CHAPITRE III
L'INTERPRÉTATION
Le premier souci du prêtre, pour lequel le latin de la Bible et du bréviaire était une langue morte, était de prononcer correctement, à l'autel, les paroles sacrées, et de bien placer l'accent dans le plain-chant. Nos dictionnaires et nos manuels donneront donc, pour chaque mot, la prononciation, ou, comme on disait, l'accentuation: Media correpta, ou penultima producta. Cette partie, bien extérieure, de l'étude de la Bible et des livres liturgiques, paraissait si importante aux théologiens du treizième siècle, que Jean de Gênes a cru devoir donner à son grand ouvrage, au Catholicon, le nom de Prosodia. On trouve en tête des dictionnaires de la Bible, on apprend et on récite, sans les bien comprendre, des règles de grammaire extraites de Priscien, compilateur lui-même, et développées par Remi d'Auxerre, par Pierre Hélie, le « commentateur », par le Floriste, par Michel le Modiste, et par tous les auteurs qui ont écrit si longuement sur les modi significandi, c'est-à-dire sur les parties du discours, sur la grammaire. Pour aider la mémoire, comme on apprend l'histoire sainte dans l'Aurore de Pierre Riga, on se meuble l'esprit des vers du Doctrinal et des chevilles inouïes du Grécisme :
Est solcecismus vitium seu barbaque rismus.
C'est là que l'on apprend à mettre en vers claqueritas et claqueritudo, c'est là que l'on trouve de ces distinctions qui font frémir :
Scire facit mathesis, sed divinare mathesis, Datque mathematicos comburi theologia.
Mais rien ne donnera une idée des gloses qui accompagnaient ces poèmes, de la glosa Admirantes surtout, la glosa cacabilis Alexandri, où l'on trouve des dissertations si étranges sur les lettres de l'alphabet, moins singulières pourtant que celles que les prêtres de campagne lisaient dans leur Mammotrectus : « La lettre v, ouverte d'un côté et qui, de l'autre, se joint à la suivante, désigne la nature humaine du Christ, quae a parte matris inchoatur et divinitati copulatur; la lettre d, fermée de toutes parts, marque la divinité du Christ qui n'a pas eu de commencement et n'aura pas de fin ». Les nombreux passages de la Bible qui ont trait à l'histoire naturelle s'expliquent au moyen d'Isidore et de ces livres étranges, appelés le Physiologus et le Lapidaire, qui sont presque aussi anciens que le christianisme, et que les dictionnaires et les manuels copient à l'envi. C'est là que nous trouvons les dissertations sur la vertu des pierres, la description des moeurs des animaux fabuleux dont les noms remplissent les bestiaires, du chameaupart (c'est la girafe) et du griffon, l'histoire du rhinocéros et de ses amours.
Sur la Bible elle-même et sur son origine, il n'est que juste de dire que les prologues de saint Jérôme ont fait toute la science du moyen âge. Quelques notions sur les traducteurs de la Bible empruntées à Isidore, des dissertations fort longues sur les quatre dimensions de l'Écriture, voilà toutes les connaissances que les lecteurs de nos commentaires possèdent sur la Bible. L'Écriture a quatre dimensions : largeur, dans l'étendue des deux Testaments; longueur, dans le récit des temps et des âges; élévation, dans la description des trois hiérarchies (ecclésiastique, angélique et divine); profondeur, par l'intelligence mystique. Le Christ a, dans les livres légaux, l'apparence d'un lion, à cause de son autorité souveraine; dans les livres historiques, la figure d'un boeuf, a à cause des exemples de sa force et de sa patience; » dans les livres sapientiaux la face d'un homme, à cause de sa prudence et de sa sagacité, et dans les livres prophétiques, la figure d'un aigle, à cause de sa pénétrante intelligence de l'avenir. On emprunte à Haymon, cité par la Glose, des dissertations singulières sur la fameuse penula, le manteau de saint Paul, la toge consulaire que le père de l'apôtre avait reçue des Romains et que Paul conservait « en souvenir » ; d'autres pensent, au contraire, que la penula est un livre, et l'on fait des vers techniques pour graver ces définitions dans la mémoire des écoliers :
Est Haimo testis quod fertur penula vestis, Hieronymus fatur quod sic liber intitulatur.
