MANIFESTATIONS RELIGIEUSES DU XIIe SIÈCLE. Puissance de la foi. - Ecrits des Vaudois signalés. - Pierre de Bruis et Henri. - Champ de leur prédication. - Leur origine. - Leurs relations entre eux. - Champ d'activité d'Henri. - Arrêté et libéré. - Sa mort. - Succès des deux prédicateurs. - Hérétiques de Périgueux, - de Toulouse.
- Dispute de Lombers. - Nouveaux progrès de l'hérésie. - Raymond de Toulouse. - Mention des Albigeois. - Doctrine de Pierre de Bruis et d'Henri. - Détails. - Hérétiques le long du Rhin,
- à Cologne. - Arnulphe à Rome. - Abailard et Arnaud de Brescia. - Détails sur Arnaud. - Dénominations données aux hérétiques. - Celle de Vaudois ou Valdenses prévaut. - Témoignages de Rainier, - de Bernard de Foncald. Le peu de succès qu'eurent les tentatives faites, au XIIe siècle, pour rétablir dans l'Eglise d'Occident les pures doctrines et y ramener l'esprit de l'Evangile, aurait pu faire craindre que la cause de la vérité ne fût entièrement et partout compromise, et que, des rangs éclaircis du résidu de l'Eglise fidèle, il ne surgit plus de courageux adversaires de l'erreur et de la superstition. Il ne restait plus, devait-il sembler, de chance de réussite après tant d'essais malheureux; et alors pourquoi marcher à une perte certaine? Mais la foi chrétienne espère quand, humainement parlant, il n'y a plus d'espérance. Elle espère, parce qu'elle croit en son divin chef. Elle attend la victoire, non du bras de la chair, mais de la puissance de celui qui lui crie : Parle, et ne te tais point; voici, je suis avec vous jusqu'à la fin du monde. Entraîné par la foi, fortifié par l'espérance, le racheté de Christ ne demande point : Sommes-nous en grand nombre? Il lui suffit de la promesse du Seigneur qui l'a lui-même sauvé; et seul, s'il le faut, il consacre sa vie à l'oeuvre du ministère, au salut des âmes. La crainte de la mort et les outrages ne sauraient le retenir. Nouveau saint Paul, il part à la conquête du monde, au nom de Jésus-Christ. Sa lettre de crédit et son excuse pour tant d'audace se résument dans ce peu de mots : J'ai cru, c'est pourquoi j'ai parlé. Cette foi ne faisait point défaut aux faibles débris de l'Eglise fidèle. Si la lampe de vérité, qui brûlait encore à l'écart, était petite, sa flamme n'en était pas moins vive et bien nourrie, Dès l'an 1100, l'Eglise des Vallées Vaudoises formulait sa croyance, sa discipline, et reflétait sa vie dans des écrits que nous ferons connaître, avec une clarté et une précision qui n'annoncent nullement une origine récente. Ne nous étonnons donc pas de voir, à cette même époque, des missionnaires évangéliques, venant de ces contrées ou de leur voisinage, continuer l'oeuvre de leurs prédécesseurs. Deux hommes attirent surtout notre attention. Ce sont Pierre de Bruis et Henri, son compagnon de travaux. Le premier était prêtre ( 1 ), le second est désigné souvent sous le titre de faux Ermite. Ils commencèrent à dogmatiser dans la Septimanie qui, selon Dupin, comprenait le Dauphiné et la Provence. De la Provence, ils passèrent dans le Languedoc et en Gascogne, d'où leur prétendue hérésie pénétra en Espagne, en Angleterre, etc. (V. Centuriateurs, etc., centurie XII, col. 832.) Avant de les suivre dans leurs champs de travaux et de nous enquérir de la doctrine qu'ils enseignent, informons-nous de leur origine, car elle est déjà significative. Pierre de Bruis était du Dauphiné, et Henri, Italien. Nous avons vu, dans le chapitre précédent, que plusieurs manifestations religieuses étaient parties d'Italie. Nous avons reconnu, au chapitre IV, que les provinces au pied des Alpes, que les contrées de Verceil, de Piémont et l'Astesan, étaient entachées de l'hérésie manichéenne, c'est-à-dire, selon nous, des doctrines évangéliques. Henri, le faux Ermite, compagnon de Pierre de Bruis, est surnommé l'Italien, ce qui, nous l'avouons, ne prouve pas qu'il fût précisément des contrées mêmes accusées d'hérésie ; néanmoins, cette supposition ne nous parait point être présomptueuse", surtout si fou