LES BIENFAITS DE LA PAIX ACCOMPAGNÉS DE GRANDES MISÈRES. Les Vallées dans la misère secourues. - Tracasseries de la part des prêtres. - Ordre injuste. - Intrigues. - Les Vallées sous le gouverneur Castrocaro. - Ambassade des princes Palatin et de Saxe. - Persécution dans le marquisat de Saluces. La Saint-Barthélemi; attaque du val Pérouse. - Mort de la bonne duchesse Marguerite.
- Règne de Charles-Emmanuel. - Les Vallées sous la domination française. - Leur retour sous celle de Savoie. - Moyens employés pour entraîner les Vaudois au papisme. - Les bannis. - Martyre de Coupin. - Les milices vaudoises en campagne. - Amende au sujet de cimetières. - Le val Pérouse occupé par les troupes du duc. - menées de l'inquisition. - Rapt d'enfants. - Les Vaudois à leurs frontières. - Essai infructueux d'établir les moines et la messe dans les communes vaudoises. Invasion des Français en Piémont. - Une terrible maladie emporte la moitié de la population. La paix, signée à Cavour, le 5 juin 1561, par Philippe de Savoie et par les députés des Vallées, avait dissipé bien des craintes et ramené des jours sereins sur une terre désolée. Le coeur des mères ne défaillait plus à l'ouïe du seul nom de soldats, et la perspective de scènes odieuses ou déchirantes ne leur faisait plus jeter à la dérobée un regard inquiet sur leurs enfants. L'on avait fait redescendre à pas lents les vieillards des retraites des montagnes. La joie du retour aux lieux où s'était passée leur enfance, sous les treilles du coteau, ou à l'ombre des châtaigniers, avait ramené le sourire sur leurs lèvres. Les fils, les pères, avaient suspendu leurs armes, et allaient reprendre de leurs mains aguerries la bêche et la faucille pour de paisibles travaux. Mais la signature du traité, en apaisant bien des craintes, n'avait pas cicatrisé toutes les plaies. Il en était même de très-profondes. La plus généralement sentie était une misère croissante. Sept mois d'une guerre impitoyable de la part des papistes avaient appauvri toutes les familles. Des villages entiers et une infinité de hameaux avaient été la proie des flammes et n'étaient plus qu'un amas de décombres. Il fallait les rebâtir, mais on manquait de tout. Les provisions de l'année précédente avaient pris fin. Le temps de semer le blé était passé. Les moissons approchaient, mais elles étaient presque nulles, les hauteurs seules ayant pu être cultivées, et les meilleurs champs étant restés en friche. À cette pénurie se joignait encore la difficulté de pourvoir aux besoins d'entretien et d'établissement des fugitifs de Calabre qui arrivaient dénués de tout aux Vallées. Dans ces conjonctures, et par les conseils de l'Église de Genève, les Églises des Vallées recoururent à la charité de leurs frères de la Suisse et de l'Allemagne. Jean Calvin s'employa pour elles avec un grand zèle. Leurs députés, reçus partout avec intérêt, eurent la consolation de recueillir des sommes assez fortes pour subvenir aux plus grandes de leurs nécessités. L'électeur Palatin fit le don le plus considérable. Après lui, on peut signaler le duc de Wurtemberg, le marquis de Baden, les cantons évangéliques avec Berne au premier rang, l'Église de Strasbourg, et un grand nombre d'autres entre lesquelles il convient de citer celles de Provence. La France eût envoyé bien davantage, si les collectes qui s'y faisaient en divers lieux n'avaient été arrêtées par les troubles intérieurs. Aux épreuves journalières, causées par leur indigence actuelle, vinrent s'ajouter des tracasseries suscitées par des prêtres et des moines. Ceux-ci provoquaient les pasteurs à des disputes de religion. Un échange de lettres eût lieu et devint un prétexte de mesures violentes. Les Vaudois furent accusés de fomenter la discorde, et l'autorité trompée par de faux rapports publia, le 6 mai 1563, un mandement défendant aux catholiques toute relation et tout commerce avec les hérétiques. Mais cette mesure vexatoire portant préjudice aux papistes, autant pour le moins qu'aux pauvres Vaudois, les gentilshommes de la contrée et du voisinage réclamèrent auprès du duc, et firent modifier le décret (1). Le jour du marché, 9 de juillet, on publia à Luserne que son altesse n'entendait pas que le commerce cessât entre les deux religions, mais