CHAPITRE V.


NINIAN VISITE ROME - SON VOYAGE - ROME À L'ÉPOQUE DE NINIAN.
 

Au bout d'un certain temps, un changement s'opère chez Ninian. Le simple missionnaire de Galloway se rend à Rome. C'est ce que racontent tous ses biographes, bien qu'aucun d'entre eux ne s'appuie sur une autorité qui semble parfaitement fiable. Lorsque nous le voyons partir, nous craignons que Ninian ne revienne pas dans le même état qu'à l'aller. L'Église de Rome commençait alors à délaisser le simple chemin de l'Évangile pour la route qui mène aux richesses et à la grandeur du monde. Cependant, sa gloire l'entourait encore dans une large mesure, bien que le prestige de la vieille ville sur le Tibre, et le rang auquel son pasteur s'était alors élevé, remplissaient l'air de la chrétienté occidentale d'un élément subtil et enivrant, qui attirait à Rome des visiteurs de nombreux pays qui ressentaient la fascination et y cédaient. Parmi eux, nous avons parlé de Ninian. Damas, en qui l'ambition papale faisait éclore ses premières fleurs, occupait alors le siège romain. Le pontife accueillit, nous n'en doutons pas, ce pèlerin venu de la lointaine Bretagne. Il voyait dans sa visite un présage que l'emprise spirituelle de la seconde Rome ne serait pas moins étendue que la domination politique qu'avait exercée la première Rome. Ce voyage nous convainc douloureusement que même en Grande-Bretagne, Ninian avait commencé à respirer l'air romain. Cela se voit dans les motifs qui lui sont attribués pour entreprendre ce voyage vers « le seuil des Apôtres. » Il commença à soupçonner que les pasteurs chrétiens de Grande-Bretagne ne connaissaient pas le vrai sens des Écritures, et que lui-même n'était qu'imparfaitement fondé sur elles, et que s'il allait à Rome et s'asseyait aux pieds de son évêque, il serait plus complètement instruit, et la Bible révélerait à ses yeux beaucoup de choses qu'elle refusait de lui révéler dans le lointain royaume de Grande-Bretagne.
 

Nous ne connaissons rien dans la Bible elle-même qui justifie la croyance qu'il s'agit d'un livre qui ne peut être compris correctement que dans un endroit particulier de la terre, ou interprété véritablement par une seule classe d'hommes. Il s'agit d'une révélation destinée à l'ensemble de l'humanité.
 

« Il n'y a rien de plus certain dans l'histoire, dit Bingham, que le fait que le service de l'Église ancienne a toujours été accompli dans la langue vulgaire ou commune de chaque pays[1] Dès sa première fondation, l'Église a eu le soin pieux, lorsqu'une nation était convertie, de faire traduire les Écritures dans la langue de cette nation. Eusèbe dit : « elles étaient traduites dans toutes les langues, tant des Grecs que des barbares, dans le monde entier, et étudiées par toutes les nations comme les oracles de Dieu. » [2] Chrysostome nous assure que « les Syriens, les Égyptiens, les Indiens, les Perses, les Éthiopiens et une multitude d'autres nations les traduisirent dans leurs propres langues, ce qui permit aux barbares d'apprendre à être philosophes, et aux femmes et aux enfants, dans le plus grand cas, de s'imprégner de la doctrine de l'Évangile. »[3] Théodoret affirme le même fait, « que chaque nation sous le ciel avait l'Écriture dans sa propre langue ; en un mot, dans toutes les langues utilisées par toutes les nations à son époque. » [4] La longue résidence des Romains dans le pays avait familiarisé les Bretons provinciaux avec leur langue, et ils avaient accès à la Parole de Dieu en latin, et, sans doute aussi en belgique ou en armorique, sinon en celtique britannique. Jusqu'à présent, la Bible avait été considérée comme un livre pour le monde entier, destiné à être traduit, lu et interprété par tous.
 

Mais vers le début du cinquième siècle, on commença à murmurer que cette opinion était erronée et dangereuse. Seule la perspicacité épiscopale, et en particulier la perspicacité épiscopale romaine, pouvait voir tout ce qui est contenu dans ce livre. Les chrétiens ordinaires ont donc été avertis de ne pas se fier à leurs propres interprétations, mais de chercher à se les faire expliquer par l'autorité sûre et infaillible qui avait été désignée pour les guider, et qui siégeait à Rome. Il est facile de voir de quelle auréole cette vieille ville située sur les rives du Tibre allait être investie et de quelle autorité elle allait revêtir son pasteur. C'était le premier pas vers le retrait du Livre et l'installation de l'évêque romain dans sa chambre en tant que seul dictateur de la foi et seul seigneur et dirigeant de la conscience des hommes.
 

