CHAPITRE II.
LES SERVICES RENDUS PAR LES ECOSSAIS AU CHRISTIANISME AU MOYEN-ÂGE. Les Écossais ne figurent pas
sur la liste des nations barbares qui, au cinquième siècle, sont
descendues du Nord sur l'empire romain et l'ont renversé. Les
historiens ont pris soin d'énumérer les autres races qui ont quitté
leurs foyers dans les déserts de Scythie à cette époque mouvementée,
et ont voyagé vers le sud pour une mission d'une importance
transcendante pour le monde, bien qu'inconnue d'eux-mêmes. Les Huns,
les Vandales, les Lombards et d'autres nationalités dont l'existence
était inconnue jusqu'à ce que les portes du Nord s'ouvrent et les
révèlent soudainement au monde, figurent tous dans ce terrible drame.
Mais les Écossais ont été passés sous silence. Pourtant, la vérité
est que les Écossais auraient dû figurer en tête de ce
tableau, dans la mesure où ils formaient le fourgon du cortège et
avaient un rôle important à jouer dans la grande révolution qui a
suivi l'avènement de ces races. Cette omission de la part des
historiens n'est pas surprenante. Les Écossais sont arrivés tôt, en
fait, ils ont été les pionniers du mouvement. Nous avons l'habitude
de rattacher au cinquième siècle ce soulèvement de la barbarie
fraîche, ininterrompue et vigoureuse du Nord contre la civilisation
efféminée et corrompue du Sud. En tant que date générale, cela peut
être considéré comme exact, car au cours de ce siècle, ce grand
mouvement ethnique était en pleine expansion, mais en vérité, ce
bouleversement des nations n'a ni commencé, ni pris fin au cinquième
siècle. Il avait commencé avant l'ère chrétienne. Rome était encore
à son zénith : sur la vaste étendue de sa frontière, aucun ennemi
n'osait se montrer ; et, aussi loin que son regard pouvait porter
sur les contrées sauvages au-delà, il n'y avait aucun signe de
danger. Pourtant, même à cette époque, le premier contingent de ce
qui allait devenir une myriade d'armées se mettait en mouvement,
mais sa marche était si silencieuse que Rome ne l'entendait pas et
n'y prêtait pas attention. Regardant avec des yeux d'orgueil, elle
jugea que leurs mouvements ne méritaient pas qu'elle s'y intéresse.
Les Écossais n'étaient pour elle qu'une tribu de bergers et de
combattants, errant çà et là à la recherche de pâturages plus
riches, ou peut-être de combats plus excitants. Il était peu
probable qu'ils se battent contre ses légions. Avec les tribus
guerrières de Scythie, leurs voisins, ils pourraient s'engager, mais
ils n'inciteraient sûrement pas à la destruction en se jetant sur
les chefs de son empire ; c'est ainsi que Rome raisonnait. Elle
aurait vu les choses sous un autre jour si le destin avait levé le
rideau et lui avait montré, derrière cette petite avant-garde, le
terrible et presque interminable cortège de nations barbares qui
allait suivre : les Francs, les Goths, les Suèves, les Ostro-Goths,
les Huns, les Vandales, les Lombards et d'autres encore, venus de la
même région mystérieuse et inépuisable. Dans la marche vers le sud
de cette petite compagnie de Scoti, la maîtresse du monde
aurait entendu le premier glas de son empire. La descente des Écossais du
Nord a été divisée par un intervalle considérable par rapport à
celle des autres nations. C'est une autre circonstance qui a empêché
les historiens de considérer la race écossaise comme faisant partie
intégrante de la grande irruption des nations scythes. Les Écossais
ont quitté leurs premiers établissements probablement à l'époque du
premier César ; mais ce n'est que lorsque les derniers empereurs ont
rempli la coupe de l'oppression de Rome, et de l'endurance des
nations, que le flot complet de l'invasion nordique a commencé à
couler. Les quatre ou cinq siècles qui s'écoulent entre l'apparition
des Écossais sur la scène et celle des hordes qui furent les
dernières à sortir des portes du Nord, n'affectent pas le caractère
du mouvement, ni n'invalident la revendication des premiers, pas
plus que celle des derniers, à être classés parmi les acteurs de ce
grand drame providentiel. Les Écossais l'ont ouvert en vérité. Ils
étaient issus de la même souche que ceux qui leur succédèrent ;
leurs habitations avaient été placées sous le même ciel de fer ; ils
avaient été secoués par les mêmes vents du nord ; ils avaient goûté
aux privations et appris l'endurance sur la même terre stérile ; la
même impulsion mystérieuse avait agi sur eux, qui avait poussé les
autres ; et nous sommes obligés de parler d'eux comme faisant partie
de ce grand torrent d'émigrants que l'on peut qualifier de guerriers
ou de missionnaires, selon que l'on considère l'oeuvre - destruction
ou restauration - qu'ils ont été envoyés exécuter. Une autre circonstance qui tend
à induire les historiens en erreur et à leur cacher le lien entre
les premières immigrations écossaises et le grand mouvement qui a
mis des siècles à s'accomplir, et qui a été si prolifique en
