DESTRUCTION DES COLONIES VAUDOISES DE LA POUILLE ET DE LA CALABRE. État des colonies. - Influence de la réforme. - Demande d'un pasteur à Genève. Envoi et travaux fructueux de Pascal. - Persécution. - Surprises. - Supplices affreux. - Anéantissement des colonies. - Martyre de Pascal. La vie religieuse, que la réformation avait réveillée au sein des anciennes Églises vaudoises des Alpes, s'était aussi ranimée, mais avec plus de lenteur, dans leurs colonies du royaume de Naples (1). La doctrine évangélique constamment enseignée depuis trois siècles par les barbes vaudois, dans leurs missions régulières chez leurs frères de la Pouille et de la Calabre, avait maintenu dans les coeurs de ces fils de la persécution un éloignement indestructible pour les superstitions romaines, en même temps qu'elle avait donné
à leurs moeurs un cachet de douceur, de sobriété, de chasteté et de fidélité qui frappait tous leurs entours, quoiqu'une certaine timidité ou prudence les contraignit, en présence de l'ennemi de leur foi,
à dissimuler une partie de leurs sentiments et de leurs actes religieux. Aucune contrée n'était plus paisible ni plus florissante dans tout le royaume de Naples que celle que les Vaudois de Calabre habitaient et cultivaient, non loin de Montalto, et dont Saint-Sixte et la Guardia étaient alors les lieux les plus marquants.
Informées des résolutions courageuses du synode d'Angrogne, de 1532, par les barbes qu'on leur envoyait (2), entraînées à glorifier ouvertement leur Sauveur par l'exemple des Églises réformées, comme par celui de leurs frères du Piémont, les colonies vaudoises de Calabre désirèrent adjoindre au barbe Étienne Négrin, qui leur était venu des Vallées, un ministre consacré à Genève, la ville réformée par excellence. Elles députèrent, à cet effet, un de leurs notables, Marc Uscegli, qui, arrivé dans la cité de Calvin, s'adressa à l'Église italienne, et obtint pour elle ce qu'il souhaitait. Un jeune Piémontais, Jean-Louis Pascal, achevait alors ses études à Lusanne. Il avait quitté le papisme pour l'Évangile, et le service militaire pour celui du Seigneur Jésus-Christ. L'opinion unanime le désigna pour la périlleuse mission de Calabre. Il partit avec Uscegli (3), laissant à Genève sa fiancée qu'il ne devait plus revoir ici-bas.
Le procès de Pascal et la persévérance des fidèles Calabrais dans la doctrine évangélique ayant attiré l'attention du pape, celui-ci délégua le cardinal Alexandrin, inquisiteur général, pour mettre fin à l'hérésie dans le royaume de Naples. Le premier essai de conversion forcée fut tenté au printemps de 1560, à Saint-Sixte, bourg considérable dans le voisinage de Montalto. Promesses, exhortations, menaces, rien ne fut négligé pour en effrayer on en séduire les habitants. Mais, plutôt que de se rendre à la messe, ils s'enfuirent tous ensemble dans la montagne au milieu des bois. Les inquisiteurs, ne pouvant les poursuivre pour le moment, se rendirent en toute hâte dans la ville de Guardia, vaudoise aussi, éloignée de douze milles. Ayant fermé les portes, ils convoquent la foule, leur annoncent faussement la rentrée des habitants de Saint-Sixte dans le giron de l'Église romaine. Ils feignent de les aimer et les pressent d'imiter un si bel exemple. Le marquis de Spinello joint ses prières à celles de ces fourbes, il leur promet de nouveaux avantages temporels... Et ces pauvres gens; abusés, surpris, cèdent et promettent ce qu'on demande d'eux. Bientôt, cependant, la vérité leur étant connue, une partie notable s'échappe et va rejoindre les fugitifs de Saint-Sixte. Deux compagnies de soldats sont envoyées à leur poursuite. En vain les malheureux supplient. qu'on traite avec eux et, qu'on leur permette d'émigrer; on ne leur répond que par des cris de mort. Contraints de se défendre par les armes, ils mettent en fuite leurs agresseurs. Cette victoire leur valut quelques jours de repos; mais elle attira en Calabre le vice-roi en personne, à la tête de troupes considérables. Les fugitifs traqués dans les bois étaient suivis à la piste par des chiens dressés à cet usage, jusqu'aux pieds des arbres sur lesquels ils s'étaient réfugiés, dans les taillis, dans les creux où ils s'étaient blottis. Faits prisonniers ou tués, presque aucun n'échappa. Pendant que le vice-roi menaçait de tout détruire, les inquisiteurs affectant de la compassion et prodiguant des paroles de paix, attiraient dans leurs filets les gens crédules qui, croyant éviter, la fureur du lion, dit, le chroniqueur Gilles, se jetaient, ainsi dans la gueule du serpent. Quand ces hommes à double face se furent emparés par cette feinte de plus de seize cents personnes, ils jetèrent le masque et les exécutions commencèrent. Ils auraient voulu faire passer les victimes pour d'infâmes paillards : ils les soumirent donc, à la torture, espérant les contraindre d'avouer que, dans leurs assemblées religieuses, ils se livraient aux plus honteuses turpitudes. Mais la patience des suppliciés déjoua leur vil dessein, aucun n'avoua. Charlin expira sur l'instrument même; les entrailles lui sortaient du corps. Verminel, qui cependant venait de consentir à apostasier, se laissa tenir huit heures de suite sur l'instrument de torture, appelé l'enfer, sans vouloir avouer d'aussi infâmes calomnies. Marçon père fût fustige, avec des chaînes de fer, puis assommé. L'un de ses fils fut égorgé et l'autre précipité d'une haute tour en bas. Bernard Conte, pour avoir secoué loin de lui un crucifix qu'on voulait lui faire tenir, fut conduit à Cosenza, et là, couvert de poix, il fut brûlé comme un flambeau de résine, supplice atroce imité de Néron. Soixante femmes furent torturées, une partie d'entre elles furent brûlées; d'autres moururent de leurs blessures : les plus belles disparurent. Quatre-vingt-huit hommes de Guardia furent égorgés à Montalto par l'ordre de l'inquisiteur Panza,