réfléchit que les relations d'Henri avec Pierre de Bruis et la conformité de leur doctrine seraient expliquées par le fait des rapports fréquents de voisinage, que le Dauphiné a soutenus de tout temps avec le Piémont, et les Vallées Vaudoises en particulier. Au XIIIe siècle, ces relations devaient être, plus intimes que jamais, puisque le Dauphiné possédait même quelques vallées sur le versant oriental des Alpes (vallées qui font partie du Piémont actuel), comme on le voit par un diplôme de l'an 1155, dans lequel l'empereur Frédéric accordait au Dauphin le droit de faire battre monnaie à Césanne dans la vallée de Suse. (Voir Histoire du Dauphiné, Genève, chez Fabry, 1772, t. I, passim et p. 93.) - On y voit d'ailleurs que la vallée de Pragela ou Cluson appartenait aussi au Dauphiné. Les Vallées Vaudoises se trouvaient ainsi comme enclavées dans le Dauphiné, dont elles étaient alors entourées de trois côtés. Connaissant ces faits géographiques et politiques, rien de plus facile que de s'expliquer l'origine de la doctrine prêchée par Pierre de Bruis, du Dauphiné, et par Henri, Italien, ainsi que leurs relations étroites. Il y a plus : en suivant d'un regard intelligent les travaux de ces deux illustres missionnaires, un scrutant leur vie et en examinant leur doctrine, on acquiert la certitude de leur affiliation au mouvement religieux des contrées subalpines, dont il a déjà été question, et dont il sera plus amplement fait mention dans les chapitres qui auront pour objet la doctrine et la vie des anciens Vaudois. On a peu de détails sur les circonstances particulières, sur les luttes et les souffrances de l'un de ces deux grands serviteurs du Seigneur Jésus-Christ, savoir de Pierre de Bruis. On sait seulement qu'après vingt ans de prédication et de travaux pour établir et étendre le règne du Sauveur, il reçut la palme du martyre sur un bûcher, à Saint-Gilles, en Languedoc, l'an 1126. (Centurie XII, col. 832.) Ou a plus de détails sur la vie aventureuse d'Henri. Après avoir travaillé quelque temps de concert avec Bruis, il s'en sépara, sans que nous ayons appris pourquoi. On peut croire que leur oeuvre étant bien acheminée, il fut jugé convenable qu'ils annonçassent isolément la bonne nouvelle du salut et la régénération, pour la conversion d'un plus grand nombre. Henri dirigea d'abord ses pas vers Lausanne. Il vint plus tard au Mans, avec deux autres Italiens. Ils marchaient nu-pieds, dans toutes les saisons, portant chacun un bâton surmonté d'une croix. L'époque de l'arrivée de Henri au Mans est incertaine. Dupin indique l'an 1110. Les auteurs sont mieux d'accord sur les effets de sa prédication dans cette ville. Henri obtint d'Héribert, qui était évêque du Mans et qui allait quitter momentanément cette ville, la permission de prêcher dans les temples en son absence. Sa prédication fit une vive impression sur ses auditeurs. Le peuple fut entraîné. Mais le clergé qui, dans les commencements, avait approuvé et fort goûté le frère étranger, ne tarda pas à changer d'opinion, lorsqu'il se fut aperçu que son crédit personnel était en baisse. La défense de prêcher davantage fut intimée à l'entraînant orateur. Le peuple exprima en vain son mécontentement, menaçant de ne plus vouloir d'autre pasteur. Henri, quoiqu'aimé et soutenu par la multitude, dut céder et s'éloigner. Du Mans il se rendit à Poitiers; puis, selon quelques-uns, à Périgueux, ensuite à Bordeaux, à Toulouse, et dans les quartiers où il avait déjà travaillé avec Bruis. (DUPIN, Nouv. Biblioth., t. IX, p. 101. - Recueil des Historiens des Gaules, t. XIV, p. 430. - Admonitio praevia... GIESLER... P. 442.) L'an 1134, ayant été arrêté par l'ordre de l'archevêque d'Arles, il fut conduit par ce prélat au concile de Pavie, qui eut lieu cette même année. Condamné comme hérétique par cette assemblée, Henri fut mis en prison. Il en sortit cependant, sans que nous sachions comment, et il reparut dans le midi de la France. Alors on lui opposa saint Bernard, abbé de Clairvaux, homme éloquent et