que seulement on s'abstint de controverse. Les ennemis des Vaudois ne se tinrent pas pour battus. Prétendant que le traité de paix n'avait pas été observé exactement dans tous ses points par ceux des Vallées, ils ne cessaient de fomenter contre eux des intrigues à la cour et de circonvenir le duc par des rapports mensongers. Sur leurs instances, calomnieuses, le gouvernement de son altesse songea à restreindre les libertés des Vaudois par des mesures sévères, et choisit, pour exécuter ses desseins, un homme digne d'une telle confiance, Sébastien Gratiol de Castrocaro, toscan de naissance. Il avait fait la guerre aux Vaudois comme colonel de milices dans la dernière persécution, sous le comte de la Trinité. Fait prisonnier dans une affaire, il avait été traité honorablement, puis relâché par respect pour madame la duchesse, dont il se disait gentilhomme. Profondément blessé de s'être vu entre les mains de ces rustres montagnards et d'avoir dû sa liberté à leur générosité, il se sentit propre au rôle d'oppresseur et réussit à se faire nommer, d'abord, commissaire du duc dans les Vallées, puis peu après gouverneur de celles-ci. Deux influences contraires contribuèrent à son élévation : l'appui de l'archevêque de Turin, à qui il avait promis de tout entreprendre pour la conversion des Vaudois au papisme, et la recommandation de la pieuse princesse, protectrice des Vallées, dont il sut toujours fasciner les yeux ou tromper la vigilance par de faux discours. Les premières paroles de Castrocaro à son arrivée dans le val Luserne, au printemps de 1365, furent menaçantes. Le duc, disait-il, retirait les concessions qu'il avait faites dans le traité de paix. Mais les Églises ayant réclamé auprès de son altesse, le commissaire modifia ses paroles et insista seulement sur la signature immédiate de promesses rédigées par lui-même, tendant à restreindre considérablement les libertés des Églises et des particuliers. En cas de refus, la cavalerie entrerait aussitôt dans les Vallées et la guerre recommencerait. Dans une position si critique, les Églises se conduisirent avec sagesse, unissant dans leurs réponses la prudence à la fermeté, la convenance du ton à l'excellence des raisons. Celles-ci cependant, selon toutes les apparences, auraient été de peu de poids, si l'excellente princesse que Dieu avait placée auprès du duc, comme leur sauvegarde, n'eût encore intercédé en leur faveur. La réponse, dans laquelle elle apprit aux Églises le succès de son intervention et l'abandon des exigences qui les avaient si fort inquiétées, laisse percer néanmoins une trop grande confiance dans l'homme astucieux, imposé aux Vallées en qualité de gouverneur. Castrocaro, établi avec une forte garnison au château de la Tour, dans la vallée de Luserne, ne tenait que trop bien les promesses qu'il avait faites à l'archevêque. Il ordonnait au pasteur de Saint-Jean de refuser la sainte cène aux nombreuses personnes qui, du bas Piémont, venaient la lui demander. Il exigeait de l'Église de Bobbi le renvoi de son pasteur, sous prétexte qu'il était étranger : puis, sur le refus des hommes de coeur qui la composaient, il prononçait leur séquestration, défendant à tout ressortissant de son gouvernement le moindre rapport ou commerce quelconque avec eux. Il emprisonnait, rançonnait ou maltraitait d'une autre manière tous ceux qui ne se pliaient pas à ses moindres volontés. Il abreuvait de dégoût les pasteurs. L'un des plus considérés, Gilles, à son retour d'un voyage à Genève par le Dauphiné, se vit arrêté comme conspirateur par les soldats du gouverneur, jeté dans un cachot du fort, puis chargé de fer, conduit à Turin par les archers de justice et un détachement de cavalerie. Ce n'était pas seulement dans les vallées de Luserne, d'Angrogne et de Saint-Martin (la majeure partie de celle de Pérouse, rive gauche, était alors française), que l'intolérance, que l'oppression religieuse se faisait sentir, c'était dans toutes les villes du Piémont où se trouvaient des réformés. Un édit, publie le 10 juin 1565, leur enjoignait d'aller à la messe ou de quitter, dans les deux mois, les états de son altesse. Le duc ne veut plus deux religions dans son pays, avait répondu le chancelier à quelques membres réformés de la