CHAPITRE II
ÉRASME ET LA BIBLE
Le retour à la Parole de Dieu, telle est aussi la devise du Chevalier chrestien, de ce livre fameux, dans lequel respire tout l'enthousiasme des premiers combats, et la noble ardeur d'une âme qui n'a point encore été attristée et abattue par les déceptions et les amertumes de la lutte 1.
C'est la guerre « contre le mal d'ignorance » dont Érasme donne les lois, et le premier mot de cette réforme fut, comme il arrive souvent, le plus beau : « Paul veut qu'on soit tousiours armé de priere et de science : lequel commande prier sans intermission. De ce vois tu la difference entre les humeines et diuines lettres : car toute escriture sainte est diuinement inspiree, et procedee de Dieu comme auteur. Ce qui y est le plus petit, ce donne à congnoistre l'humilité de la parole, laquelle enferme grans mysteres, quasi sous paroles souillées.... Mais pour ce que la foy est la seule porte pour aller à Christ, il faudra que la premiere reigle soit, que tres parfaitement tu sentes de lui et des escritures donnees par l'esprit d'iceluy. Et que tu croyes, non pas de bouche, non pas froidement, non par creinte, ne douteusement, comme fait le commun peuple des Chrestiens : mais que en tout ton coeur soit totalement fiché et immobilement assis, que un seul iota n'est pas contenu en icelles, que grandement n'appartienne à ton salut 1....
« La premiere chose dong soit de rien douter des promesses diuines. Mais la seconde est, que tu prennes la voye de salut, sans differer, sans creinte : mais d'un certein propos, de tout ton coeur, d'un fidele courage, et (comme pour dire) à l'espée, prest et appareillé de souffrir le detriment de ton bien ou de ta vie pour Christ...
Ne repense point, ne differe, et ne regarde point combien tu delaisses, certein, que Christ seul te satisfera pour toutes choses. Sois hardi seulement de toy attendre de tout ton coeur à lui : sois hardi de transferer tout ton soing sur lui. Cesse de t'appuyer sur toy, et te iette sur lui de pleine confidence, et il te recevra 1. »
Sous ces « armures de la chevalerie chrestienne », si vaillamment portées, ne semble-t-il pas voir, au premier rang des soldats de l'Évangile, ce jeune gentilhomme français qui paya de sa vie, en 1529, le crime d'avoir traduit fidèlement (car nous ne croyons pas que l'accusation contraire puisse être prouvée) le Manuel du Chevalier chrétien? Nous avons nommé Louis de Berquin.
C'est dans la Méthode de théologie, datée du 23 décembre 1548, que nous trouvons toute la pensée d'Érasme sur la Parole de Dieu 2 : « Que votre premier soin, dit-il au théologien, soit d'apprendre parfaitement les trois langues latine, grecque, et hébraïque 3... N'écoutez pas ces hommes qui, vieillis dans la sophistique et les lettres illettrées, s'en vont disant : Il me suffit de la traduction de saint Jérôme ; car c'est la réponse ordinaire des gens qui ne savent pas le latin et qui tourneront toujours en vain les pages de saint Jérôme.
Il n'est pas indifférent, sans doute, d'aller puiser aux sources mêmes ou à des marais impurs 1.:... Les manuscrits, sacrés n'ont-ils pas été autrefois, ne sont-ils pas trop souvent encore défigurés par l'erreur ou l'ignorance des copistes?... Que dire, si Jérôme lui-même s'est trompé plus d'une fois en établissant le texte, s'il s'est trompé en traduisant? Quittez cet air tragique, et cessez de crier : Cieux et terre! Parlons vrai (liceat vers loqui), Jérôme était un homme pieux et un homme savant, mais il était homme, il a pu se tromper, il a pu nous tromper, et falli potuit, et fallere 2. » Érasme reconnaît, après Augustin, certains degrés dans l'autorité des livres de la Bible, ordinem auctoritatis aliquem: « Ésaïe est pour moi de plus de poids que Judith ou qu'Esther, l'Évangile de Matthieu a plus d'autorité que l'Apocalypse attribuée à saint Jean, et les Épîtres de Paul aux Romains et aux Corinthiens plus que l'Épître aux Hébreux.... Cependant la variété où se plaît le Christ ne trouble aucunement l'harmonie du saint Livre, mais bien plutôt, comme la diversité des voix fait le charme d'un choeur, ainsi la variété du Christ fait des Écritures un admirable concert. Il se fait tout à tous les hommes, et jamais pourtant il ne diffère d'avec lui-même 3.....