Ces hypothèses arrogantes semblent avoir pris un tel ascendant sur le missionnaire de Galloway, qu'il abandonna pour un temps ses travaux parmi ses compatriotes qui avaient tant besoin de ses instructions et de ses conseils, et se mit en route vers la ville éternelle. Il traversa les Alpes, dit-on, par le col du Mons Cenis, à l'époque un chemin accidenté qui serpentait dangereusement au bord d'abîmes noirs, sous d'horribles rochers et des avalanches qui s'amoncelaient. Son biographe, Ailred, en s'étendant sur les motifs qui l'ont conduit à entreprendre ce voyage, parle de lui comme étant assailli par la tentation « de se jeter sur les ressources de son propre esprit, de se fier aux déductions de son propre intellect, soit à partir du texte des Saintes Écritures, soit à partir des doctrines qu'on lui avait déjà enseignées. Pour cela, il était trop humble. »
 

Protégé par son humilité du piège auquel il était exposé, celui même d'exercer le « droit de jugement privé », Ailred fait éclater Ninian dans le soliloque suivant, expressif d'idées et de sentiments tout à fait étrangers au quatrième siècle, mais qui en étaient arrivés à être pleinement développés au douzième, quand Ailred les met dans la bouche de Ninian. « J'ai cherché dans mon pays, dit Ninian, celui que mon âme aime, et je ne l'ai pas trouvé. Je me lèverai, je parcourrai les mers et les terres pour chercher la vérité à laquelle mon âme aspire. Mais est-il nécessaire de se donner tant de mal ? N'a-t-il pas été dit à Pierre : Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église, et les portes de l'enfer ne prévaudront pas contre elle ? Dans la foi de Pierre, il n'y a donc rien de défectueux, d'obscur, d'imparfait : rien contre quoi une mauvaise doctrine ou un sentiment perverti, les portes de l'enfer en quelque sorte, pourraient prévaloir. Et où se trouve la foi de Pierre, si ce n'est dans le Siège de Pierre ? C'est certainement là que je dois aller, afin que, quittant mon pays, mes relations et la maison de mon père, je sois jugé digne de contempler de l'intérieur la belle beauté du Seigneur, et d'être gardé par son temple. » [5]
 

Il y avait maintenant à Rome une galaxie de talents, qui, sans doute, a contribué à y attirer Ninian. Jérôme et d'autres, dont la renommée en matière d'érudition et de piété a rempli la chrétienté et a traversé les âges jusqu'à nos jours, résidaient alors dans cette ville. Ces hommes n'avaient aucune sympathie pour la marée montante de la superstition, ni pour l'ambition croissante des papes ; au contraire, ils s'efforçaient de réprimer les deux, prévoyant à quel point ils atteindraient une hauteur désastreuse si on les laissait se développer. Mais leur présence rendait la vieille ville digne, et la simple grandeur de leur caractère, ainsi que la renommée de leur érudition, conféraient à Rome une gloire qui n'était pas très inférieure à celle de son premier âge augustéen. Il était naturel que Ninian souhaite voir ces hommes et converser avec eux.
 

Les itinéraires et les voies romaines, dont des portions sont encore visibles sur le territoire anglais, nous permettent de suivre l'itinéraire de Ninian. Partant d'Annandale, il traverse la Solway et parcourt la grande voie militaire jusqu'à Carlisle. De là, il poursuit son voyage le long de la vallée de l'Eden et sur les sombres collines de Stanemoor. Nous le voyons s'arrêter à leur sommet et jeter un regard d'adieu sur les montagnes au milieu desquelles il a passé sa jeunesse. Alors qu'il poursuivait son chemin, de nombreux signes ont été portés à son attention, témoignant de la puissance des druides, autrefois dominante, mais aujourd'hui disparue. Ici et là, sur le bord de son chemin, on pouvait voir des chênaies abattues à la hache, des dolmens renversés et des cercles de pierre entièrement ou partiellement démolis. De nos jours encore, on peut voir ces monuments d'un culte déchu dans le nord de l'Angleterre : ils étaient sans doute plus nombreux à l'époque de Ninian.
 

