CHAPITRE V

 

LUTHER ET LA BIBLE

 

Est-il besoin de dire que la Réforme s'est faite au nom de la Bible? En 1535, dans son célèbre Commentaire sur l'Épître aux Galates, Luther s'exprime ainsi sur l'autorité du Livre saint: « Il est des gens qui disent: C'est moi qui approuve l'Écriture, je suis donc au-dessus d'elle; l'Église approuve la doctrine chrétienne et la foi, elle leur est donc supérieure... Voici, pour confondre cette doctrine impie et blasphématoire, le texte le plus clair, la foudre du ciel: saint Paul se soumet tout entier et sans réserve à la sainte Écriture, et se jette à ses pieds, lui et les anges du ciel, et les docteurs sur la terre, et tout ce qu'il y a de théologiens. L'Écriture est la reine, seule elle doit commander, et tous lui doivent obéissance et soumission. Elle n'admet point de maîtres, de juges ni d'arbitres, mais de simples témoins, des disciples et des confesseurs, qu'ils soient le pape ou Luther, Augustin ou Paul, ou un ange du ciel, et aucune doctrine ne doit se faire entendre et se faire écouter dans l'Église, sinon la pure parole de Dieu, l'Écriture sainte; s'il en est autrement, que les docteurs et ceux qui les écoutent, et toute leur doctrine, soient anathème 1. »

 

1. Gal. I, p. 91 (édit. d'Erlangen), ad Gal. I, 9 : Habes hic clarlssimum textum et coeleste fulmen, quod P. simpliciter se ipsum, angetu n e coelo, doctores in terra, et quidquid est magistrorum, hoc totum tapit et subjicit S. Scripturae. Haec regina debet dominari, huit omnes obedire et subjacere debent. Non ejus magistri, judices seu arbitri, sed simptices testes, discipuli et confessores esse debent, sive sit papa, sive Lutherus, cive Augustinus, sive Paulus, sive angetus e calo.

 

Personne n'a jamais plus hautement revendiqué pour le livre sacré une autorité réellement divine, que Luther n'a fait pendant toute sa vie. Il écrivit un jour dans une Bible: « La sainte Écriture est la Parole de Dieu écrite, et, pour ainsi dire, incarnée dans les lettres, de la même manière que le Christ est la Parole éternelle de Dieu enveloppée dans l'humanité 1.» Déjà en 1518, dans la Défense de son Sermon sur les indulgences, il répondait à Tetzel: « Quand il y aurait encore plus de Pères et quand il y en aurait des milliers, et quand tous ces saints docteurs auraient parlé, ils ne vaudraient point tous ensemble contre un seul verset de l'Écriture sainte.» « L'Écriture sainte, écrivait Luther en 1542, dans sa Manière de sacrer un évêque, est le livre que Dieu le Saint-Esprit a donné à son Église; il faut qu'elle y apprenne ce qu'elle doit faire, ce qu'elle doit souffrir, où elle doit en demeurer. Où finit le livre, là finit l'Église, car Dieu dit: Mon Église n'entendra pas la voix d'un étranger 3. » « Qu'est-il besoin de paroles, dit-il dans la préface de son dernier ouvrage, du grand Commentaire sur la Genèse? C'est l'Écriture, vous dis-je, l'Écriture même du Saint-Esprit 4 »; et au chapitre 30 :

 

1. Edit. d'Erlangen, vol. 52, p. 298 s. : Die heilige Schrift ist Gottes Wort, geschrieben, und (dass ichs also rede) gebuchstabet und in Buchstaben gebitdet, gteichwie Christus ist das ewige Gottes-Wort, in die Menschheit verhüllet.

2. Freiheit des Sermons D. M. L., 27, 12: Wann schon so viel, und noch mehr tausend, und sie, atte heilige Lehrer, hatten diess oder das gehalten, so gelten sie dock nichts gegen ein einigen Spruch der heiligen Geschrift.

3. Exempel, einen Bischof zu weihen, 26, 100 : Die h. S. ist das Buch, von Gott dem h. G. seiner Kirchen gegeben, darin sie lernen muss, was sie sei, was sie thun, was sie leiden, wo sie bleiben soll. Wo das Buch endet, endet die Kirche; denn er sagt : Freimbder Stimme werde seine K. n. horen.

