PROPHÈTE 5.

V Le patriotisme des prophètes. On a pu voir déjà, par ce qui précède, combien se trompent lesmodernes littérateurs qui présentent les prophètes jéhovistes commedes génies «puissants et solitaires», des visionnaires exclusivementtournés vers les choses futures, des exaltés ou des rêveursmystiques. Les hommes de Dieu n'étaient en réalité ni des penseursabstraits, ni des illuminés se nourrissant de chimères, ni dessermonneurs entre ciel et terre, ni de ceux dont les utopies socialesfont des sans-patrie. Ce qui fait que leur action a été si durable etque, malgré l'impopularité où les mettaient leurs exigences, ils ontdonné le branle au progrès d'où devait sortir, avec ses conséquencesmorales, la religion de l'Esprit, c'est qu'ils ont participéintensément à la vie de leur peuple, qu'ils ont été mêlés à sesluttes, ses douleurs, ses espérances, qu'ils ont souffert pour lui etpar lui. Dans le milieu où grandissait Israël, l'amoralité des dieuxentretenait les peuples dans une superstition grossière; lestroupeaux humains se mouvaient suivant l'ambition de conquérantsfarouches; victimes des conflits incessants des grands empires, lespetites nations végétaient dans des transes continuelles et le reposprécaire qu'assurait la vassalité. Les prophètes hébreux entreprirentd'affranchir leurs tribus de ce cercle.infernal. En révélant à Israëlson élection par Jéhovah, le Dieu vivant, personnification du bien etlibre des contingences où les autres divinités succombaient, ilséveillèrent son âme à l'idée de patrie, élevèrent sa destinéeau-dessus des catastrophes temporelles, lui assignèrent une missionqui devait triompher des siècles et ouvrirent devant lui une carrièreoù il allait devenir le principal éducateur de l'humanité. Mais,comme les grâces inhérentes à l'élection nécessitaient chez le peupleélu l'attitude morale dont nous avons indiqué plus haut la portée,les mandataires de Jéhovah se sont trouvés être par là, non seulementde puissants novateurs, des animateurs idéalistes, mais aussi descenseurs irréductibles que la masse de leurs contemporains supportaitavec peine et contre lesquels toutes les passions mauvaisess'ameutaient. C'est à cette contradiction que les prophètesjéhovistes doivent d'avoir inauguré dans la société des hommes leplus beau et le plus désintéressé des patriotismes. Ce patriotismefut parmi les marques les plus authentiques de leur grandeur et lessignes les plus évidents de leur inspiration. Moïse, le premier des prophètes, l'homme que No 12:4,8 placeau-dessus des prophètes dans l'ordre des rapports avec Jéhovah, estle plus grand patriote de tous les temps. Avant l'appel de Dieu, ilmontre déjà son patriotisme en tuant l'Égyptien (Ex 2:11 etsuivants). Par amour pour ses frères, il quitte la cour d'Egypte.Puis, d'une poussière de tribus esclaves que le pharaon était entrain d'abrutir et d'anéantir par une lente persécution, il fait unpeuple, à travers le désert, et marque ce peuple d'une si forteempreinte, l'anime d'un tel souffle, lui donne de tellesinstitutions, lui assure une fixité telle, que ce peuple, au cours desiècles d'épreuves, malgré ses défaillances, ses défaites, ses exils,sa dispersion dans toutes les parties du monde, d'un monde hostile ettortionnaire, garde sa cohésion, sa loi, son espérance, ses allures,son type caractérisé, et continue à rapporter tout cela, après troismille ans de vie miraculeuse d'endurance et d'unité, à son fondateurMoïse. Cherchez dans l'histoire un exemple comme celui-là, vous ne letrouverez pas, et de loin. En présence de ce fait, l'explication del'origine du jéhovisme donnée par Loisy (Relig, Isr., pp. 905SS)pose un problème d'histoire que la critique rationaliste ne résoutpas. On peut ramener cette explication à la déclaration de Holscher,que Loisy d'ailleurs suit à peu près pas à pas: «La religion de Yahvén'a jamais été fondée; le Moïse que nous connaissons n'est pas unfondateur de religion, mais l'ancêtre des prêtres de Kadès,c'est-à-dire une figure légendaire en rapport avec le culte du lieu»(voir les pages consacrées par Hölscher à Moïse et au sacerdoce deKadès, Propheten, pp. 107-115). --Après le premier trait: le génie patriotique, le deuxièmetrait: le désintéressement. Moïse, créateur de son peuple, ne réclamerien pour lui. Les rois se font servir, adorer: Moïse sert son peupleet adore Jéhovah. Rien pour lui. Quand Jéhovah, irrité par le veaud'or, décide de détruire Israël et propose à Moïse une destinée degloire, Moïse lui répond: «Pardonne à ce peuple, ou efface-moi de tonlivre» (Ex 32:10,32). Il préférerait disparaître oublié, maudit,anéanti à jamais, plutôt que de voir son peuple privéd'avenir.