La Bible au seizième siècle.

 

CHAPITRE I

 

LA BIBLE EN FRANCE

 

Le retour à la Bible, tel était depuis bien des années, lorsque la Réforme se leva sur notre pays, le voeu et le cri de tous les bons esprits. En 1503 ou environ, un homme de coeur, Jean Bouchet, de Poitiers, écrivait le singulier livre qu'il a imprimé sous le nom de Sébastien Brant, Les Regnars traversant les perilleuses voyes des folles fiances de ce monde. « Ha, maudite introduction, criait-il aux moines mendiants, vous avez faict de l'eglise un exemple de iniquite et un patron de meschante vie. Que diray-ie plus, fors que les sainctes evangiles sont supprimées et les sainctes doctrines des peres reiectees et arriere mises... » Bouchet reproche aux théologiens « que tous ne sont pas bibliens ». Il faut le dire, ce sont plutôt les moeurs bibliques que la prédication de la Bible, que réclament les hommes généreux qui demandent « les sainctes evangiles ». Mais au moment où Jean Bouchet déplorait les maux de l'Église et demandait la Bible, la sainte Écriture, en langue française, allait être bientôt entre les mains du peuple chrétien.

 

En 1487, un chanoine de Notre-Dame de Paris, qui fut évêque d'Angers, Jean de Rély, publiait chez Antoine Vérard une édition de la Bible française de Guiars des Moulins, accompagnée de deux belles préfaces 1:

 

« Poures pecheurs aueuglez de bien faire qui viuez en ce monde et auez les cueurs mondains et mols a mal faire considerez que dieu ne veult pas la mort des pecheurs. Mais quilz viuent et se conuertissent. Pour ce ayez les yeulx ouvers que le diable ne vous preigne en ses latz. Vous prestres et gens deglise que estes oyseux apres vostre seruice congnoissez vous pas que le diable assault les humains de temptacions quand il les trouve oyseux. Parquoy il est necessaire de la fuyr sur toutes choses et faire bonnes oeuures agreables a dieu et desplaisantes au dyable d'enfer. Et pour ce que oysiuete est ennemie de lame il est necessaire a toutes gens oyseux par maniere de passer temps lyre quelque belle hystoire ou autre liure de science diuine. Vous pouez lire ce present liure qui est la saincte -bible laquelle a este translatee de latin en francoys sans rien adiouster que pure verite comme il est en la bible latine (?) rien na este laisse sinon choses qui rie se doiuent point translater. Et a este la translation faicte nompas pour les clercz mais pour les lais et simples religieux et hermites qui ne sont pas litterez comme ils doiuent aussi pour autres bonnes personnes qui viuent selon la loi de hiesuchrist lesquelz par le moyen de ce liure pourront nourrir leurs ames de diuines histoires et enseigner plusieurs gens simples et ignorans.... Et a este ceste bible en francoys la premiere foys imprimee a la requeste du tres - crestien roy de france charles huytiesme de ce nom. Et depuis a este corrigee et imprimee..... »

 

1. REUSS, Rcv. de théol., janv. 1857, p. 157.

 

La première édition de la Bible française avait paru à Lyon en 1477 ou 1478, « veue et corrigee par venerables personnes freres iullien macho et pierre farget docteurs en theologie de lordre des augustins de lyon suz le rosne 1». Pas plus que les éditions précédentes, la Bible de Jean de Rély n'était une traduction véritable du texte sacré. Mais c'est un trait particulier de ces origines encore obscures du mouvement évangélique en France, que cette bienveillance que les rois et les grandes dames de la cour ont eue longtemps pour la liberté de la religion et pour la traduction de la Bible dans la langue du peuple. L'oeuvre que Jean de Rély avait tenté de faire, son ami, le pieux Jacques Le Fèvre, la reprit sous la protection du roi François I".

 

«Il arriva pour lors (1525), dit le secrétaire de l'évêque Briçonnet, Jean Lermite 2, qu'on feit imprimer par commandement du Roy, les Évangiles et Épîtres de saint Paul en françoys 3, ce que le susdit prélat (Briçonnet) jugea pouvoir soulager l'ignorance et l'incapacité des vicaires..... leur enjoignant, en l'absence des prédicateurs, de lire à leurs paroissiens l'épître ou l'évangile du jour, affin qu'ils peussent, par ce moyen, en tant que Dieu leur en donnoit la grâce, rompre le pain de l'Évangile et en repaistre le peuple commis à leur gouvernement. »

 

1. Voyez REUSS, l. c., p. 134. Il serait curieux de rechercher les traces de l'activité littéraire de ces deux religieux.