4. Enarr. in Gen., 1544; Opera exeg. 1, 4: Quid opus verbis? Scriptura est, Scriptura, inquam, Spiritus sancti, quam tractamus.

 

« Il faut toujours avoir devant les yeux ce fait, que le Saint-Esprit est l'auteur de ce livre 1. » Ainsi en 1521, il appelait la Bible « la propre écriture de l'Esprit 2» L'Écriture et l'expérience, dit-il dans des sermons prêchés en 1533, sont les deux témoins et comme les deux pierres de touche de la véritable doctrine 3. »

 

Ce mot historique, Luther le répète dans son dernier Commentaire sur la Genèse: « Il nous faut recourir à notre pierre de touche, à la Parole de Dieu 4. » Le mot était de Mélanchthon. En 1519, dans son Apologie contre Jean Eck, le docteur Philippe écrivait: « Les opinions des hommes et leurs décrets doivent être approchés de l'Écriture sainte comme de la pierre de touche 5. » Le mot de la Réforme était dit, et dès lors nous le retrouvons partout, en 1520 chez Carlstadt, en 1524, dans la lettre d'un correspondant de Farel 6 (avec un solécisme: ad Lydiam lapidem), en 1527 chez Zwingli, en 1526 dans le livre étrange et remarquable de ce gentilhomme vagabond, Agrippa de Nettesheim, De l'Incertitude et de la Vanité des sciences; enfin, en 1580, cette même parole a été insérée dans la préface et placée comme au seuil de la Formule de concorde, pour protéger l'Église luthérienne contre l'esclavage des symboles et la tyrannie des théologiens.

 

1. Ex. VII, 313, posthume : Semper in conspectu habendum est, quod toties incuko, Sp. S. esse auctorem hujus libri.

2. 27, 244, Contre le livre d'Emser :..,. Und wenn der Geist nit vorsteht (versteht) in seiner eigen Schrift...

3 Ausl. v. I Cor. 15, 1534; 51, 103 : Schrift und Erfahrung... Das sullen 2 Zeugniss, und gleich als zween Prufestein sein der rechten Lehre.

4. Ex. III, 219; in Gen. 13 (posth ) : Nobis enim provocandum ad Lydium nostrum lapidera, ad verbum Dei respiciendum est.

5. C. R. I, 114: In hoc enim jubemur philosophari in Scripturis divinis, ut hominum sententias, decretaque ad ipsa ceu ad Lydium lapidem exigamus. — Voyez l'opinion de Mélanchthon sur l'autorité de la Parole de Dieu dans les belles pages qu'il a dédiées à Jean Hess en février 1520 (C. R. I, 137 s.).

6. H. Heitzmann; Herm. I, 113.

 

Cette Parole de Dieu, comment sera-t-elle comprise? Ici encore Melanchthon, le grammairien, l'humaniste, a ouvert la voie à Luther. Le 29 août 1518, « devant la jeunesse académique de Wittemberg », le jeune professeur prononçait son discours d'entrée, la Déclamation pour corriger les éludes des adolescents. Dans les langues grecques et hébraïques, dit-il, « la splendeur des paroles de la Bible et leur sens propre apparaîtra à nos yeux, et nous verrons briller comme le soleil de midi le sens véritable et naturel de la lettre. 1»

 

Avant d'arriver à comprendre et à exprimer avec une égale force ce principe nouveau: l'Écriture n'a qu'un sens, Luther avait du passer par un sérieux apprentissage, par l'épreuve de l'enseignement.

 

Une récente publication, faite avec un véritable luxe d'exactitude et de soin 2, nous rend témoins des premiers essais de Luther pour comprendre l'Écriture. En lisant les notes prises par Luther pour les premiers cours qu'il a faits, de 1513 à 1516, sur les psaumes, on s'étonne de retrouver encore ici toute l'exégèse du moyen âge, déjà pénétrée d'un esprit vraiment luthérien. Le jeune professeur, qui est déjà un savant, cite les meilleurs auteurs et les plus récents, Reuchlin, Gérard de Zütphen, Torquemada, Le Fèvre d'Étaples, Laurent Valla, l'abbé de Livry, Hugues de Saint-Cher, Paul de Burgos, Baschi.

