VEAU D'OR

I Le récit de Ex 32, qui parle de l'acte d'idolâtrieaccompli par les Israélites au pied du Sinaï, est mentionné plusieursfois dans les textes bibliques (Ne 9:18,Ps 106:19,Ac 7:39). Lesvariantes que présente ce chapitre font nettement supposer lacombinaison de deux récits parallèles: (a) l'idole, d'après v. 4 et v. 24, est en or massif,et, d'après v. 20, d'une matière combustible, sans doute du bois; (b) d'après v. 5b, elle représente Yahvé, tandis que,d'après v. 1,41, 26, ce serait un dieu rival de Yahvé; (c) les v. 14 attribuent à Aaron la fabrication del'idole; ailleurs, aux verset 5,20,35, Aaron ne l'aurait vue qu'aprèssa fabrication; (d) d'après v. 7 et suivant, c'est Yahvé qui auraitaverti Moïse de ce qui se passait dans le camp; or, dans v. 16 etsuivants, Moïse et Josué éprouvent une grande surprise de ce qu'ilsvoient et entendent, une fois arrivés dans le camp; (e) dans v. 9 et suivants, Yahvé déclare qu'il vadétruire le peuple, Moïse intercède et Yahvé retire sa menace;cependant, aux verset 31 et suivants, Moïse intercède de nouveau,comme s'il ne savait rien de cet acte de miséricorde divine.--Notrechap, actuel résulte de la combinaison des deux documentsprophétiques J et E, mais, semble-t-il, avec prédominance de E etadditions du Rédacteur deutéronomique. Dans Ex 32 et Ex 33,la distinction des sources est du reste très difficile et conserve uncaractère assez conjectural. En ce qui concerne le fait lui-même raconté Ex 32 (surlequel on reviendra plus loin, lorsqu'il sera question del'établissement, par Jéroboam I er, des taureaux de Dan et deBéthel), il faut remarquer ici que la traduction «veau d'or»,généralement adoptée par les versions, ne rend pas exactement le sensdu mot hébreu et met exclusivement l'accent sur la question d'âge de l'animal; or, si telle avait été son intention, le narrateuraurait sans doute précisé le sens du mot, comme le fait Le 9:3.En effet, le terme égèl (fém. êglâ) désigne, dans Ge15:9, un animal âge de trois ans; dans Jug 14:18, un animalemployé aux labours; dans Os 10:11,Jer 50:11, un animal quifoule le grain. Par conséquent, ici, le mot désignera un jeunetaureau qui, sans être arrivé encore à son plein développement, vientde parvenir à l'âge adulte, à celui de la force physique; c'est eneffet la notion de force, de vigueur que doit exprimer le simulacrematériel choisi par Israël pour représenter son dieu. Quant à lafabrication même de cette image divine, on devra admettre que letaureau d'or consistait en une carcasse de bois, laquelle aurait étérevêtue d'un placage de lamelles d'or; c'est ainsi qu'on sereprésentera le mieux la possibilité matérielle de sa fabrication, etcelle de sa destruction, d'après v. 20. Comment l'Israël de l'époque mosaïque a-t-il pu en venir à l'idéed'une semblable représentation animale de son dieu? En d'autrestermes, quelle serait l'origine possible d'une pareille conceptionreligieuse? On a longtemps cru qu'il fallait voir là une influenceégyptienne, un emprunt fait au culte du taureau noir Apis adoré àMemphis, ou à celui du taureau blanc Mnevis. Mais, outre que le cultedes Égyptiens s'adressait, non pas à des images matérielles de cesanimaux, mais aux êtres vivants eux-mêmes, il semblerait bienextraordinaire que, à peine délivrés du joug égyptien, les Israéliteseussent eu l'idée de choisir la forme d'un des dieux de ce pays pourreprésenter le dieu même qui les avait délivrés de ce joug-là. Lamention de ces dieux représentés sous une forme animale ne seretrouve nulle part dans l'A.T., à la seule exception de Jer46:15 où, grâce à la coupure pratiquée dans un mot, on obtient lalecture adoptée par les LXX: «Pourquoi Apis s'est-il enfui?»L'origine égyptienne de cette conception cultuelle a été généralementabandonnée, et on en est arrivé à la conviction qu'on est ici enprésence d'un \estige des vieilles conceptions religieuses desSémites, chez lesquels on voit le taureau jouer, dès les temps lesplus anciens, un rôle très considérable: les données fournies, soitpar les documents écrits, soit par les monuments, produisent despreuves abondantes que cet animal, comme type de l'énergie vitale etsans doute aussi de la puissance génératrice, a été le représentantde plusieurs des principales divinités du panthéon sémitique. Ilsuffira de rappeler ici le fait que, chez les Phéniciens par exemple,le taureau était la représentation de Baal, et la vache celled'Astarté. En tout cas, il n'est pas probable que nous ayons ici le souvenird'une antique divinité hébraïque, car, ainsi qu'on l'a très justementobservé, les peuples nomades ne se livrent pas à l'élevage du grosbétail et il n'est même pas probable que les clans hébreux aientpossédé des troupeaux pendant la période du désert. Ce symbolisme animal, familier aux Israélites dès les tempsanciens de la race à laquelle ils appartenaient, doit avoir exercéson influence sur eux à l'époque dont parle Ex 32. Il seraitdonc possible d'admettre qu'à la base de la tradition conservée dansEx 32, on pût statuer la réalité d'un fait historique, dont nousne pouvons préciser les détails, fait qui aurait consisté dans latentative de représenter le dieu national des clans israélites sousune forme matérielle qui, d'après ce qui vient d'être dit, n'auraiteu rien