SERVITEUR DE L'ETERNEL

La notion du «serviteur de l'Éternel» (hébreu Èbèd-Yahvé) estétroitement unie à celle du salut d'Israël. Elle n'a surgi qu'àl'époque de la grande crise opérée dans la conscience d'Israël parles souffrances de l'exil. On la doit au prophète anonyme, le secondÉsaïe, qui a pris à tâche de consoler son peuple et à qui a étéinspirée cette pensée si nouvelle, si féconde: la valeur rédemptricede la souffrance, du moins de la souffrance endurée avec foi. Israël est en exil. Le peuple de Dieu a vu sombrer avec sa vienationale toutes ses ambitions religieuses, toutes ses espérancesmessianiques. Le plan de Dieu à son égard a été anéanti par lacatastrophe. Dès lors la question se pose angoissante: l'allianceavec Dieu est-elle rompue? Israël n'est-il plus l'élu de Dieu? Déjà, Jérémie avait prédit la rupture; puis il avait eu la visiond'une «alliance nouvelle», qui n'aurait plus pour base les tables depierre de la loi, mais dont les clauses seraient gravées dans lescoeurs. Ézéchiel avait repris la prédication de Jérémie, et Ésaïe IIs'attache à cette espérance de salut. C'est pourquoi il ne craint pasd'appeler Israël «l'élu de Dieu» (Esa 44:1), de lui annoncer lenouveau plan rédempteur. Pour la «nouvelle alliance», Dieu fera surgir un autre Moïse, et,comme Moïse était par excellence le serviteur de Dieu (No 12:7et suivant, Jos 1:1), le salut d'Israël sera dû à un nouveau«serviteur de l'Éternel» (Esa 52:13). Toutefois, ce n'est pasd'emblée qu'Ésaïe II est parvenu d'une part à sa notion du salut etd'autre part à sa notion du Serviteur de Yahvé, telles que nous lestrouvons dans les plus beaux passages de ses prophéties. Il y a euchez lui une évolution qu'il est important de suivre et de mettre enlumière. Ce résultat ne peut être obtenu sans les distinctionsnécessaires. Dans l'état actuel du livre d'Ésaïe II les discours sesuccèdent sans qu'il soit possible d'établir une divisionsatisfaisante, ni de trouver un fil conducteur. Aucun ordre logiqueou chronologique n'a pu être relevé. L'idée d'une évolution dans lapensée d'Ésaïe II manquerait donc de base critique. Toutefois on areconnu qu'un certain nombre d'oracles, ayant trait au Serviteur deYahvé et présentant une parenté indéniable, sont dispersés à traversle livre. Ces oracles conçus sur un mode hymnique sont appelés«chants de l'Èbèd-Yahvé». La structure si étrange de ce livre, où des oracles messianiquessont ainsi insérés au milieu de discours étendus et d'un tout autrecaractère, pose un problème compliqué;voir dans l'article Ésaïe II lasolution de ce problème. En réalité, le livre tout entier se composede trois séries de prophéties qui se mélangent et se poursuiventparallèlement. Chaque série se distingue par son genre littéraire etpar son sujet. La première série comporte les discours destinés à laconsolation d'Israël par la prédiction de sa délivrance et de la finde l'exil. Les discours de la seconde série offrent des rapports destyle avec le livre de Job et avec la poésie didactique; ils traitentde la justification des prophéties et combattent l'idolâtrie. Latroisième série est messianique: ce sont les chants de l'Ebèd-Yahvé. Ces trois courants sont faciles à distinguer et doivent sesuccéder dans le temps. S'il en est ainsi, nous avons une basecritique qui nous permet d'étudier l'évolution de la pensée d'ÉsaïeII Et, en effet, à chacune de ces séries correspond une notionspéciale du salut et une notion spéciale du Serviteur. De l'une àl'autre série la progression est telle qu'Ésaïe II a dû passer pardes phases successives pour parvenir jusqu'à sa vision finale de larédemption. 