 

1. C. R. XI, p. 23 : El patescet velut infra meridiana cubilia verus ille ac genuinus litterae sensus. 2. D. M. Luther's erste u. alleste Vorlesungen über die Psalmen aus d. J. 1513-1516, herausg. v. J. K. Seidemann, 2 vol. in-8°, Dresde, 187G. Voyez la belle préface de M. Seidemann et comparez l'article de M. Riehm, Stud. Krit., 1875, I.

 

On a cru qu'il avait fait usage, pour son étude, du texte hébreu. Peut-être en est-il ici comme de tout le moyen âge: l'hebraica veritas, à laquelle Luther oppose quelquefois les Septante, n'est sans doute pas le texte hébreu, c'est la version de saint Jérôme. Si parfois il préfère les Septante à la veritas hebraica, c'est parce qu'ils « approchent (le plus près de l'esprit et des mystères 1. » Luther se souvenait d'avoir ainsi pratiqué l'allégorie, lorsqu'il disait, dans ses Tischreden: « Au temps où j'étais moine, j'ai été maître en allégories 2. » Ici, il regarde la tropologie comme « le sens principal de l'Écriture 3; l'allégorie et l'anagogie, dit-il, s'en déduisent naturellement: Le mal tropologique est le premier; le mal allégorique en naît, c'est le corps du diable, la grande Babylone... Au contraire, le bien tropologique, c'est la foi et ce sont ses oeuvres; le bien allégorique la suit naturellement, c'est le corps du Christ, ce sont les hommes qui s'attachent au Seigneur jusqu'à la gloire future, qui est le bien anagogique 4. »

 

1. Ad Ps. 7, 8 (7, 9) : Sed LXX more suo licet a veritate Heb. dissentiant: tamen eo magis Spiritum et mysteria tangunt.

2. ln allegoriis, cum essem monachus, fui artifex. Tischr., c. 52, § 7.I

3. I, 389, ad Ps. 76 (77), V. 12. Tropologiam esse primarium sensum Scripturae. Quo habito facile sequitur sua sponte Allegoria, et anagogia, et applicationes peculiares contingentium.

4. Voyez toute la suite de ce développement, p. 400 s.

 

Les notions d'une saine exégèse avaient été tellement perverties par le moyen âge, que les mots mêmes qui désignent pour nous le sens naturel et vrai de l'Écriture désignaient encore pour Luther tout autre chose; le sens littéral des psaumes est pour lui l'application à Jésus-Christ 1. Peu d'années après 2, Luther se moquera beaucoup de lui-même et de l'exégèse allégorique qu'il a pratiquée dans sa jeunesse. Le quadruple sens, dira-t-il, déchire en quatre morceaux la robe du Christ. Dans ses Tischreden, il dira avec beaucoup de finesse: « L'allégorie est une belle femme, elle n'est pas une épouse... elle peut servir aux prédicateurs, quand ils ne savent pas l'histoire et ne connaissent pas le texte, et quand l'étoffe est trop courte 3.» A la regarder de près, l'allégorie que Luther pratique dans son premier commentaire, n'est autre que la recherche. encore enfantine dans sa méthode, de cet objet continuel de toute sa vie; il veut trouver partout le Christ dans la Bible, plus tard il cherchera son esprit, aujourd'hui il cherche son nom: « Je ne vois rien, dit-il, dans l'Écriture que le Christ 4. »

 

C'est en 1521, dans le feu de ses querelles avec Emser que Luther a compris, ou du moins qu'il a exprimé pour la première fois cette vérité: l'Écriture n'a qu'un sens « Tout l'effort et toute la peine des Pères, dit-il, ne sont-il pas consacrés à rechercher le sens de la lettre C'est le seul qui vaille à leurs yeux, et Augustin lui-même a dit «Les figures ne prouvent rien »; ce qui veut dire:

 

1. I, 399 : Primo literaliter in Christo personaliter facta.

2. 1519. Operationes in Ps., Ps. 21, ex. XVI, 31G s. Quadriga illa sen suum Scripturae... ac in has quatuor partes dividere vestem Christi.