de bien étrange ni de bien nouveau pour eux.II On sait que, lorsque Jéroboam Ier, fondateur du royaume desDix tribus, chercha à rendre ce royaume politiquement etreligieusement indépendant de celui de Juda, il eut soin de ledésolidariser d'avec le culte rendu à Yahvé dans le temple deJérusalem; et, pour ce motif, il établit deux sanctuaires principaux,l'un (Dan) au nord, et l'autre (Béthel) au sud de son territoire,dans des localités qui étaient, déjà alors, des centres de culteimportants. Dans chacune de ces deux localités, il plaça un simulacredu dieu national sous la forme d'un jeune taureau d'or. Jéroboamentendait bien maintenir le culte rendu au Dieu qui avait été celuides fondateurs de la nation, et 1Ro 12:28 le dit très nettement:«Israël! voici tes dieux qui t'ont fait sortir du pays d'Egypte!»Reprenant la vieille représentation matérielle du taureau, familièreà l'Israël des anciens jours, Jéroboam entendait par là rompre lesusages cultuels qui s'étaient établis à Jérusalem dans un sanctuairequi, aux yeux de bien des Israélites, présentait sans doute uncaractère phénicien trop marqué. Le culte ainsi institué futconsidéré plus tard, par le rédacteur deutéronomique des livres desRois, comme une apostasie (((une occasion de péché», 1Ro 12:30)qu'il n'était pas en réalité, matérialisant seulement l'idée du Dieunational sous la forme d'un retour à l'ancien symbolisme sémitique. Et cette identification avec Yahvé est si positive que lorsqueJéhu abattit, dans le royaume du Nord, tout ce qui rappelait le cultede Baal (2Ro 10:28), il ne détruisit pas les taureaux de Dan etde Béthel, dans lesquels il voyait bien, lui le farouche yahviste,des symboles du Dieu d'Israël. Si l'on essaie d'établir le rapport qui existe entre Ex 32et 1Ro 12, on sera frappé de voir que l'expression: «Voici tesdieux qui t'ont fait sortir du pays d'Egypte!» (expression dont lepluriel «tes dieux» s'explique parfaitement bien dans 1Ro 12:28parce qu'elle se rapporte aux deux taureaux de Dan et de Béthel) nese comprend dans Ex 32:4 (où il n'est question que d'une seule image de Yahvé) que si l'on voit dans ce passage un empruntfait à celui de 1 Rois. La relation littéraire entre ces deux textesest donc très positive. Mais comment l'expliquer? Si l'on se rappellela position que les prophètes du VIII° siècle, surtout Osée(l'hostilité d'Amos vis-à-vis des images matérielles de Dieun'apparaît pas sous une forme aussi visible et absolue), ont prise al'égard du culte établi dans les sanctuaires du royaume des Dixtribus, on verra que cette relation peut s'expliquer par despréoccupations d'ordre polémique. En effet, à un moment donné,l'institution cultuelle de Jéroboam I er apparaissant toujours pluscomme ayant constitué une faute, une infidélité commise par cemonarque, on aura éprouvé le désir de montrer que cettereprésentation matérielle de la divinité nationale sous la forme d'untaureau d'or avait été déjà condamnée par Moïse; que, si le symbolelui-même pouvait être considéré comme ancien, comme remontant à lapériode du désert, il n'en était pas moins condamnable et qu'il avaitété sévèrement blâmé par le grand chef religieux de cette lointaineépoque. La tradition parlant d'une tentative de représentation matériellede la divinité au moment du voyage au désert aurait donc été repriseet développée de manière à pouvoir être rapprochée des circonstancescultuelles de l'époque d' Osée et d'Amos; elle aurait été invoquéepour justifier et confirmer les jugements défavorables que lejahvisme authentique prononçait à l'égard du culte du taureau de Danet de Béthel. Cette tradition ancienne, ainsi mise en rapport avecles conditions cultuelles du VIII° siècle, aurait été rappelée pourfaire ressortir non seulement l'absurdité, mais, plus encore, laculpabilité d'un tel culte sur le terrain de la vraie religionyahviste; cette culpabilité ressortait alors d'une manière d'autantplus forte que, à l'époque des prophètes dont les noms \iennentd'être rappelés, l'interdiction, dans le Décalogue élohiste de Ex20, de toute représentation matérielle de la personne divine avaitété proclamée sous la forme la plus absolue du verset 4, alors que leDécalogue yahviste de Ex 34:17 ne prohibait que «les dieux demétal 10ndu»; par conséquent, à ce moment-là l'acte dont Aarons'était rendu coupable à l'époque mosaïque ne pouvait être considéréque comme une violation manifeste de la Loi. Il faut enfin ajouter qu'aucun passage ne permet de supposerqu'une image de Yahvé sous la forme du taureau ait jamais existé dansle temple de Jérusalem, ni ailleurs dans les lieux de la provincejudéenne qui étaient considérés comme particulièrement sacrés; si telavait été le cas, un passage comme 1Ro 14:22-24, qui énumère lespéchés dont Juda s'était rendu coupable dans le domaine cultuel,n'aurait pas manqué de relever le fait. Il n'en est pas question nonplus dans Osée, ni dans Amos, dont les passages Am 5:5 8:14relatifs à Béer-Séba ne permettent pas de conclure qu'il ait existédans ce lieu une image divine adorée sous la forme du taureau. Parcontre, on pourrait supposer, d'après Os 4:15 9:15, qu'une idolede ce genre aurait été l'objet d'un culte à Guilgal, le vieuxsanctuaire de province, et à Samarie, la capitale du royaume du Nord.Ant.- J. B.