CHAPITRE X
BÈZE ET LES ESTIENNE
Après avoir produit Calvin, la Réforme française semble avoir voulu se recueillir, car les hommes éminents qui vinrent après lui sont des disciples bien plus que des maîtres.
L'école de Calvin a produit des exégètes distingués. Si notre objet était de traiter des auteurs qui ont étudié l'Ancien Testament, nous devrions parler ici de Jean Mercier, auquel Richard Simon reconnaît « toutes les qualités d'un savant interprète de l'Écriture ». Mais, outre qu'une sage réserve doit nous interdire le terrain de la science hébraïque et talmudique, dans laquelle Mercier a excellé, le sujet des études juives est, par nature, différent du nôtre, et il a été traité par un auteur allemand 1 avec une assez grande autorité pour que la science puisse se contenter des développements précis et lumineux du professeur d'Iéna, aujourd'hui professeur à Tubingue. Il nous faut donc nous borner à recueillir ce regain de la réforme biblique du seizième siècle que nous offriront les travaux des compagnons et des disciples de Calvin sur le Nouveau Testament.
Le nom des Estienne est illustre dans l'histoire de la Bible; c'est de leur célèbre maison que sont sorties plusieurs des éditions les plus fameuses du livre saint. Dans ces antiquités vénérables du grand art de la typographie, l'imprimeur était en même temps le critique; il est vrai que le meilleur critique n'a pas toujours laissé le nom le plus célèbre.
Simon de Colines était le beau-père de Robert Estienne, dont il avait épousé la mère, veuve d'Henri Estienne premier du nom.
En 1534, il imprima à Paris, en format in-8o, avec titre grec, une édition du Nouveau Testament, bien peu connue, et qui, d'après les plus excellents critiques, peut être considérée comme la meilleure des éditions anciennes. Il prend pour base de son texte l'édition d'Érasme, de 1522, dont il corrige le texte d'après la Polyglotte ou d'après des manuscrits que l'on pense avoir retrouvés à la Bibliothèque nationale de Paris 1. Colines est, pour deux cents ans, le dernier éditeur qui ait osé s'abstenir d'imprimer dans le texte le passage des Trois Témoins. M. Reuss, le meilleur juge en ces matières, estime que pendant ces deux cents ans personne n'osa marcher dans les voies de la critique avec la même indépendance et la même fermeté.
La première édition de Robert Estienne, l'édition 0 mirificam, en très-petit format, parut en 1546, et la grande édition Regia, en un superbe in-folio, en 1550. Cette dernière, au lieu qu'Estienne ait amélioré son oeuvre, est certainement, au jugement de la critique moderne, inférieure à la première. Robert Estienne avait, seul avec son jeune fils Henri, accompli l'oeuvre immense de réunir et de comparer les manuscrits, en même temps qu'il dirigeait l'impression des nombreuses éditions sorties de son atelier. On a retrouvé, avec fort peu de chances d'erreur, presque tous les manuscrits dont a fait usage R. Estienne; le plus grand nombre sont des manuscrits de la Bibliothèque du Roi 2. Presque tous ces manuscrits appartiennent à la famille dite byzantine.
Un des manuscrits de Paris est un manuscrit oncial, c'est ñ (=L, Pariensis, 62, saec. 8). Ce qui est plus considérable, c'est qu'il est certain que le manuscrit qu'Estienne appelle ß est le Cantabrigiensis (D), le fameux manuscrit des Évangiles qui plus tard appartint à de Bèze; c'est ce manuscrit, dont nous allons retrouver l'histoire, qui, comme le dit le célèbre imprimeur dans l'Épître au Lecteur, de l'an 1550, « a été collationné en Italie par ses amis ». Quant au texte qu'Estienne appelle a, c'est l'édition d'Alcala, reproduite du reste avec bien peu d'exactitude 1. La tâche qu'Estienne s'était imposée dépassait en réalité les forces d'un homme, aussi a-t-on remarqué que dans la grande édition Royale, à mesure qu'il avance dans son travail, sa main se lasse et son courage faiblit, en sorte qu'à fort peu d'exceptions près, toutes les corrections qu'Estienne a apportées dans le texte d'Érasme se trouvent dans les livres historiques du Nouveau Testament, tandis que les Épîtres et l'Apocalypse sont reproduites à peu prés telles que les avait publiées le critique de Rotterdam.
On sait que l'édition publiée par Estienne en 1551 est la première dans laquelle aient été distingués les versets.