Reprenant son voyage, Ninian devait ensuite traverser les landes qui se trouvent de l'autre côté de la chaîne de Stanemoor. La voie romaine qui passe par Catterick déterminera son chemin. Traversant cette grande route, pas encore tout à fait effacée, et sans doute alors en excellent état, puisqu'elle menait au siège principal du gouvernement romain en Grande-Bretagne, Ninian arrive en temps voulu à York.
 

Cette ville était alors l'un des principaux centres du christianisme en Grande-Bretagne. Elle avait ses écoles d'enseignement sacré et profane, mais son air prédominant était toujours romain. Elle avait ses tribunaux romains, ses théâtres, ses bains, ses trottoirs en mosaïque, ses sanctuaires tutélaires à l'intérieur des murs et ses banlieues de style italien. Elle était parfois honorée de la présence de l'empereur. C'était en fait une petite Rome sur le sol anglais. De York, notre pèlerin se rendait à Londres par la ligne bien fréquentée de Wattling Street, puis à Sandwich, où il s'embarquait pour Boulogne.
 

Les pas de Ninian sont maintenant sur la terre gauloise. Il voit autour de lui les monuments d'une civilisation plus ancienne que celle de sa Grande-Bretagne natale. Poursuivant sa route, il arrive à Reims, une ville qui, un peu plus d'un siècle plus tard, devait être témoin du baptême de Clovis, un événement qui a donné à « l'église » son « fils aîné » et à la France le premier de ses rois chrétiens. Lyon est la prochaine grande ville sur sa route. C'est là que le cœur de Ninian sera plus profondément remué qu'à n'importe quelle autre étape de son voyage. Les rues dans lesquelles il marche maintenant ont été foulées par les pieds d'Irénée, car Lyon a été le théâtre du ministère et du martyre de ce grand père chrétien. Chaque objet sur lequel l'oeil de Ninian se posait - le Rhône majestueux, les édifices palatiaux, les collines en forme de croissant qui entouraient la ville au nord - était associé à la mémoire d'Irénée, et pas seulement à sa mémoire, mais à celle de centaines d'autres, dont l'amour pour l'Évangile leur avait permis de braver les terreurs de la « chaise de fer rouge » : « la forme de mort qui attendait ici les premiers disciples du christianisme. Alors que Ninian ruminait ces tragédies, car elles étaient récentes et devaient être fraîches dans sa mémoire, il accepta ces tempêtes matinales, maintenant passées, comme les gages d'un jour long et sans nuages pour la France chrétienne. Hélas, Ninian ne connaissait pas, et ne pouvait pas prévoir, ces tempêtes bien plus terribles qui devaient s'élever dans le ciel de ce même pays à une époque future et tremper son sol du sang de centaines de milliers de martyrs.
 

Ninian ne s'attarde pas longtemps sur cette scène de souvenirs tristes mais sublimes. Il se remet en route. Ses pas sont maintenant dirigés vers ces sommets blancs qui, vus à travers les plaines du Dauphiné, s'élèvent devant lui dans le ciel du sud et l'avertissent que les difficultés et les périls de son voyage ne font que commencer dans une certaine mesure. Les Alpes étaient déjà praticables, mais avec des difficultés et des risques extrêmes. Les légions en marche vers les batailles et les marchands de la côte méditerranéenne à la recherche des marchés de la Gaule avaient établi des routes pour les traverser, mais pour le voyageur solitaire, la tentative d'escalader leurs sommets était ardue et presque désespérée. Il risquait de s'engager à l'improviste dans un gouffre caché, d'être rattrapé par une tourmette aveuglante ou d'être surpris et écrasé par la chute d'une avalanche. Les précipices et les tourbillons n'étaient pas non plus les seuls dangers qui guettaient le voyageur dans ces montagnes. Il courait en outre le risque d'être détourné par des brigands ou dévoré par des loups. Ces dangers n'étaient pas inconnus de Ninian. Son voyage doit néanmoins être accompli. L'histoire classique, et maintenant l'histoire du martyre chrétien, avaient fait du sol de l'Italie une terre enchantée pour lui. Mais sa capitale exerçait une fascination encore plus grande. Cette ville avait chassé son César, mais elle avait placé à sa place quelqu'un qui aspirait à une seigneurie plus élevée que celle que l'empereur n'a jamais cédée. C'est par ces portes que Ninian doit entrer, et c'est à ces pieds qu'il doit s'asseoir. C'est ainsi que, se joignant très probablement à quelques compagnons, car de tels voyages commençaient alors à être courants, nous le voyons escalader le haut rempart de rochers et de neiges qui s'élevait entre lui et le but de son pèlerinage, et leurs sommets atteints, il descend par un chemin tout aussi périlleux dans les plaines italiennes. Le Goth n'était pas encore entré dans ce beau pays, et Ninian le voyait tel qu'il apparaissait à l'œil du vieux Romain. La floraison de son ancienne fertilité était encore sur ses champs, et ses villes n'avaient pas perdu la chaste gloire des temps classiques. Mais la fleur de l'Italie était Rome, la source de la loi, la tête du monde, et maintenant le centre de l'église chrétienne ; et Ninian y précipite ses pas.
 

