CHAPITRE VII
LUTHER ET LA CRITIQUE
Jusqu'à sa retraite à la Wartbourg, nous trouvons Luther bien étranger aux questions de critique. Dans les mois, pourtant si remplis, de sa captivité, seul avec quelques livres, parmi lesquels le Nouveau Testament d'Érasme, dans l'édition de 1519 1, Luther eut le temps de se livrer à l'étude, et c'est tout un système de critique que nous présentent les préfaces de son Nouveau Testament, imprimé en 1522.
Ces préfaces, on le sait, sont de véritables modèles d'analyse. Aucun morceau de théologie n'a dépassé, comme profondeur et comme pénétration, la préface de l'Épître aux Romains. Ces courtes dissertations sont en même temps un véritable manuel de critique. Luther y expose ses opinions sur certains livres du Nouveau Testament avec une entière franchise. Plusieurs livres (ce sont l'Épître aux Hébreux, celles de Jacques et de Jude, et l'Apocalypse) sont déplacés de leur rang et rejetés à la fin du Nouveau Testament.
Dans la préface de l'Épître aux Hébreux, Luther explique ainsi le changement qu'il a introduit dans l'ordre des Livres saints: « Jusqu'ici nous avons vu les livres principaux du Nouveau Testament, les livres qui sont vrais et certains. Les quatre livres qui suivent ont été autrefois considérés autrement 1. Et d'abord, on voit que l'Épître aux Hébreux n'est pas de saint Paul, ni d'un Apôtre, par le chapitre II, où il est écrit: Cette doctrine nous est venue par ceux qui l'ont reçue du Seigneur. Il est clair que l'auteur parle des Apôtres comme peut faire un disciple qui a reçu sa doctrine des Apôtres, et peut-être après bien des années. Car saint Paul témoigne avec puissance, au premier chapitre des Galates, qu'il n'a reçu son Évangile d'aucun homme, ni par l'intermédiaire des hommes, mais de Dieu même.
« Outre cela, cette Épître présente un nœud bien dur, c'est qu'au VI° et au X° chapitre elle refuse absolument la repentance à ceux qui ont péché après le baptême 1, et qu'au chapitre XII elle dit qu'Ésaü a recherché la repentance et ne l'a pas trouvée. Cela paraît bien contraire à tous les Évangiles et à toutes les Épîtres de Paul. Et, quoi qu'on puisse dire pour expliquer ces mots, les paroles sont si claires que je ne sais si on y parviendra. Il me semble que cette Épître est composée de plusieurs morceaux, et qu'elle ne traite pas avec ordre un même sujet.
Quoi qu'il en soit, c'est une belle Épître (so ists je eine ausbündige feine Epistel), qui parle avec science et avec autorité du sacerdoce de Jésus-Christ, et qui use richement et habilement de l'Ancien Testament. Il est certain qu'elle est l'oeuvre d'un homme pieux et savant, d'un disciple des Apôtres, qui a été à leur école et qui est expérimenté dans la foi et versé dans l'Écriture. Et, bien qu'il ne pose pas le fondement de la foi, ce qui est la mission des Apôtres, comme il le dit lui-même au chapitre VI, il bâtit sur ce fondement avec de l'or, de l'argent et des pierres précieuses, comme Paul dit au III° chapitre de la Ire aux Corinthiens. Ne nous émouvons donc pas si quelquefois il s'y trouve mêlé du bois, de la paille ou du foin 2, mais recevons avec beaucoup de respect ce beau livre, sans pourtant l'égaler aux Épîtres des Apôtres.
« Qui a composé ce livre? Nous ne le savons et on ne le saura sans doute pas de quelque temps. Mais il importe bien peu, et il nous suffit de la doctrine. »
Luther ne s'est pas toujours exprimé aussi nettement sur cette Épître. Dans un des sermons de la Postille, composé également à la Wartbourg, il cite un verset des Hébreux comme de « saint Paul 1»; de même en 1523 et encore en 1535 2; ailleurs, ainsi déjà dans un autre sermon de 1522 3, dans un sermon de 1525 4, et encore dans son dernier Commentaire sur la Genèse 5, il évite ce nom, ou il rappelle ses doutes. Dans le sermon de 1522 que nous venons de mentionner, il indique déjà que « quelques-uns pensent que cette Épître est de Luc, et d'autres, qu'elle est d'Apollos »; en 1537, dans un sermon qui n'a été publié qu'après sa mort, il disait: « Apollos était un homme de haute intelligence, l'Épître aux Hébreux est certainement de lui 6 ». Dans le Commentaire sur la Genèse il dit encore: « L'auteur de l'Épître aux Hébreux, quel qu'il soit, que ce soit Paul, ou, comme je le crois, Apollos 7 ...» Mais, dans ce même ouvrage qui est son dernier livre, il montre 8, à l'inverse de ce qu'il a soutenu auparavant, comment on doit comprendre le passage sur la pénitence (12, 17) qui l'avait si vivement choqué autrefois.