3. Coll., éd. Bindseil , II, 95, c. 54, & 5 : Allegoriae sunt tangua, scortum, Sein fein gepulzt, hasten dock nicht glauben, id est nihil probani non sunt uxores.... dienen wol den predigern, quando nesciunt historian, et textum, unnd das leder tzu kurtz wil sein.

4. Ad Ps. 101 (102), v. 9. II, p. 183 s. : Et quid quaeris? Ego non intelligo usquam in Scripturis nisi Christum crucifixum. Ideo semper ubique sapio, quia ubique occurrit idem.

 

 «l'intelligence spirituelle » d'Ernser ne vaut rien; mais le sens de la lettre est le plus élevé, le meilleur, le plus fort; en un mot, il est toute la substance et tout le fond de l'Écriture sainte, et sans lui l'Écriture ne serait rien 1... Le Saint-Esprit est le plus simple des écrivains et des orateurs qu'il y ait dans le ciel et sur la terre, c'est pourquoi ses paroles ne peuvent avoir qu'un sens, et c'est le plus simple de tous; nous l'appellerons le sens de la lettre et de la langue..... Je préfère même ceux qui l'appellent le sens grammatical et historique 2... La pensée de Luther, comme il se trouve chez les hommes de lutte, s'est développée par les contradictions mêmes, ainsi qu'il disait en octobre 1520, dans son livre de la Captivité de Babylone 3: «Que je le veuille ou que je ne le veuille point, je suis obligé de m'instruire tous les jours, car j'ai de bons maîtres, et je les ai nombreux, qui me pressent de tous côtés et savent bien me mettre à l'école. » Ainsi déjà, dans son livre de la Papauté romaine, il répondait à Alveld: « Qu'est-ce qui a séduit tant d'hérétiques, sinon les figures interprétées en dehors du sens littéral ?

 

1. 27, 258, Auf das überchristliche, etc. Buck Bocks Emsers zu Leipzig Antwort, février 1521: 1st dock aller Lehrer Fleiss und Millie nirgend anders hingericht, denn dass man den schriftlichen Sinn erfinde; wilcher auch bei ihn allein gill, dass auch Augustinus schreibt Figura nihil probat, das ist, Emsers geistlicher Vorstand (Verstand) gilt nichts; dieser aber der hôhiste, beste, starkiste und kurzumb die ganz Substanz, Wesen und Grund der h, S. ist also, dass wo man den abethat, ware die ganse Schrift schon nichts.

2. Ib. p. 259: Der heilig Geist ist der aller einfaltigst Schreiber und Reder, der im Himmel und Erden ist, drumb auch seine Wort nit mehr, denn einen einfaltigsten Sinn haben kunnten, wilchen wir den schriftlichen oder buchstablichen Zungensinn nennen... p. 263: Besser thun die, die ihn nennen, grammaticum, historicum sensum. Voyez aussi le sermon pour le 4° dimanche de la Trinité de l'an 1521, 17, 163, et la Responsio ad Catharinum, 1521, Opp. hist. V, 297.

3. Hist. V, 16.

 

Et quand encore le pape serait une chose spirituelle, quel droit aurais-je de voir Aaron sa figure, à moins qu'un autre verset ne vînt dire bien clairement: Aaron était la figure du pape? Qui m'empêchera de soutenir également que l'évêque Prague est figuré par Aaron 1 ? n Cette doctrine du unique de l'Écriture sera désormais prêchée par Luther pendant toute sa vie; elle l'est surtout dans le Commentaire sur la Genèse qui résume tout son enseignement qu'il termina en 1543: « Nous devons, dit-il, mettre notre soin, si nous voulons comprendre sainement l'Écriture, à rechercher le seul sens simple, naturel et certain de la lettre... Il faut saisir partout le sens simple et certain de l'histoire; si vous le modifiez, si vous vous en écartez, sachez que vous vous serez écarté de l'Écriture, et que vous poursuivrez une pensée toujours incertain douteuse... Nous devons mettre tout notre soin à rechercher le sens certain et véritable, et celui-là ne peut autre que celui de la lettre, du texte, de l'histoire 2. »

 

D'où vient donc que Luther a si souvent lui-même contre ses propres principes, abondé dans l'allégorie? Il serait trop facile de multiplier les citations de passages de ses écrits, surtout des premiers, où il trouve dans les textes, et en particulier dans ceux de l'Ancien Testament, les doctrines qui leur sont le plus étrangères. M. Kœstlin dit très-bien, dans sa Théologie d: Luther (p. 285):

 

1. 27, 112: v. d. Papsthum zu Rom, 1520.