Nous voyons le missionnaire de Galloway au « seuil des Apôtres », comme l'église de la première paroisse de Rome commençait à être magnifiquement appelée. C'est ici que le plus grand des apôtres avait souffert le martyre, et c'est ici que des milliers d'humbles confesseurs avaient témoigné de la foi en versant leur sang dans les combats de gladiateurs du Colisée, ou sur les bûchers des jardins de Néron. Mais maintenant, la foi pour laquelle ils étaient morts triomphait du paganisme de l'empire, et les églises de l'ouest se pressaient à Rome et déposaient leurs causes aux pieds de son évêque, comme pour reconnaître que leur hommage était justement dû à celle qui avait mené une si terrible bataille et remporté une si glorieuse victoire. Telles étaient sans doute les pensées de Ninian alors qu'il s'approchait de la ville éternelle. Nous connaissons les émotions irrésistibles avec lesquelles un plus grand que Ninian, onze siècles plus tard, s'est approché des portes de Rome. Ninian a franchi ces portes, non pas sans émotion, mais avec un pouls plus calme et un esprit moins perturbé que le moine de Wittenberg. À l'époque de Ninian, la papauté ne faisait que poser les fondations de son pouvoir, et elle les posait avec une humilité bien simulée ; à l'époque de Luther, elle avait posé la première pierre, et son orgueil et sa domination en faisaient l'émerveillement et la terreur des nations.
 

Comment Ninian s'occupa-t-il à Rome ? Combien de temps y a-t-il séjourné ? Quel accroissement de connaissances et de piété a-t-il tiré de tout ce qu'il a vu et entendu dans la capitale de la chrétienté ? À ces questions, nous ne sommes pas en mesure de renvoyer une réponse, ou une réponse qui soit satisfaisante. La brume mythique dans laquelle ses biographes médiévaux l'investissent l'entoure encore. Entre leurs mains, il n'est pas le missionnaire du quatrième siècle, mais le moine du douzième ; et si nous racontons, il n'est pas nécessaire que nous croyions tout ce qu'ils nous ont dit de ses actions à Rome. On lui montra sans doute la prison dans laquelle Paul avait croupi, et peut-être la barre à laquelle il avait plaidé. On l'a conduit dans les chambres obscures du rocher de tuf sous la ville, qui avaient donné asile à l'Église pendant les terribles persécutions de son enfance. Il vit les basiliques converties en églises ; et dans la transformation des anciens sanctuaires en sanctuaires chrétiens, il vit le gage que la grande bataille était partie contre le paganisme, malgré qu'elle ait été soutenue par toute l'autorité de César et par toute la puissance des légions. Les descendants de ceux qui avaient vécu dans les catacombes occupaient, à l'époque de Ninian, les chaires curiales de la capitale et les tribunaux des provinces, ou dirigeaient les armées de Rome aux frontières. Les oraisons de Chrysostome, la « bouche d'or », et les écrits d'Augustin, supplantaient les orateurs et les poètes de la littérature païenne. Ces prodiges de bon augure - les monuments de la puissance irrésistible avec laquelle le christianisme effaçait silencieusement l'ancien monde païen et émancipait les hommes de l'esclavage dans lequel leurs croyances, leurs philosophies et leurs dieux les avaient maintenus - Ninian n'a pas manqué de les souligner. Ces victoires, il pouvait les contempler avec une joie sans mélange, car dans leur sillage, aucune nation ne pleurait ses libertés perdues, ni aucune mère ses fils massacrés. Elles enrichissaient les vaincus plus encore que les vainqueurs, et elles donnaient l'assurance que la puissance qui avait soumis Rome soumettrait encore le monde.
 