L'Épître de Jacques, que nous avons vu Luther traiter avec défiance dès 1549, est jugée ainsi dans la préface qu'il a composée pour elle: « J'accepte l'Épître de saint Jacques, bien qu'elle ait été rejetée par les anciens, et je la tiens pour bonne, parce qu'elle n'enseigne pas la doctrine des hommes, mais qu'elle insiste fortement sur la loi de Dieu. Mais pour en dire ma pensée, et sans vouloir blesser personne, je ne la tiens pas pour l'oeuvre d'un Apôtre, et voici mes raisons:
« D'abord, elle contredit en face saint Paul et toute l'Écriture, en attribuant la justice aux oeuvres, et en soutenant qu'Abraham a été justifié par ses oeuvres. Ce défaut montre qu'elle n'est pas d'un Apôtre.
« En second lieu, elle prétend enseigner les chrétiens, et son auteur ne trouve pas le temps de parler une fois des souffrances du Christ, de sa résurrection, de son esprit. Il nomme plusieurs fois le Christ, mais il ne dit rien de lui: il ne parle que d'une foi générale en Dieu 1. Or, l'office d'un véritable Apôtre est de prêcher sur les souffrances du Christ, sur sa résurrection, sur son oeuvre, et de poser ce fondement, car le Maître a dit aux siens (Jean, 15): Vous me servirez de témoins. Tous les véritables Livres saints sont d'accord pour prêcher le Christ et pour mener à lui. C'est là en effet la vraie pierre de touche pour juger de tous les livres, que de chercher s'ils mènent à Christ ou non, puisque toute l'Écriture montre le Christ (Rom. 3), et que Paul ne veut pas savoir autre chose que le Christ (I Cor. 2). Ce qui n'enseigne pas le Christ, n'est pas apostolique, quand même saint Pierre ou saint Paul l'aurait écrit.
Mais ce qui prêche le Christ est toujours apostolique, lors même que ce serait l'oeuvre de Judas, d'Anne, de Pilate ou d'Hérode 1.
« Ce Jacques, au contraire, ne fait pas autre chose que d'insister sur la loi et les oeuvres. Il brouille si bien toutes choses, qu'il me semble que c'était quelque homme pieux qui avait retenu quelques propos des disciples des Apôtres et qui les a jetés sur le papier; ou peut-être un autre a-t-il écouté sa prédication et l'a-t-il reproduite de mémoire...
« En un mot, il a voulu s'opposer à ceux qui se reposent sur la foi sans les oeuvres, et il s'est montré, d'esprit, de sens et de langage, au-dessous de sa tâche; il déchire l'Écriture et contredit Paul et toute l'Écriture sainte, il veut obtenir de la prédication de la loi ce que les Apôtres obtiennent de l'amour. C'est pourquoi je ne veux pas l'avoir dans ma Bible au nombre des livres principaux 2; je ne veux néanmoins empêcher personne de l'y placer, et de l'estimer comme il lui plaira, car il contient bien des préceptes utiles. » Dans la dernière édition de la Bible allemande, revue par Luther, en 1545, le mot: « Il déchire l'Écriture », ne se trouve plus, non plus que celui-ci: «Je ne veux pas l'avoir dans ma Bible. » Un passage presque semblable à la préface que l'on vient de lire, et qui se trouvait dans les Sermons sur la première Épître de saint Pierre, publiés en 1523 par Cruciger 3, ne se retrouve plus dans l'édition nouvelle de ces sermons faite par George Roerer en 1539.