changements ethniques et politiques, est la petitesse relative du
nombre d'Écossais. Ils n'étaient qu'une poignée par rapport aux
essaims - innombrables comme les sables de la mer - qui les ont
suivis. Cela a caché l'importance du mouvement à l'époque où il
s'est produit, et a contribué à dissimuler son caractère particulier
et sa signification prééminente aux époques suivantes. Un historien
contemporain, Ammien Marcellin, parle avec dédain des Scoti
comme de « vagabonds », dont il est vain de vouloir suivre les pas
migratoires et les campements changeants. Aujourd'hui sur tel
ruisseau, demain sur les rives de tel autre, selon les besoins en
eau et en pâturage, mais toujours en poursuivant leur route, par
lentes étapes, vers le sud, et en se rapprochant, été après été, de
la ligne gardée par les étendards victorieux de Rome. Même s'ils
franchissaient cette ligne, pourquoi Rome s'alarmerait-elle ou
tremblerait-elle pour son empire ? Ses territoires sont assez vastes
pour fournir de l'eau et des pâturages aux troupeaux de ces bergers
itinérants sans que ses propres ressources ne soient trop
sollicitées. Ou s'ils abandonnaient leurs activités pacifiques et se
transformaient en guerriers, risquaient-ils de causer un désarroi
excessif aux légions ou de mettre leur bravoure à rude épreuve ? Un
homme d'État compétent aurait interprété différemment cet incident
apparemment insignifiant. Il y aurait vu plus qu'il n'y paraît et,
au lieu de compter le nombre de ceux qu'il a vus, il aurait essayé
de calculer les millions ou les myriades qu'il n'a pas vus et qui se
cachent dans les sombres recoins du nord. L'apparition de ces bandes
itinérantes indiquait clairement que des forces étaient à l'œuvre au
cœur des nations scythes et qu'elles pouvaient encore représenter un
danger pour Rome. Ils l'ont avertie de mettre de l'ordre dans sa
maison, car elle mourrait et ne vivrait pas. Qui pourrait deviner
combien d'essaims, bien plus nombreux que ceux d'aujourd'hui, la
même région vaste, peuplée, mais inconnue, pourrait envoyer ; et
après avoir goûté au maïs et au vin, au lait et au miel du sud, il
ne serait pas facile d'obliger ces immigrants affamés à retourner
aux sols pauvres et aux maigres récoltes qu'ils avaient laissés
derrière eux. Mais des hommes d'État
compétents, c'est justement ce qui manquait à la Rome de cette
époque. Il en est toujours ainsi avec les empires voués à la chute.
La décadence se voit à la table du conseil avant qu'elle ne se
manifeste sur le terrain. La corruption s'insinue parmi les
sénateurs d'un État, puis la discipline et la bravoure abandonnent
ses armées. Mais même si Rome avait été aussi abondamment que
parcimonieusement pourvue en hommes d'État sagaces, il est difficile
de dire si l'on aurait pu alors prévoir le danger qui nous guettait.
Ce danger était nouveau ; il était totalement inconnu des âges
précédents. Jusqu'à présent, le courant ethnique avait coulé dans la
direction opposée. Le Sud avait envoyé ses essaims prolifiques vers
le Nord pour peupler les espaces vides autour du pôle. Que le vent
tourne, que le Nord se déverse sur le Sud, submergeant les efforts
de mille ans dans un flot de barbarie et éteignant les lumières de
la science et de l'art dans l'obscurité d'une nuit septentrionale,
c'est ce que personne n'aurait pu prévoir à l'époque. La sentinelle
romaine qui, la première, aperçut à l'horizon septentrional les
tentes itinérantes des bergers écossais et remarqua que, matin après
matin, elles se rapprochaient de la frontière qu'elle gardait, se
vit prédire une tempête de grêle imminente, mais ne sut pas lire le
présage. Il ne vit pas dans ces vagabonds le corps pionnier d'une
puissante armée, qui était attachée aux steppes gelées du Nord, mais
qui était sur le point d'être libérée et de s'abattre horde après
horde sur les belles villes d'Italie et les champs fructueux des
Romains. Dans la marche de ces nations,
nous voyons l'avènement d'une nouvelle ère. Le monde, comme nous
l'avons déjà dit, s'était arrêté, et devait une seconde fois être
mis en mouvement. Maintenant, nous le voyons partir sur des lignes
qui admettent une connaissance plus vraie et une liberté plus stable
que celles dont il avait joui jusqu'à présent, ou qu'il aurait
jamais pu atteindre sur l'ancienne voie. Mais la dissolution doit
d'abord venir. Une grande partie de ce que la sagesse et le travail
des âges précédents avaient accumulé n'était plus qu'un obstacle et
devait être éliminé. C'est un travail auquel les nations des pays
classiques n'auraient jamais mis la main. Loin de détruire, elles
auraient fait tout leur possible pour préserver le splendide
héritage de lois, d'empire, de religion et d'art que la sagesse, les
armes et le génie de leurs pères leur avaient légué. Mais aucune
vénération pour ces choses ne retenait les enfants du Nord sauvage.