2. Ex. III, 307, ad Gen. 15 (7): Sed nostrum studium in hoc prae ponendum est, si sacra dextre tractare volumus, ut habeamus simplicem, germanum et certum sensum literalem ...Unus enim ubique certus et simplex historias sensus captandus est, quern si mutas, a eo discedis, a Scriptura te discessisse scias, atque adeo incertam et di sententiam sequi... Nobis autem cura debet esse certae et verae sententiae; ea alia non potest esse, quam literae et textus, seu historiae.

 

« Dans ses derniers ouvrages, Luther nous montre encore de nombreuses allégories, mais le plus souvent nous n'y devons pas voir autre chose que des jeux d'esprit quelquefois très-profonds. Jamais il ne prétend les donner comme preuves, mais seulement comme ornement. Au reste, dans ses dernières années, Luther a fait de l'allégorie un usage beaucoup plus sobre qu'avant l'an 1525. On peut comparer à cet égard les plus anciens sermons de la Kirchenpostille (ils datent de 1521) avec les derniers et avec ses Sermons pour la Famille, et surtout son Commentaire latin sur la Genèse, avec les sermons sur ce livre publiés en 1527; dans le Commentaire il s'attache étroitement au sens propre des moindres détails, et ce n'est qu'après avoir établi le sens historique des mots qu'il contemple les faits au point de vue de la religion et les applique à la foi et à la vie chrétienne. » Si quelquefois, dans ses dernières oeuvres, Luther s'attarde encore à l'allégorie, lui-même s'en explique devant nous avec beaucoup de franchise: « Depuis le temps, dit-il dans son dernier Commentaire sur la Genèse 1, où j'ai commencé à poursuivre le sens historique, j'ai toujours répugné à l'allégorie, et je n'en ai plus fait usage, à moins que le texte lui-même ne l'indiquât, ou qu'elle ne pût servir d expliquer l'Ancien Testament par le Nouveau. Il m'a toujours été difficile de m'écarter de la manière ordinaire de l'allégorie, et pourtant je comprenais que l'allégorie n'était qu'une vaine spéculation et comme l'écume de l'Écriture sainte...

 

1. Ex. 1, 296, in Gen. 3 (1544), et VII, 307, in Gen. 30 (posthume).

 

Je hais, dit-il encore, l'allégorie. Mais si l'on veut en faire faire usage, il faut savoir l'appliquer avec jugement. Avant toutes choses il faut rechercher le sens historique, qui seul nous instruit bien et solidement, qui combat, qui défend, qui triomphe et qui édifie. Quand on l'a trouvé naturel et pur, on peut ensuite chercher l'allégorie, non une allégorie de moines, ni de pure spéculation, mais qui s'accorde avec l'histoire, et qui comprenne les reliques de la sainte Croix 1, c'est-à-dire la doctrine de la croix, de la foi, de l'espérance et de la charité, de la patience. » Telle est, en effet, l'allégorie que Luther a toujours pratiquée, nous l'avons déjà rencontrée chez Érasme; elle n'est guère autre chose que l'application pratique du texte et l'explication de l'Ancien Testament par la figure de Jésus-Christ que Luther y trouve à tous les endroits.

 

On pourrait tirer des écrits de Luther les plus beaux préceptes sur l'intelligence de la Bible: Le premier soin du théologien doit être ut sit bonus textualis 2. » « Si vous n'apprenez pas toutes choses avec la grammaire, vous ne serez jamais docteur 3. » « Il faut savoir considérer la pensée du texte tout entier, ainsi qu'il se tient 4. » « Mon ami, la langue naturelle est la reine (Lieber, die natürliche Sprach ist Frau Kaiserin), elle n'admet point les explications subtiles, pointues, sophistiques. Il n'en faut pas dévier, à moins qu'on n'y soit contraint par un article de foi évident 5, sinon il ne resterait pas une lettre de l'Écriture