Tantôt il donne les preuves de sa divinité, tantôt, dissimulant sa nature divine, il se montre homme à nos yeux.... Parfois il semble se contredire, et, dans certains récits, la variété dans le détail est manifeste 1.... » Mais, dit Érasme, la manière de triompher de toutes les difficultés est d' « éclairer tous les passages obscurs par la comparaison avec les autres passages 2 ». Foin de ces ignorants, dont le trépied est Ebrardus Graecista, ou ce livre si confus sur les noms hébreux, auxquels c'en est assez du Catholicon et trop d'Isidore 3. « Laissez, dit-il, au théologien les dictionnaires, les abrégés, les index ; quittez les marais impurs de tous les auteurs de sommaires 4, et faites de votre cœur la bibliothèque du Christ, tuum ipsius pectus bibliothecam facito Christi.... Votre enseignement pénétrera avec bien plus de puissance dans l'âme de vos auditeurs s'il sort vivant de votre poitrine, que si vous le tirez du fatras des auteurs.
« Mais, direz-vous, si je ne sais que cela, je serai mal armé pour les luttes de l'école. — Ce n'est pas un jouteur que nous voulons former, mais un théologien, un homme qui préfère exprimer sa doctrine par sa vie que par des syllogismes 5...
Mais celui qui désire plutôt d'être instruit dans la piété que dans l'art des disputes, doit, dès la première heure et avant toute autre étude, courir aux sources, rechercher les auteurs qui ont approché le plus près des sources 1... Notre temps a des pharisiens, des rabbins, des hypocrites, il a des phylactères que les sottes gens vont adorer. Prions le Christ de corriger nos pharisiens ou de les chasser loin de son troupeau ». Déjà en 1515, dans son Explication du psaume I, Érasme prononçait ce mot, qui est la devise de la théologie nouvelle : « Il faut revenir sans cesse aux sources si l'on veut être théologien, in fontibus versetur oportet, qui velit esse vere Theologus 2. »
Dans son livre sur la prédication, l'Ecclesiastes, composé à la fin de sa vie, en 1535 3, Érasme, reprenant une idée déjà indiquée dans sa Méthode de théologie, développe sa pensée sur l'allégorie, pensée assez obscure et qui trahit toute l'incertitude de son esprit. Érasme veut « que le prédicateur aille aux sources elles-mêmes, qu'il s'applique à tirer de ce qui précède et de ce qui suit le sens naturel de l'Écriture 4», ce sens « historique ou grammatical », comme il l'appelle 5; mais, préoccupé, comme il est naturel, de l'application que l'orateur chrétien doit faire de son texte aux besoins de l'auditeur, il cherche les règles de ce « sens spirituel 6 », sous le nom duquel il ne comprend pas autre chose que la plus légitime et la plus saine application de la Bible.