noble famille des Solari. En effet, un grand nombre d'entre eux durent choisir entre l'exil et la prison. L'ouïe et la vue de tant de vexations, et surtout la crainte fondée de plus grandes encore, dictèrent une mesure extrême à quelques Vaudois et à leurs amis; ils implorèrent l'intercession de princes protestants de l'Allemagne, et spécialement des électeurs Palatin et de Saxe, auprès du duc. Ces généreux défenseurs de la foi envoyèrent, à cet effet, en ambassade, à son altesse de Savoie, Jean Junius, conseiller d'état de l'électeur Palatin, homme pieux et versé dans les affaires. Il arriva à Turin, en février 1566. Un étrange procédé, contraire au droit des gens, l'instruisit aussitôt du degré de zèle ou de fureur avec lequel on agissait contre les non-papistes. Barberi, fiscal général, n'eut, pas plutôt appris que le secrétaire de l'ambassade, David Chaillet, était ministre du saint Évangile, qu'il alla le constituer prisonnier dans son hôtel. Il est vrai de dire que le conseiller Junius s'étant plaint, l'instant d'après, de cette infraction grossière du droit des gens, et ayant demandé réparation de l'injure faite à son prince dans la personne d'un des membres de l'ambassade, en obtint la libération immédiate et l'arrestation de Barberi. Mais cet acte inouï servit de base et de preuve aux remontrances que le délégué des cours protestantes d'Allemagne fit de la part de ses maîtres à la cour de Savoie, au sujet des persécutions contre les Vaudois et contre les réformés en général. Le gouvernement de Turin ne fut point satisfait de ces démarches officieuses. Cependant le duc promit quelque adoucissement, aux mesures prises contre les réformés du Piémont et en général de ses états. Il assura aussi à l'ambassadeur, que les conditions du traité de paix, fait avec ceux des Vallées, seraient observées exactement. Le résultat le plus rapproché fut la libération de quelques prisonniers, du respectable ministre Gilles en particulier, à la grande joie des fidèles de son Église, de ses collègues et de tout le peuple. Le peu de fond que l'on pouvait faire sur les promesses de la cour de Turin à l'ambassadeur protestant parut aussitôt après son départ. Il avait à peine franchi la frontière, que Castrocaro fit publier dans la vallée de Luserne deux ordonnances, dont l'une enjoignait à tout habitant, natif d'autres lieux que de ceux de son gouvernement, de sortir des terres de sa juridiction dès le lendemain, sous peine de la vie et de la confiscation de ses biens. L'autre ordonnance défendait aux réformés de Luserne, Bubbiana, Campillon et Fenil, de venir au prêche à Saint-Jean, sous les mêmes peines. Le château de la Tour regorgea bientôt de prisonniers qui n'avaient pas cru devoir obtempérer à de tels ordres. Une députation à la cour et l'intercession de la bonne duchesse détournèrent encore cette fois l'orage. Les cachots s'ouvrirent, les accusés rentrèrent en paix dans leurs demeures et les ordonnances tombèrent en oubli (2). Castrocaro ne se laissait pas arrêter par les obstacles imposés de haut lieu à son ardeur. Il n'en poursuivait pas moins le cours de ses tentatives oppressives, conformément à ses engagements secrets. Il avait déjà essayé, mais sans succès, grâce à l'intervention de Madame, de restreindre un usage établi de temps immémorial, celui de la réunion en synodes des pasteurs et des députés des paroisses de toutes les Églises vaudoises, tant de celles des vallées piémontaises, que de celles du Dauphiné et d'autres lieux (3). N'ayant pu empêcher les synodes, il s'efforça d'en altérer le caractère et d'y gêner la liberté des membres, ainsi que des discussions et des votations en y assistant en personne. On protesta contre sa présence au synode de Bobbi, mais vainement ; Castrocaro resta dans l'assemblée. La persécution recommença aussi contre les réformés du bas Piémont, de Barcelonnette et. d'autres lieux. Elle devint même si vive qu'un grand nombre de ces pauvres gens se réfugièrent pour un temps à Vars, à Guillestre, en Fraissimère et dans les autres vallées du haut Dauphiné. La nouvelle de ces actes, si peu conformes aux promesses faites au conseiller Junius, parvint aux princes qui l'avaient envoyé en ambassade à Turin, et leur causa un vif déplaisir. L'électeur Palatin s'en plaignit au duc de Savoie: l'historien Gilles nous a conservé la lettre remarquable que ce prince écrivit à cette occasion. Elle est aussi distinguée par l'élévation des vues que par la noblesse et la pureté des sentiments. C'est une défense chaleureuse de la liberté de conscience, un éloquent plaidoyer en faveur de la tolérance, en même temps qu'un hommage à la foi chrétienne, un appel à la conscience, à la justice du duc, et un sérieux avertissement du jugement à venir.