Mais il y avait d'autres choses à voir à Rome qui éveillaient la crainte de voir surgir un nouveau paganisme qui pourrait s'avérer avec le temps un rival aussi redoutable et un persécuteur aussi acharné de l'Évangile que celui dont la décadence et la chute se lisaient dans les autels désertés et les fanes désolées de la métropole. Des foules affluaient dans les catacombes, ne fuyant pas la persécution comme leurs pères, mais cherchant à raviver leur dévotion, et à ajouter du mérite à leurs services, accomplis dans la pénombre de ces cavernes sanctifiées. Le souper était célébré sur les tombes des martyrs ; on commençait à invoquer les morts ; l'art, qui est d'abord la servante, puis la maîtresse, revenait avec ses dons fatals ; les églises étaient embrasées par des mosaïques coûteuses et des peintures splendides. Mais le « saint des saints » à Rome était le tombeau dans lequel dormaient les apôtres Pierre et Paul. Leurs corps, exempts de la loi de la corruption, exhalaient une odeur céleste, capable de régaler non seulement les sens, mais aussi de rafraîchir et de revigorer l'esprit. C'est sans doute là que Ninian a été conduit, afin qu'il puisse retourner dans son pays, pleinement régénéré par la sainteté que peuvent conférer les os des martyrs et la vertu mystique des lieux sanctifiés.
 

Mais qu'en est-il des nouvelles vérités et des significations plus profondes dont Ninian espérait que sa compréhension serait éclairée, lorsque, levant les yeux de la page des Écritures, il les fixa sur la ville sainte de Rome et entreprit son voyage vers elle ? À Rome, il rencontra des choses qui étaient effectivement nouvelles et qui, si elles ne contribuèrent pas à son édification, ne manquèrent pas d'exciter sa surprise. Les temples que les disciples de l'humble Nazaréen avaient élevés pour leur culte présentaient, par leur magnificence, un contraste frappant avec les églises de Galloway construites en torchis ! Puis vint le faste des services religieux : les vêtements riches et coûteux du clergé, les équipements splendides avec lesquels ils sortaient, les tables luxueuses auxquelles ils s'asseyaient... toutes ces choses étaient nouvelles pour lui. Comparé à la splendeur dorée dans laquelle Ninian a trouvé l'Église romaine, l'Église écossaise n'en était qu'à l'âge de fer.
 

Ninian vit à Rome quelque chose de plus magnifique encore. Nourri par les richesses, l'adulation, le pouvoir politique et la soumission croissante des églises occidentales, le prélat romain faisait déjà valoir ses droits et affichait une arrogance qui promettait d'éclipser en temps voulu la gloire des Césars. Les troupeaux de la ville éternelle n'étaient pas sans rappeler leurs bergers. Les membres de l'église, qui n'ont pas tardé à suivre l'exemple donné à l'époque, se délectaient de pompes et de vanités. Il y a longtemps que l'époque où la profession du christianisme exposait à l'épée du chef ou aux lions de l'amphithéâtre est révolue. La plupart des professeurs de cette époque avaient réussi à convertir la religion en une série d'observances extérieures qui leur coûtaient beaucoup moins de peine que le renoncement à soi et la sanctification du coeur.
 