Il ne veut pas que l'allégorie rende l'Écriture « arbitraire et plus humaine que divine », mais il craint également une intelligence sèche, froide et étroite du sens de la lettre; c'est pourquoi il s'efforce de tracer les règles de l'allégorie, ou, comme il dit, du sens mystique de l'Écriture. Dans ces conseils aux prédicateurs, qui respirent la sagesse et la prudence d'un esprit délicat et d'une expérience consommée, ne sent-on pas une lassitude, une recherche du juste milieu, une défiance des partis extrêmes, qui sont en effet les caractères d'Érasme vieilli ? Dominé, comme tout ce qui l'entoure, par l'exemple des Pères, Érasme demande « que les preuves tirées de l'Écriture soient surtout empruntées aux Livres dont l'autorité n'a jamais été contestée ni chez les Hébreux, ni chez les Grecs et les Latins, tels que les quatre Évangiles, les Actes des apôtres, toutes les Épîtres de Paul, excepté celle qui est intitulée Épître aux Hébreux, la première de Pierre et la première de Jean. Ce n'est pas, ajoute-t-il, que j'enlève toute autorité aux autres Livres, mais l'autorité de ceux-ci est plus grande 1. » Il n'est rien de mieux fait pour nous montrer combien ce qu'Érasme appelait encore parfois, d'un mot barbare, la tropologie, diffère peu de ce que nous considérons universellement comme la seule et véritable application d'un passage, que le beau Commentaire du psaume I qu'Érasme écrivait en 1545, et qui serre de près la pensée du psalmiste en la ramenant constamment à l'esprit du lecteur 2. Dans les Commentaires sur les psaumes suivants, écrits après la Paraphrase du Nouveau Testament [1524(?)-1536], l'auteur, on peut le dire, se débat contre le sens de l'allégorie qui le domine si bien, que souvent son interprétation du psaume, devenue entièrement étrangère à la pensée du psalmiste, n'est plus guère qu'une amplification sans originalité et sans génie.
Ne voyons-nous pas Érasme 1, reprenant l'exégèse la plus ingrate du moyen âge, nous dire : « Toutes les fois que dans les mystères de l'Écriture nous voyons célébrer la gloire de la montagne de Sion et de la ville de Jérusalem, nous devons comprendre, sous ce nom, l'Église catholique ou la cité céleste. 2» Mais Érasme est toujours Érasme, et en réalité cette recherche inquiète des règles de l'explication de la Bible, recherche à laquelle n'ont pas encore renoncé aujourd'hui les esprits sincères, l'honore à nos yeux plus qu'elle ne nous surprend. Ce n'est pas une allégorie du moyen âge que ce commentaire énergique et élevé du psaume II : Quare fremuerunt gentes? « Lorsque la colère, la convoitise, l'ambition, l'avarice, excitent notre esprit à ce que défend l'Évangile, alors « les nations frémissent et les peuples méditent des choses vaines ». Si la raison elle-même cède au tumulte des passions, « les rois de la terre et les princes s'assemblent contre Dieu et contre son Christ ». Mais notre esprit repentant, se souvenant de sa liberté première et las du dur esclavage où le tient le péché, s'écrie : « Rompons leurs liens, et rejetons loin de nous leur joug. Du haut des cieux, le Seigneur aide nos efforts 3.... » Les paraphrases du Nouveau Testament 4, dont la première, celle des Romains (1517), est un classique et un modèle du genre, sont à une plus grande hauteur d'énergie et de fidélité.
Sa méthode est tout autre que celle qu'il essaiera d'appliquer aux psaumes. S'enfermant dans la pensée de l'auteur, il sait se défendre d'introduire dans son oeuvre aucune des pensées qui lui sont les plus familières. Il définit avec une grande délicatesse, dans la préface de sa Paraphrase de l'Épître aux Romains, dédiée au cardinal Grimani, sa méthode et son art : a relier les pensées détachées, adoucir les expressions dures, mettre de l'ordre dans ce qui est confus, développer les constructions embarrassées, défaire les nœuds du discours , apporter de la lumière dans les passages obscurs, donner à l'esprit hébreu la bourgeoisie romaine, en un mot, faire parler Paul, l'orateur céleste, en d'autres mots sans lui faire dire autre chose 1».
Érasme nous a montré comment on peut réaliser un pareil programme. Peut-être pourrait-on pourtant dire qu'il n'a pas fait une œuvre qui fut partout à la hauteur de son génie. Il semble surtout qu'à mesure qu'Érasme avance dans son œuvre, il se fatigue, et les longueurs augmentent. Comment, en effet, paraphraser les Évangiles et développer le Notre Père? Mais dans les premières paraphrases, et surtout dans celle de l'Épître aux Romains, Érasme exprime en réalité la pensée de saint Paul et fait sortir des mots tout ce qu'ils contiennent, avec la force et la simplicité du véritable exégète. Il faut admirer l'homme qui a pu, au commencement du seizième siècle et avant la théologie protestante, connaître si profondément le Nouveau Testament, et l'expliquer avec tant de vérité.
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