Le monde de l'art grec et de la puissance romaine, au milieu duquel
ils avaient été si soudainement projetés, tomba sous leurs coups
robustes. Comme un grand rocher tombant
d'une haute montagne, les tribus gothiques s'abattirent sur le monde
antique. Codes et philosophies, écoles et prêtrises, trônes, autels
et armées, tous se prosternèrent devant cette masse roulante de la
barbarie nordique, brisée comme une marmite, réduite en poussière ;
et c'est ainsi que fut balayé un ordre de choses politique et
mythologique qui, sans cela, aurait pu perdurer sur la terre pendant
de longs siècles et maintenir les nations dans le vice et
l'esclavage. On a coutume de se lamenter sur
la destruction des lettres et des arts par l'irruption de cette
tempête soudaine. Mais, en vérité, les lettres et les arts avaient
déjà péri. Ce n'est pas le Goth qui a fait ce ravage littéraire,
c'est le Romain efféminé et dissolu, c'est le Grec sensuel et
asservi. L'intellect humain n'était plus capable de produire, ni
même d'apprécier, ce que les âges précédents avaient produit ; et
jamais, selon toute apparence, le monde n'aurait retrouvé son tonus
sain sans le sang nouveau que les races nordiques y ont versé. Le monde n'avait pas seulement
perdu sa puissance littéraire et artistique, il avait aussi perdu sa
vigueur morale. Les archives de l'époque révèlent un tableau hideux
et effroyable. Ils nous montrent un monde libéré de toute contrainte
morale, se livrant avec avidité à toutes les formes de méchanceté
abominable et se précipitant tête baissée vers la perdition. Les
sociétés grecque et romaine étaient trop pourries pour supporter la
greffe du christianisme. C'est sur ce vieux tronc qu'il a d'abord
été placé, et c'est là que ses premières fleurs sont apparues ; mais
la souche à laquelle il était uni manquait de robustesse morale pour
nourrir la plante et en faire un grand arbre qui couvrirait les
nations de ses branches. Cette plante commençait déjà à être malade
et à mourir ; le vivant avait été uni au mort, et si les deux ne
devaient pas périr, l'union devait être rompue, et le christianisme
libéré de son compagnon qui se hâtait vers le tombeau. C'est à ce
moment-là que les Goths sont arrivés et ont sauvé le monde en le
détruisant. Le travail d'introduction de
l'ère nouvelle comprenait deux parties. L'ancien devait être brisé
et éliminé, et sur le terrain ainsi dégagé devaient être dispersées
les graines d'où le nouveau devait jaillir. Ce travail a été réparti
entre les nations nouvellement arrivées. À certaines d'entre elles
fut assigné le travail de démolition. À d'autres, la partie la plus
noble de la reconstruction. Les plus féroces de ces tribus devaient
tuer et brûler. Mais lorsque les Huns, les Vandales et les Goths
auront fait leur travail, les Écossais devront s'avancer et poser,
non pas par la force des armes, mais par le pouvoir plus puissant
des principes, les fondations d'un nouvel et meilleur ordre des
choses. Mais ils devaient d'abord être eux-mêmes éclairés avant de
pouvoir être les porteurs de lumière d'un monde désormais plongé
dans les ténèbres d'une double nuit. Ils devaient se tenir à
l'écart, en dehors du théâtre immédiat sur lequel les tempêtes de la
guerre barbare renversaient les trônes et flagellaient les nations,
jusqu'à ce que l'épée ait fait son travail, et alors leur mission de
reconstruction commencerait. Le lecteur sera peut-être surpris
d'apprendre que c'est à cette petite bande de pionniers nordiques,
les Écossais, que le monde moderne doit son christianisme
évangélique. Cette affirmation peut sembler trop audacieuse, et il
est impossible de trouver une autorité ou un appui dans l'histoire.
