LA VIE DE
JÉSUS
CHAPITRE II
L'activité publique de
Jésus.
B. L'activité de
Jésus en Galilée.
64. Le pouvoir des clefs.
(Matth.
XVIII, 15-20.)
L'âme du Seigneur est remplie des pensées de sa
mort, et il veut régler les rapports qui doivent
exister entre ses disciples pour le temps où il ne
sera plus visiblement avec eux. C'est pourquoi il
leur trace ici les grandes lignes de l'ordre qui
doit régir leur communauté et qui constitue
l'inviolable loi de son royaume.
Si ton frère a péché contre
toi, va et reprends-le entre toi et lui seul ; s'il
t'écoute, tu auras gagné ton frère. Le
désir du Sauveur est sans doute que ses disciples
soient unis entre eux et à lui-même comme il est un
avec le Père (Jean
XVII, 11. 22). Mais il sait que le péché habite
en eux, et que le péché sépare les coeurs. Il vient
de leur recommander de n'offenser personne et de ne
donner aucun scandale. Maintenant il montre comment
sa parole doit être observée dans la société des
croyants, dans la future Église.
Ayez du sel en
vous-mêmes, et soyez en paix entre vous.
Sans le sel d'une fraternelle répréhension, point de
société fraternelle. Seulement, cette répréhension
ne sera une bénédiction pour toi et pour ton frère
que si elle est pure de tout désir de te venger ou
de chercher querelle, choses si complètement
étrangères à la pensée de Jésus. Si ton coeur ne
brûle pas d'amour en présence du dommage spirituel
dont ton frère souffre, et s'il n'est pas rempli de
zèle pour la gloire de Dieu qu'il a lésée ; si, au
contraire, la douleur que tu éprouves n'est causée
que par les offenses et les blessures dont tu
souffres, ta répréhension ne sera pas un sel
préservateur et purificateur répandu dans les plaies
de son âme : elle ne sera qu'un poivre corrosif qui
les envenimera au lieu de les adoucir. En agissant
ainsi, tu ne fais aucun bien à ton frère et tu nuis
à ta propre âme. La répréhension qui gagnera ton
frère est celle qui ressemblera à l'action salutaire
du médecin, et tu ne pourras l'exercer que si tu
peux te rendre le témoignage que tu éprouverais la
même douleur, si l'offense avait été commise contre
quelqu'un d'autre, et si tu te laisses reprendre
toi-même par le Saint-Esprit, tellement que tes
péchés soient toujours à tes yeux ce qu'ils sont aux
yeux de Dieu. Que le juste
me frappe, ce me sera une faveur ; qu'il me
reprenne, ce me sera un baume excellent ; il ne
blessera point ma tête (Ps.
CXLI. 5). « Celui qui a appris de l'Esprit de
Dieu à reprendre avec amour, celui qui sait inspirer
à son frère de la honte à cause de son péché, il lui
sera donné de gagner des âmes pour le Sauveur et
pour lui-même.
Mais s'il ne
l'écoute pas, prends avec toi une ou deux personnes,
afin que tout soit confirmé sur la parole de deux ou
trois témoins. Il pourrait arriver que tu
manques de cette sagesse pleine de douceur et de
charité dont tu aurais besoin, tellement que si ton
frère ne t'écoute pas, ce ne soit pas exclusivement
sa faute. Alors, prends avec toi un ou deux frères
capables de t'aider dans cette oeuvre de
répréhension fraternelle. Si leur intervention
demeure sans effet, ils pourront du moins être tes
témoins lorsque l'affaire sera portée devant la
communauté. Car c'est là qu'il faudra en venir, si
ton frère s'obstine à ne pas t'écouter.Et
s'il ne daigne pas écouler l'Église, regarde-le
comme, un païen, et un péager. Lorsqu'un
membre de l'Église, qui a donné du scandale,
s'obstine dans son péché, et refuse de s'amender, la
société des croyants a le droit de le juger, non
sans doute en tranchant la question à la manière des
juges, mais en l'examinant à fond, et en la
résolvant dans un esprit de fervente et commune
prière.