Les mots d'hagiographe, d'apocryphe, fournissent la matière de longues discussions sur l'origine de ces termes Ab apo, quod est valde, et cryphum, quod est obscurum, vel ab apo, quod est de, et crisis, quod est secretum. On explique le récit de la création par des étymologies comme celle de l'abîme, à laquelle chaque auteur, d'Isidore à Hugution, d'Hugution à Guillaume le Breton, ajoute une dérivation nouvelle et une nouvelle bizarrerie : Abyssus, quasi adipsus, parce que c'est à l'abîme, ad ipsum, que reviennent, comme à leur mère, tous les torrents ; byssus, quasi ab- visus, id est absque visu, parce que l'on ne peut en pénétrer la profondeur ; l'abyssus désigne aussi la profondeur des Écritures. Jusqu'ici Hugution; le Breton renchérit : Vel dicitur ab a, quod est sine, et byssus (le byssus est « une sorte de lin très-blanc ») ; l'abîme s'appelle donc abyssus parce qu'il est « sans blancheur ». Le nom de Jéhovah, le tétragramme, s'explique, d'après la Glose, par le sens de ses quatre lettres, JHVH : « le Christ est la vie. » Le nom de saint Luc signifie ipse elevans, car l'évangéliste s'est élevé à l'amour de Dieu par la contemplation. Luc se dit aussi a lute, car il a été la lumière du monde, et comme la lumière a sublimité, délectabilité, vélocité, utilité, ainsi l'évangéliste, etc...
Toute cette exégèse obéit à la règle de la quadruple interprétation, qui domine toute l'intelligence de la Bible au moyen âge. Saint Augustin 1 voyait dans l'Écriture un quadruple sens, le sens de l'histoire, celui des causes, ceux de l'analogie des deux Testaments et de l'allégorie:
« Ce qui ne peut être compris littéralement sans absurdité, dit-il quelque part 1, doit être regardé comme une figure. Saint Eucher, évêque de Lyon au cinquième siècle, a le premier montré 2 comment l'Écriture sainte a un corps, une âme et un esprit; le corps en est la lettre, l'âme est le sens moral ou tropique, l'esprit, dit-il, se trouve dans le sens supérieur qu'on appelle anagogique. Il est, ajoute-t-il, des auteurs qui placent l'allégorie a la quatrième place. « Le Ciel est, d'après l'histoire, ce que nous voyons; selon la tropologie, c'est la vie céleste; suivant l'allégorie, il est le baptême, il désigne les anges par l'anagogie. » Saint Grégoire, dans ses Morales, a légué aux siècles qui l'ont suivi le perpétuel exemple du quadruple sens des mots, l'exemple du nom de Jérusalem, que reprend tout ce qu'il y a au moyen âge de dictionnaires, de grammaires et de traités sur la Bible : historiquement, Jérusalem est la ville sanglante (Nahum, 3, 1); tropologiquement, elle est le type de l'âme fidèle dont la conscience est en paix; allégoriquement, elle est la figure de l'Église militante où règne la paix, par la charité et la bienveillance, et anagogiquement elle représente l'Église triomphante qui est au-dessus de tous les assauts. Les copistes, qui reproduisent à l'envi cet exemple et celui du temple de Jérusalem, emprunté à Bède (car leur érudition n'est pas variée), nous apprennent que saint Jérôme prévaut pour le sens historique, saint Grégoire pour la tropologie, saint Ambroise pour l'allégorie, saint Augustin pour l'anagogie. Cette distribution, dira plus tard Érasme (Ecclesiastes, vol. III, p. 1034), est assez semblable à celle qu'on a faite des articles du symbole entre les douze Apôtres.
Enfin, depuis le Catholicon, nos théologiens copient, en les défigurant par de nouvelles fautes de quantité, les quatre vers, déjà peu latins, que chacun sait par coeur :
Littera gesta docet, quid credas allegoria, Moralis, quid agas, quo tendas anagogia.
Bède, tous nos dictionnaires, Pierre Riga dans le prologue en prose de son Aurore, Alexandre de Hales, qui nous montre le sens de la Bible semblable à la Trinité, trinus in uno, saint Thomas d'Aquin et toute l'école, suivent et copient le premier qui a prononcé le nom d'un quadruple sens. Hugues de Saint-Victor, au contraire, exclut l'anagogie et fait de l'histoire le fondement du triple sens, tandis que le dictionnaire théologique attribué à Geoffroy le Breton (quatorzième siècle 1) appelle les quatre intelligences « les quatre filles de notre mère, la sagesse ». Lorsque Nicolas de Lire, le franciscain qui fut enterré à côté d'Alexandre de Hales dans la grande église des Cordeliers de Paris, osa, dans les remarquables préfaces de sa Postule, déclarer ceci : « L'explication mystique, qui s'écarte du sens de la lettre, doit être estimée indécente et déplacée (inepta)... Ce n'est que du seul sens de la lettre, et non du sens mystique, que l'on peut tirer une preuve dans la discussion » ; lorsqu'il osa conseiller de revenir « au texte hébreu, comme à l'original », la réaction se souleva contre lui.