L'on ignore quel fût l'effet moral de cette lettre sur l'esprit du duc. Il serait possible qu'elle ait contribué pour une part quelconque au système plus modéré qui prévalut en général dans l'administration des Vallées, durant une suite d'années, même alors que le roi de France eût donné le signal et l'exemple de la persécution à outrance, en faisant verser des flots de sang de ses sujets protestants dans la nuit de la Saint-Barthélemi. Les Églises vaudoises du marquisat de Saluces, au sud de la vallée de Luserne, sur les rives et près des sources du Pô, avaient subi le sort du territoire et se trouvaient depuis un grand nombre d'années sous la domination de la France. Grâce aux ménagements de toute espèce que les intérêts de la politique française prescrivaient dans l'administration d'une contrée de moeurs et de langue étrangères, au-delà des monts, la réforme, ou ce qui est la même chose, l'Église vaudoise y avait fait de rapides progrès. Des assemblées ou Églises plus ou moins nombreuses s'étaient formées dans la plupart des villes du marquisat et dans un grand nombre de villages. Des pasteurs actifs et, dévoués visitaient à tour et fréquemment celles des lieux où ils ne résidaient pas. Ils étaient au nombre de neuf, en 1567. Pour la sûreté de leurs personnes, ils étaient généralement obligés de recourir à des précautions de prudence dans leurs courses d'évangélisation et dans leurs assemblées. Les Églises écartées dans les montagnes, comme celle d'Aceil, jouissaient de plus de liberté. À Pravilhelm surtout, ancienne et vénérable souche de l'Église vaudoise dans ces contrées (4), la prédication de la Parole et l'administration des sacrements se faisaient ouvertement et avec une pleine sécurité. Aussi s'y rendait-on dans ce but de toute part. D'ordinaire cependant, partout ailleurs, le service religieux se faisait à domicile et dans de petites assemblées. Le clergé romain irrité des progrès de la réforme, mais contenu dans ses transports jaloux par l'intention royale de ne pas inquiéter les réformés paisibles et prudents dans l'exercice de leur culte, recourut à un moyen adroit de les affaiblir. Sachant que le plus grand nombre des pasteurs n'étaient pas natifs des états du roi, ils réclamèrent et obtinrent du duc de Nevers, gouverneur, un édit du 19 octobre 1567, enjoignant à toits ceux de la religion (réformée) habitant le pays, mais non sujets du roi, d'en sortir, eux et leurs familles dans trois jours, sous peine de la vie et de la confiscation de leurs biens. La mesure n'atteignit pas le but qu'on s'était proposé; les pasteurs, fidèles au devoir, continuèrent en secret leur oeuvre de salut. Deux d'entre eux, il est vrai, ayant été découverts, furent jetés en prison où ils restèrent plus de quatre ans, après lesquels, sur les instantes démarches faites à la cour par le ministre Galatée, au nom des Églises du marquisat, ils furent remis en liberté. L'on était arrivé à l'année 1572. Si l'on excepte quelques actes arbitraires et rigoureux, intervenant de temps à autre, ainsi qu'une gêne et une surveillance habituelles, les Vaudois et les réformés, tant du marquisat que des Vallées et du Piémont proprement dit, jouissaient d'une certaine tranquillité. La nouvelle du prochain mariage de la soeur du roi de France avec le jeune roi de Navarre, chef du parti protestant en France, avait parti indiquer un rapprochement dans les esprits et annoncer un meilleur avenir, quand tout-à-coup, au commencement de septembre, le bruit d'horribles massacres, exécutés sur toute la surface de ce royaume, passe les monts avec la rapidité du vent, vient semer l'angoisse et jeter la terreur dans l'âme de tous les réformés. Tout ce qu'il y avait de plus considéré dans les rangs de leurs frères avait été