

Je laisse encore subsister quelques Diaboloniens en tes murs, et c'est pour ton bien. C'est pour que tu restes sur tes gardes, et c'est aussi pour éprouver ton amour, pour que tu deviennes vigilante, pour que tu apprécies toujours davantage mes chefs, mes soldats, ma miséricorde.

C'est aussi pour que tu te souviennes du misérable état dans lequel tu étais tombée, lorsque les Diaboloniens et leur Chef régnaient sur toi et qu'ils occupaient la forteresse.

Si tous tes ennemis intérieurs étaient détruits, tu t'endormirais et deviendrais une proie facile pour tes ennemis du dehors.

Je laisse donc quelques Diaboloniens en tes murs, non pour qu'ils te nuisent (ce qu'ils feront certainement si tu les sers), mais pour ton bien. Sache donc que quelles que soient les tentations semées sous tes pas, le résultat doit être de te conduire plus près du Père, de t'enseigner à combattre, de te conduire à prier davantage, et de te diminuer à tes propres yeux ; donc de te garder de l'orgueil. Écoute soigneusement rues instructions.

Veille à ne point écouter l'ennemi qui reste en tes murs ; tu ne le laisseras pas te détourner de moi. Montre ton amour, en restant fidèle à celui qui t'a rachetée. Que la vue d'un ennemi augmente ton amour pour moi. Sois fidèle ; et moi je suis ton Avocat auprès du Père. Aime-moi en surmontant la tentation, et moi je t'aimerai malgré tes infirmités.

Souviens-toi de ce que mes Chefs, mon Armée, mes Armes ont fait pour toi. Sans leur secours, Diabolus t'eût dévorée. Veille donc à leur entretien ; nourris-les. Fais-tu le bien, ils se portent bien ; fais-tu le mal, ils se portent mal, sont malades et affaiblis. Ne les rends pas malades, tu les affaiblirais, et s'ils sont faibles, comment serais-tu forte ? Veille à ne pas te laisser guider par tes sens, par les émotions, mais tu dois vivre de ma Parole. Même quand je t'aurai quittée, sache que je ne t'oublie pas et que tu es dans mon Coeur à toujours.

« Souviens-toi donc que je t'aime. Je t'ai commandé de veiller, de lutter, de prier, de combattre l'ennemi ; et maintenant je te commande de croire que mon amour est toujours avec toi, qu'il t'environne constamment.

« O Cité de l'Âme, tu es dans mon Coeur, et tu as mon amour. Sois vigilante. Voici, je ne place sur toi aucun autre fardeau :

 

« TIENS FERME ! JUSQU'A CE QUE JE VIENNE ! »

 

A Christ seul soit la Gloire

 

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