Mais que le lecteur retienne sa surprise jusqu'à ce qu'il ait
examiné les preuves que nous avons à lui présenter, et nous osons
prévoir qu'avant d'avoir refermé le volume, il se trouvera enfermé
dans la même conclusion, ou du moins qu'il se trouvera beaucoup plus
près d'être d'accord avec nous qu'il ne le croit possible
aujourd'hui. L'honneur de préserver le christianisme et de le
transmettre aux temps modernes est généralement attribué à Rome.
C'est elle qui prétend avoir rempli ce grand office auprès des
nations d'Europe. Cette affirmation a été si souvent avancée et si
généralement approuvée qu'elle passe maintenant pour vraie et est
considérée comme un fait qui n'admet ni contestation ni dénégation.
Il s'agit néanmoins d'une erreur vulgaire. L'histoire de tous les
âges depuis l'époque de l'invasion gothique refuse d'entériner cette
affirmation et en attribue l'honneur à une autre société, bien plus
humble. Une erreur de si longue date, et qui a fini par être si
généralement admise, ne peut être combattue que par le témoignage
clair, complet et continu de l'histoire ; et c'est ce que nous
produirons au fur et à mesure que, étape par étape, et siècle par
siècle, nous déroulerons les transactions des églises et des
nations. Mais il n'est peut-être pas inutile de jeter un coup d'œil
général sur le sujet qui nous occupe. Que voyons-nous se produire dès
que les tempêtes gothiques ont pris fin et qu'un ordre à peu près
stable a été rétabli en Europe ? À partir du sixième siècle, on voit
des groupes de pèlerins composés de prédicateurs pieux et sérieux
traverser les différents pays. Au milieu des périls, de la pauvreté
et du labeur, ces érudits et ces théologiens - car ils ont appris
les lettres et étudié les Écritures aux pieds de maîtres renommés -
sont venus éclairer des races qui ont été baptisées mais n'ont pas
été instruites, qui se sont inclinées devant la chaise du Pontife
mais ne se sont pas inclinées devant la croix du Sauveur. Nous les
voyons poursuivre leur mission dans les plaines de France, dans les
forêts d'Allemagne et dans les villes d'Italie. Il n'y a guère de
tribu ou de localité dans le vaste espace qui s'étend entre les
Apennins et les rives de l'Islande que ces infatigables
missionnaires ne visitent pas, et où ils ne réussissent pas à gagner
des disciples à la foi chrétienne. À mesure qu'une génération de ces
prédicateurs s'éteint, une autre se lève pour prendre sa place et
poursuivre son travail ; et c'est ainsi que la lumière évangélique
reste allumée tout au long de ces âges, qui n'étaient pas aussi
sombres que nous le croyons parfois, et qu'ils l'auraient
certainement été sans les efforts de ces hommes pieux. Les
chroniqueurs moines ont fait de leur mieux pour enterrer la mémoire
de ces simples évangélistes, en déguisant, en pervertissant ou en
supprimant complètement leurs écrits ; mais nous retrouvons leurs
traces dans les tentatives mêmes de leurs ennemis pour les effacer,
ainsi que dans les édits des papes pour supprimer leurs missions ;
et nous voyons surtout leurs traces dans les écrits littéraires et
théologiques qu'ils ont laissés derrière eux dans les différents
pays qu'ils ont visités, et que la recherche moderne a tirés de
l'obscurité des musées et des couvents où ils avaient été relégués
et où ils avaient sommeillé pendant des siècles. Nous avons un autre
monument des travaux de ce grand groupe de missionnaires dans les
institutions de formation qu'ils ont plantées en France, en
Allemagne et dans le nord de l'Italie, et qui ont existé pendant des
siècles comme pépinières de missionnaires et écoles de lumière
évangélique, mais qui ont fini par tomber en tant que postes
évangéliques, et qui ont été saisis et transformés en fondation
d'institutions romaines. Qui a envoyé ces missionnaires
? De quelle école ou église venaient-ils ? Est-ce Rome qui a chargé
ces évangélistes d'enseigner les tribus ignorantes et sauvages
qu'elle avait accueillies dans son giron, et sur la personne
desquelles elle avait aspergé son eau baptismale, mais dont elle
n'avait pas purifié les cœurs en leur communiquant la connaissance
de la vérité ? Non ! Ces prédicateurs n'ont jamais visité le « seuil
des Apôtres ». Rome les a reniés. Ils étaient issus des écoles
missionnaires d'Iona et d'Irlande. C'étaient des Écossais d'Irlande
et d'Écosse - les deux pays qui étaient à l'époque le siège commun
de la nation écossaise. Ces évangélistes du nord
trouvent bientôt des coadjuteurs. En traversant les pays d'Europe,
ils allument dans le coeur des autres le même feu missionnaire qui
brûle si fort dans le leur. De petits groupes d'indigènes, dont les
âmes ont été remuées par leurs paroles, se rassemblent autour d'eux
et participent avec eux à leur travail. Nous les voyons ouvrir des