perfidement égorgé, la plupart dans leur lit, en cette nuit odieuse de la Saint-Barthélémi. La boucherie avait continué les jours suivants (5). Le sous-gouverneur des pays du roi en Piémont, Louis de Birague, avait aussi reçu l'ordre de faire mourir les principaux réformés de son gouvernement, mais il s'était décidé à en retarder l'exécution, sur les observations judicieuses et charitables (nous aimons à le croire) de l'archidiacre de Saluces. Cet ecclésiastique avait fait remarquer le désaccord complet entre les derniers ordres si cruels et les précédents qui prescrivaient la mise en liberté des deux ministres, et une manière d'agir tolérante et douce avec les réformés. Il avait donc proposé de se borner à l'arrestation des principaux, disant qu'on pourrait toujours procéder plus tard à les faire mourir, si sa majesté l'exigeait. Cet avis prudent et humain avait été suivi, mais aux premières arrestations, la plupart des suspects s'étaient éloignés ou retirés en lieu sûr. Un message royal portant de surseoir à toute exécution, s'il en était encore temps, et de s'en tenir aux ordonnances précédentes relatives aux réformés, arriva peu de jours après et rétablit les choses sur le pied où elles étaient auparavant. La nouvelle des horreurs de la Saint-Barthélemi ne fut pas plutôt connue dans le Piémont (sujet au duc de Savoie), que les papistes ardents firent de grandes démonstrations de joie et bafouèrent les réformés, leur criant que leur Dieu était aboli et leur ruine prochaine. Les discours du gouverneur des Vallées, Castrocaro, jetèrent la population dans le trouble; aussi l'on eut rien de plus pressé que de retirer dans les retraites accoutumées des montagnes les familles et les objets importants. Les hommes seuls restèrent en observation dans leur domicile, le coeur serré, ne trouvant de repos que dans la prière. Mais le duc, qui ne paraissait pas approuver le système d'assassinat qui venait de souiller la France, n'eut pas plutôt connaissance de la défiance des Vaudois, qu'il les fit assurer de ses dispositions pacifiques et les invita à rentrer dans leurs demeures pour y reprendre leurs travaux, ce qui eut lieu.
À cette époque, le même gouverneur des terres françaises au-delà des monts, Louis de Birague, essaya d'enlever à la vallée vaudoise de la Pérouse (passée sous la domination de la France, en 1562) l'exercice public de sa religion. Les Églises réclamèrent, s'appuyant sur ce que le roi, lors de leur annexion à la France, avait reconnu leurs privilèges et libertés, tant ecclésiastiques que politiques, et leur en avait garanti l'exercice. Ne pouvant les persuader de céder. Birague recourut à la force. Cependant, craignant que les Vallées Vaudoises, restées sous l'autorité de la Savoie, ne secourussent leurs soeurs dans la détresse, il obtint du duc qu'une défense leur fût faite d'intervenir. Mais si les braves Vaudois, fidèles à leurs traditions et aux exemples qu'ils avaient tant de fois donnés, exprimèrent dans leur réponse leur dessein bien arrêté de respecter la volonté de leur souverain dans tout ce qui regardait ses intérêts ainsi que sa gloire, ils ne se montrèrent pas moins décidés à servir Dieu invariablement et à soutenir, par tous les moyens en leur pouvoir, la religion menacée dans les droits comme dans la personne de leurs frères du val Pérouse.
Pendant ces troubles, et dans le voisinage de la contrée attaquée, l'Église vaudoise avait obtenu, par le zèle de ce même pasteur Guérin, que les siens sacrifièrent pour avoir la paix, un succès moral notable, qui fut sans doute la cause de son éloignement. Pramol, dont les divers hameaux occupent le centre d'un vallon solitaire au nord-ouest de Saint-Germain, entre la Séa (ou arête) d'Angrogne, vers le midi et les dernières, ramifications des montagnes de la vallée de Saint-Martin, au nord, Pramol avait jusqu'alors compté des papistes et un curé dans son enceinte. Mais Guérin y étant monte un dimanche pour célébrer le service divin, apostropha le prêtre qui avait achevé sa messe, lui demandant s'il aurait bien le courage de soutenir que la messe qu'il avait chantée fût bonne. Le pauvre homme montrant un assez grand embarras à cette interpellation, Guérin, qui ne, voulait pas paraître abuser de l'avantage de