L'évêque et le clergé de Rome à l'époque de la visite de Ninian ont été dépeints par des historiens d'une véracité irréprochable, témoins oculaires des hommes et des scènes qu'ils décrivent. Franchissons les portes que ces écrivains nous ouvrent et observons ce qui s'y passe. Nous sommes en l'an 366. Nous trouvons Rome pleine de violence, la guerre fait rage dans ses rues ; les églises mêmes sont remplies de combattants armés, qui font couler le sang les uns des autres dans la maison où l'on a coutume de prier. Qu'est-ce qui a donné lieu à ces tumultes sanguinaires ? Le siège papal est devenu vacant et Rome élit un nouvel évêque pour occuper la chaise vide. Deux aspirants se présentent à la dignité épiscopale : Damasus et Ursinus. Tous deux aspirent à l'honneur de paître le troupeau ; mais lequel des deux deviendra berger et maniera la houlette, c'est une question qui doit être tranchée par l'épée. Damasus est soutenu par la faction la plus puissante des citoyens ; et lorsque la lutte s'achève, la victoire lui reste acquise. Il n'a pas été élu au fauteuil dans lequel nous le voyons maintenant s'asseoir - il s'est battu pour y arriver et l'a conquis, comme un guerrier conquiert un trône terrestre, et il y monte sur des marches glissantes de sang. Il a mené un combat vigoureux, sinon bon, et sa mitre et sa crosse sont les récompenses de la victoire. Le choix du Saint-Esprit, disent les moqueurs de Rome, s'est porté sur celui qui avait la plus grande faction. C'est ce que nous disent les historiens contemporains. « À propos du choix », dit Ruffinus, parlant de l'élection de Damas, et décrivant ce qui se passait sous ses yeux, »s'éleva un grand tumulte, ou plutôt une guerre ouverte, de sorte que les maisons de prière, c'est-à-dire les églises, flottaient avec du sang d'homme. » [6] L'historien Ammien Marcellin a dressé un tableau similaire de Rome à cette époque. L'ambition qui enflammait Damasus et Ursinus pour posséder la chaire épiscopale était si démesurée et la compétition entre eux si féroce, que la basilique de Sicinius, au lieu de psaumes et de prières, résonnait du fracas des armes et des gémissements des mourants. « Il est certain, dit Marcellinus, que dans l'église de Sicinius [7], où les chrétiens avaient l'habitude de s'assembler, il resta en un jour cent trente-sept cadavres. » L'historien poursuit en disant que lorsqu'il réfléchissait au pouvoir, à la richesse et au culte que le fauteuil épiscopal apportait à son occupant, il cessait de s'étonner de l'ardeur manifestée pour le posséder. Il imagine le prélat romain dans des vêtements somptueux traversant les rues de Rome dans son char doré, la foule reculant devant le cabri de ses coursiers ; et après sa chevauchée à travers la ville, il entre dans son palais et s'assoit à une table plus délicatement et luxueusement meublée que celle d'un roi. [ 8 ] Baronius admet la véracité de cette image lorsqu'il répond que Marcellinus, qui était païen, ne pouvait qu'éprouver un peu d'envie païenne à la vue du pontife chrétien éclipsant en gloire le Pontifex Maximus de l'ancienne Rome. Et en ce qui concerne la « bonne table » de l'évêque, Baronius s'en réjouit « comme quelqu'un qui se réjouissait, dit Lennard, de se tenir le nez au-dessus de la marmite. » [9] Encore une fois, nous trouvons l'historien païen conseillant l'évêque chrétien ainsi : « Tu consulterais davantage ton bonheur si, au lieu d'invoquer la grandeur de la Cité pour excuser l'orgueil boursouflé dans lequel tu te pavanes, tu encadrais ta vie sur le modèle de certains évêques de province, qui s'approuvent auprès des vrais adorateurs de la Déité par la pureté de leur vie, par la modestie de leur comportement, par la tempérance dans la viande et la boisson, par des vêtements sobres et des yeux modestes ; « [10] un excellent conseil sans doute, qui, nous le craignons, n'a pas été apprécié par celui qui avait le « sourcil occidental », comme Basile appelait le pape Damas.
 

