CHAPITRE IV
ÉRASME ET LA CRITIQUE
C'est dans les notes qui accompagnent le Nouveau Testament grec d'Érasme que nous trouvons toutes les hardiesses de sa critique : « Saint Jérôme, dit-il, déteste l'idée que les évangélistes aient commis une fraude, mais non une erreur de mémoire. L'autorité de l'Écriture, en effet, ne sera pas ébranlée s'ils varient dans les mots ou dans les pensées, pourvu que l'ensemble des faits dont il s'agit et dont dépend notre salut, soit bien établi. Comme l'Esprit divin qui dirige la pensée des Apôtres a permis que ceux qu'il inspire ignorassent certaines choses, que parfois ils tombassent en quelque erreur de jugement ou de sentiment, et cela sans que l'Évangile en ressente aucun dommage, et ces erreurs mêmes servent à affermir notre foi : de même l'Esprit a peut-être dirigé de telle manière la mémoire des Apôtres, que ce qui leur a échappé par une erreur humaine, non-seulement ne diminue pas la foi que mérite l'Écriture, mais même augmente cette foi.... Le Christ seul est appelé la Vérité, seul il n'a jamais fait erreur 1. » Il faut recueillir les jugements de notre auteur sur des questions dont plusieurs n'ont pas cessé d'être agitées jusqu'aujourd'hui.
« Il me semble plus probable, dit-il à propos de Matthieu, que cet Évangile a été écrit dans la même langue dans laquelle ont écrit les autres Évangélistes. Je pense de même de l'Épître aux Hébreux 2. » « L'Évangile de Marc peut paraître un abrégé de celui qui porte le nom de Matthieu 3. » « Luc n'a pas vu les choses qu'il raconte dans son livre 4 » Les mots: a délivre-nous du mal », paraissent à Érasme ajoutés dans l'Évangile de Luc par les copistes 5.
L'Évangile de Jean souleva une tempête d'oppositions. Érasme avait traduit, au verset 1: Au commencement était la Parole (et non le Verbe), in principio eras sermo. L'histoire de la femme adultère lui inspire cette pensée, qui devait être reprise plus tard: « Cette histoire ne se trouve pas dans le plus grand nombre des manuscrits grecs...., mais il a pu se faire que ce qui avait disparu de l'Évangile de Jean survécût dans un apocryphe... Il peut arriver qu'il se trouve dans les apocryphes beaucoup de choses vraies... Comme ce passage est reçu partout, surtout parmi les Latins, nous n'avons pas voulu le faire disparaître, d'autant que nous savons qu'il se trouve dans un manuscrit grec 1. » A propos du miracle de la Pentecôte, Érasme dit : « Il est probable que les Apôtres ont parlé dans leur langue, et c'est par un miracle que tous les ont compris, comme s'ils eussent entendu chacun sa propre langue 2. » A propos du fameux verset Romains 9, 5, Érasme dit nettement, mais dans l'édition de 1535 seulement: « Ce passage n'est point efficace pour convaincre les Ariens 3, et dans son commentaire, mais non dans sa traduction, où il est moins hardi, il place le point avant ces mots : Dieu béni éternellement, contrairement à l'interprétation traditionnelle de ce passage toujours invoqué en faveur de la divinité de Jésus-Christ.
L'explication qu'il donne des textes invoqués d'ordinaire en faveur de cette doctrine est pénétrante, nette, sévèrement grammaticale (quoiqu'elle ne soit pas toujours irréprochable) et fort peu conforme à l'orthodoxie et à la tradition 1...