l'attaque contre un adversaire non préparé et surpris, le quitta en lui disant que, le dimanche suivant, il lui démontrerait, par la Parole de Dieu, et par le missel même dont il se servait pour la chanter, qu'elle était pleine d'erreurs. Le dimanche suivant, le ministre étant monté à Pramol, n'y trouva ni prêtre ni messe. Le serviteur du pape avait fui le combat. Guérin, dans une allocution aux ouailles délaissées, les pressa d'éclairer leur conscience et leur offrit d'être leur guide dans l'étude de la Parole du salut. Ces hommes, déjà à moitié persuadés, se rendirent assidûment à son domicile de la Balma, entre Pramol et Saint-Germain, et en peu de temps, tons se déclarèrent pour l'Évangile de notre Seigneur Jésus-Christ. La population évangélique étant considérablement augmentée par cette conversion des papistes du vallon, Pramol fut dès-lors érigé en paroisse et pourvu d'un pasteur particulier. À l'occasion des troubles de la Pérouse et du secours que les Vaudois des vallées de Luserne, d'Angrogne et de Saint-Martin avaient porté à leurs frères dans la détresse, Castrocaro renouvela ses mesures de rigueur; mais la faveur de la duchesse les fit révoquer, ou du moins en affaiblit l'effet. Ce fut la dernière fois que Marguerite de France, duchesse de Savoie, donna aux Vaudois, méconnus et opprimés, une preuve signalée de sa bienveillance. Princesse éclairée et compatissante, elle osa accepter et garda jusqu'à sa mort, arrivée le 19 octobre 1574, le rôle difficile de médiatrice. C'est sans doute à elle, après Dieu, que les Vaudois durent les conditions comparativement plus douces qui leur furent accordées à cette époque si orageuse, marquée par la persécution et par la mort de tant de leurs frères réformés, en France, en Espagne, en Italie et ailleurs. Depuis la mort de la duchesse, le crédit de Castrocaro diminua rapidement à la cour, car chacun savait que, si elle avait soin de tempérer son ardeur contre les Vaudois, c'était elle toutefois qui l'avait fait nommer et qui l'avait maintenu dans son gouvernement. Des cris de mécontentement se firent, jour de toute part. Les seigneurs des Vallées, qui avaient vu avec tant de regret leur autorité affaiblie et leur position rabaissée par la sienne, s'agitèrent contre lui. Une occasion de le mettre en accusation se présenta bientôt. Un officier de Castrocaro, à la tête d'une troupe de soldats, assassina par son ordre, dit-on, un capitaine, Malherbe, qui s'était toujours montré assez froid pour le gouverneur et très-attaché au contraire aux gentilshommes de la Vallée. Quoique Vaudois, le capitaine Malherbe était estimé du duc à cause de sa valeur. Les parents du mort ayant porté plainte, et les seigneurs la soutenant de tout leur pouvoir, la cause de Castrocaro prit une tournure fâcheuse pour lui. Il lutta encore quelque temps, il est vrai, contre ses adversaires, parmi lesquels il comptait l'archevêque de Turin, irrité de ce que, malgré ses promesses secrètes, il n'avait pas même réduit une seule commune vaudoise à embrasser le papisme, ni enlevé aux Vaudois aucun de leurs droits. En vain, pour se remettre en bonne odeur auprès du prélat, il essaya de rétablir la dîme en faveur de certains prêtres, et de soutenir adroitement le jésuite Vanin, trop faible malgré sa présomption, pour lutter en public avec les pasteurs; en vain, pour se rendre nécessaire, il accrédita des bruits sinistres, sema l'inquiétude parmi les Vaudois, afin de les noircir dans ses rapports; la chute de cet adroit aventurier avait été résolue. Un nouveau prince avait pris la direction des affaires. Charles-Emmanuel, âgé de dix-neuf ans avait succédé à son père, Emmanuel-Philibert, décédé le 30 août 1580. N'ayant aucune raison de soutenir un homme justement accusé de malversation, d'abus de pouvoir, de rapine et même de meurtre, tant par ses administrés que par ses égaux, le jeune duc consentit à son arrestation, et en chargea le comte de Luserne qu'il nomma gouverneur en sa place. Castrocaro finit ses jours en prison. Environ ce temps-là, pendant une suite d'années, les Églises vaudoises du Dauphiné, situées à l'ouest et au nord des vallées piémontaises, dans celles de Queiras, de Château-Dauphin, de Césane, d'Oulx et d'autres encore, furent souvent