1. La première série de discours traite du salut national d'Israël.C'est en mettant fin à l'exil que Yahvé se montrera un Dieu Sauveur,et pour cette oeuvre il n'y a point d'autre Rédempteur que Lui. Lesalut annoncé sera à la fois une délivrance et un rachat. Cettedernière expression est caractéristique et fait pressentir une notionplus élevée du salut, les termes rachat et rédemption provenant de la même racine verbale. Le médiateur de ce salut, cesera Cyrus, le roi des Perses, que Dieu a appelé par son nom, auquelil donnera la victoire, l'onction et le sceptre: «J'ai dit de Cyrus:Il est mon berger, il accomplira toute ma volonté» (Esa 44:28). 2. La deuxième série de discours marque une nouvelle étape. Après lerachat d'Israël, le prophète envisage un salut plus étendu, uneoeuvre de Dieu plus secrète, qu'il tient en réserve pour les tempsfuturs, pour l'époque où il créera de nouveaux cieux et une nouvelleterre. Le «Dieu caché» (Esa 45:15) n'agit pas dans l'intérêtexclusif de son peuple et, s'il le rachète, c'est pour sa propregloire, ne voulant pas «céder sa gloire à autrui, ni son honneur auxidoles» (Esa 42:8). Son plan secret aboutit à convaincre lesnations de sa toute-puissance. Ésaïe II expose la doctrine du monothéisme absolu et y met uneabondance, une chaleur de conviction, qui montrent à quel point elleest capitale à ses yeux. Il voit déjà les peuples lointains attirés àJérusalem par la grande lumière qui y brille. S'adressant à Sion, ils'écrie: «Les peuples marcheront à ta suite, ils se prosternerontpour te supplier et dire: Chez toi seule se trouve Dieu!» (Esa45:14). Cette notion de l'universalité de la vérité religieuse et dusalut est quelque chose de nouveau, ou qui en tout cas dépasse deloin les espérances des prophètes antérieurs. Quel sera l'instrumentde Dieu pour ce salut universel? On ne peut nier que dans ce secondstade de la pensée d'Ésaïe II, le Serviteur de l'Éternel désigné pourcette oeuvre soit Israël, du moins l'Israël fidèle, celui auquel sontpromis la délivrance et le retour à Jérusalem. Pour le moment, leprophète a confiance dans ce serviteur, qui, purifié et sanctifié parl'épreuve, se rendra docile aux desseins de Celui qui l'a créé etélu. Mais cette confiance ne sera pas de longue durée. Déjà leprophète reproche aux plus pieux un incurable aveuglement; ils nesavent pas discerner les signes des temps. Dieu voulait faire de cetIsraël sauvé et régénéré son messager dans le monde, mais Ésaïe IIdécouragé s'écrie: «Qui est sourd comme mon messager que j'envoie,aveugle comme le Serviteur de Yahvé?» (Esa 42:19). La portion laplus fidèle d'Israël, celle dont Dieu a fait l'objet de son rachat,n'est pas suffisamment qualifiée pour cette oeuvre du salutuniversel. Il faut un autre médiateur, en vertu d'une sélectionnouvelle qui fera apparaître dans l'Israël de l'avenir le Serviteuridéal ou plutôt le Serviteur parfait. 3. Les chants de l'Èbèd-Yahvé nous présentent ce Serviteur, mais lapensée d'Ésaïe II a franchi une nouvelle étape. Le salut ne luiapparaît plus comme une chose aussi simple, aussi joyeuse, aussiextérieure. A la restauration nationale et à l'expansion religieusedevra s'ajouter la rédemption. Ses expériences lui ont montré toutela gravité du péché, individuel ou national, et la valeur expiatricede la souffrance. Ses yeux se lèvent vers cet avenir, où le Serviteurde Yahvé fera, par ses douleurs et par son intercession, lapropitiation pour les péchés d'Israël et du monde. Pour le salut extérieur, il suffisait d'un roi païen, Cyrus,publiant un décret libérateur, et d'un roi israélite, le Messie,remontant sur le trône de David. Mais pour le salut intérieur, ilfaut autre chose qu'un trône relevé, qu'un Messie glorieux: leServiteur de Yahvé se chargera