Le rite sacrificiel peut être constaté, sinon dans toutes lesreligions, au moins dans un très grand nombre d'entre elles. Cetteinclination universelle de l'humanité à offrir aux dieux qu'elleadore de la nourriture, les prémices de ses récoltes ou lespremiers-nés de ses troupeaux a, de bonne heure, suscité l'intérêtdes historiens de la religion, des ethnographes et des sociologues,qui ont cherché à en donner des explications tenant compte descaractères les plus constants du rite et de ses modalités diverses.Résumons ici les principales de ces théories. 1. THEORIE DU SACRIFICE-DON.Edward B. Tylor relève surtout, dans le sacrifice, l'idée de don,d'offrande. Le primitif se serait senti pressé d'offrir quelque choseà son dieu comme il offrait la meilleure partie de ses biens à sonchef ou à son roi. Peu à peu, à l'idée toute simple et nue du don, seserait agrégée celle, plus morale, de l'hommage rendu ainsi à lapersonnalité divine et celle du renoncement que l'adorateur s'infligeà lui-même en se dépouillant en faveur de son dieu. Mais l'idéepremière est bien celle de don. Le sacrifice est, avant tout, un donfait aux puissances surnaturelles. 2. THEORIE DE LA COMMUNION.Le célèbre sémitisant Robertson Smith a fait du sacrifice, qu'il aétudié surtout chez les Arabes et les Israélites, un acte decommunion dans lequel c'est le repas qui a la place prépondérante. Ila fait observer que tout sacrifice a comme but essentiel un repas oùle clan mange l'animal sacrifié et devient ainsi commensal du dieu, àmoins que ce ne soit le dieu lui-même qu'il s'imagine dévorer sousles espèces de la victime. Par cette communion, la vie du clan estrenouvelée et le sacrifice devient ainsi le moyen d'entretenir et desustenter le groupe humain primitif. 3. THEORIE DE L'UNITE SACRIFICIELLE.Ce sont les deux Français Hubert et Mauss qui ont élaboré cettethéorie dans leur Essai sur la nature et la fonction du sacrifice (Paris, Alcan, 1899). Ils nous présentent le rite sacrificiel commeune unité comportant trois actes (les rites d'entrée, l'immolation etles rites de sortie) et destiné dans son ensemble à établir unecommunication entre le monde sacré et le monde profane parl'intermédiaire d'une victime, c'est-à-dire d'une chose consacrée quisera détruite au cours de la cérémonie. Le sacrifice constitue ainsile moyen par lequel l'individu humain accède pendant un instant trèscourt à cette sphère du sacré où il lui est nécessaire de se plongerde temps à autre pour renouveler sa vie, mais qui devient dangereusesi l'on n'en sort pas rapidement. 4. THEORIE SOCIOLOGIQUE.Tout en retenant les idées précédentes d'oblation, de communion et ducaractère sacré de la victime, Durkheim y ajoute un nouveau trait:celui de la mystique sociale. Le sacrifice, à ses yeux, est un actemystico-social qui opère l'union de l'individu et de la société surle terrain de la pensée sociale. Peu importent les gestes extérieurs;ce qui est capital, dans le sacrifice, c'est l'acte moralo-mystiquepar lequel la société s'approprie l'individu et le plie à ses fins.Il y a là une loi de vie intérieure qui prend corps dans un ritesymbolique. 5. THEORIE DU PRINCIPE DE VIE.Selon M. René Dussaud le sacrifice cache surtout une intention: cellede s'emparer du principe de vie que détient la divinité et d'enassurer la possession à l'individu ou à la société. Cette intentionprimitive est parfois voilée par des notions ultérieures comme cellesde dons ou d'aliments offerts, par des émotions collectives qui enont effacé la claire compréhension; mais elle transparaît dans tousles sacrifices lorsqu'on les examine de près. De ces diverses théories ressort très nettement que le sacrificetend de plus en plus à être considéré, non point comme une poussièred'actes, de gestes divers et sans relation bien claire entre eux,mais bien plutôt, selon l'expression de M. Loisy (Essai historiquesur le sacrifice, Paris, 1920), comme une figurationsymbolique. Mais la figuration de quoi? Cette intention entêtée dedonner, de faire hommage, de renoncer à ce que l'on possède, ce désirintense de communion s'assouvissant dans un meurtre répété, ce sangqui coule, ces précautions incessantes prises contre le sacré etcette attirance invincible de son côté, tout cela nous rapproche plusd'un drame vécu intérieurement que de tout autre spectacle. Ce que lesacrifice figure, semble-t-il, c'est l'état de tension de l'âmehumaine, déchirée par des forces contradictoires et aspirant à uneunité qu'elle ne peut entrevoir qu'à travers la nécessité d'un donpoussé jusqu'au meurtre. Par la mort à la vie: telle est laformule que répète sans cesse l'histoire du sacrifice à travers lesâges; et c'est ainsi à la considération du sacrifice comme figuration d'un processus psychologique, universel dansl'humanité, que nous acheminent peu à peu les études modernes de cerite. Elles tendent toutes vers une théorie psychologique quimontrera dans le sacrifice l'expression des désirs les plus intimesde l'âme humaine aux prises avec les résistances les plus puissantesdes instincts naturels. Car, sous tous ses avatars, le ritesacrificiel n'a cessé de symboliser à travers les âges le combattitanesque dont l'âme est le théâtre entre l'aspiration à la viedivine et la répulsion inspirée par la mort à soi-même qui est lacondition de cette vie. G. B. Pour l'esprit de sacrifice, voir Renoncement.