Dans une note de la Kirchenpostille 1, qui se trouve pour la première fois Jans l'édition publiée par Cruciger, en 1543, que Luther, il est vrai, n'a pas revue lui-même, nous trouvons encore une parole sévère sur l'Épître de Jacques, et dans le dernier Commentaire sur la Genèse, écrit à la fin de sa vie, Luther ne craint pas de dire: « Jacques a tort de conclure qu'Abraham a été justifié en suite de son obéissance... Jacques est fou: il n'est pas vrai que les œuvres justifient... Que nos adversaires nous laissent donc en paix avec ce Jacques qu'ils nous opposent toujours 2 ! » Il est vrai que Luther était mort avant que le volume où se trouve ce mot eût été donné à l'imprimeur. Dans les Tischreden, c'est-à-dire dans ces Entretiens familiers qui nous ont été conservés par les hôtes habituels de sa maison, Luther s'exprime encore avec autant de vivacité qu'au premier jour: «Beaucoup ont travaillé, peiné, sué sur l'Épître de saint Jacques, pour la concilier avec saint Paul; Melanchthon a essayé la chose dans son Apologie, mais il n'y a pas pensé sérieusement, car c'est bien une contradiction formelle que celle-ci: la foi justifie, la foi ne justifie pas. Celui qui pourra accorder ces deux mots, je lui mettrai mon bonnet de docteur sur la tête, et je consens à ce qu'il me traite de fou 3. »
A bien considérer, nous ne trouvons plus, dans aucun des livres que Luther a publiés lui-même à la fin de sa vie, aucune de ces paroles dures sur l'Épître de Jacques dont il avait été si prodigue dans les premiers temps. Il n'a pas changé d'opinion, car ses cours, ses sermons mêmes et surtout ses entretiens, montrent toujours la même pensée. et dans aucune édition de son Nouveau Testament, il n'a retiré les livres contestés de la dernière place où il les avait relégués. Mais il n'est plus aussi vivement engagé dans les mêmes querelles, et il efface de ses livres les passages qu'il trouve dangereux et les assertions qu'il considère comme imprudentes. C'est ainsi que nous ne retrouvons plus, dans les dernières éditions du Nouveau Testament 1, la fameuse préface de 1522 où nous lisons ces mots:
« Après tout ceci, vous pourrez comparer les livres du Nouveau Testament et juger quels sont les meilleurs. Car l'Évangile de Jean, les Épîtres de saint Paul, surtout celle aux Romains, et la première Épître de saint Pierre sont le noyau et la moelle du Nouveau Testament. Ils devraient aussi être les premiers, et il faut conseiller à tous les chrétiens de les lire en premier lieu et le plus souvent, et d'en faire leur pain de tous les jours.
« Car dans ces livres vous ne trouverez pas beaucoup d'oeuvres et de miracles du Christ 2, mais vous y verrez admirablement dépeint comment la foi en Christ triomphe du péché, de la mort et de l'enfer, et donne la vie, la justice et le salut. C'est là la véritable manière de l'Évangile, comme nous l'avons enseigné 3.
« Si je devais jamais être privé de l'un ou de l'autre, des oeuvres du Christ ou de sa prédication, j'aimerais mieux me passer des oeuvres que de l'enseignement du maître. Car ses oeuvres ne sauraient me sauver, mais ses paroles donnent la vie, comme il le dit lui-même. Et comme Jean parle très-peu des oeuvres du Christ, et beaucoup de sa doctrine, tandis que les autres Évangiles parlent beaucoup des oeuvres et peu des discours, l'Évangile de Jean est le seul, le tendre, le véritable et principal Évangile 1, il doit être préféré de beaucoup aux trois autres et il doit être mis bien au-dessus d'eux. De même les Épîtres de saint Paul et de saint Pierre dépassent de beaucoup les trois Évangiles de Matthieu, de Marc et de Luc.
« En somme, l'Évangile de saint Jean et sa première Épître, les Épîtres de saint Paul, surtout celles aux Romains, aux Galates, aux Éphésiens, tels sont les livres qui nous montrent le Christ, et qui nous enseigneraient tout ce qu'il nous est nécessaire de savoir, quand même nous ne lirions ni n'entendrions jamais aucun autre livre ni aucune autre doctrine. C'est pourquoi l'Épître de saint Jacques est véritablement, en comparaison avec eux, une Épître de paille, car elle n'a pas la manière de l'Évangile. » Nous avons déjà vu, par la préface de l'Épître aux Hébreux, certainement écrite avant celle-ci, ce que signifie cette parole.