des iniquités de son peuple et ilintercédera pour les pécheurs. C'est dire que, dans ce troisième stade, la notion du Serviteurn'est plus proprement messianique. Le Messie promis viendra, et ÉsaïeII en renouvelle lui-même la promesse (Esa 55:3 et suivant).Mais son avènement sera précédé et préparé par l'oeuvre religieuse duServiteur. L'expression si souvent employée, «le Messie souffrant»,établit une confusion entre deux ordres de conceptions et entre deuxpersonnalités très distincts chez Ésaïe II Sans doute, au cinquièmechant (Esa 61:1-3), il est dit que l'Éternel l'a oint (mêmeracine que le mot Messie), mais ce n'est pas d'une onction royale:Dieu l'a rempli de son esprit et l'a oint pour publier le message degrâce. La question de la personnalité du Serviteur est trèscontroversée. Les uns voient dans la description qui en est faite,spécialement au chap. 53 (4e chant), la preuve qu'il s'agit d'unpersonnage du passé, quelque ancien martyr de la vérité, soit ÉsaïeI, mis à mort si cruellement sous Manassé (Ewald), soit Jérémie(Bunsen: lamentation composée par Baruc). D'autres, se référantpeut-être à la question posée par le diacre Philippe (Ac 8:32),estiment qu'il s'agit du prophète lui-même. D'autres enfin y ont vuune «figure d'origine babylonienne» (Gressmann) ou la transpositiondu mythe oriental de Tammouz-Adonis (voir Thammuz), le dieu mort etressuscité (Gunkel). Ces hypothèses ont vu le jour et se sontraccrochées à divers détails du texte, mais n'ont pas tenu compte del'ensemble des cinq chants de l'Èbèd-Yahvé et n'ont pas saisi laportée religieuse de ces chants. En réalité il s'agit du salut futur, et toute la question est desavoir si le Serviteur sera individuel ou collectif. Cette dernièresolution s'appuie principalement sur le texte où le Serviteur estappelé par Dieu: «Israël en qui je me glorifierai» (Esa 49:3).Mais qu'il ne s'agisse pas du peuple entier, c'est ce qui ressort del'oeuvre assignée plus loin au Serviteur: il ramènera Israël à sonDieu (Esa 49:5) et il traitera l'alliance du peuple (Esa49:8). S'il est collectif, le Serviteur ne peut être identifiéqu'avec une élite religieuse du peuple, et c'est la solution la plusgénéralement adoptée. Toutefois, un texte s'oppose à ce que le Serviteur représente unecollectivité trop étendue, c'est celui où il est dit: «Quiconqueparmi vous craint l'Éternel, qu'il écoute la voix de sonServiteur» (Esa 50:10). S'il se distingue de la portion fidèledu peuple, il ne peut que représenter une élite dans l'élite de lanation, et cette nouvelle sélection nous amène à conclure en faveurdu prophétisme. C'est l'institution prophétique qu'incarne leServiteur et, s'il en est ainsi, nous devons en trouver laconfirmation dans la mission qui lui est confiée. 4. Cette mission ressort clairement du premier chant (Esa 42:1,7).Elle est double. En premier lieu, ce Serviteur «sera l'alliance dupeuple»; il ne traitera pas lui-même l'alliance nouvelle, car Dieuseul peut la traiter, mais il en sera le médiateur et l'incarnera auxyeux du peuple. En second lieu, il «sera la lumière des nations», illeur annoncera la justice et ne se relâchera pas jusqu'à ce que lesîles (les pays les plus lointains) aient accueilli sa loi, sonenseignement religieux, la vérité. Il reprendra pour la mener à bonnefin la mission confiée dans les desseins de Dieu à Israël toutentier, mais dont le peuple élu s'est montré indigne. Le Serviteurn'usera dans ce rôle ni d'autorité, ni de contrainte. Son humilité etsa douceur ne lui permettront pas d' «élever la voix dans les rues»,ni de «briser le roseau froissé» ou d' «éteindre le lumignon fumant». A ce premier chant se rattache intimement le passage Esa 