2. HERMINJARD, Corresp. des Réformateurs, I, p. 220. Pour tout ce récit, je n'ai ajouté que fort peu de chose aux savantes notes de M. Herminjard.

3. Les Épistres et Évangiles des cinquante et deux dimanches de l'an, à l'usage du dioecese de Meaux, 1525. (Voyez l'étude de M. Graf, dans la Revue de théologie historique de Leipzig, 1852, 1 et 2, et l'article de l'Encyclopédie de M. Herzog, 2, édition, IV, 481, revu par M, Schmidt.)

 

Dès l'année 1523 avait paru à Paris, chez Simon de Colines, le Nouveau Testament traduit sur le latin par Le Fèvre d'Étaples : « Et présentement, dit le traducteur dans l'Epistre exhortatoire du deuxième volume (6 novembre 1523), il a pieu à la bonté divine, inciter les nobles cueurs et chrestiens désirs des plus haultes et puissantes dames et princesses du royaulme, de rechief faire imprimer le Nouveau Testament pour leur édification, afin qu'il ne soit seulement de nom dict Royaume très-Chrestien, mais aussi de faict. » Les mots soulignés ne se trouvent que dans l'édition de 1523 et dans celle de Bâle, 1525, in-8°; ils ont été retranchés des suivantes. Ce qu'un Français ne remarquera pas sans émotion, c'est que ce voeu, si noblement exprimé en faveur de notre pays, avait été formulé dans les mêmes termes, quelques semaines auparavant, par Luther, dans sa lettre au duc de Savoie, datée du 7 septembre 1523 1. Le Fèvre se plaisait à répéter le pieux souhait du Réformateur allemand.

 

Nous ne pouvons nous défendre de reproduire ici quelques mots de la célèbre préface à tous Chrétiens et Chrétiennes, que Le Fèvre écrivait, le 8 juin 1523, pour le premier volume de son Nouveau Testament :

 

« Quand sainct Paul estoit sur terre, preschant et annonceant la parolle de Dieu avec les autres apostres et disciples, il disoit : Ecce nunc tempus acceptabile, ecce nunc dies salutis (II Corin. VI). Aussi maintenant le temps est venu que nostre Seigneur Jésuchrist, seul salut, vérité, et vie, veult que son évangile soit purement annoncée par tout le monde, affin que on ne se desvoye plus par autres doctrines des hommes, qui cuydent estre quelque chose, et (comme dit sainct Paul) ilz ne sont riens, mais se déceoyvent eulx-mesmes (Galat. VI).

 

1. HERMINJARD, I, p. 153: Ut vere tandem Francia possit dici ab Evangelio regnum christianissimum.

 

Parquoy maintenant povons dire, comme il disoit : « Ecce nunc tempus acceptabile, ecce nunc a dies salutis. Voicy maintenant le temps acceptable, voicy a maintenant les jours de salut. »

 

« Et affin que ung chascun qui a congnoissence de la langue gallicane, et non point du latin, soit plus disposé à recepvoir ceste présente grâce, laquelle Dieu, par sa seule bonté, pitié et clémence, nous présente en ce temps, par le doulx et amoureux regard de Jésuchrist, nostre seul saulveur,.... vous sont ordonnées en langue vulgaire, par la grâce d'icelluy, les évangiles, selon le latin qui se list communément par tout, sans rien y adjouster ou diminuer, affin que les simples membres du corps de Jésuchrist, ayans ce en leur langue, puissent estre aussi certains de la vérité évangélique comme ceulx qui l'ont en latin. Et après auront, par le bon plaisir d'icelluy, le résidu du nouveau testament, lequel est le livre de vie, et la seule reigle des Chrestiens... Sachons que les hommes et leurs doctrines ne sont riens, sinon autant que elles sont corroborées et confirmées de la parolle de Dieu. Mais Jésuchrist est tout. » Ce que l'on ne sait pas assez , bien que M. Reuss l'ait démontré dans la Revue de théologie (3' série, III et IV), c'est que le Nouveau Testament de Le Fèvre, revu en 1535 par Pierre Robert Olivétan, puis en 1551, après la mort de Pierre Robert, par Calvin, et depuis retouché par mille mains, sert encore aujourd'hui, sous le nom de version d'Ostervald ou de Martin, à l'usage religieux du plus grand nombre des chrétiens français.