écoles sur le Rhin, dans les forêts de France, et au sud jusqu'aux
Alpes ; ils y rassemblent les jeunes indigènes, et après les avoir
instruits des choses divines, ils les envoient instruire leurs
compatriotes. C'est ainsi que le puits d'eau vive d'Iona, au fur et
à mesure qu'il s'écoulait, s'élargissait en une rivière, et
finalement en un flot qui rafraîchissait les terres assoiffées sur
lesquelles il diffusait ses eaux. Ces missionnaires des rives
écossaises ne sont pas étrangers, nous n'en doutons pas, à ce
remarquable réveil dont les XIe et XIIe siècles ont été les témoins
dans le sud de la France, et qui a attiré des populations entières à
la foi évangélique. Au pied des Alpes retentit le même évangile qui
avait été prêché sur les rives du lac de Galilée au premier siècle ;
et les provinces du Languedoc et du Dauphin devinrent vocales avec
la mélodie des Troubadours, qui publiaient dans leur langue riche et
mélodieuse, les principes évangéliques. Ensuite vinrent les sermons
des Barbes ; et enfin apparut sur le terrain une instrumentalité
encore plus potentielle, qui à la fois accéléra et consolida le
mouvement. Il s'agit de la traduction du Nouveau Testament en langue
romane, considérée comme la première version vernaculaire des temps
modernes. La presse à imprimer n'existait pas encore et les copies
du Nouveau Testament en langue romane ne pouvaient être produites
que par l'habileté de scribes lents et laborieux : mais une
diffusion plus rapide et plus large fut donnée aux vérités du volume
inspiré par les Troubadours itinérants, qui les récitaient en
chantant dans les villes et les villages du sud de la France. Des
barons, des provinces et des villes se joignirent au mouvement, et
il semblait qu'en obéissance à l'appel lancé depuis Iona, la Réforme
allait éclater, et que le monde allait être épargné de trois siècles
d'oppression spirituelle et d'obscurité. Mais le matin qui, croyait-on,
s'était déjà ouvert, s'est soudain transformé en « ombre de la mort
». Le plus astucieux de tous les chefs mités qui ont gouverné le
monde depuis le Vatican s'est maintenant levé. Avec Innocent III,
les croisades ont vu le jour. Des armées de soldats et
d'inquisiteurs déferlèrent des Alpes pour éteindre un mouvement qui
menaçait le royaume de Rome de ruine. Les provinces souriantes du
Languedoc et du Dauphiné sont transformées en déserts. Les croisés,
armés de l'épée et de la torche, rougirent la terre de sang et
assombrirent le ciel de la fumée des villes en feu. Mais ce coup
terrible n'extirpa pas ce mouvement évangélique. Dans les pays plus
éloignés du siège du pouvoir papal, le missionnaire osait encore
aller semer la bonne graine ; et ici et là, dans les couvents, ou
dans les forêts, ou dans les ruelles ombragées et les recoins des
villes, des âmes individuelles, ou de petites compagnies, éclairées
d'en haut se nourrissaient en secret du pain céleste, et étanchaient
leur soif avec de l'eau vive. Il en fut ainsi jusqu'à l'époque de
Wycliffe. Wycliffe et ses Lollards reprirent le travail des anciens
d'Iona. Après Wycliffe vint Jean Huss et après Huss vint Luther, et
avec la montée de Luther, les ténèbres avaient accompli leur
période. Avant d'expirer sur le bûcher, Huss avait prédit que « cent
ans devaient tourner », puis qu'une grande voix se ferait entendre
et que les nations prêteraient l'oreille à cette voix. Les paroles
du martyr ne sont pas tombées par terre. Le siècle s'écoula au
milieu des tonnerres des victoires hussites. Et maintenant, le
nombre de ses années est complet, et l'on voit le ciel de l'Europe
s'éclairer, non pas cette fois d'une lueur évanescente et
transitoire qui, après avoir éveillé les espoirs des hommes, doit
s'éteindre dans la nuit, mais d'une lumière qui doit croître et
grandir jusqu'à ce qu'elle ait atteint la splendeur du jour parfait.
Tels sont les liens historiques qui relient le premier groupe
missionnaire que l'on voit partir d'Iona au septième siècle, à la
grande armée d'évangélistes et d'enseignants, avec Luther à leur
tête, qui fait son apparition au seizième siècle. Quelle est la part de Rome dans
cette œuvre ? Elle prétend qu'elle est le successeur des apôtres et
que les nations lui ont été confiées pour qu'elle les nourrisse et
les gouverne. Où sont le sceau et la signature de cette affirmation
? Si elle est la Lumière du monde, et son unique Lumière comme elle
prétend l'être, il doit être aussi facile de retracer son passage à
travers les âges que de retracer le chemin du soleil dans le
firmament. L'une ne peut pas plus être cachée dans l'histoire que
l'autre ne peut être cachée dans le ciel - leurs rayons doivent
révéler les deux. Où est la splendeur que Rome répand sur le monde ?