61:1,3,qui constitue un cinquième chant, mais appartient par sonsujet à la même étape dans l'évolution d'Ésaïe II C'est le Serviteurqui parle et il parle en prophète, sur qui l'esprit de Dieu estdescendu pour lui confier un message de libération morale etreligieuse. Le Serviteur parle encore lui-même au second chant (Esa 49:1,9),et son caractère prophétique s'affirme, tandis que sadouble mission est confirmée. Sa vocation est prophétique. CommeJérémie, il a été appelé dès le sein de sa mère et secrètementprédestiné. Dieu a «mis dans sa bouche une épée affilée». Cette épéereprésente la puissance de la parole prophétique. Au troisième chant (Esa 50:4,10), parlant pour la dernièrefois, le Serviteur célèbre l'Éternel, qui l'éveille chaque matin,ouvre ses oreilles pour qu'il écoute attentivement, comme un disciplefidèle, la voix de son Dieu, et lui donne une langue exercée, capablede relever par sa parole les âmes abattues. Il est prophète et ilincarne l'idéal du prophétisme. Mais, comme la plupart des anciens prophètes, il connaîtra uneopposition violente; son ministère se muera en un martyre. Ce chantinaugure d'une manière déjà tragique le tableau des souffrances duServiteur; il nous décrit sa patience dans l'épreuve et nous met surla voie de son sacrifice. Toutefois, nous sommes déjà avertis que, sile Serviteur est en butte à la haine des hommes, il est honoré deDieu (Esa 49:5), et sa lamentation se résout en un hymne devictoire, dont saint Paul s'inspirera: «Qui disputera contre moi?Yahvé vient à mon aide, qui me condamnera?». (cf. Ro 8:34) Savictoire et son élévation futures sont dès à présent assurées. Unoracle du second chant montre des rois et des grands se levant à sonapproche en signe de respect et s'inclinant devant lui, à cause del'Éternel qui l'a élu (Esa 49:7). Activité prophétique, souffrances, mépris de la part du peuple,élévation future, tels sont les éléments fournis par les premierschants, et dont Ésaïe II va faire la synthèse. Le quatrième chant (Esa 52:13-53:12) a été appelé«l'Évangile d'avant l'Évangile» (voir ce mot). Il mérite bien ce nompour sa sublime inspiration religieuse et pour sa vision anticipéed'une rédemption pleinement réalisée en Jésus-Christ. C'est ici quele Serviteur se présente avec tous les caractères d'un rédempteurreligieux, dont le salut s'étendra à toute l'humanité. Hymne en l'honneur de l'Èbèd-Yahvé, ce morceau est aussi uneprophétie. Il s'ouvre et il se clôt par des oracles que Dieu lui-mêmeadresse à son Serviteur. La valeur et l'unité de ce chant ressortent mieux encore si l'onremarque qu'il se compose de cinq strophes, bien délimitées par leursujet. Chaque strophe comporte trois versets, et chaque verset estformé, sauf exceptions, d'un double distique. L'élévation future duServiteur est le thème de la première strophe (Esa 52:13,13).Annoncée par un oracle divin, elle sera pour le monde un sujetd'étonnement. Des peuples nombreux tressailliront et des rois aurontla bouche fermée quand ils verront s'élever si haut celui dont leshommes avaient défiguré le visage et les fils de l'homme détruit labeauté. La seconde strophe (Esa 53:1,3) nous apporte la confessiondu prophète et d'Israël. Se mêlant à la foule qui accueillera avecsurprise le récit du triomphe du Serviteur méconnu, le prophèteconfesse son erreur et celle de son peuple: «Qui aurait cru à ce quinous est annonce? Et le bras de l'Éternel en faveur de qui s'est-ilrévélé?» Cela signifie sans aucun doute: en faveur de quel êtrejusqu'ici dédaigné le bras de l'Éternel a-t-il déployé sa puissance?Transition admirable, qui nous fait passer à la contemplation duServiteur dans ses humbles débuts et dans les douleurs de