Leurs corps, réduits en quartiers, furent ensuite attachés à des pieux, le, long du chemin de Montalto à Châteauvilar, l'espace de, trente-six milles, pour l'effroi des hérétiques et pour la satisfaction des catholiques!!! Ceux qui ne furent pas massacrés, et qui néanmoins ne voulurent pas abjurer, allèrent remplir les galères d'Espagne. Quelques-uns seulement échappèrent par la fuite et atteignirent les Vallées des femmes habillées en hommes), au plus fort de la persécution décrite au chapitre précédent; quelques-uns plus tard encore, après des dangers incessants, obligés qu'ils avaient été de ne voyager que de nuit, le plus souvent de remonter les rivières jusqu'aux lieux où ils pouvaient les passer à gué, de vivre chétivement de grains, de racines, de fruits et de ce qu'ils recevaient à titre d'aumônes, ou achetaient dans des lieux écartés. Combien d'entre eux qui furent arrêtés en chemin et livrés, l'ordre ayant été donné dans toute l'Italie, à tout garde de ville, pontonnier, marinier ou autres, de ne laisser passer, et à tout hôtelier de ne loger aucun étranger se présentant sans témoignage de son curé, attesté de lieu en lieu depuis l'endroit du départ. Les Églises des Vallées Vaudoises menèrent deuil sur leurs soeurs de Calabre qui venaient d'être anéanties; les pasteurs surtout qui avaient exercé leur ministère et qui connaissaient chacune des victimes que les réchappés leur nommaient. Leur coeur se fondit en eux, lorsqu'ils apprirent le sort de leur collègue, Étienne Négrin, qui, après avoir résisté dans la prison de Cosenza à toutes les sollicitations et séductions des prêtres, y était mort de faim ou victime d'autres tortures secrètes., Quant à Louis Pascal, il consomma après tous les autres, sur le bûcher, à Rome, en présence du pape, des cardinaux et d'un peuple immense, le sacrifice qu'il avait commencé en se séparant temporairement de sa fiancée pour se rendre en Calabre. Les flatteries, les obsessions, les menaces continuelles d'une meute de moines et de prêtres, les tourments corporels qu'il endura dans d'humides prisons où on lui refusait même de la paille, les prières et les larmes d'un frère chéri (5), resté papiste, qui le suppliait de le redevenir, et qui, pour le tenter plus fortement, lui offrait là moitié de ses biens, le souvenir douloureux d'une tendre amie qu'il laissait veuve avant de l'avoir épousée, aucun pouvoir humain, en un mot, rien ne put ébranler cette âme fidèle et éprouvée. L'on se décida, enfin, à le supplicier sans tarder davantage. Le pape voulut se donner le plaisir d'assister aux derniers moments d'un hérétique si obstiné, qui l'avait constamment qualifié d'Antéchrist. Le lundi, 9 septembre 1560, une foule agitée et curieuse se pressait vers la place du château Saint-Ange. Un échafaud et tout auprès un bûcher y étaient dressés. Dans le voisinage s'élevait un amphithéâtre de riches gradins, sur lesquels étaient assis sa sainteté le pape, vicaire de Jésus-Christ sur la terre, les cardinaux, les inquisiteurs, des prêtres et des moines de toute espèce, en grand nombre. Quand le martyr de la vérité chrétienne partit, se traînant à peine sous le poids de ses chaînes, ses ennemis, qui observaient tous ses mouvements et le jeu de sa physionomie pour triompher de la moindre faiblesse, ne purent surprendre sur ses traits ni altération ni crainte. C'était la même attitude douce et résignée qui ne l'avait jamais quitté durant tout le temps de son long emprisonnement. Arrivé sur l'échafaud, et profitant d'un moment de silence qui s'était fait, il déclara au peuple que, s'il mourait, ce n'était pour aucun crime qu'il eût commis, mais pour avoir osé confesser avec pureté et franchise la doctrine de son divin maître et sauveur Jésus-Christ :
Il ne put en dire davantage. Les inquisiteurs venaient de donner le signal au bourreau qui, l'enlevant de terre, l'étrangla. Son corps, jeté sur le bûcher, fut réduit à l'instant en cendres.
Quant aux Églises vaudoises de la Pouille et de quelques autres Provinces de Naples, n'ayant point déployé une ferveur singulière, elles échappèrent à l'attention soupçonneuse de Rome. Ceux de leurs membres, qui avaient de la piété, ne tardèrent pas à réaliser leurs biens et se réfugièrent en lieu sûr. Tous les autres ployèrent la tête devant l'orage et abandonnèrent la profession de l'Évangile. Aujourd'hui l'on chercherait en vain, dans ces contrées, les vestiges de ces colonies vaudoises si longtemps florissantes (Pour tout le chapitre, voir BOTTA, Storia d'Italia, t. II, p. 430 et suiv. - GILLES, Histoire Ecclésiastique, chap. XXIX. - LÉGER Histoire Générale, II ème part., p. 333. - PERRIN, Histoire des Vaudois, p. 199, etc. - Revue Suisse, t. Il. - CRESPIN, foi. 515, etc.)
|