L'Épître de Jude paraît à Luther « un extrait de la deuxième Épître de saint Pierre »; l'auteur parle des Apôtres « comme un de leurs disciples aurait pu faire après bien des années », il cite des livres apocryphes; «il est donc inutile parmi les livres principaux, qui doivent poser le fondement de la foi 1. » Luther répète ce jugement, deux ans après, en 1524, dans les sermons sur la deuxième Épître de Pierre et sur celle de Jude 2, mais sans y insister, et en 1544, dans le Commentaire sur la Genèse 3, il nomme l'auteur « l'Apôtre Jude ».
Dans les préfaces de 1522, Luther n'exprime aucun doute sur l'auteur de la deuxième Épître de Pierre, mais il ne le nomme pas non plus. En diverses circonstances, en 1521 et 1522 4, Luther s'était appuyé sur l'autorité de Pierre, qu'il désigne comme l'auteur de la deuxième Épître; en 1524, dans ses sermons sur cette Épître, il s'exprime ainsi:
« Saint Pierre rend ici â la doctrine de l'apôtre Paul un témoignage qui montre suffisamment que cette Épître a été écrite longtemps après celles de saint Paul. Ce passage est un de ceux qui pourraient engager à croire que cette Épître n'est pas de saint Pierre 5, de même que celui où il dit, au même chapitre, que Dieu ne veut pas qu'aucun périsse, mais que tous viennent â la repentance, car il descend quelque peu au-dessous de l'esprit apostolique. Pourtant il est permis de croire que cette Épître est néanmoins de l'Apôtre 6 ... »
Plus tard, comme en général nous voyons Luther se détourner des questions de critique, qui ne l'ont occupé que peu de temps, nous ne trouvons plus sous sa plume aucun mot qui prouve qu'il ait poursuivi cette pensée.
L'Apocalypse est l'objet, dans la préface de 1522, d'un de ces jugements hardis, comme nous n'en trouvons plus les années suivantes que dans les entretiens familiers de Luther. « Pour ce Livre de la Révélation, dit-il, je laisse chacun maître de suivre son sentiment, et je ne veux pas que personne se croie lié à mon jugement ou à mon idée. Je dis ce que je sens. Dans ce livre, il me manque plus d'une chose; et je ne crois pas qu'il soit apostolique ni prophétique. D'abord et surtout les Apôtres ne se préoccupent pas des visions, mais ils pensent simplement et clairement, comme font Pierre, Paul et le Christ dans l'Évangile.... Je le mets presque au niveau du quatrième livre d'Esdras, et je ne peux trouver qu'il ait été inspiré par le Saint-Esprit.... Beaucoup de Pères ont aussi autrefois rejeté ce livre.... Enfin, que chacun en pense ce que son esprit lui inspirera. Mon esprit ne peut s'accommoder de ce livre, et il me suffit de voir que le Christ n'y est ni honoré ni connu, tandis que la première tâche que Jésus ait donnée à ses Apôtres est celle-ci: Vous me servirez de témoins. C'est pourquoi j'en reste aux livres dans lesquels le Christ m'est présenté clairement et purement. »
Dans un sermon de l'année 1525, qui se trouve dans la Postille, Luther dit en passant: « Notez que saint Paul n'estime guère les prédictions de choses futures, telles qu'ont été- en ces derniers temps celles de Lichtenberg (Jean de Lichtenberg était un astrologue alsacien dont les pronostics faisaient grand bruit en ce temps) et de l'abbé Joachim, et tel qu'est presque tout le livre de l'Apocalypse 1 ....» Ces derniers mots, on ne s'en étonnera point, ont été supprimés en 1543, dans l'édition de Cruciger, de même que la préface de l'Apocalypse, déjà retranchée dans l'édition de 1530, a disparu du Nouveau Testament de 1545, où nous lisons seulement ces mots: « Quant à nous, nous laisserons encore la question dans le doute 2....» C'est ainsi que Luther, qui avait commencé par les jugements les plus hardis, termine par une résignation qui est bien près de l'indifférence aux questions de critique.
Ce changement de front n'a pas de quoi nous étonner. Pendant les premières années de sa carrière, le Réformateur luttait contre lui-même et contre le monde pour conquérir le principe du salut, la justification par la foi. Impétueux comme il était de sa nature, il renversait tous les obstacles et brisait toutes les barrières. Dans les années qui ont suivi, Luther n'a guère changé de pensée; mais pour lui, l'intérêt s'était porté ailleurs. Il n'a pas dit autre chose, mais il n'a plus parlé comme il parlait autrefois.
|