sonministère. Si le Serviteur s'élève très haut, ce ne sera pas par ses propresmoyens, mais parce que «Dieu aura fait grandir devant Lui, comme unnourrisson et comme un rejeton sorti d'un sol esséché, celui quin'avait ni splendeur, ni éclat pour attirer nos regards, ni rien dansl'apparence qui pût exciter le désir.» Les deux comparaisons employées ici montrent que la victoire duServiteur ne sera ni soudaine, ni magique; elle sera graduelle etnaturelle comme la croissance d'un enfant nouveau-né, lente etdifficile comme celle d'une tige dont la racine plonge dans une terrearide. Son élévation sera donc du même ordre que toute la périodedouloureuse de sa carrière, elle ne se signalera pas par l'écrasementdes ennemis d'Israël et par un trône relevé, mais elle sera d'ordremoral et religieux. Ici le prophète s'identifiant avec son peuple s'accuse d'avoirméconnu la valeur spirituelle et la vraie grandeur de celui qui était«méprisé et isolé des hommes, l'homme de douleurs et accoutumé auxtourments». Il va poursuivre sa confession et faire retentir à chaqueparole de repentance ces nous si émouvants, ces nous tous quisont la condition du salut. «Comme si la face de Dieu se dérobait delui, nous le méprisions et nous n'avons fait de lui aucun cas.» Il vasans dire qu'il ne s'agit pas d'une répulsion causée par les maladiesou par l'aspect défiguré du Serviteur qui obligerait à se détournerde lui; cette interprétation usuelle ne convient pas, si l'on observequ'ici tout doit être. pris au sens moral. La maladie inspire lapitié, non le mépris. Mais, comme les amis de Job, ceux quiassistaient aux tourments de l'homme de douleurs y voyaient la preuveque Dieu lui dérobait sa face. La troisième strophe (Esa 53:4,6) décrit les souffrancesrédemptrices du Serviteur. Le prophète confesse: ce qui nous aaveuglés sur la valeur du Serviteur et sur les causes de sasouffrance, c'est un malentendu, c'est le vieux et tenace préjugé quiveut que le malheur soit toujours la marque du châtiment de Dieu.C'est pourquoi «nous l'avons cru frappé, battu de Dieu etaccablé»...Mais «Lui, il portait nos maladies et se chargeait de nosdouleurs». Quel malentendu et quelle erreur! La cause de sessouffrances, c'était sa solidarité avec la misère humaine, avec lepéché humain. «Il était transpercé (au fond du coeur) par nos péchés,brisé par nos infidélités. Il avait pris sur lui notre épreuvesalutaire et dans sa blessure était notre guérison.» Son âme juste, profondément blessée par le péché, dont ellepouvait seule mesurer la gravité, a pris sur elle l'épreuve destinéeà rétablir la paix entre Dieu et le pécheur. «Nous tous, comme desbrebis errantes, nous suivions chacun sa propre voie; mais l'Éternela rassemblé en lui les iniquités de nous tous.» L'Éternel a fait delui le point de rencontre de toutes les iniquités de son peuple(litt., il les a fait se rencontrer en lui). La même forme verbale setrouvant à la dernière strophe avec le sens d'intercéder, toute autreinterprétation est à écarter, qui montrerait Dieu frappant leServiteur à cause du péché ou faisant retomber sur lui la culpabilitéde son peuple. Ce serait d'ailleurs rétablir le malentendu combattupar le prophète. Si Dieu a rassemblé tous les péchés en la personneou mieux en l'âme du Serviteur, c'est pour les pardonner en vertu durachat offert par le Juste. La quatrième strophe (Esa 53:7,9) nous fait assister aumartyre du Serviteur, humble et soumis comme une brebis muette entreles mains de ses persécuteurs, patient dans les tourments, subissantd'injustes sentences et conduit au supplice comme un malfaiteur, sansque nul de sa génération ait compris la valeur de son sacrifice et sesoit dit: «S'il est