Lorsque ces humeurs sordides, pour parler avec indulgence, infectaient la tête, que fallait-il attendre du clergé ? Avec un tel exemple de faste et de luxe chaque jour sous les yeux, ils ne risquaient pas de cultiver très assidûment les vertus de l'humilité, de l'abstinence et de l'abnégation. Le clergé romain de l'époque, semble-t-il, était dévoré par la passion des richesses, et cette passion était alimentée par les membres les plus riches de leurs troupeaux, dont la libéralité abondante aurait dû plus que satisfaire leur avarice. Un flot d'oblations et de dons se déversait sans interruption dans le trésor épiscopal. Cette pluie de richesses ne tombait pas seulement sur les dignitaires de l'église, mais aussi, avec une munificence presque égale, sur de nombreux membres du clergé inférieur. À l'époque, les matrones et les veuves de Rome avaient l'habitude de choisir un ecclésiastique comme directeur spirituel. Cette fonction donna lieu à de nombreux scandales et à des abus flagrants. Le païen Protestratus, consul de la ville, pouvait se permettre d'être farceur sur le sujet de la magnificence cléricale. « Faites-moi évêque de Rome et je me ferai rapidement chrétien », dit-il à Damas, en mettant sa satire sous la forme plaisante d'une plaisanterie. Jérôme, qui se trouvait alors à Rome au milieu de tout cela, était trop sérieux pour céder à la plaisanterie. C'est l'indignation, et non la gaieté, qui le remplit. Il dénonce les salutations, les effusions, les baisers, avec lesquels ces révérends guides assaisonnaient leurs conseils spirituels[11]. Il décrit, en des termes si clairs que nous ne pouvons les reproduire ici, les artifices auxquels le clergé avait recours pour gagner les cœurs et ouvrir les bourses de ses dévotes. Il s'adresse à ses frères ecclésiastiques tantôt en les admonestant sérieusement, tantôt en les invectivant avec véhémence, tantôt en les sarcasmant vivement. Le monde les honorait auparavant comme des pauvres, maintenant l'Église rougit de les voir riches. « Il y a des moines, dit Jérôme, plus riches maintenant que lorsqu'ils vivaient dans le monde, et des clercs qui possèdent plus sous le pauvre Christ que lorsqu'ils servaient sous le riche Belzébuth. » Mais les graves admonestations et les sarcasmes tranchants étaient aussi impuissants les uns que les autres. Les reproches de Jérôme, au lieu de modérer la cupidité du clergé, ne firent qu'attirer sa haine sur celui qui l'avait réprimandé ; et bientôt il jugea prudent de se retirer de la métropole, qu'il qualifiait de « Babylone », et de chercher à nouveau sa grotte à Bethléem, où, ne souffrant plus de la vue de l'orgueil, de l'ambition et de la sensualité de Rome, il pourrait poursuivre ses études dans la tranquillité des collines de Juda.
 

Même l'empereur Valentinien a jugé nécessaire, par un édit public (370 après J.-C.), de restreindre la richesse et l'avarice des ecclésiastiques. Il ne pouvait y avoir de preuve plus frappante de l'ampleur qu'avait prise cette contagion dans l'Église. L'édit était adressé à Damas, et fut lu dans toutes les églises de Rome. L'empereur interdisait, sous certaines peines, à tous les ecclésiastiques d'entrer dans les maisons des veuves et des orphelins. De plus, il était illégal pour un membre de l'ordre ecclésiastique de recevoir un don testamentaire, un legs ou un héritage de la part de ceux à qui il servait de directeur spirituel ou avec qui il n'entretenait que des relations religieuses. L'argent ou les biens légués par ces actes illégaux étaient confisqués au profit du trésor public. Cet édit ne concernait que le clergé, et il est intéressant de noter qu'il n'émanait pas d'un souverain païen persécuteur, mais d'un empereur chrétien. Sa signification a été soulignée par Jérôme, lorsqu'il a fait remarquer que de toutes les classes, à l'exception de la plus enfoncée, cet édit s'en prenait à l'ordre ecclésiastique et le frappait. « J'ai honte, dit-il, de le dire : mais les prêtres des idoles, les joueurs de théâtre, les charretiers et les courtisanes, sont capables de legs et d'héritages ; seuls les clercs et les moines sont frappés d'une incapacité d'hériter. Je ne me plains pas non plus de la loi, mais je m'afflige de voir que nous devrions la mériter. » Approuvant la sagesse de la loi, Jérôme déplore pourtant son inefficacité totale.... L'avarice du clergé a déconcerté la vigilance de l'empereur. La loi est restée en vigueur, mais des méthodes ont été conçues pour la contourner et se soustraire à son application. Les dons et les legs aux ecclésiastiques sur leur lit de mort se poursuivaient, mais ils étaient acheminés de façon plus détournée. Ils sont remis à d'autres personnes, qui les conservent en fiducie à des fins ecclésiastiques. Cette loi a été renouvelée par les empereurs successifs dans des termes encore plus stricts. Théodose et Arcadius tentèrent de s'attaquer par la loi à ce grand mal, mais les ecclésiastiques de l'époque étaient fertiles en expédients, et les intentions patriotiques de ces législateurs furent complètement frustrées. Les textes de loi ne peuvent pas atteindre les racines des maladies morales. La soif d'or du clergé ne faiblit pas ; et avec l'augmentation de la superstition, la disposition à charger les prêtres et les moines des bonnes choses auxquelles ils professaient avoir renoncé, se renforça, contrecarrant non seulement les restrictions légales, mais aussi le caractère sacré des obligations personnelles et familiales. Huit siècles plus tard, le mal avait atteint un tel niveau en Angleterre que les souverains de ce pays jugèrent nécessaire de faire revivre l'esprit des lois de Valentinien et de Théodose. Ces lois sont arrivées juste à temps pour empêcher l'absorption de toute la propriété foncière de l'Angleterre par l'« Église » et, par conséquent, juste à temps pour sauver le peuple d'un servage inévitable, et l'ordre public et les libertés d'une destruction totale.
 