L'Épître aux Éphésiens lui inspire cette remarque: « On retrouve dans cette Épître toute l'ardeur de saint Paul, toute sa profondeur, tout son esprit et son coeur; mais il n'y a pas d'endroit où son style soit si péniblement chargé d'inversions et de figures de toute espèce, que ce soit ici la faute de l'interprète dont il a usé, ou que la parole n'ait pu atteindre à la hauteur de la pensée. En tout cas, le style diffère tellement de celui des autres Épîtres de Paul, que l'on pourrait la croire d'un autre auteur, si l'âme et le génie de l'Apôtre n'y respiraient et ne l'en déclaraient l'auteur 2. » A propos de l'Épître à Philémon: « Je m'étonne, dit-il, que l'on ait pu douter si cette Épître est de saint Paul, tandis qu'il n'est rien de plus paulinien pour l'esprit et pour le mode de raisonnement 3. »
« Lecteur, dit Érasme à l'occasion de l'Épître aux Hébreux, je ne veux point que cette Épître te soit moins chère, parce qu'on a souvent douté si elle était de Paul ou d'un autre. Quel qu'en soit l'auteur, elle est digne d'être lue par des chrétiens. Si elle s'écarte grandement, pour ce qui est du langage, du style de Paul, elle n'en approche pas moins de son esprit et de son cœur. Mais si on ne peut reconnaître à des signes certains quel en est l'auteur, puisqu'elle ne porte aucun titre, on peut pourtant conclure de bien des indices qu'elle a été écrite par un autre que saint Paul... Pour le dire en passant, certains passages peuvent paraître favoriser les doctrines des hérétiques... Mais l'argument le plus certain est celui du style et du caractère du discours, qui n'a aucune parenté avec la phrase de saint Paul. Quant à ce que certaines gens avancent, que Paul a écrit en hébreu, et que Luc a retenu dans sa mémoire le contenu de sa lettre et l'a reproduit dans son style, je n'en veux rien dire. Car ce ne sont pas les mots ou les figures qui diffèrent, mais la différence est en tout... Au reste, il est extrêmement probable, comme saint Jérôme l'insinue dans son Catalogue des hommes illustres, que Clément, le quatrième évêque de Rome après saint Pierre, est l'auteur de cette Épître... Au temps de saint Jérôme, l'Église romaine n'avait pas encore reconnu l'autorité de cette Épître, et les Grecs, qui l'admettaient, n'estimaient pas qu'elle fût de saint Paul. Saint Jérôme, écrivant à Dardanus, dit qu'il n'importe pas de savoir quel en est l'auteur, du moment qu'elle est d'un homme d'Église. Et pourtant on est aujourd'hui, auprès de certaines gens, regardé comme pire qu'un hérétique si l'on doute de l'auteur de cette Épître; et pourquoi? parce que dans les églises on lui donne un titre et un nom 1. »
La Faculté de Paris avait censuré, en 1527, « comme arrogantes et schismatiques », les opinions d'Érasme sur Épître aux Hébreux: « Tandis que toute l'Église, disait la Sorbonne, a proclamé que cette Épître est de Paul, cet auteur doute encore! » Érasme répond 1 en écartant l'autorité des conciles: « Le titre, dit-il, n'a été employé par les conciles que pour désigner l'Épître... Ces mêmes docteurs qui, lorsqu'il leur est avantageux, affirment qu'elle est de saint Paul, montrent en d'autres lieux qu'ils doutent de son auteur; ainsi surtout Origène, Jérôme, Augustin. Si le concile de Nicée et les autres obligent toutes les consciences, pourquoi ces docteurs ont-ils osé, après eux, douter de l'auteur de cette Épître (de l'auteur, dis-je, et non de l'autorité) 2, sinon parce qu'ils se soucient peu du titre si l'autorité du livre est établie?... C'est une querelle sans issue que de disputer sur ce que vaut la coutume, et encore ne saurait-on affirmer qu'ici la coutume soit universelle. Et quand même le titre serait reçu, il faudrait savoir dans quel sens il est admis. On doit attendre du théologien des preuves plus fortes que la coutume et le nom qui est donné par l'Église 3, surtout quand les mots s'emploient dans tant de sens divers... »
Pour l'Épître de Jacques, Érasme n'a vu aucun manuscrit qui l'attribue à l'apôtre Jacques, et des auteurs soutiennent qu'elle n'est pas de Jacques le Juste, l'évêque de Jérusalem 1. « Cette Épître est remplie des préceptes les plus salutaires, et pourtant on a douté autrefois de son auteur. Elle ne paraît point, en effet, respirer la majesté et la gravité apostoliques 2. Elle n'a point les hébraïsmes que l'on pourrait attendre de Jacques, l'évêque de Jérusalem 3... Mais sur ce point je ne veux entrer en lutte avec personne. J'accepte l'Épître et je l'embrasse. Mais ce que j'admire, c'est qu'en de telles matières, ceux qui soutiennent leur opinion avec le plus d'obstination et de violence, ce sont des gens qui sont incapables de dire en quelle langue l'Épître a été écrite, en hébreu ou en grec, et quel traducteur l'a mise en latin. Jérôme fut un grand homme, il a douté et il n'a marqué son sentiment qu'avec beaucoup de réserve; pour nous, moins nous savons, plus nous avons de courage à affirmer 4. »
La première Épître de Pierre paraît à Érasme écrite à Babylone: « J'aime mieux croire que Pierre vivait à ce moment à Babylone... C'est un argument bien frivole que de prétendre que la primauté du Siège apostolique est ébranlée si Pierre a écrit cette Épître à Babylone, comme s'il n'avait pu s'établir ensuite à Rome.