énergique, qui s'était fait une grande réputation par la direction supérieure qu'il avait donnée à son couvent, par son zèle, par divers miracles dont on lui attribuait l'honneur et par sa victoire sur Abailard qu'il fit condamner, au concile de Sens, en 1140. Par les efforts de cet abbé et du légat Albéric, envoyés à Toulouse pour comprimer l'hérésie, l'an 1147, Henri fut livré entre les mains de l'évêque de cette ville, et conduit, l'année suivante, au concile de Rheims. Condamné de nouveau, il fut encore jeté en prison, ou il mourut bientôt, après plus de quarante ans de fatigues et de travaux pour la cause du pur Evangile. Plusieurs de ces faits sont consignés dans la lettre de saint Bernard à Ildephonse ou Alphonse, comte de Toulouse et de Saint-Gilles, écrite à l'époque de sa mission. Si l'injustice de l'abbé de Clairvaux envers ses ennemis n'était pas bien connue, on s'étonnerait de l'entendre attribuer à des poursuites pour mauvaises moeurs, le brusque départ d'Henri de plusieurs villes, dans lesquelles il s'était arrêté; mais l'on sait assez que c'est à cause de sa prédication et de sa prétendue hérésie que ce confesseur de la foi était persécuté et contraint à s'enfuir. (D. BERNARDI Epistola, 241. - Acta Episcop. Cenomanensium., cap. XXXIII. - Mabillionis Analecta, t. III, p. 312. - PETRUS CLUNIACENSIS in Maxima Biblioth., P. P., t. XXII, col. 861 1034... - Histoire du Languedoc, par deux Bénédictins, t. II, p. 1020. - Recueil des Historiens des Gaules, t. XII, p. 547 et suiv.) Les succès de Pierre de Bruis et d'Henri furent étonnants. L'oeuvre à laquelle ils travaillèrent, secondés par des frères dont le nom n'est pas venu jusqu'à nous, se consolida rapidement et s'étendit dans de nombreuses contrées, malgré les efforts d'une partie du clergé et des papes pour l'anéantir, jusqu'à ce qu'enfin, au XIIIe siècle, les pontifes romains soulevèrent contre elle ces persécutions si brutales et si sanglantes, connues sous le nom de croisades contre les Albigeois. Les contrées que Pierre de Bruis et Henri avaient parcourues fourmillèrent bientôt d'hérétiques, même celles où ils s'étaient peu arrêtés. Par exemple, à Périgueux, ville qu'Henri traversa, en allant de Poitiers à Bordeaux, on découvrit, en 1140, et dans toute la contrée, nous apprend Héribert, un grand nombre d'hérétiques, qui prétendaient mener une vie apostolique. Un autre auteur contemporain, l'annaliste abbé Morgan, rapporte de son côté que, vers l'an 1163, de semblables hérétiques, qui aspiraient aussi à mener une vie apostolique, avaient fait de grands progrès dans le Périgord. (Mabillionis Analecta, t. III, p. 467. - Histoire du Languedoc, etc., dans le préambule du XIX. XIX.) A Toulouse et autres lieux, où la doctrine nouvelle avait été semée, les efforts de saint Bernard, qui la combattait, eurent d'abord quelques succès, surtout au moment où l'Eglise naissante fut privée de son chef Henri, mort dans les prisons. Les temples catholiques, déserts auparavant, se remplissaient de nouveau; les hérétiques se cachaient ; la prédication de l'abbé de Clairvaux et ses prétendus miracles semblaient avoir subjugué les masses. Cependant, cet état de choses ne dura pas longtemps. Les historiens du Languedoc en conviennent :
La gravité de ce fait est confirmée par les actes du concile assemblé à Tours, l'an 1163. Le IVe canon, dans lequel il est ordonné aux évêques de Toulouse et des lieux voisins de surveiller les hérétiques, les mentionne dans son préambule de la manière suivante :
En 1165 ou en 1176 (les auteurs varient sur la date) ( 2 ), un concile tenu à Lombers fit comparaître les hérétiques, découverts dans la province de Toulouse et mentionnés sous le nom de bons hommes (boni homines). Interrogés en la présence de Pierre, archevêque de Narbonne, de Girard, d'Albi, de Gaucelin, de Lodève, et d'autres évêques, ils furent déclarés hérétiques, et livrés au bras séculier. Le principal d'entre eux s'appelait Olivier. Ils étaient en grand nombre. Les seigneurs partageaient leur opinion.