 

1. P. 307: Sed guac concordet cum historia et complectatur religuias sanctac crucis.

2. Enarr. Ps, 45 (1532) ; Ex. XVIII, 245.

3. En. in Gen. 17. Ex. IV, 36.

4. Wie er an einander hangt (29, 143 s. wider die himl. Propheten, 1524-1525).

5. Ainsi déjà en 1527, dans la préface aux Sermons sur la Genèse, 33, 24 s.

 

qui fût à l'abri des charlatans spirituels 1. » Dans le mot que nous venons de citer, nous trouvons encore cette hésitation dont Luther ne pourra jamais s'affranchir entièrement. Il est rempli de la pensée que l'Écriture ne peut se contredire. Il l'a dit en 1522 avec une grande force: « L'Écriture est sa propre lumière, il est beau de la voir s'interpréter elle-même 2. » « Les Pères ont éclairé les passages obscurs de l'Écriture par ceux qui sont clairs... Si un nuage passe devant le soleil, le soleil est toujours derrière le nuage, et il est toujours aussi brillant. Si donc il se trouve dans l'Écriture un passage obscur, ne doutez point qu'il ne cache la même vérité qui est claire en d'autres endroits. Si l'on ne comprend point un passage obscur, qu'on en reste à ceux qui sont clairs 3. » Mais au lieu de se tenir toujours dans cette réserve pleine de confiance en l'autorité de l'Écriture, Luther a parfois cédé au besoin d'écarter de la Parole de Dieu toute apparence de contradiction. Il le dit plusieurs fois, et dès 1523: « Il faut laisser à chaque mot son sens naturel et ne point s'en écarter, à moins que la foi n'y contraigne 4. » Alors, et surtout dans ses dernières années, nous l'entendons dire que « la grammaire est une servante, et ne doit point juger l'Écriture 5. » « Il ne faut pas que le sens serve les mots, mais les mots doivent servir le sens et le suivre 6. »

 

1. Far den Geistlichen Gauchlern (wid. d. hintl. Proph., 29, 258).

2. Kirchenpostille, 2° éd. d'Erlangen, 15, 467.

3. 39, 134 et 136: Ausl. d. 37 (36) Ps. (1521). Dès 1520 (Jæger, Carlstadt, p. 90), Carlstadt posait ce principe: Erhleer Schrift durcit Schrift.

4. 28, 396, v. Anb. d. Sacram.

5. 46, 290, Sermons sur Jean 3 et 4 (1537.1540). Voyez déjà 29, 221, arid. d. himl. Proph. (1524-1525).

6. 37, 257, Summ. üb. d. Ps. (1533).

 

Mais pourquoi nous arrêtons-nous à rechercher dans les écrits de Luther des assertions isolées qui pourraient nous le faire voir autre qu'il n'est en réalité? Ce qui est vrai, c'est que Luther a toujours affirmé et cru que « l'Écriture ne contient pas autre chose que Jésus-Christ 1 », c'est que, cherchant les règles d'une interprétation qu'on a appelée plus tard l'Analogie de la foi 2, il a quelquefois cherché le Christ là où il n'est pas. Mais ce qui est vrai encore, c'est que toutes les fois qu'il a trouvé dans les textes une contradiction dans les faits, il l'a avouée. La franchise même que Luther met à imposer une limite à son principe du sens naturel et littéral, l'Analogie de la foi, nous fait reconnaître, dans cette réelle timidité de la pensée, la réaction du bon sens contre le littéralisme fanatique des esprits outrés et violents 3.

 

Ne faut-il pas voir au contraire, dans ce que nous avons appelé tout à l'heure timidité de la pensée, et en faisant la part de l'imperfection d'une science naissante, la marque d'une force d'esprit digne d'un réformateur? Luther met le Christ au centre de l'Écriture. Pour lui, les versets détachés et les passages isolés, les autorités et les citations ne sont rien, le Christ est tout: « Je veux, dit-il, rendre honneur au Christ, et croire à lui seul, plutôt que de me laisser émouvoir par tous les passages que l'on peut me citer contre la doctrine de la foi et en faveur de la justice des oeuvres.