M. Scrivener, qui a publié avec tant d'exactitude le manuscrit de Cambridge et le texte de l'édition Royale, nous promet une collation complète des deux premières éditions d'Érasme avec la Polyglotte, l'édition d'Estienne de 1550 et le texte d'Elzévier de l'an 1624.
Une pareille édition, dont au reste les principaux éléments se trouvent déjà dans le livre de M. Reuss, rendrait à l'étude du Nouveau Testament de grands services, et il faut espérer que l'auteur aura la patience de l'achever, et l'Université de Cambridge la générosité d'en enrichir les études bibliques.
Le nom d'Henri Estienne, l'un des plus illustres parmi les maîtres de la science française, ne peut être omis ici. Quoique l'auteur du Thesaurus n'ait pas pris, sinon par l'aide qu'il a prêtée à son père et par les éditions qu'il a imprimées, une part directe aux travaux dont le Nouveau Testament a été l'objet, les théologiens du siècle suivant l'ont rangé avec raison au nombre des ancêtres de la critique biblique. Son Traité sur l'origine des erreurs, imprimé à la suite de ses Castigationes in M. T. Ciceronis quamplurimos locos (Paris 1557, in-8°), a mérité d'être reproduit en partie par L. Cappel dans sa Critica sacra 1, comme le code de la critique conjecturale et le meilleur modèle de l'art de rétablir un texte, art que le dix-huitième et le dix-neuvième siècle devaient appliquer à la Bible avec tant de perfection.
Le souvenir de Théodore de Bèze est intimement lié au nom des Estienne. La grande oeuvre de de Bèze, et le grand service qu'il a rendu à l'étude de la Bible, n'est pas la publication de ses éditions et de ses Commentaires: de Bèze a eu le bonheur mérité de conserver à la science deux des plus vénérables manuscrits du Nouveau Testament, et ce serait assez pour que son nom dût figurer en un rang honorable dans une étude sur le Nouveau Testament.
L'histoire de ces précieux documents est elle-même fort obscure 1. L'un est le célèbre Codex Bezae Cantabrigiensis; Bèze nous dit par deux fois qu'il a été trouvé dans le couvent de Saint-Irénée, à Lyon, en 1562, lors du sac de cette ville par des Adrets. Bèze était à ce moment chapelain et conseiller de l'armée huguenote. En 1546, nous le savons, l'évêque de Clermont en Auvergne, Guillaume du Prat, avait avec lui cet important manuscrit au Concile de Trente; Bèze lui-même l'appelle par deux fois, non pas, comme à l'ordinaire, Lugdunensis, mais Claromontanus, en sorte qu'on a pu se trouver tenté d'attribuer au manuscrit qui est aujourd'hui à Cambridge le nom de Claromontanus, qui appartient à celui de Paris. La provenance du manuscrit dit de Clermont n'est pas beaucoup plus certaine. Bèze dit l'avoir trouvé dans le couvent de Clermont en Beauvaisis. Parle-t-il du couvent des Trinitaires, qui était dans cette ville? Nous ne le savons. Le nom d'un évêque de Clermont, dont le souvenir est attaché au manuscrit de Lyon, a pu éveiller le soupçon d'une erreur de nom et de lieu, comme de Bèze en a fait plus d'une en parlant de ses deux manuscrits. Une chose est certaine, c'est que les deux manuscrits sont parfaitement indépendants et distincts. Bref, le manuscrit des Évangiles et des Actes, ce précieux document du sixième siècle, fut donné, en 1581, par de Bèze à l'Université de Cambridge, et le Claromontanus, qui contient les Épîtres de Paul, écrites également au sixième siècle, et accompagnées de la version dite itala, passa, des héritiers de Claude Dupuv, dans la Bibliothèque du Roi. Il est aujourd'hui un des principaux ornements de la Bibliothèque nationale où il figure sur les rayons de la galerie Mazarine, et où il porte la rubrique grec 107.
Rien ne marque mieux la timidité d'esprit de de Bèze que la lettre dont il accompagna le don du célèbre manuscrit à l'Université de Cambridge 1: «J'ai trouvé, dit-il, surtout dans l'Évangile de saint Luc, une telle différence entre ce manuscrit et les autres, même les plus anciens, que, pour éviter de blesser personne, j'ai pensé qu'il valait mieux le mettre à part que le publier 2. Dans ce désaccord, qui n'a trait qu'aux mots et ne s'étend pas aux pensées, je n'ai rien vu qui me permit de supposer que le texte ait été corrompu par les anciens hérétiques. Au contraire, j'ai remarqué bien des choses qui méritent d'être observées avec un grand soin: certains mots ne s'éloignent de la forme reçue que pour se rencontrer avec les écrits des Pères grecs et latins; plus d'un passage vient confirmer l'ancien texte latin. »
La première édition du Nouveau Testament grec, donnée par de Bèze, est de l'an 1565, in-8°, et est sortie des presses d'H. Estienne; la grande édition de 1582, in-folio (s. l.), est accompagnée d'un commentaire fort étendu. Ce commentaire, il faut le reconnaître, fait peu honneur à la science critique de l'auteur.