En présence de ce commandement du
Sauveur, on se demande involontairement : où sont
ces communautés qui, croyant de coeur en Jésus, se
trouvent en état de juger de pareils cas, et se
réunissent au nom du Seigneur, en vue d'une sérieuse
et commune intercession ? On pourrait répondre que
la mission spirituelle relative au gouvernement de
l'Église a été établie, afin d'écarter en son nom
toute espèce de scandale. Sans doute, mais dans la
pensée du Sauveur, l'homme chargé d'exercer la
discipline dans l'Église ne doit pas le faire
indépendamment de l'assemblée des fidèles, mais
remplir sa mission, d'accord avec elle, dans un
esprit de prière et dans une union vivante et un
sentiment de spirituelle fraternité avec tous ses
frères. On ne saurait donc éluder la question : Où
est cette communauté ? En présence de cette charge
que le Seigneur nous impose, nous pouvons avoir
conscience de l'état de profond abaissement où
l'Église est tombée. Dès lors cette prière doit
monter de nos coeurs au trône de la grâce : « Qu'il
t'envoie son secours du saint lieu, et qu'il te
soutienne de Sion ! »(Ps.
XX, 3.) « Souffle sur ces tués, et que ces os
desséchés, qui couvrent le champ de l'Église,
revivent ! »(Ezéch.
XXXVII, 9.)
Et lorsque les auteurs de scandales
s'endurcissent dans leur état d'impénitence, il faut
les regarder comme des païens et des péagers. Ils
doivent être exclus de la communauté et privés des
moyens de grâce qu'elle renferme. Cette exclusion
n'emporte point la perte du salut ; au contraire,
elle a pour but et doit avoir pour résultat d'amener
les impénitents, par la sérieuse discipline à
laquelle ils sont soumis, à s'amender, afin de
pouvoir être de nouveau reçus dans la communion des
fidèles. Toutefois, s'ils s'obstinent définitivement
dans leur endurcissement, leur exclusion sera
confirmée dans le ciel.
Je vous dis, en
vérité, que tout ce que vous aurez lié sur la terre
sera lié dans le ciel, et que tout ce que vous aurez
délié sur la terre sera délié dans le ciel.
Les clefs destinées à lier et à délier sontconfiées
par le Seigneur, non à quelques individus, mais à
toute la communauté, qui, en sa qualité
d'association de prières, véritablement dirigée et
sanctifiée par l'Esprit de Dieu, devient un nouveau
corps, par la mission qu'elle remplit sous
l'influence du chef qui est Christ. On accepte avec
joie aujourd'hui ce que cette doctrine a de
consolant, et volontiers on ferait part de ces
consolations à tous les hommes sans exception. Mais
dans ce désir, on oublie que le pardon des péchés
proclamé de cette manière et offert à tous, sans
conditions, perdrait toute sa puissance de
consolation ; que si Dieu pardonnait à tous les
pécheurs, aussi bien aux impénitents qu'à ceux qui
se repentent, le pouvoir des clefs, les sacrements,
même l'Église, deviendraient complètement inutiles.
Bien plus, l'incarnation du Fils de Dieu, et toute
l'oeuvre du salut n'auraient plus aucun but. Le
besoin de consolations qu'éprouvent les pécheurs
aussi bien que la gloire de Dieu, exige que le
pouvoir de lier corresponde au pouvoir de délier.
Mais si cette mission de pardonner et de
retenir les péchés doit réellement exister, ne
faut-il pas que celui qui en est chargé, pénètre
jusque dans l'intérieur des âmes pour sonder ceux
qui implorent les consolations divines ? Et
n'arrive-t-il pas ainsi que l'homme pécheur s'arroge
le droit sacré réservé à Celui-là seul qui sonde les
coeurs ? N'est-ce pas là faire intervenir un
sacerdoce entre Dieu et les hommes ? Et n'établit-on
pas une hiérarchie ? En aucune façon. Si Dieu, dans
sa tendre miséricorde, veut satisfaire les besoins
d'un pécheur qui soupire après ses consolations, en
lui faisant sentir sa présence par le pouvoir des
clefs, il n'a pas permis de jeter les perles devant
les pourceaux ni de donner les choses saintes aux
chiens. Et si, poussé par cette miséricorde, il veut
retenir les péchés aux impénitents, aussi par le
pouvoir des clefs, nous ne devons pas, nous hommes,
croire mieux comprendre que Dieu lui-même, les voies
de son miséricordieux amour, en nous imaginant que
les impénitents peuvent obtenir grâce malgré leur
impénitence, ce qui ne ferait que les conduire à un
complet endurcissement.