Plus tard, ce même comte Raymond adopta les principes, qu'il avait d'abord méconnus, et leur fit enfin le sacrifice de ses biens et de ses états, dans la terrible croisade dont son peuple et lui furent l'objet. Nous n'entreprendrons pas de raconter l'histoire subséquente des prétendus hérétiques du Languedoc et des provinces voisines. Un tel objet mérite d'être traité à part, et il l'a été déjà par divers auteurs auxquels nous renvoyons le lecteur. Il nous suffit, pour le but que nous désirons d'atteindre, d'avoir montré la liaison des mouvements religieux du midi de la France, au XIIe siècle, avec les manifestations semblables du siècle précédent, et avec l'état religieux de quelques contrées du nord de l'Italie, du Piémont en particulier. Mais, avant de terminer ce sujet, il nous reste à rendre compte des doctrines que, d'après le rapport de leurs adversaires, Pierre de Bruis, Henri et leurs compagnons d'oeuvre prêchèrent et propagèrent dans les contrées dont il vient d'être question. Pierre-le-Vénérable, abbé de Clugny, attribue à Pierre de Bruis les cinq points de doctrine suivants, qu'il mentionne dans sa lettre IXe, intitulée : Contre les Pétrobrusiens, et adressée aux archevêques d'Arles et d'Embrun ainsi qu'aux évêques de Gap et, de Die.
Le vénérable abbé continue ainsi :
Nous avons lu une nouvelle lettre aux prélats nommés plus haut, dans laquelle Pierre-le-Vénérable réfute les prétendues fausses doctrines, dont il vient de faire mention, en les qualifiant de renforcées dans leur tendance diabolique; mais, sauf quelques développements nouveaux, et sauf une critique du chant d'église, elles nous ont paru, à fort peu de chose près, les mêmes. (Voir, ibid., Max. Biblioth., P. P. y t. XXII, col. 1036. - 1048 à 1076. ) Les Centuriateurs de Magdebourg, qui ont extrait et recueilli les divers points de doctrine professés par les hérétiques du. midi de la France, au XIIe siècle, mentionnent en outre quelques autres articles de foi, par exemple,
Mais ici, nous ferons observer qu'une accusation aussi grave que celle que Pierre-le-Vénérable fait aux hérétiques, de ne recevoir pas tout le canon de l'Ecriture, repose sur un bien faible fondement, sur un "bruit répandu". Une telle accusation exige de plus fortes preuves, qu'un simple bruit public.
Les mêmes Centuriateurs ont aussi extrait des écrits de saint Bernard les erreurs qu'il a reconnues dans les hérétiques apostoliques. Nous traduisons : « Des apostoliques ou henriciens. Leurs dogmes, d'après saint Bernard, autant qu'on petit le deviner, sont:
11° Que les serments ou jurements sont défendus. » Saint Bernard cite encore beaucoup d'autres points de doctrine et opinions des apostoliques. Il dit entre autres :
L'annaliste de Morgan, dans Thomas Gale, à la date de l'an 1163, s'exprime à peu près de la même manière. Il ajoute un trait remarquable de la puissance de persuasion et de la vie chrétienne qui était en eux ; c'est le seul que nous rapportions.