Nous ne parlons pas de la splendeur du pouvoir, de la richesse, de
l'autorité ; ce genre de magnificence est plus que suffisant ; mais
où est la splendeur de la connaissance, de la piété, de la vérité,
de la sainteté ? Nous la voyons exalter son évêque principal sur le
trône de César, et, pour maintenir son état de monarque temporel,
l'enrichir des territoires et le parer des couronnes de trois rois
qu'elle avait conquis par les armes des Francs. Entrée sur la voie
de l'ambition mondaine, l'église romaine se fait une grande place
parmi les princes et les nations d'Europe. Elle a des armées à son
service, ses richesses sont immenses, ses ressources sont illimitées
; mais quel usage fait-elle de ses brillantes opportunités et de sa
vaste influence ? Nous la voyons construire de superbes cathédrales,
installer des trônes épiscopaux, charger son clergé de richesses et
de titres ; mais quels efforts fait-elle pour instruire et
christianiser les nations ignorantes et superstitieuses du nord qui
étaient maintenant venues occuper le sud de l'Europe, et qu'elle
avait accueillies dans son giron ? Où sont les écoles missionnaires
qu'elle fonde ? où sont les prédicateurs qu'elle envoie ? et où sont
les copies des Ecritures qu'elle traduit et fait circuler ? Les
nouvelles races, bien qu'elles soient sous la coupe du berger
chrétien, sont encore essentiellement les mêmes dans leur cœur et
leur vie que lorsqu'elles vivaient dans leurs forêts natales. Elles
ont été conduites aux fonts baptismaux et inscrites sur les
registres de l'église, mais elles n'ont pas reçu d'autre
christianisation de la part de Rome. À partir du cinquième siècle,
l'aide que le christianisme a reçue de l'Église de Rome n'a été
qu'accessoire. L'ordre établi au début était le christianisme
d'abord, et l'église ensuite. Mais après le cinquième siècle, pour
prendre la date la plus récente, cet ordre a été complètement
inversé. Désormais, c'est l'église d'abord, et le christianisme
ensuite. L'objectif principal et immédiat a été perdu de vue. Au
lieu d'un empire spirituel qui devait embrasser toutes les nations
et être gouverné par le sceptre du Roi céleste, Rome aspirait à
construire une monarchie qui devait surpasser celle de César, avec
un trône plus élevé pour son chef terrestre, et des royaumes plus
vastes pour son emprise, et elle ne reconnaissait le christianisme
que dans la mesure où il pouvait lui être utile dans l'exécution de
son vaste projet. Elle ne reconnut le christianisme que dans la
mesure où il pouvait l'aider dans l'exécution de son vaste projet.
Elle s'aperçut bientôt qu'un christianisme frelaté servirait mieux
ses desseins que l'Évangile pur et simple, et elle commença alors à
revenir progressivement au paganisme. C'était le moyen le plus
rapide de se faire respecter par des nations barbares et de les
réconcilier avec son joug. Ce sont ces conversions qui ont illustré
le pouvoir de l'« église » aux sixième et septième siècles. C'est ce christianisme que
l'Église de Rome a propagé à l'est et à l'ouest, et qu'elle a
transmis jusqu'aux temps modernes. C'est le christianisme qu'elle a
envoyé Boniface prêcher aux Allemands, et c'est aussi le
christianisme qu'elle a chargé Augustin et ses moines de proclamer
aux Saxons. C'est le seul christianisme que nous trouvons dans
l'Église de Léon X., à la fin des âges sombres, alors que les temps
nouveaux étaient sur le point de s'ouvrir dans le christianisme que
Luther a trouvé en partie dans la vieille Bible de la bibliothèque
d'Erfurt, et en partie dans les doctrines proscrites de Wycliffe et
de Huss. Le christianisme de l'époque de Léon X. était un paganisme.
