CHAPITRE  XXI.


L'ARRIVÉE DES ÉCOSSAIS EN IRLANDE.
 

Dans le chapitre précédent, nous avons retracé la progression des Écossais depuis la Scythie, cet « atelier des nations », jusqu'à l'Irlande. Il n'y a aucun doute quant à leur point de départ, mais les opinions divergent quant à la route qu'ils ont empruntée. Ils ont peut-être traversé le Chersonesus cymrique et, passant entre l'Écosse et les Orcades, sont entrés en Irlande par le nord. Ou bien ils ont emprunté la route plus longue et plus sinueuse de la Gaule et de l'Espagne. La tradition irlandaise ancienne plaide en faveur de ce dernier itinéraire, et c'est par respect pour cette tradition que nous l'avons adopté comme celui qu'ont emprunté ces émigrants scythes. Mais il est plus important de se demander à quelle époque les Écossais sont arrivés en Irlande.
 

Certains ont placé leur arrivée au dixième ou au douzième siècle avant Jésus-Christ. Cette opinion n'est étayée ni par des preuves ni par des probabilités. Si les Écossais étaient en Irlande dix siècles ou même cinq siècles avant l'ère chrétienne, comment se fait-il que parmi les historiens et les géographes qui parlent de l'Irlande, aucun ne mentionne le nom des Écossais avant le troisième ou le quatrième siècle ? Ptolémée, le géographe, au deuxième siècle, énumère une vingtaine de races différentes comme habitant l'Irlande, mais l'Écossais n'en fait pas partie. César, Diodorus Siculus, Strabo, Mela, Tacitus, Pline, bien qu'ils mentionnent l'Irlande, ne savent rien des Écossais. Le nom sous lequel le pays était alors connu parmi les écrivains qui en parlent, était Hibernia, Ierne, ou Britannia Minor ; et ils n'avaient pas d'autre nom pour ses habitants que Hyberni et Hyberionoe. Le premier auteur dans les pages duquel le terme Scoti apparaît est Ammien Marcellin, à la fin du quatrième siècle, et il parle d'eux comme d'un peuple qui avait erré à travers divers pays, et qui était encore à peine installé dans son nouveau foyer.1 Après avoir fait leur apparition, les Écossais ne disparaissent pas de l'horizon. Au contraire, ils continuent à faire sentir leur présence en Irlande, comme ils le font aussi dans le pays situé sur la rive supérieure de la Manche irlandaise ; et il n'y a guère d'écrivain éminent dans les âges suivants qui n'ait l'occasion de parler d'eux. Claudien, Jérôme, Orosius, Gildas, tous mentionnent les Écossais. Cela est totalement inexplicable si l'on suppose que ce peuple résidait en Irlande depuis douze ou treize siècles, mais cela s'accorde parfaitement avec la théorie qui fait tomber leur arrivée au début de l'ère chrétienne, ou peu de temps après. Tels qu'ils sont décrits par leurs premiers historiens, les Écossais ont l'air d'un nouveau peuple. Ils sont d'une fibre plus robuste que les aborigènes doux et pacifiques parmi lesquels ils sont venus habiter, mais avec lesquels ils ne se mélangent pas. Ammien laisse entendre que le goût de l'errance était encore fort chez eux, et déjà, avant d'être bien établis dans leurs nouvelles demeures, ils sont à la recherche de territoires plus vastes, et ont leurs chevaux prêts à passer et à explorer la terre dont ils peuvent apercevoir les sommets des montagnes bleues de l'autre côté de la mer étroite.
 

Le monde était alors à la veille de l'une de ses plus grandes révolutions. Le nord était sur le point d'ouvrir ses portes et d'envoyer ses nombreuses races robustes pour déborder et occuper les terres fertiles du sud. La virilité des Grecs et des Romains était éteinte. Il n'y avait ni piété dans leurs temples, ni vertu dans leurs foyers. Le Sénat était sans patriotisme, et le camp sans courage. Une dissolution universelle des principes moraux s'était installée, et la société était accablée. Si le monde ne veut pas s'arrêter ou périr, de nouvelles races doivent être introduites sur la scène. Les Francs devaient être plantés en Gaule, les deux devaient hériter de l'Espagne, les Vandales devaient avoir des possessions en Afrique, et les Ostrogoths et les Lombards devaient planter leurs tentes en Italie. De toute cette progéniture du Nord fécond, c'est un fait historique que l'Écossais a été le premier né. Il occupait le premier rang dans ce grand cortège de nations que nous voyons sur le point d'entamer leur marche vers le sud : il fut en effet le premier à quitter son foyer nordique et à partir à la recherche d'un nouveau pays. Il est arrivé trop tôt sur la scène pour réussir dans cette nouvelle partition de l'Europe, car Rome était encore forte et gardait les portes de ses plus belles provinces fermées contre les hordes du nord. S'il était arrivé plus tard, lorsque l'empire était plus affaibli, l'Écossais aurait pu choisir son sort parmi les terres à blé d'Espagne ou les vignobles d'Italie, comme les Goths, les Huns et les autres essaims qui le suivent. Mais il a été contraint de se tourner vers le nord et de s'installer sous le ciel humide de l'Ierne et au milieu des montagnes couvertes de bruyère de la Calédonie. Néanmoins, c'est à lui que revient la meilleure part. Si l'héritage qui lui était attribué se trouvait à l'extrémité de l'Europe et paraissait rude et stérile, comparé aux attributions plus heureuses d'autres personnes, il comportait un avantage compensatoire qui valait dix fois plus que tous les attraits possibles du sol et du climat. Elle le rendait d'autant plus apte à conserver sa liberté et sa foi. Un esclavage nouveau et plus profond se préparait pour les nations. L'Écossais, qui se tient au loin, fut le dernier à subir le joug de la seconde Rome et l'un des premiers à s'en échapper.
 