 

1. Kirchenpostille, 1522, 2e éd. d'Erl., 10, 389. Carlstadt s'exprimait déjà ainsi en 1520, dans son livre allemand: Welche Biicher, etc.

2. Voyez 34, 175, sermon sur la Genèse (1527) : Dass sichs reime mit dent Glauben.

3. C'est, en effet, dans son livre Contre les prophètes, daté de 1524 (29, 221), que nous le voyons pour la première fois exprimer cette réserve.

 

Je répondrai simplement ainsi : Voici d'un côté le Christ, et de l'autre voilà les passages de l'Écriture sur la loi et les oeuvres. Mais le Christ est le maître de l'Écriture et des oeuvres; il est le maître du ciel, de la terre, du sabbat, du temple, de la justice, de la vie, de la colère, du péché, de la mort et de toutes choses, et son apôtre, saint Paul, me dit qu'il a été fait péché et malédiction pour moi... Je ne m'attarderai donc aucunement à tous les passages de l'Écriture, quand encore vous m'en présenteriez un millier pour la justice des oeuvres et contre la justice de la foi. Vous dites que l'Écriture se contredit. J'ai pour moi l'auteur et le maître de l'Écriture, ego auctorem et dominum scripturae habeo, et j'aime mieux m'en tenir à lui que de vous en croire. Mais l'Écriture ne peut se contredire, sinon aux yeux des insensés et des hypocrites endurcis; pour les hommes pieux et intelligents, elle rend témoignage à son maître. A vous donc de mettre d'accord l'Écriture, puisque vous prétendez qu'elle se combat; pour moi, j'en demeure à l'auteur de l'Écriture 1. »

 

«Tu urges servum, ego urgeo dominum, vous invoquez le serviteur, j'en appelle à son maître », telle est la devise de l'exégèse de Luther. Il est certain qu'on ne saurait exagérer l'importance de cette parole, qui comprend toute une méthode. Mais éclairons-la par la suite du passage que nous venons de citer: « Si quelqu'un n'est pas assez savant pour pouvoir expliquer les passages de l'Écriture qui parlent des oeuvres, ou les mettre d'accord avec le reste de l'Écriture, et si on le contraint d'écouter les instances des adversaires, qui appuient de toute leur force sur les passages de ce genre, qu'il réponde avec simplicité : Vous vous appuyez sur le serviteur, c'est-à-dire sur l'Écriture, et non sur l'Écriture entière ni sur ses parties principales, mais sur quelques passages relatifs aux oeuvres.

 

1. Ad Gal. 3 (1535), Gal. 1, 388.

 

Je vous abandonne le serviteur, je m'appuie sur le maître, qui est le roi de l'Écriture, qui est mon seul mérite, ma justice et mon salut. C'est à lui que je me tiens, et je vous laisse les oeuvres que vous n'avez jamais faites. Voilé une réponse que ni le diable, ni les apôtres de la propre justice ne réfuteront jamais 1. » II serait superflu de faire ressortir l'importance d'une semblable déclaration. Luther ne parle pas ici pour le théologien, mais pour le simple croyant. Il a compris que ce n'est pas une preuve de fermeté de conviction ni de justesse d'esprit, de se croire obligé d'expliquer sans cesse tous les passages que l'on peut vouloir opposer aux doctrines fondamentales de l'Écriture, et à ce qui est toute l'Écriture, à la doctrine du salut.

 

Au reste, Luther n'a jamais prétendu tracer les règles de l'interprétation de la Bible. Ces règles, il les a données en trois mots, et il a résumé toute sa méthode dans cette courte parole qu'il a placée en tête de la première édition de ses oeuvres allemandes: Oratio, meditatio, tentatio!.

 

1. Tu urges servum, hoc est, Scripturam, et eam non totam, neque potiorem ejus parleur, sed tantum aliquot locos de operibus; hunc servum rel:nquo tibi, ego urgeo dominum, qui rex est scripturae, qui factus est mihi meritum et pretium justitiae et salutis. Ilium teneo, et in eo haereo. et relinquo tibi opera, quae tanien nunquam fecisti. Hanc solutionem neque diabolus neque ullus justiliarius tibi eripere aut evertere potest.