Sans doute, dans l'exercice du pouvoir
des clefs, il faut faire attention à l'état des âmes
; mais cette mission ne confère nil'autorité d'un
juge ni la permission de faire des perquisitions de
police. C'est une mission de miséricorde, quand elle
retient les péchés, aussi bien que quand elle les
remet. Dans cette administration du pouvoir des
clefs, nous n'avons pas à nous demander si ceux
envers lesquels nous l'exerçons, nous offrent
quelque motif de croire qu'ils se sentiront touchés
par ce pouvoir, lorsqu'il leur retiendra leurs
péchés. Il faut bien plutôt nous demander si, même
chez ceux qui sont publiquement notés comme non
chrétiens, il n'y a pas encore, sous les cendres de
leur incrédulité, une étincelle de foi que le
Seigneur ne veut pas éteindre.
L'amour du divin Berger n'est nullement
démenti par l'ordre qu'il donne à sa sainte Église ;
et partout où cet ordre n'est pas observé, non
seulement on refuse au Seigneur l'honneur qui lui
est dû, mais on montre peu de zèle pour la pureté de
sa maison et pour le salut des âmes. Dès qu'une
Église n'exerce pas de discipline, elle n'est plus
qu'un sel qui a perdu sa saveur. La discipline dans
une Église est une manifestation de son instinct de
conservation, de son amour maternel pour ses
enfants, et de sa fidélité envers le Seigneur qui
est son chef. Le désir de gagner un frère, tel doit
être le but de la discipline ; c'est assez dire
qu'elle ne doit être exercée que dans un esprit de
prière.
Je vous dis
encore que si deux ou trois d'entre vous
s'accordent' sur la terre pour demander quelque
chose, tout ce qu'ils demanderont leur sera accordé
par mon Père qui est aux cieux. Sans
doute, le Seigneur veut aussi exaucer les prières
particulières ; il y a toutefois une bénédiction
spéciale attachée à la prière faite en commun. C'est
dans une telle prière que se trouve la puissance de
l'Église contre ses adversaires. Voilà ce que
comprend parfaitement l'esprit malin, qui ne veut
pas que les hommes croient et soient sauvés. Et il
fait son possible pour les détourner de la prière
commune. Que les chrétiens qui ne veulent être qu'un
coeur et qu'une âme en Jésus, se réunissent donc
souvent pour prier ensemble avec ferveur ; ils
éprouveront bientôt les effets bénis de ces
exercices, par le développement de leur propre vie
spirituelle, par la conversion des pécheurs et
l'avancement du règne de Dieu sur la terre.
Il est extrêmement consolant que le
Seigneur ait promis cette bénédiction à la plus
petite réunion de croyants, ne se composât-elle que
de deux ou trois personnes. Car la moindre réunion
de famille, lorsque, par exemple, un mari et sa
femme, unis dans la foi, prient ensemble, peut
l'obtenir. Le monde prône la beauté et les bienfaits
d'une société d'amis. Mais il n'y a de vrais amis
que là où les coeurs sont unis pour la prière
commune. La bénédiction promise à cette prière ne
consiste pas seulement dans l'assurance de
l'exaucement, mais encore dans la présence invisible
du Sauveur lui-même. Car là
où il y a deux ou trois personnes rassemblées en mon
nom, je suis au milieu d'elles. Le
Seigneur est attiré par la prière commune faite avec
foi, comme le fer est attiré par l'aimant. Ainsi il
a conféré lui-même à cette prière la puissance de le
rendre présent au milieu de ceux qui la lui
adressent. Là où il y a un réel désir de posséder le
Seigneur Jésus et un vrai zèle pour son règne, et il
y a nécessairement un impérieux besoin de communion
fraternelle. Le trésor et l'honneur d'Israël étaient
de savoir que Jéhovah, le Dieu de l'alliance,
habitait dans son temple en Sion. De même nous
prions avec une joyeuse crainte Jésus, qui s'est
bâti une maison en esprit, de venir l'habiter, afin
de conduire les siens par sa sagesse, de les garder
par sa puissance et de les rendre heureux par sa
divine paix.
.