Si la primauté du Siège de Rome a pour fondement le lieu où il est établi, il faudra se souvenir que Pierre a demeuré d'abord à Antioche 1, et ne sait-on pas que le Siége pontifical a plus d'une fois été transporté hors de Rome, comme lorsque Jean XXII l'a transféré à Lyon, où il est resté soixante-quatorze ans. Je ne fatiguerais point le lecteur de l'examen de semblables niaiseries si la mauvaise foi des calomniateurs ne m'y contraignait. »
« Sur la deuxième Épître, il y a aussi controverse quant à la personne de son auteur. Saint Jérôme l'atteste..., mais lui-même il varie, tantôt voulant qu'elle soit de Pierre, et rejetant la dissonance du style sur l'interprète dont il a employé les services, tantôt niant qu'elle soit de lui, parce que le style ne le permet point... Aussi, comme l'auteur dit avoir assisté à la vision sur la montagne, comme il fait mention de l'Église d'en haut 2, comme il appelle Paul son frère, l'idée d'un interprète, avancée par Jérôme, ne me déplaît point. On rapporte également que Marc a été, pour l'Évangile, le traducteur de Pierre. Sinon il faudrait croire que l'auteur a glissé avec intention ces allusions dans son livre, afin de se faire passer pour l'apôtre Pierre. C'est ce qu'a fait celui qui a composé bien des livres sous le nom de Clément 3. »
« Les deux dernières Épîtres de Jean ont été écrites par le presbytre, non par l'Apôtre 4 »
Érasme, qui avait imprimé avec si peu de soin le texte de l'Apocalypse, écrivait plus tard à N. de la Roche (26 mars 1524) «J'ai fini, au milieu de beaucoup d'autres travaux, la Paraphrase de tout le Nouveau Testament, excepté l'Apocalypse qui ne souffre pas la paraphrase et à peine la traduction, et je ne la crois pas digne de ce travail 1. » Son commentaire de l'Apocalypse est, en effet, presque nul. A la fin, il juge ce livre ainsi : « Je sais que de savants hommes ont poursuivi ce livre de beaucoup de critiques et l'ont accusé d'être l'oeuvre de la fraude, disant qu'il n'a rien de la gravité apostolique, et qu'il ne fait qu'envelopper de figures l'histoire du temps. Les pensées elles-mêmes, disent-ils, n'ont, rien qui paraisse digne de la majesté apostolique. Pour ne rien dire en ce moment de ces critiques, je me, sens ému, je l'avoue, entre autres raisons, de ce fait que l'auteur, écrivant des révélations, s'applique avec tant de soin à indiquer son nom, disant sans cesse: moi Jean, Ego Joannes.... Je ne veux pas rappeler que le style ne ressemble guère à celui de l'Évangile et de l'Épître... Ces raisons, dis-je, pourraient m'empêcher de croire que l'Apocalypse soit l'oeuvre de Jean l'évangéliste, si l'accord du monde entier ne m'appelait à une autre pensée, et surtout l'autorité de l'Église, quoique j'aie peine à croire que l'Église, en recevant ce livre, veut que l'on croie qu'il est de Jean l'évangéliste et qu'il pèse du même poids que les autres livres canoniques... Lorsque je considère la malice des hérétiques, je suis bien près de penser que Cérinthe, qui vivait au temps de saint Jean et qui, je crois, lui a survécu, a composé ce livre pour répandre son venin par le monde.
Mais, d'autre part je ne peux me persuader que Dieu ait pu permettre que la ruse du démon abusât pendant tant de siècles le peuple chrétien... Ce livre ne vaut point pour la discussion, car il ne contient que des allégories, mais il est d'un grand intérêt pour la connaissance des origines de l'Église. Parmi les joyaux il en est de plus précieux que d'autres, l'or peut être plus pur et mieux éprouvé que l'or. De même, parmi les choses sacrées, il en est de plus sacrées que d'autres. L'homme spirituel, dit saint Paul, juge de toutes choses, et il n'est jugé par personne 1. »
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