Le mouvement religieux et évangélique ne resta pas resserré dans les limites du midi de la France. Des manifestations assez semblables, bien que présentant sur d'autres points, au rapport des auteurs, quelques divergences, eurent lieu le long du Rhin, en Flandres, en Bourgogne, dans la basse Bretagne et ailleurs. Evervin, écrivant à saint Bernard, au sujet d'hérétiques découverts à Cologne, dont un grand nombre fut brûlé et l'autre rentra dans l'Eglise, s'exprime comme suit :
Cette milice spirituelle, armée contre l'erreur pour le triomphe de la vérité, se recrutant depuis longtemps en secret, avec prudence et une sagacité quelque peu craintive, avait enfin, comme on a pu le voir déjà, entrepris une guerre plus ouverte, à mesure qu'elle avait vu s'accroître ses forces. Rome même, la résidence du pape, la forteresse de la superstition, avait vu son ennemi franchir ses portes et prêcher dans ses murs. C'est en 1128 que les discours d'un prédicateur étranger excitèrent autant de surprise que d'admiration on de haine. Son nom était Arnulphe, son origine est restée inconnue. Mais ce qu'on peut dire, c'est qu'un missionnaire vaudois n'eût pas prêché autrement. Au reste, écoutons ce qu'en rapporte Tritème :
Dans les rangs des antagonistes de Rome, de la superstition et des mauvaises moeurs, l'on vit aussi des hommes dont les principes ne découlaient peut-être pas toujours d'une foi simple au pur Evangile de Christ. Tel avait été Abailard en France; tel fut Arnaud de Brescia, en Italie. Ce dernier osa, comme Arnulphe, attaquer Rome dans Rome même. Un mot sur sa vie et sur son oeuvre. Originaire de Brescia (Brixia), dans la Lombardie, il a pu avoir connaissance des doctrines vaudoises ; cependant l'histoire ne nous le dit pas. Elle nous apprend simplement que c'est en France, auprès du fameux Abailard, qu'il se forma. Sa carrière fut fort aventureuse, et son oeuvre semble avoir été autant politique que religieuse. Ayant pris l'habit de moine à son retour dans sa patrie, il se mit à prêcher. Excommunié au concile de Latran, sous Innocent II, l'an 1139, il dut prendre la fuite. Retiré en Suisse, à Zurich, il y répandit ses principes. Dénoncé par saint Bernard à l'évêque de Constance, il fut inquiété dans sa retraite et repassa en Italie. Il était à Rome, en 1145, sous Eugène IV. Saint Bernard de Clairvaux écrivit encore contre lui au cardinal Guidon, l'avertissant
(Ceci se rapporte au zèle d'Arnaud à convertir le monde à ses doctrines.) Sa prédication portait incessamment sur l'abus criant de, la puissance et des richesses du clergé. Selon Otton de Freisingen, Arnaud prêchait « que les clercs qui avaient des propriétés, les évêques qui possédaient des régales, les moines qui avaient des possessions, ne pouvaient être sauvés ( 5 ). Que toutes ces choses appartenaient au prince, et que sa bénéficence ne devait les octroyer qu'à des laïques. » Le poète Guntherus ajoute :
Tous ces antagonistes de Rome, qui soutinrent, au XIIe siècle, la cause de la vérité, et qui étaient liés les uns aux autres par une origine analogue ou commune, ainsi que par des traits de ressemblance de plus d'un genre, ont reçu de leurs ennemis, outre le nom commun d'hérétiques, des dénominations particulières. Il paraîtrait aussi qu'ils se désignèrent quelquefois eux-mêmes par des noms de leur choix. Flétris au XIe siècle du nom de manichéens, comme fauteurs des anciennes hérésies, ils furent appelés apostoliques, au XIIe siècle, à cause de leur prétention à mener une vie digne de celle des apôtres. Saint Bernard désigna surtout ainsi, par ironie, soit les disciples de Pierre de Bruis et d'Henri, soit les sectaires de Cologne. Dès la seconde moitié du XII, siècle, de nouvelles dénominations furent ajoutées aux précédentes, à mesure que le vent de la prétendue, hérésie souffla sur des contrées nouvelles, et que quelque circonstance particulière modifia en apparence, plus encore qu'en réalité, le cours de cette réforme. Ils portèrent en divers lieux le nom de cathares ou de purs, à cause de la pureté à laquelle ils aspiraient ( 6 ). En Flandres, celui de piphles, dont nous