65. De la réconciliation fraternelle.
(Matth. XVIII, 21-35)
En entendant Jésus parler de répréhension
fraternelle, il semblait à Pierre qu'il était trop
difficile de « gagner un frère ».Car, bien que le
Seigneur ne l'ait pas clairement exprimé, Pierre
comprenait cependant qu'on ne pouvait gagner ce
frère qu'en lui pardonnant de coeur l'offense qu'on
avait reçue de lui. Du reste, il avait probablement
fait des expériences où sa patience avait été mise à
l'épreuve. Il est possible qu'il eût déjà maintes
fois pardonné, et que le frère qui l'avait offensé
était toujours de nouveau retombé dans la même
faute. Pierre pense qu'on ne peut cependant pas
éternellement pardonner (délier) ; il fallait qu'une
fois le pardon pût être refusé (que le péché fût
retenu). L'obligation de pardonner toujours lui
paraissait exorbitante ; il voudrait bien que le
Maître la limitât, et déclarât clairement quand on
peut en être dégagé. C'est
pourquoi, s'étant
approché, il lui dit : Seigneur, combien de fois
pardonnerai-je à mon frère ? sera-ce jusqu'à sept
fois ?Il estime que l'on ne saurait
demander à un homme de pardonner plus de sept fois.
Le coeur égoïste et endurci craint toujours d'aller
trop loin dans la voie de la charité.
Jésus lui répondit :Je
ne te dis pas jusqu'à sept fois, mais jusqu'à
soixante-dix fois sept fois. Il faut donc
pardonner sans terme ni mesure, jusqu'à ce qu'on ne
puisse plus compter le nombre des pardons qu'on a
accordés. Pour les bienfaits, ayons une mémoire
longue et fidèle ; pour les offenses, un oubli
prompt et facile. Que si quelquefois il nous semble
difficile d'être toujours prêts à pardonner,
pénétrons-nous de la pensée du Seigneur exprimée
dans ces paroles, et disons-nous qu'il veut que nous
ayons les mêmes sentiments qu'il a eus (Philip.
II, 5). Puisque lui-même était toujours disposé
à pardonner, sans assigner aucune limite à sa
miséricorde ; puisqu'il ne mettait dehors aucun de
ceux qui allaient à lui, si même il était retombé
mille fois, il veut que nous fassions la même chose.
Eh quoi ! tu as un Sauveur qui te pardonne chaque
jour miséricordieusement tous tes péchés, et tu te
plains du fardeau qu'il t'impose en te recommandant
de pardonner du poids comme il le fait lui-même !
Éclate plutôt de joie et chante :Alléluia !
C'est pourquoi-
parce que dans le royaume des cieux le pardon à
accorder est intimement lié avec le pardon à obtenir
- ce qui arrive dans le
royaume des cieux est comparé à ce que fit un roi
qui voulut faire compte avec ses serviteurs.
Le royaume des cieux parait plus aimable et plus
attrayant au coeur de l'homme, lorsque le Seigneur
le représente dans la parabole du roi qui fait les
noces de son Fils, que lorsqu'il le compare à un roi
qui fait le compte avec ses serviteurs. On goûte
volontiers les joies du repas de noces, dans la
communion de Christ, parce qu'on pense qu'une salle
de festin ne peut pas être un tribunal, et que par
conséquent, dans l'état de grâce, il ne saurait être
question de rendre compte. Aujourd'hui, la plupart
des chrétiens sont chancelants dans leur foi, parce
qu'ils vivent dans l'illusion qu'on peut jouir des
douceurs de la grâce dans la foi, sans éprouver
préalablement et journellement le sérieux de la
repentance.
Lorsqu'on répète les paroles du psalmiste
: Éternel, si tu prends
garde aux iniquités, Seigneur, qui est-ce qui
subsistera ? on ajoute immédiatement à
part soi : Oui, mais tu ne fais plus cela sous la
Nouvelle Alliance. Mais sous la Nouvelle Alliance
aussiDieu met devant lui
nos iniquités et devant la clarté de sa face nos
fautes cachées (Ps.
XC, 8). Le Souverain du royaume des cieux n'a
nullement renoncé à sa sainteté, sous la Nouvelle
Alliance ; et, de fait, il veut compter avec ses
serviteurs, et ceux-ci doivent garder le silence
devant lui, et tirer leur situation au clair avec
lui. Et si nous marchons pendant un temps hors de sa
voie, cela est contraire à sa volonté, et il nous en
demandera compte, si ce n'est dans ce monde, ce sera
dans l'autre.
Quand il eut
commencé à compter, on lui en présenta un qui lui
devait dix mille talents. C'était une
dette énorme, impossible à payer, puisqu'elle
consistait en quatre millions de francs au moins. Et
que personne ne pense qu'il s'agisse ici de quelque
criminel extraordinaire. Que chacun regarde plutôt
dans son propre coeur. Si notre conscience se
réveillait, nous reconnaîtrions bientôt la multitude
de nos péchés en actions, en paroles, en pensées.
Ajoutons-y les péchés d'omission : « Celui-là pèche,
qui sait faire le bien et qui ne le fait pas » (Jacq.