 

Ce noble enthousiasme pour la Parole de Dieu anime déjà la préface du Commentaire sur les Psaumes, achevé par Le Fèvre en 1509, au couvent de Saint-Germain-des-Prés, et son beau Commentaire sur les Épîtres de saint Paul, dédié à Briçonnet le 15 décembre 1512. Dans la préface de ce Commentaire, il s'excuse d'avoir ajouté à la Vulgate le sens du texte grec, l'intelligentia ex graeco: « On nous pardonnera, sans doute, quand on aura reconnu que nous n'avons rien osé changer à la version de saint Jérôme, mais bien à l'édition vulgaire qui existait longtemps avant Jérôme, ce bienheureux luminaire de l'Église, et que lui-même blâme, critique et reprend ainsi que nous, en l'appelant l'ancienne et vulgaire édition. » Le Commentaire contient, dans l'Examen de certaines questions relatives à la lettre, quelques notes d'une critique encore bien peu assurée. On y lit 1 que saint Paul a écrit l'Épître aux Hébreux en hébreu, et que le titre a été perdu par la faute des copistes et des traducteurs. Après l'Épître à Philémon, Le Fèvre reproduit la correspondance légendaire de Paul et de Sénèque. Il remarque que « Sénèque paraît avoir quelque peu dissimulé et obscurci son style, et ceci sans doute avec intention ». A la suite de l'Épître aux Colossiens, il imprime celle aux Laodicéens, sans en affirmer, il est vrai, l'authenticité : « J'ai trouvé une épître intitulée Épître de Paul aux Laodicéens, en quatre endroits : à Padoue, au couvent de Saint-Jean du Verger; à Cologne, chez les Frères de la Vie Commune, et à Paris dans la bibliothèque du collége d'Autun et dans celle de la Sorbonne. » Quelque retardée que fût encore la critique de Le Fèvre, le fait capital de tout ce mouvement n'est-il pas la faveur immense avec laquelle la traduction, encore bien imparfaite, de la Bible en français fut reçue?

 

1. In Heb. 1, 1.

 

Le Fèvre écrit à Farel, de Meaux, le 6 juillet 1524 1 : « Vous ne sauriez croire, depuis le jour le Nouveau Testament en français a paru, de quelle ardeur Dieu anime les esprits des simples, en divers lieux, pour recevoir la Parole..... Quelques-uns, appuyés sur l'autorité du Parlement, ont tenté d'en interdire l'usage; mais le Roi, qui veut que ses sujets entendent librement et sans obstacle, dans la langue où ils peuvent, la Parole de Dieu, a pris la défense du Christ. Dans tout notre diocèse (Le Fèvre était vicaire spirituel de l'évêque de Meaux), aux jours de fête et surtout aux jours de dimanche, l'épître et l'évangile sont lus au peuple en la langue vulgaire.... Mon Révérend Maître (Briçonnet), ému par la lettre d'Œcolampade, a confié â Gérard (c'est Gérard Roussel), chanoine et trésorier de notre église, la charge d'expliquer au peuple de l'un et de l'autre sexe, tous les jours, à une heure matinale, les épîtres de Paul d'après l'édition française, non par un sermon, mais en les interprétant par une lecture suivie (per modum lecturae interpretando). Il a ordonné que la même chose fût faite dans les principaux endroits de son diocèse, et il a donné cette mission aux prédicateurs les plus purs (purioribus) que nous ayons pu rencontrer, à Jean Gadon, à Nicolas Mangin, à Nicolas de Neufchâteau, à Jean Mesnil, compagnon de Michel (d'Arande), l'apôtre du duché d'Alençon... » A Paris, au même moment et dès la fin de mars, Caroli, docteur en Sorbonne, lisait, en l'église de Saint-Paul, l'Épître aux Romains en langue vulgaire, et les hommes et les femmes qui assistaient à ces exercices religieux apportaient avec eux le Nouveau Testament français.

 

1. HERMINJARD, 103, 1, p. 220.

Dans le diocèse de Meaux, Briçonnet avait fait distribuer gratuitement des exemplaires du Nouveau Testament de Le Fèvre à tous les pauvres qui en faisaient la demande. Le zèle de Briçonnet fut de courte durée, son courage céda. Dès l'année 1523, la Sorbonne avait condamné la proposition suivante : « Tous les chrétiens, et principalement les clercs, doivent être induits à l'étude de l'Écriture sainte, parce que les autres sciences sont peu utiles. » « Cette proposition, disait la Faculté de théologie, sent l'erreur des pauvres de Lyon. » Le timide Briçonnet avait reculé. Mais, en 1556, Farel se souvenait encore qu' « environ quarante ans, plus ou moins », auparavant, le pieux vieillard, Jacques Le Fèvre, l'avait un jour saisi par la main et lui avait dit: « Guillaume, le monde sera renouvelé, et tu le verras. Guilelme, oportet orbem immutari, et tu videbis. »