assaillies et si maltraitées par les papistes que, dans quelques lieux, on ne pouvait plus s'assembler que de nuit pour vaquer aux exercices de la religion. Et lorsque ces Églises aspirant à la mesure de liberté, alors générale en France, cherchaient à secouer la tyrannie de leurs voisins catholiques romains, on leur courait sus à main armée pour les détruire, avec d'autant plus d'ardeur que la situation de leurs Vallées élevées et reculées rendait impossibles les secours de leurs frères éloignés. L'aide de leurs alliés et coreligionnaires des vallées piémontaises ne leur fit du moins pas défaut, et les tira souvent de la plus grande peine. Peut-être même que le zèle que l'on mit à secourir des frères dans la détresse dégénéra quelquefois en passion de la guerre. Du reste, nous ne suivrons point le vaillant capitaine Frasche et ses compagnons d'armes dans les combats qu'ils soutinrent avec et pour leurs frères des vallées, dauphinoises. Car, après que beaucoup de sang eut été versé de part et d'autre en diverses rencontres, les choses reprirent la position qu'elles avaient auparavant. En 1592, les Vallées Vaudoises, qui avaient passé quelques années dans une assez grande tranquillité, furent occupées subitement, ainsi qu'une partie de la plaine, par une armée française sous les ordres du sire de Lesdiguières, chef aussi habile que courageux, qui venait d'enlever le haut Dauphiné aux ligueurs, ou parti catholique. Durant cette occupation, ce général fortifia Briquéras, à l'entrée de la vallée de Luserne, rétablit le château de ce dernier lien et rasa ceux de la Tour et de la Pérouse. Gentilshommes et habitants des Vallées durent prêter serment de fidélité au roi de France. Ils ne le firent qu'à regret, après plusieurs représentations et un premier refus. L'occupation ne dura que deux années. À la fin de 1594, Lesdiguières dut battre en retraite, ayant perdu l'importante place de Briquéras, et le duc rentra en possession de cette partie de ses états. Mais comme si ce n'eût pas été assez pour les pauvres Vaudois d'avoir été chargés de logements militaires et de contributions de guerre, d'avoir essuyé toute sorte de maux, même le pillage et l'incendie (7), il fut même un moment question, en conseil, de les punir encore pour le serment qu'ils avaient dû prêter à la couronne de France en même temps que leurs seigneurs et les autres papistes, à qui cependant on n'en faisait point un crime. Il se trouva heureusement au conseil du duc des hommes consciencieux, qui, sachant que les Vaudois avaient premièrement pris avis à Turin, et qu'ils n'avaient agi comme ils l'avaient fait qu'avec l'autorisation tacite de la duchesse (le duc se battait alors en Provence) et de son conseil, firent agréer leurs explications et excuses, mais non sans peine. Au bruit des armes, au tumulte des gens de guerre, aux réclamations qui surgissent de leur passage comme de leur départ, succéda un bruit de voix animées, un tumulte de gens d'église, de moines et de prêtres, déclamant, réclamant, insistant, assourdissant, disputant, récriminant, injuriant parfois, et ce qui est pire, fomentant la haine, la défiance et les divisions, recourant à la tromperie, à l'intimidation et jusqu'aux persécutions qui s'accomplissent dans l'obscurité silencieuse des cachots. Le jeune duc avait, il est vrai, en traversant la vallée de Luserne, rassuré ses fidèles sujets vaudois par ces paroles (8) :
Mais le duc n'avait pas pu refuser à son clergé l'autorisation de faire une mission, même des missions régulières aux Vallées ; et il n'en fallait assurément pas davantage pour créer bien des troubles et des tourments au sein de celles-ci. L'archevêque de Turin se fit voir aux Vallées avec une suite nombreuse. On semblait attendre un grand effet de sa présence. Les Vaudois, éblouis par l'éclat qui entoure un prince de l'Église, allaient, pensait-on, se jeter à ses pieds ; ou du moins, s'ils retardaient encore un peu leur passage au papisme, ils écouteraient avec faveur les missionnaires placés sous son haut patronage et installés par lui. Ces missionnaires étaient, les uns, des jésuites dans la vallée de Luserne; les autres, de révérends capucins, dans celles de Pérouse et de Saint-Martin. Ces serviteurs du pape ne s'épargnèrent