Ses commentaires, si supérieurs à ceux de ses contemporains, n'ont guère été copiés qu'en la compagnie des additions de l'évêque de Burgos, qui se demande si le postillateur a eu raison de préférer le sens littéral de l'Écriture aux autres sens, et répond : « Et videtur quod non, » car l'apôtre a dit : La lettre tue.
Peut-être jugera-t-on avec moins de sévérité le moyen âge et la définition qu'il s'efforce de donner de l'allégorie et de son emploi, lorsqu'on saura quelle peine les théologiens luthériens, aussi bien qu'Érasme, ont eue, à leur tour, à donner les véritables règles de l'interprétation de la Bible. Ne serait-il pas vrai de dire que nous les cherchons encore aujourd'hui?
Le dernier objet de notre étude doit être de déterminer l'autorité que le moyen âge reconnaissait à la Bible.
La théologie, il n'est pas besoin de le dire, ne mettait pas en doute l'inspiration de la Bible. Cette inspiration elle-même n'avait pourtant jamais été définie. Une intéressante controverse s'était débattue, à l'origine même du moyen âge, entre l'illustre Agobard et Frédégise, abbé de Saint-Martin de Tours. Pour Frédégise, l'inspiration s'étendait jusqu'aux mots eux-mêmes : « Le Saint-Esprit, disait-il, n'a pas seulement inspiré aux auteurs leurs pensées, leurs arguments et la manière de les présenter, mais il a, du dehors, placé les mots mêmes en leur bouche 1. » Agobard lui répond qu'il ne reste plus qu'à prétendre que le Saint-Esprit a fait parler les prophètes comme autrefois l'ange fit parler l'ânesse de Balaam : « Restai ergo ut sicut ministerio angelico vox articulata formata est in ore asinae, ita dicatis formari in ore Prophetarum. » Cette opposition ne se renouvela guère.
Au temps dont nous nous occupons , des manifestations comme celle d'Agobard n'ont plus de place dans la théologie; la théorie du quadruple sens permet de comprendre le texte sacré de la manière désirée sans trop d'efforts. Nous voyons, bien au contraire, plusieurs auteurs représenter Dieu, par manière de parler, comme l'auteur de leurs propres livres, dans les mêmes termes où ils lui attribuent les livres saints. L'idée, universelle au moyen âge, que l'Église avait l'autorité de Dieu même, devait mettre sur un même pied de respect et de créance un grand nombre de livres, de décrets et de canons de conciles; en sorte que l'on a pu dire (et sans cette remarque il sera toujours impossible de comprendre le point de vue des réformateurs et leur liberté vis-à-vis de la Bible) qu'au moyen âge l'idée du Canon n'existait pas.
Quelle était sur ce point si important la loi de l'Église, et quels étaient les textes ?
Le code universellement admis des lois de l'Église, le Décret de Gratien, mérite bien, à cet égard, son titre de Concordia discordantium canonum, car il juxtapose les décrets les plus divergents. La tendance même du livre est bien, au fond, le respect de l'autorité exclusive de l'Écriture sainte. Les textes que Gratien cite avant tous les autres sont les célèbres passages de saint Augustin sur l'Écriture et les docteurs, en particulier l'épître 82 à saint Jérôme 1 : « Ego solis. J'ai appris à accorder aux seuls écrits qu'on appelle canoniques, un tel degré de respect et d'honneur, qu'il m'est impossible de croire que leurs auteurs soient tombés, lorsqu'ils écrivaient, en aucune erreur...
Lorsque je lis les autres auteurs, quelle que soit l'autorité de leur sainteté ou de leur science, je ne les crois point parce qu'ils ont parlé, mais parce qu'ils me prouvent, par le témoignage des auteurs canoniques ou par des raisons probables, la vérité de ce qu'ils enseignent, vel per illos auctores canonicos, vel probabili ratione. » Le texte du Décret est inintelligible : Per alios auctores, vel canonicas vel probabiles rationes. Nous retrouverons ce texte du droit canon à Worms , sur les lèvres de Luther; il est devenu le cri de guerre de la Réforme.