Pour revenir à Rome, où Ninian séjournait encore, la croissance de l'ecclésiastique et la décadence de la piété se sont déroulées par étapes égales. Les citoyens de la métropole et de l'Italie en général menaient une vie insouciante et luxueuse. Ils avaient inventé une dévotion qui pouvait être mise en place ou abandonnée à volonté. Il suffisait de quelques instants pour les mettre dans un état d'esprit digne de l'église ou du théâtre. Ils passaient sans difficulté des jeux profanes aux fêtes religieuses, car les uns et les autres procuraient une excitation et un plaisir égaux. Ils ne pensaient pas à ce qui se passait sur la frontière lointaine. Là, les bandes scythes se rassemblaient, prêtes à se venger de la maîtresse du monde pour les siècles d'injustice qu'elle avait endurés. Les Romains s'estimaient à l'abri du danger sous l'ægis d'un empire dont le prestige et la puissance étaient une garantie suffisante, pensaient-ils, contre toute attaque ou renversement. Rome entrait dans une nouvelle et plus grande carrière : Des victoires l'attendaient dans l'avenir, qui jetteraient dans l'ombre celles que ses généraux avaient remportées dans le passé. Elle avait lié son destin au christianisme, qui ne périrait jamais. Elle était devenue le siège d'une foi pure, ce qui, on le supposait, lui avait donné une nouvelle vie et une plus grande vigueur intellectuelle. Son évêque remplissait la place de César. Sa ville était consacrée par les travaux et le sang des martyrs. En son sein se trouvaient les tombes des apôtres, et leur protection ne ferait pas défaut à une ville dans laquelle leurs cendres reposent. Les évêques et les presbytres, comme autrefois les rois et les ambassadeurs, se pressaient à ses portes. Les églises d'Orient et d'Occident commençaient à la reconnaître comme arbitre et juge en soumettant leurs querelles et leurs controverses à sa décision. Les nations barbares commençaient à embrasser son credo et à se soumettre à son autorité ; et certainement ses enfants dans la foi ne viendraient jamais avec des armées pour la détruire. Si jamais ils apparaissaient aux portes de Rome, ce serait pour se prosterner devant l'escabeau de son évêque, et non pour piller ses trésors et tuer ou emmener en captivité ses citoyens. De tous côtés, des pronostics annonçaient une puissance croissante et une domination élargie. Trompés par ces signes de grandeur extérieure, les Romains n'ont pas remarqué le nuage de la guerre barbare qui grossissait et s'assombrissait chaque jour à l'horizon du nord.
 

Notes de bas de page
 

1. Bingham, Origines Ecclesiasticæ, vol. v., p. 90. Londres, 1719.
 

2. Eusèbe, Præpar. Evang, lib. xii, cap. 1.
 

3. Chrys, Hom. in Ioan
 

4. Theod ; Bingham, Origines Eccl., vol. v., p. 96.
 

5. Life of Ninian, by Ailred, chap. 2 ; Historians of Scotland, vol. V., Lives of the Eng. Saints, Ninian, p. 39.
 

6. Ruffin, lib. i. c. 10.
 

7. La basilique de Sicinius est probablement l'église de la Santa Marie Maggiore sur la colline de l'Esquilin.
 

8. Am. Marcel, lib. xxvii. Voir aussi Grégoire Nazianze, Orat. xxxvii.
 

9. Baronius, tom. iv, An. 367 ; Samson Lennard, History of the Papacy, prog. 6, 41.
 

10. Am. Marcel, xxvii. 3.
 

11. Hieron. ad Eustochium, Epist. 22.


 

Note de l'éditeur.
 

L'évêque de Rome n'était pas prêt à partager son trône avec l'empereur. Tout l'argent qui affluait à Rome servait à soudoyer les généraux de l'armée pour qu'ils détournent le regard pendant que les hordes barbares envahissaient et détruisaient l'Empire ! !!


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