point. Ils étaient partout, dans les assemblées publiques, dans les maisons particulières, dans les boutiques, dans les champs, sur les chemins. Ils entraient en discussion avec chacun, passant aussi rapidement d'un auditeur à un suivant que d'un sujet à un autre. Ce n'était que criailleries continuelles. Les ministres avaient cédé à la tentation de répondre; ils avaient même cru leur honneur et leur ministère intéressés à leur participation à ces luttes. Mais ils s'aperçurent bientôt qu'ils se consumaient en paroles, sans grande édification, à cause de la souplesse de leurs adversaires à changer le terrain du combat, aussitôt qu'ils le sentaient trop glissant. Les flèches de la vérité s'éparpillaient, et le but n'était pas atteint. Les ministres résolurent donc de ne plus discuter qu'en séances régulières et publiques sur un sujet énoncé avec précision, et ils s'en tinrent à leur décision. La première de ces disputes eut lieu à Saint-Jean, en 1596, sous la présidence du comte de Luserne; elle tourna tellement à la défaite du jésuite, que le comte, pressé de se prononcer et de donner raison au ministre, recourut à un échappatoire (9) et clôtura précipitamment les débats. Dans les vallées de Pérouse et de Saint-Martin, les pères capucins s'agitaient aussi beaucoup, d'autant plus qu'ils se sentaient appuyés par le voisinage des troupes du duc, en guerre dans le val Cluson avec celles du roi de France. Entre autres, ils firent tant que le gouverneur de Pignerol entreprit d'ôter aux nombreux évangéliques de Pinache l'usage de leur temple, ravagea ce village et envoya en prison, à Turin, le père et le frère du pasteur Ughet qui leur avait échappé. D'autres vinrent les y joindre, plusieurs y moururent. On n'en sortait que difficilement, et rarement sans abjurer. Le pasteur de Pravilhelm, Antoine Bonjour, enfermé dans le fort de Revel, avait été plus heureux; s'étant dévalé en bas les murailles, il avait pu gagner les bois, puis les montagnes, et était rentré en paix à Bobbi, sa patrie, dont il devint le pasteur jusqu'à sa mort. Pleins de présomption, les capucins, en mission dans le val Pérouse et le val Saint-Martin, voulurent aussi s'accorder l'honneur d'une dispute publique à Saint-Germain, en 1598, mais ils n'eurent pas lieu de s'en féliciter beaucoup. Ils recoururent donc à une méthode plus habile et moins compromettante de faire des prosélytes. Ils faisaient dire avec mystère aux évangéliques qu'il y avait de grands et terribles desseins contre eux qui s'effectueraient au dépourvu. Cette communication confidentielle, qu'ils priaient de tenir secrète de peur que mal n'en arrivât à ses auteurs pour leur charitable imprudence, n'avait d'autre but, disaient-ils, que d'inviter les intéressés à se tourner du bon côté pendant qu'il en était temps encore. Ces bruits suscitèrent, on n'en peut douter, bien des craintes, mais n'eurent pas l'effet que les alarmistes en avaient espéré. Les moines missionnaires, mécontents de leurs efforts infructueux, songèrent à un autre moyen, dont ils sentaient la force et qui n'a été dès lors que trop mis en pratique au détriment de l'honneur de ceux qui l'employèrent et de la religion qui y a recours. Ils s'attachèrent aux endettés, aux misérables, chargés de famille et de peu de probité, leur promettant une somme convenue et des secours subséquents, s'ils abjuraient l'Évangile. On promit également un plein pardon, s'ils allaient à la messe, à des coupables de délits que la vengeance des lois allait atteindre. Ce moyen immoral eut le plus de succès. Les Vaudois se seraient consolés de la perte d'hommes indignes, occasion de honte pour leur Église, si par leur infidélité leurs enfants n'avaient été entraînés avec eux dans l'abîme. Deux hommes plus considérables, l'un de Pramol, l'autre de la vallée de Saint-Martin, abjurèrent aussi ; le premier, pour éviter le châtiment qui le menaçait pour abus d'autorité et concussions; le dernier, par vanité, séduit qu'il était par les caresses des gentilshommes et des magistrats de la contrée. Ces défections servirent du moins à démontrer aux Vaudois dans quel nouveau danger l'orgueil, l'amour de l'argent et tout acte immoral, pouvaient les précipiter.
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