2. 63, 403 s. (1539). Melanchthon avait déjà exprimé éloquemment cette pensée dans sa Brevis discendae theologiae ratio, 1530. C. R. Il, 458.

 

Une dernière question se pose à nous. Nous avons montré Luther s'inclinant devant la Bible. Ne met-il pas la raison au même niveau?

 

Voici le mot de Luther, il ne nous sera point difficile à comprendre 1. A la diète de Worms, comme l'orateur de l'empire lui demandait « une réponse simple et nette », et le sommait de déclarer s'il voulait se rétracter ou non, le moine augustin répondit en un mot: « Tant que je ne serai pas convaincu par le témoignage de l'Écriture ou par une raison évidente (car je ne crois ni au pape ni aux conciles, comme il est certain qu'ils ont erré souvent et se sont contredits eux-mêmes), je suis lié par les passages de l'Écriture que j'ai cités, ma conscience est captive de la Parole de Dieu, et je ne puis ni ne veux rien rétracter, car il n'est ni sûr ni honorable de rien faire malgré sa conscience. » II serait puéril, tant la chose est connue, de mettre en regard de ce mot les nombreuses boutades de Luther contre la raison. Aussi bien, Luther n'a jamais entendu parler ici de la raison. Huit jours après avoir prononcé devant l'empereur sa déclaration solennelle, Luther avait occasion de la répéter en présence de quelques princes.

 

1. Voyez KOESTLIN, Luther's Rede in Worms, Halle, 1874, cité dans l'ouvrage du même auteur, Martin Luther, 1875, I, p. 451 as. Studien und Kritiken, 1875, I.

2. Hist. VI, 13 s. D. M. L. chrtstiana Responsio (1521) : Nisi convictus fuero testimoniis Scripturarum aut ratione evidente. Cf. 64, 382: Durch die Gezeugnuss der Geschrift oder dtirch scheinbarliche und merkliche Ursachen.

 

Le 24 avril, lorsqu'au domicile de l'archevêque électeur de Trèves, l'électeur de Brandebourg lui demanda s'il ne céderait point, « à moins qu'il ne fût convaincu par l'Écriture », il répondit : « Oui, ou par des raisons claires et évidentes 1. » Chose remarquable, soit par crainte d'être mal compris, soit peut-être parce que le dernier mot n'avait pas à ses yeux une grande importance, Luther ne paraît pas avoir reproduit le mot de « raisons évidentes ) dans le récit qu'il a fait en 1546 2 des événements de Worms, et plus jamais, après l'an 1521, il n'a rapproché ces deux mots: «l'Écriture et la raison). Il n'avait pourtant pas parlé sans peser ses paroles. En effet, il n'est pas de mot qui ait été plus familier au Réformateur, avant la diète de Worms, que celui-ci: « l'Écriture et la raison 3. » C'était sa formule, il en avait (on le voit par de nombreux exemples) pénétré son esprit. Cette formule, il l'avait prise dans saint Augustin, l'auteur de son choix et le patron de son ordre. Au moment même où il répétait devant les princes, la déclaration qu'il avait faite devant l'empereur, Luther rappelait la grande parole de saint Augustin, célèbre au Droit Canon, qui, nous l'avons vu, figure en tête du Décret 4, et qui se termine par ces mots: « l'Écriture ou de bonnes raisons, vel per illos auctores canonicos, vel probabili ratione. » Les raisons que Luther réclame sont d'autres raisons que la scolastique ou l'autorité des Décrétales, c'est l'Écriture sainte interprétée par la droite raison et par le bon sens.

 

1. Etiam, Domine clementissime, vet rationibus clarissimis et evidentibus (VI, p. 19). Ja, gnadiger Herr, oder durch helle Grunde.

2. 64, 371 : Ja, darauf stehe ich..

3. 1518, Freiheit des Sermons D. M. L., 27, 21 : Mit Schrtft oder mit Vernunft. 1520, Warum, etc., 24, 163: snit Schrijt und Vornunft. 1520, de Capt. Bab., hist. V, 30: sine Scripturis el ratione. Mars 1521, Resp. ad librum A. Catharini, hist. V, 297 : cum me audias rationem et Scripturas petere.

4. Ad Hieronymum ep. 82.