Lorsqu'au contraire Gratien ne traite plus de l'Écriture, mais de la tradition, il énonce des propositions directement contraires aux doctrines que nous venons de l'entendre professer. Il emprunte à saint Basile 1 un passage qui a joué un grand rôle dans l'histoire de la canonisation des traditions de l'Église : « Des institutions de l'Église, nous recevons les unes par l'Écriture ; d'autres sont venues jusqu'à nous par la tradition apostolique, et ont été confirmées par ceux qui ont été les successeurs des apôtres dans leur ministère; certaines ont reçu leur force de la coutume et leur autorité de l'usage; aux unes et aux autres il est dû un culte égal et une égale piété 2. » Il est impossible de traduire avec exactitude les solécismes et les contre-sens du texte dont Gratien a fait la loi de l'Église; jamais Basile n'a rien dit de semblable à ce que l'on vient de lire, et les correcteurs romains, qui ont redressé en 1582 le texte du Décret, ont fort bien rétabli le passage de saint Basile comme il suit : « Les unes et les autres ont la même puissance pour exciter à la piété 3. »
Mais avant que les correcteurs eussent fait disparaître des textes classiques les erreurs qui dénaturent absolument le sens des Pères, les Pères du Concile de Trente s'étaient approprié les contresens de Gratien ; le passage de saint Basile, tel qu'il avait été copié par un moine peu scrupuleux, sert encore aujourd'hui, de par l'autorité d'un concile général, à exprimer le respect de l'Église pour les traditions : Pari pietatis affectu et reverentia. Gratien, ou son copiste, avait sans doute sous les yeux un manuscrit qui disait : Par virtus, utrisque, et effectus. Une faute de copie est devenue la loi de l'Église.
En un autre passage 1, Gratien pose en principe que « les épîtres décrétales sont placées au rang des Écrits canoniques » ; il avance ce fait sur la foi d'un passage de saint Augustin, si évidemment détourné de son sens, que les correcteurs ont eux-mêmes fait remarquer qu'il ne s'appliquait point ici. Enfin 2 Gratien déclare que « les Épîtres décrétales sont élevées au même rang d'autorité que les canons des conciles ». Tel était, dans les lois de l'Église, le désaccord et la contradiction des textes. Il serait intéressant et profitable de rechercher les commentaires que les glossateurs du Décret ont donnés de ces textes discordants. Peut-être n'ont-ils pas été fréquents ceux qui ont su dire, avec Hugution, souvent nommé, dans sa Lectura super decreto 3: « Ce que nous lisons dans les écrits de l'Ancien et du Nouveau Testament doit être cru sans aucun doute, indubitanter.
Il n'en est pas ainsi des écrits des Saints Pères. Canonicis scripturis. Les écrits canoniques auxquels on doit obéissance sont ceux qui sont contenus dans le canon de l'Ancien et du Nouveau Testament. D'autres disent que le Décret appelle Écritures canoniques en général tous les livres reçus et approuvés par l'Église : Quod ego non credo. »
Nous ne nous étendrons pas sur la liberté de l'interprétation. La règle des augustins, par exemple, l'excluait formellement en disant : « Le maître biblique ne doit rien avancer dans l'interprétation des Livres saints qui soit en désaccord avec l'enseignement des bienheureux docteurs de l'Église, ou qui paraisse s'écarter des décrets de la sainte Église romaine et des sacrés conciles approuvés par elle 1.» Gerson disait expressément dans ses Propositions sur le sens littéral de la Sainte Écriture : « Le sens littéral de l'Écriture doit être apprécié suivant que l'Église, inspirée et gouvernée par le Saint-Esprit, l'a déterminé, et non suivant l'arbitre et l'interprétation d'un chacun 2. »
On ne peut s'étonner après cela, tant l'autorité de la Bible était devenue incertaine et son interprétation arbitraire, d'entendre l'un des plus illustres prédicateurs de la fin du moyen âge, Geiler de Kaysersberg, qui est enterré au pied de la chaire de la cathédrale de Strasbourg, dire sans ironie: a L'Écriture sainte est comme un nez de cire, chacun peut la tordre comme il veut 3. »
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