Tel que nous le percevons lors de sa première apparition en Irlande, l'Écossais possède une individualité marquée. On le voit se déplacer, homme de fer parmi des personnages d'argile. Son arrivée fait entrer le pays dans une lumière historique. Il prend sur lui le fardeau de gouverner la terre, et il insuffle quelque chose de son propre esprit aux indigènes. Les aborigènes semblent avoir été un peuple soumis et peu belliqueux, qui s'occupait de ses troupeaux de bétail et de porcs au milieu de ses bois et de ses tourbières. C'est du moins ce que semble avoir rapporté Agricola. Le général romain n'avait pu que résister aux Calédoniens au pied des Grampians, avec l'armée romaine en force, et pourtant il entreprit, avec une seule légion et quelques corps d'auxiliaires, de soumettre et d'occuper l'Irlande.2 Agricola a manifestement reconnu une grande différence entre l'esprit des hommes de ce côté-ci de la Manche et de l'autre côté de la Manche. Et c'est ainsi que les aborigènes d'Ierne apparaissent, comme le montrent les premiers écrits irlandais que nous possédons. Il s'agit des « Confessions de Patrick ».3 Comme il s'agit de l'autobiographie de Patrick et non de l'histoire de l'Irlande, ces écrits ne nous donnent que des aperçus des habitants du pays ; mais ils sont pleins d'intérêt et confirment amplement tout ce que nous avons dit sur le caractère et la position relative des deux races qui habitaient alors l'Irlande, les Hiberni et les Scoti. On constate qu'il existe une distinction marquée entre les deux. Les Écossais sont la classe militaire ; ils sont les nobles. C'est ainsi que Patrick les désigne lorsqu'il a l'occasion de parler d'eux dans sa « Confession », ainsi que dans sa lettre au chef irlandais Coroticus. Mais son langage est différent lorsqu'il a l'occasion de se référer aux habitants aborigènes. Ces derniers sont décrits comme la communauté, les fils de la terre, un peuple tranquille, productif et inoffensif, vivant sans souci dans leur agréable demeure insulaire, labourant leurs champs, récoltant leurs moissons, habiles dans l'élevage du bétail et des porcs, mais inexpérimentés dans l'art de la guerre, dont leur situation les a heureusement éloignés ; Mais ils étaient destinés, quelques siècles plus tard, à atteindre la renommée de l'enseignement, et alors l'Irlande brillerait d'une gloire qui attirerait sur ses rives la jeunesse de l'Europe, pour s'abreuver de la sagesse de ses écoles.
 

Très différent est cet autre peuple qui fait maintenant son apparition, et dont la carrière est destinée à être si mouvementée. C'est en Irlande que nous les rencontrons pour la première fois. Mais l'Ierne n'est pas leur terre natale. Ils y sont arrivés, nous dit Ammien Marcellin, après une longue errance à travers de nombreux pays, et, sans doute, des conducteurs périlleux. Ils donnent des rois à leur terre d'adoption. Ils envoient une expédition armée de l'autre côté de la Manche pour aider les Pictes à vaincre les provinciaux et à repousser les Romains. Ils trouvent constamment du travail pour les légions qui gardent les frontières de l'empire désormais chancelant. Maintenant, ce sont les Écossais qui conquièrent, et maintenant ce sont les Romains, et la ceinture de pays entre les deux murs devient la scène de nombreuses bagarres sanglantes. Ils retournent en Irlande, mais reviennent bientôt en force en Écosse et s'y installent comme s'ils sentaient que, pour le meilleur et pour le pire, c'était la future terre des Écossais. Ils conservent leur esprit guerrier et sont à l'affût d'un ennemi. Le Romain a disparu de la Grande-Bretagne, mais le Saxon y est entré. Les Écossais unissent leurs armes à celles des Pictes et repoussent le nouvel intrus. Ils finissent par former un seul peuple. Le rover du nord apparaît maintenant sur leur rivage, mais c'est pour y trouver une tombe. Les tumulus des côtes nord et ouest de notre île, où dorment le Viking et ses partisans, « tués par l'épée de l'Écossais », montrent que leurs prouesses n'ont pas souffert de la décadence. Le Danois avait conquis le SAXON, mais il ne peut l'emporter sur l'Écossais. Pendant des siècles, la nation maintient son indépendance dans un pays que certains auraient jugé ne pas mériter d'être envahi, mais qui fut néanmoins l'objet d'attaques répétées de la part de ses puissants voisins, sans autre résultat que de se renouveler d'âge en âge, et de travailler dans l'âme de son peuple, l'amour de la patrie, et la passion de la liberté. Dans ce résumé du peuple écossais, nous avons avancé de quelques siècles et devons maintenant revenir sur nos pas.
 

NOTES EN BAS DE PAGE
 

1. Amian. Marcel, lib 27. Scoti per diversa vagantes.
 

2. Tacite, Vit. Agric., c. 24.
 

3. Confessio S. Patricii. Nous aurons souvent l'occasion de nous référer à cet ouvrage à un stade ultérieur de notre histoire. Tout ce que nous jugeons nécessaire d'en dire ici, c'est qu'il a été écrit par lui-même au cinquième siècle et publié pour la première fois par Ware à partir d'un manuscrit très ancien, et que son authenticité est reconnue par tous les érudits.


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