IV, 17). Rappelons-nous aussi notre ingratitude
pour les innombrables bienfaits temporels et
spirituels de notre Dieu, et le talent qu'il nous
avait confié pour le faire valoir et que nous avons
enfoui dans la terre, et nous verrons qu'il ne s'en
faut pas de beaucoup que notre dette ne s'élève à
dix mille talents.
Et parce qu'il
n'avait pas de quoi payer, le Maître commanda qu'il
fût vendu, lui, sa femme et ses enfants et tout ce
qu'il avait, afin que la dette fût payée.
Lorsque nous comprenons que le Seigneur exige de
nous une vie sainte et qu'il nous est impossible
d'être justes devant lui, alors la connaissance de
notre dette nous déchire le coeur, et nous sentons
la justice de ses jugements. De plus, n'oublions pas
que nos péchés entraînent aussi dans la perdition
ceux que nous aimons, ceux qui nous tiennent de plus
près.
Quel chagrin pour un homme de devoir se
dire qu'il a fait le malheur éternel de sa femme et
de ses enfants !
Et ce serviteur,
se jetant à terre, le suppliait en lui disant : Aie
patience envers moi et je le paierai tout.
C'est un bon signe que le serviteur reconnaisse sa
dette au lieu de la nier, et s'humilie devant son
maître. Mais il y a quelque chose de suspect dans
l'appel qu'il fait à sa patience, au lieu d'implorer
sa miséricorde, et surtout dans la promesse de payer
le tout, si seulement on lui en laisse le temps.
Cela prouve qu'il n'a pas encore reconnu toute
l'énormité de sa dette. Le Seigneur montre ici d'une
manière frappante la folie du coeur humain, qui,
bien que transpercé par le glaive de la loi, croit
cependant encore pouvoir se sauver lui-même. Nous
serions en état de payer notre dette si, à partir du
moment où elle nous est réclamée, nous pouvions ne
plus commettre aucun péché, et faire plus qu'il ne
nous est commandé, afin de solder l'arriéré par des
oeuvres surérogatoires. Il est extrêmement consolant
que le Seigneur veuille patiemment supporter cette
folie.
Alors le maître
de ce serviteur, ému de compassion, le laissa aller
et lui quitta sa dette. Le maître accorde
beaucoup plus que le serviteur n'a demandé. Il le
laisse aller. Dieu lève la punition, quitte la dette
et donne la douce paix du coeur. Le Seigneur n'a pas
poussé plus loin la parabole. Il n'a pas dit comment
il peut se faire que le Dieu saint, qui menace et
punit tous ceux qui transgressent ses commandements,
puisse ainsi nous quitter notre dette sans exiger de
nous aucune réparation, aucune satisfaction. S'il
avait voulu expliquer cette miséricordieuse
dispensation, il aurait dû diriger les regards de
ses disciples sur cette croix où la justice de Dieu
a donné la main à sa miséricorde, car le Roi qui
veut compter avec ses serviteurs est le même qui a
donné son sang et sa vie pour les siens. Le Seigneur
ne veut pas indiquer ici quels sont en Dieu les
motifs du pardon qu'il accorde, mais quels doivent
être en nous les fruits de ce pardon lorsque nous
l'avons obtenu.
Mais ce
serviteur étant sorti, rencontra un de ses
compagnons de service qui lui devait cent deniers,
et l'ayant saisi, il l'étranglait, en lui disant :
Paie-moi ce que lu me dois. Lorsqu'on
sort de la communion du Seigneur et qu'on ne marche
pas en sa présence, on devient impitoyable. Ce
serviteur n'avait pas savouré intérieurement le
pardon que son maître lui avait accordé. S'il lui
était allé au coeur, de manière à lui faire sentir
qu'il lui avait été beaucoup pardonné, il aurait
aussi beaucoup aimé. Nous avons en horreur les gens
impitoyables ; mais lorsque, immédiatement après
notre culte du matin, ou à l'issue du service divin,
ou après une confession que nous avons faite, une
absolution que nous avons reçue et une communion à
laquelle nous avons participé, nous nous mettons à
gronder, à quereller, nous nous laissons aller à la
colère, à l'impatience, ne pouvons-nous pas nous
appliquer cette parole : « Tu es cet homme-là ? » (2
Sam. XII, 7.)