retranché de la terre de vie, c'est par l'effetdu péché de mon peuple que ce coup lui est porté.» Le Serviteur est«jeté au sépulcre avec les méchants, à la mort avec ceux quidisputent contre Dieu» (lire l'hébreu: osé rîb). Ainsi laguérison de l'humanité, sa rédemption du péché, ne pouvait venir quepar les souffrances morales du Juste, savourant l'amertume du péchéjusqu'à s'en sentir transpercé dans le fond de l'âme, meurtri etblessé comme par une épée aiguë. Ses souffrances, son martyre, samise au tombeau sont le prix de sa fidélité à Dieu et du péché humainavec lequel il s'est entièrement solidarisé. La cinquième strophe (Esa 53:10,12) ramène la visioninaugurale de l'avenir glorieux réservé au Serviteur. Dieu luidonnera pour sa récompense des âmes justifiées et sauvées, parce que«son âme aura offert pour elles le sacrifice». L'expression employée (âchâm) désigne un sacrifice fréquemment offert pour les péchésd'autrui; c'est celui qu'offrait Job pour les fautes de sesfils (Job 1:5). Le sacrifice (âchâm) offert par leServiteur, c'est celui de ses douleurs et de son martyre; c'est unsacrifice spirituel. Or ce sacrifice spontané et volontaire s'est accompli en pleineconformité avec le plan de Dieu. Ce sont les hommes (cf. l'expression nous tous) qui, aveuglés par les préjugés du vieil hébraïsme,l'ont cru abandonné et puni de Dieu; mais, lorsqu'il portait ledouble fardeau de leurs épreuves et de leurs fautes, du moinsétait-il soutenu par la bonté de son Dieu (Esa 49:5). C'estpourquoi la cinquième strophe ne doit pas débuter, comme le fontcroire les versions habituelles (Esa 53:10), par cettedéclaration étrange et absolument opposée: «Il a plu à l'Éternel dele briser par la souffrance.» Ce serait, d'ailleurs, mal introduirela récompense du Serviteur, décrite dans la suite du même verset! Ceque Dieu a fait, en s'y complaisant, ce n'est pas de «rendredouloureuse sa blessure», mais de l'adoucir ou de l'apaiser (cf. lemême sens de ce verbe dans Ex 32:11: Moïse apaisa la colère deYahvé). Son sépulcre s'est refermé sur ses douleurs, mais il a plu à Dieud'adoucir sa plaie et de répondre à son sacrifice par le don d'unepostérité nombreuse, par une activité renouvelée. L'Éternel va rendrele Serviteur à son oeuvre immortelle, lui faire achever la conquêtedu monde pour le salut. Le Serviteur juste, après avoir porté lespéchés d'Israël, portera aussi ceux des peuples nombreux (verset 11),il étendra sa rédemption aux multitudes que Dieu lui donnera pour sonbutin, il les sauvera par son intercession. Sa récompense sera touted'ordre moral, comme son oeuvre tout entière. C'est à cette vision du salut final que nous a conduits la sériedes chants de l'Ebèd-Yahvé. Il n'est pas surprenant que le Serviteurmis au tombeau reprenne son oeuvre sans qu'il soit question d'unerésurrection. Outre que tout se passe dans le domaine spirituel, leServiteur n'est pas individualisé; il est l'incarnation duprophétisme, qui, après son martyre propitiatoire, se relèvera, aidéd'une foule de disciples, pour la conquête religieuse du monde. L'évolution de la pensée d'Ésaïe II est ici à son terme. Mais lamission du Serviteur sera pleinement réalisée par une personne, àlaquelle s'appliqueront toutes ses prédictions dans leur plénitude.Jésus voudra être, mieux que le Messie-Roi, «l'agneau de Dieu qui ôteles péchés du monde» (Jn 1:29). L'apôtre Jean pourra définirl'oeuvre du Christ, la concentrer dans les deux actes religieux déjàattribués par Ésaïe II au Rédempteur souffrant: la propitiation etl'intercession. «Nous avons un avocat auprès du Père, Jésus-Christ leJuste,...victime propitiatoire pour nos péchés et pour ceux du mondeentier» (1Jn 2:1). Ed. B.