Le culte démoniaque et les vices hideux de l'époque des Césars
auraient été répandus en Europe à cette époque, sans la grande
entreprise missionnaire du septième siècle et des siècles suivants,
qui a vu le jour à l'école et à l'église d'Icolmkill. Le Moyen-Âge
aurait été un désert aride sans les eaux cachées qui, jaillissant de
leur source dans le rocher d'Iona - frappé comme le rocher antique
pour que les nations puissent boire - ont coulé dans un millier de
canaux secrets à travers l'Europe. Il est vrai qu'il y avait des
âmes individuelles qui connaissaient la vérité et s'en nourrissaient
en secret, et qui vivaient des vies saintes. Mais ils étaient des
exceptions, et leur lumière est d'autant plus douce et aimable que
le ciel dans lequel ils sont vus est sombre. Nous parlons de la
dérive générale et du courant de l'Église romaine. Ce courant,
attesté par la politique de ses papes, les édits et l'enseignement
de ses conciles, s'éloignait du christianisme apostolique et se
rapprochait, avec une vélocité et une force croissantes, du
paganisme de la vieille Rome. Les éloges que les chroniqueurs moines
ont prononcés sur l'Église romaine ne sont pas d'une grande utilité
face aux monuments publics de l'époque qui condamnent de façon
écrasante cette Église. Ces chroniqueurs ont naturellement voulu
glorifier leur propre organisation, et leur connaissance du
christianisme étant à la hauteur de celle de leur église, ils ont
écrit ce qu'ils croyaient. Mais on ne peut pas trouver la même
excuse aux historiens postérieurs, qui se sont contentés de répéter,
l'une après l'autre, les fables des écrivains moines. Ils auraient
dû regarder avec leurs propres yeux, au lieu d'utiliser les yeux des
« saints pères », et ils auraient dû interpréter plus fidèlement les
monuments de l'histoire, qui ne sont ni peu nombreux ni difficiles à
lire ; et s'ils l'avaient fait, ils auraient été obligés de
reconnaître que si le christianisme a été préservé et transmis
jusqu'à nous, il l'a été en dépit des efforts de Rome, poursuivis à
travers les siècles successifs, et persévérément mis en oeuvre pour
déguiser, corrompre, et détruire la foi chrétienne. Il y a un autre service dont
les laudateurs de l'Église romaine l'ont créditée, mais que nous
devons contester. Elle a préservé et transmis, disent-ils, les
lettres et les arts. Ils ne tarissent pas d'éloges sur son génie et
sur le mécénat qu'elle a prodigué aux hommes de lettres, et ils se
plaisent à comparer son goût et ses lumières à la barbarie vandale,
comme ils l'appellent, de la Réforme. L'histoire raconte cependant
une autre histoire. Le fait est que sous le règne de la Rome papale,
les lettres et les arts ont été perdus, et ce que l'« église » a
souffert de perdre pour le monde, elle n'aurait jamais pu le
récupérer. L'imagination vulgaire se représente l'Europe médiévale
en train de s'agiter de part et d'autre, avec des ruches occupées de
moines industrieux qui consacrent leurs jours et leurs nuits à des
études originales, ou à la transcription des écrits des anciens. Le
tableau est totalement imaginaire. Nous voyons les moines occupés
dans leurs cellules ; mais de quoi s'occupent-ils ? Avec quelles
occupations remplissent-ils les espaces vacants dans la routine
lassante de leurs fonctions quotidiennes ? Quels sont leurs auteurs
préférés ? Quels sont les livres qu'ils ont sous les yeux ? De cette
race savante et studieuse, telle que l'imagination l'a dépeinte, peu
d'entre eux ont assez de latin pour comprendre la Vulgate. Pas un
seul d'entre eux ne peut lire une page de la Bible grecque ou
hébraïque. Les langues sacrées ont été perdues dans la chrétienté.
Les grands écrivains de l'antiquité païenne n'ont aucun charme pour
les ecclésiastiques de cette époque. Ils prennent les parchemins sur
lesquels les grandes pensées des anciens avaient été écrites, et à
quoi les utilisent-ils ? Ils « palimpsètent » alors, et sur la page
dont ils ont effacé les lignes glorieuses tracées par un Homère ou
un Virgile, ils écrivent gravement leurs propres légendes stupides.
C'est ainsi qu'ils conservent les lettres ! Quel est le fruit des
efforts de cette race laborieuse d'écoliers, qui a fleuri du
douzième au quatorzième siècle ? Le monde moderne a depuis longtemps
rendu son verdict sur cette masse de spéculations ingénieuses qu'ils
nous ont transmises, croyant affectueusement qu'ils laissaient un
héritage que la postérité ne laisserait jamais mourir. Ce verdict
est le suivant : « des bêtises, tout simplement des bêtises ». Il
n'a aucune valeur et est aujourd'hui totalement inutilisé, à moins
qu'il ne serve à étayer un mémoire papal ou à fournir des matériaux
pour la compilation d'un manuel destiné à un séminaire popiste.