De Bèze ne sait rien de la question du dernier chapitre de saint Marc, que l'on reconnaît avoir manqué dans les anciens textes. Il pense que le mot de « plusieurs », dont se sert saint Luc au premier verset de son Évangile, désigne les Évangiles de Nicodème, des Nazaréens, de Thomas, des Égyptiens, et le Protévangile, supposition qui révèle un esprit peu au courant de la littérature évangélique. En revanche, la péricope de la femme adultère (Jean 8) lui paraît « suspecte », ainsi que le récit lui-même. Il est vrai, dit-il, qu'un seul de mes dix-sept textes ne contient pas ce passage (c'est le manuscrit L), mais les autres documents montrent une étrange variété 1. Le théologien orthodoxe sait fort bien remarquer qu'Érasme se prononce contre les passages relatifs à la divinité de Jésus- Christ, et déclare 2 qu'Érasme « a prêté son aide au diable ». Il ne s'arrête pas à la difficulté relative au titre de l'Épître aux Éphésiens. Quant à l'Épître aux Hébreux, il en défend l'origine paulinienne avec assez peu de critique. Il ne se demande pas quel est l'auteur de l'Épître de Jacques, il ne discute pas un instant l'authenticité de la deuxième Épître de Pierre, il nomme l'apôtre Jean comme l'auteur de la deuxième Épître; enfin son Commentaire est tout autre chose qu'un ouvrage de critique. Pour le texte, on peut remarquer une chose étrange: dès 1565, la version latine, en grande partie, d'après M. Reuss, semblable à celle que de Bèze avait imprimée dès 1556, admet des corrections fort hardies au texte généralement reçu, mais de Bèze n'ose introduire ces hardiesses dans le texte.
Luc 2, 33, il appelle Joseph, dans le latin mais non dans le texte grec, « le père de Jésus-Christ »; Matthieu 27, 35, il rejette, mais dans son Commentaire seulement, le mot « afin que fût accompli », etc.; Colossiens 1, 14, il conserve en grec, quoique ses notes le condamnent, le mot « par son sang »; Luc 2, 14, il préfère, sans vouloir pourtant l'imprimer, la leçon « paix aux hommes de bonne volonté » ; Jean 7, 8, il admet dans ses notes cette parole de Jésus: « Je ne monterai pas à la fête », parole qui paraît contredite par les faits, au lieu que le grec de son édition dit: « pas encore ». Dans tous ces passages, le calviniste rigide craint d'innover, ou même de fournir des armes aux adversaires de la divinité de Jésus-Christ. Au reste, la timidité de de Bèze augmente avec l'âge; dans la grande édition de 1582, il fait disparaître du texte latin plusieurs des corrections qu'il y avait maintenues jusqu'alors. En général, il faut reconnaître que de Bèze, qui avait devant lui, outre les documents que lui avait communiqués Henri Estienne, ses deux anciens manuscrits 1 et les versions syriaque et arabe, n'a pas fait grand usage des précieux éléments de critique qu'il avait entre les mains et ne s'est pas montré maître dans l'art difficile de la critique. Mais si de Bèze montre généralement, dans la critique du texte, à côté de cette timidité que nous avons remarquée, de la sobriété et un bon jugement, d'autre part il cite les manuscrits sans les apprécier et compte les autorités plutôt qu'il ne les pèse.
Ainsi, bien peu d'années après Calvin, la critique française avait déjà jeté son dernier feu. Elle devait, au siècle suivant, briller d'un vif éclat dans l'Église Réformée de France avec les Bochart, les Carpel, les Blondel et les Daillé; mais son objet a cessé d'être le Nouveau Testament. L'histoire de l'Église, champ de bataille naturel de l'Église Réformée contre l'Église Romaine, l'Ancien Testament, la géographie et les antiquités sacrées, devaient être les premiers objets de la critique renaissante; mais pour longtemps, et la chose s'explique par trop de raisons, l'étude du Nouveau Testament était morte dans notre pays.
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