ignorons l'étymologie ; en plusieurs localités, en France, celui de texerans ou tisserands, d'après le métier d'un grand nombre d'entre eux. Les hérétiques d'Aquitaine qui passèrent en Angleterre, vers l'an 1160, furent appelés poplicains, ainsi que ceux de Vezelay, peut-être parce qu'en attaquant le formalisme pharisien ils faisaient ressortir l'humilité, la repentance et la foi du publicain de l'Evangile. Le nom de patarins ou paterins, donné en Italie, et aussi en France, à ces mêmes personnes, dérive du nom d'un quartier de Milan où l'on relégua, en 1058, les prêtres mariés, pour y célébrer leur culte ( 7 ); ou plutôt encore il est synonyme de persécutés, ou de réservés pour la persécution, du verbe pati qui signifie souffrir ( 8 ). Il paraîtrait qu'on désigna les hérétiques voyageurs ou missionnaires, du nom moqueur de passagins ( 9 ). On les appelait aussi bons-hommes ( boni homines) en Allemagne et en France. Selon Gretser, dans la répression des novateurs de Mayence, l'inquisition leur demandait : « Combien de fois t'es-tu confessé aux hérésiarques, c'est-à-dire à ces bons-hommes qui sont venus à toi en secret, se prétendant appelés, en la place des apôtres, à parcourir le monde de lieu en lieu pour y prêcher, confesser, etc. ( 10 ) ? » Ces mêmes bonshommes étaient aussi appelés parfaits (perfecti) par leurs coreligionnaires; ce qui indiquait leur supériorité éprouvée sur les simples fidèles, désignés par le nom de consolés ( consolati ), en raison de la paix du coeur que l'Evangile leur procurait ( 11 ). Le nom injurieux d'insabbatés (mentionné pour la première fois par Eberard de Béthune, sous cette forme : xabatatenses, de xabatata, espèce de chaussure) leur fut aussi donné, parce que, dit le père Natalis,
Ce fut surtout dans le siècle suivant, quoique l'on en puisse citer déjà bien des exemples dans le XIIe, que les amis des doctrines prétendues nouvelles furent désignés par les noms de leur patrie ou de leurs chefs particuliers. Tels furent ceux d'hérétiques provençaux, toulousains, agenois, albigeois, picards, lombards, bohémiens et pétrobrusiens de Pierre de Bruis, henriciens d'Henri, arnaldistes d'Arnaud de Brescia, arnoldistes d'un compagnon de Valdo, léonistes de Léon, etc., etc. Enfin, et surtout, nous devons mentionner la dénomination la plus célèbre et la plus digne de toute notre attention, celle de Vaudois, qui fut habituellement donnée par les auteurs catholiques, dès le XIIIe siècle, non à quelqu'une des subdivisions de la secte prétendue hérétique, mais à la secte entière. Un seul témoignage suffira, entre plusieurs, pour nous convaincre de la généralité de cette désignation ; c'est le livre qu'a écrit, vers l'an 1254, un célèbre inquisiteur, Rainier ou Reinier Sacco, de l'ordre des frères prêcheurs, qui persécuta les chrétiens opposes à Rome. Cet ouvrage, qui traite de toutes les hérésies et impiétés prétendues, attribuées aux cathares, aux paterins, aux toulousains, aux albigeois, aux passagins, aux pauvres de Lyon, aux arnaldistes, etc., en un mot, aux sectaires du XIIème siècle, est intitulé : Livre de Rainier, de l'ordre des prêcheurs, contre les hérétiques vaudois (valdenses). D'où il résulte que, dès le commencement du XIIIe siècle, le nom de Vaudois servait à désigner tous les prétendus hérétiques de l'époque. Il y a plus, un auteur du XIIe siècle, Bernard de Foncald ( Fontis-Calidi), près de Saint-Pons, en Languedoc, qui a écrit, selon Dupin, vers l'an 1180, nommait Vaudois ces mêmes hérétiques, appelés bons-hommes dans les actes du concile de Lombers.
Ce nom de Vaudois ( Valdenses ), donné aux hérétiques du midi de la France, par un auteur contemporain et de la contrée, est une nouvelle preuve de l'origine commune des manifestations religieuses en deçà et au-delà des Alpes, une confirmation de ce que nous avons rapporté, au commencement de ce chapitre, des relations étroites qu'ont eues certainement Pierre de Bruis et Henri avec les chrétiens des Vallées du Piémont avec les héritiers des principes de Claude de Turin et des amis de Vigilance.
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