Quelques noms appartenant à ces époques ont survécu, mais la grande
majorité d'entre eux sont tombés dans l'oubli le plus total. Bède,
Anselme, Lafranc, Bernard, Aquin, Abélard et quelques autres ont
échappé à l'extinction. Mais qu'est-ce que ce petit nombre, réparti
sur tant d'âges ? Que sont six ou une douzaine d'étoiles dans une
nuit de mille ans ! La vérité est que nous devons
la renaissance des lettres au Turc ; mais le sentiment d'obligation
ne doit pas nous oppresser, car le service a été rendu sans le
vouloir. Il n'était pas prévu que les Turcs fassent le jour en
Occident, alors que leurs armes plongeaient l'Orient dans la nuit :
c'est pourtant ce qui s'est passé. Lorsque Constantinople tomba au
quinzième siècle, les savants de l'empire grec se réfugièrent en
Europe, emportant avec eux les trésors de l'antiquité. Ils les ont
dispersés en Occident. Un nouveau monde s'ouvrit aux yeux des hommes
en Europe. Les langues originales des Écritures, l'hébreu et le grec,
ont été retrouvées. Les œuvres immortelles de la Grèce et de la Rome
antiques étaient de nouveau accessibles. Elles furent lues et
étudiées avec avidité : la pensée fut stimulée, l'esprit renforcé,
l'époque fut illuminée par une nouvelle splendeur, et le génie
moderne, allumant sa torche à la lampe du savoir ancien, aspira à
rivaliser avec les grands maîtres d'autrefois. La Réforme arrivant
au siècle suivant, le mouvement s'est approfondi et son courant
s'est orienté vers un but plus élevé qu'il n'aurait jamais atteint
autrement. Mais il faut noter que la Renaissance n'a pas fait
irruption dans une Europe baignée, grâce au généreux mécénat des
papes, dans la splendeur des lettres et des arts ; elle s'est élevée
sur une Europe enveloppée de ténèbres intellectuelles et
spirituelles. Nous devons faire abstraction de la littérature et de
l'art celtiques, dont il reste de nombreux monuments éparpillés dans
les musées et les bibliothèques d'Europe, preuves du raffinement qui
a accompagné la grande entreprise missionnaire dont nous avons parlé.
Cet art celtique était propre à l'Écosse et, par sa beauté simple,
n'était surpassé par aucun art d'aucun pays ni d'aucune époque. Mais le nouveau savoir apporté
par la Renaissance n'a trouvé qu'un nombre limité de mécènes et de
disciples au sein de la hiérarchie romaine. Il faut aller dans le
camp de la Réforme pour trouver les érudits de l'époque. C'est à
Wittenberg, et non à Rome, que se trouve le véritable siège de la
Renaissance. Les Grecs et les hébraïsants, les juristes, les
historiens et les poètes de l'époque se retrouvent parmi les
réformateurs. La cour de Léon X. était riche en danseurs, musiciens,
joueurs, jongleurs, peintres, courtisanes, mais elle n'avait pas
grand-chose d'autre à se mettre sous la dent. Lorsque le pape a
cherché parmi ses théologiens quelqu'un pour se rendre en Allemagne
et éteindre la flamme naissante de la Réforme, il n'a trouvé que le
docteur Eck et le cardinal Cajetan, et l'armure de ces champions a
tremblé à la première attaque de Luther, et ils se sont empressés de
s'abriter contre les coups perçants de sa logique derrière l'ægis de
l'autorité papale. Le pape peut difficilement revendiquer Raphaël et
Michel-Ange. Il est vrai qu'ils ont travaillé pour lui et pris son
salaire - comme ils en avaient le droit - mais ils ont refusé de se
soumettre à son credo. On peut dire la même chose des deux noms plus
anciens et plus puissants, Dante et Pétrarque : ils étaient
protestants à la base. Rome les a persécutés de leur vivant et s'est
approprié leur gloire une fois morts. Pour rendre justice aux papes,
cependant, ils ont enrichi le monde d'une œuvre d'une ampleur
prodigieuse, le Bullarium. C'est un monument de leur travail ; nous
aimerions pouvoir ajouter, de leur charité. C'est avec un regret sincère que nous nous trouvons dans l'impossibilité d'écrire de meilleures choses sur une « Église » qui s'est tenue si longtemps devant l'histoire, qui a occupé une position si inégalée, et qui a joui d'occasions inégalées de bénéficier au monde. Mais nous n'osons pas la créditer de services qu'elle n'a jamais rendus, ni lui accorder des louanges qui reviennent à d'autres. L'heure approche où elle doit quitter la place qu'elle a si longtemps occupée. Sa descente dans la tombe est déterminée par une loi aussi fixe et inaltérable que celle qui amène en temps voulu le soleil de midi à l'horizon. À la lumière de cette heure terrible, même elle doit regretter que le récit de son passé contienne si peu de choses pour éveiller en elle l'espoir que les nations pleureront son départ et que les âges à venir mentionneront son nom avec respect et révérence.
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