Le serviteur avait obtenu la remise d'une
dette de dix mille talents, et à cause des cent
deniers (environ soixante-quinze francs) que son
compagnon lui devait, il le saisit à la gorge pour
le conduire en prison ! Et
son compagnon de service se jetant à ses pieds, le
suppliait en lui disant : Aie patience envers moi et
je le paierai tout. Cette prière devait
nécessairement rappeler à ce serviteur les angoisses
par lesquelles il venait de passer lui-même. Car son
compagnon se sert des mêmes paroles qui avaient
décidé son maître à lui quitter sa propre dette. Il
semble que les misères et les besoins du prochain ne
devraient faire sur personne une impression aussi
profonde que sur le coeur de ceux qui viennent d'en
éprouver l'amertume. Mais l'homme impitoyable oublie
le bien que Dieu lui a fait.Mais
il n'en voulut rien faire, et s'en étant allé, il le
fit mettre en prison pour y rester jusqu'à ce qu'il
eût payé sa dette. La dureté envers le
prochain, la rigueur avec laquelle nous exigeons ce
qu'il nous doit, est une ingratitude envers Dieu, et
témoigne d'une fausse conversion ; car une vraie
conversion rend le coeur tendre et aimant.
Ses autres compagnons de service, voyant
ce qui s'était passé, en furent fort indignés, et
ils vinrent rapporter à leur maître tout ce qui
était arrivé. Sainte douleur que celle qui souffre
pour les péchés des autres ! La colère de Dieu se
mêle à ces soupirs et à ces larmes des croyants.
Alors le Maître le fit venir et lui dit :
Méchant serviteur, ne t'avais-je pas quitté toute
cette dette, parce que tu m'en avais prié ? Ne le
fallait-il pas avoir pitié de ton compagnon
deservice comme j'avais eu pitié de toi ? Et son
maître étant irrité, le livra aux sergents jusqu'à
ce qu'il lui eût payé tout ce qu'il lui devait.
Dans la pensée de Dieu le pardon avait été accordé
d'une manière absolument sérieuse, mais il n'avait
pas été accepté de même. Voilà pourquoi les fruits
qu'il devait produire ne vinrent pas à maturité.
Toutes les grâces seront retirées à l'homme
impitoyable, et il sera frappé d'une condamnation
sans miséricorde (Jacq.
II, 13). Ainsi en arrivera-t-il à tous ceux qui
implorent la grâce de Dieu seulement pour éviter la
condamnation. « Ils oublient la purification de
leurs péchés passés » (2
Pierre I, 9). Ils méprisent la miséricorde de
Dieu qu'ils ont obtenue et finiront nécessairement
par en être privés. « La colère de Dieu demeure sur
eux »(Jean
III, 36).
C'est ainsi que
vous fera mon Père céleste, si chacun de vous ne
pardonne pas de tout son coeur à son frère ses
fautes. Telle est la réponse de Jésus à
la question de Pierre : Est-ce assez de pardonner
sept fois, ou plutôt le motif de la réponse : « Non
pas sept fois, mais soixante-dix fois sept.
»L'immense dette que Dieu nous a remise nous impose
l'obligation de pardonner à notre frère dès qu'il
nous le demande. Chaque fois que nous répétons le«
Notre Père » et que nous arrivons à la cinquième
demande : « Pardonne-nous nos offenses, »
souvenons-nous des paroles du roi irrité :
Ne te fallait-il pas aussi
avoir pitié de ton compagnon de service comme
j'avais eu pitié de toi ?afin de nous
disposer à ajouter :Comme
nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés.
L'évêque Jean d'Alexandrie avait parmi
ses ouailles un homme considérable, dont le coeur
était rempli de haine contre un autre membre de
l'Église, et qui ne voulait absolument pas entendre
parler de réconciliation. L'évêque le conduisit un
jour au temple et commença à réciter à haute voix la
prière du Seigneur avec lui. Lorsqu'il eut prononcé
les paroles : « Pardonne-nous nos offenses »
l'évêque s'arrêta court, et son irréconciliable
compagnon continua seul à dire :Comme
nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés.
L'évêque l'interrompant brusquement lui dit :« Pense
donc à ce que tu fais en ce moment ! » Le Seigneur
ne te dit-il pas : Si vous ne pardonnez pas aux
hommes leurs offenses, votre Père céleste ne vous
pardonnera pas non plus les vôtres ? »(Matth.
VI, 15.) Ces paroles brisèrent le coeur de
l'homme dur, et il se réconcilia sincèrement avec
son ennemi. Puisse l'Oraison Dominicale faire la
même impression sur nous ! |