--Troisième trait: s'il veut son peuple, il le veut pourDieu. Il ne dit pas: Israël «au-dessus de tout», ni «Jéhovah avecnous», il n'écrit pas, comme l'a fait un nationaliste de nos jours etde notre race: «Que ma patrie fasse mal ou bien, je l'approuve, parceque c'est ma patrie.» Moïse dit: Jéhovah premier servi. Sa patrie nevaut qu'en tant qu'elle travaille à la gloire de Dieu, qu'elle vitdans l'obéissance à Dieu, qu'elle réalise ici-bas le plan de Dieu, etil donne à son peuple les éléments d'une éducation où lui seraientépargnées, s'il y restait fidèle, les défaillances qui épuisent, lesinfidélités qui déshonorent, les révoltes qui écartent Dieu et vouentà la mort. Il l'établit dans le cadre du bonheur par le bien (cf.Décalogue et les principes formulés dans De 5 De 6). Les prophètes jéhovistes venus après Moïse sont tous restés dansla ligne de son patriotisme. Samuel, rejeté par Israël qui lui apréféré un roi, en est tellement affecté dans sa sollicitude pour sonpeuple qu'il «crie à Jéhovah toute la nuit» (1Sa 15:11), ce quine l'empêche pas de dire à ceux qu'il aime malgré leur ingratitude:«Loin de moi de cesser de prier pour vous!» (1Sa 12:23). Et defait, jusqu'au bout, Samuel s'efforce de détourner les conséquencesfatales de la faute d'Israël (1Sa 12 à 16). Quel patriotisme dans le désespoir d'Élie fuyant versl'Horeb (1Ro 19), dans le courage d'Amos, ce campagnardrustique, qui va jusqu'au sanctuaire du roi d'Israël pour disputerson peuple au formalisme corrupteur (Am 7:10,15), et quiintercède de façon touchante auprès de Jéhovah pour son peuple (Am 7:2): Seigneur Jéhovah, fais grâce! Comment Jacob subsisterait-il? Ilest si petit! Combien l'amour du patriote transparaît dans la manière dont Oséefait parler Jéhovah: (Os 11:1-4) Quand Israël était jeune, je l'aimais, Et j'appelai mon fils horsd'Egypte...C'est moi qui guidais les pas d'Éphraïm, Le soutenant parles bras, L'attirant à moi par les liens de la bonté, Par les chaînesde l'amour...

dans ce défi jeté par Michée aux Assyriens (Mic 4:11,13):Que Sion soit violée, disent-ils,Que nos yeux se repaissent de cette vue!Mais ils ne connaissent pasLes pensées de JéhovahEt ne comprennent pas son desseinQui est de les amasserComme les gerbes sur l'aire!Lève-toi donc, fille de Sion,Ecrase-les sous tes pieds!
dans le scandale éprouvé par Habacuc en face des torturesinfligées par les Assyriens à Israël: (Hab 1 1,2)
Jusques à quand, ô Jéhovah, t'implorerai-je,Sans que tu entendes mon appel?
dans l'apostrophe cinglante d'Ésaïe à l'armée de Sanchérib quiassiège Jérusalem (Esa 37:22,28,29).
Elie te méprise, elle se rit de toi,La vierge, fille de Sion,Elle hoche la tête derrière toi,La fille de Jérusalem...Je sais, dit Jéhovah, quand tu t'assieds,Quand tu sors et quand tu entres,Et quand tu es en fureur contre moi.Parce que tu es furieux contre moiEt que ton arrogance est montée à mes oreilles,Je mettrai ma boucle à tes narinesEt mon mors à tes lèvres,Et je te ferai retournerPar le chemin par lequel tu es venu.
Jérémie, le seul prophète dont la biographie nous soit assezconnue pour que nous puissions pénétrer ses sentiments et le suivredans les péripéties de son ministère, nous offre le spectacle d'unconflit tragique entre le patriotisme que rien ne peut abattre et lavocation prophétique qui oblige l'homme de Dieu à annoncer à sesconcitoyens le châtiment et la ruine. Appels passionnés à son peuple: (Jer 2 12,13,17,19)
Cieux, soyez stupéfaits,Frémissez d'épouvante et d'horreur, dit Jéhovah,Car mon peuple a commis un double péché.Ils m'ont abandonné, moi, la source d'eau vive,Pour se creuser des citernes, citernes crevasséesQui ne retiennent pas l'eau...Parce que tu as abandonné Jéhovah, ton Dieu,Lorsqu'il te dirigeait dans la bonne voie,Ta méchanceté te châtiera,Ton infidélité te punira.Tu sauras et tu verrasQue c'est une chose mauvaise et amèreQue d'abandonner Jéhovah.Fureur contre les faux prophètes et les prêtres: (Jer 6:14 et suivant)Ils pansent à la légèreLa plaie de la fille de mon peuple.Paix, paix, disent-ils, alors qu'il n'y a point de paix.Ils seront confondus pour leurs abominations,Mais ils ne connaissent pas la honte.Ils ne savent pas rougir! Désespoir en présence des insuccès de sa mission; il s'en prend àDieu même: (Jer 20 7,10,14,18)Tu m'as séduit, et je me suis laissé faire.Tous se moquent de moi:«Accusez-le, et nous l'accuserons.»Tous ceux qui étaient en paix avec moiObservent si je chancelle:«Nous tirerons vengeance de lui!»...Maudit soit le jour où je suis né!Pourquoi suis-je sorti du sein maternelPour voir la souffrance et la douleurEt pour consumer mes jours dans la honte? Désillusion de constater que ses efforts sont vains et quel'endurcissement de ses concitoyens amènera inéluctablement ladestruction de son peuple: (Jer 8 18 9:1 4:19 et suivant)Où trouverai-je consolation à ma douleur?Mon coeur souffre au dedans de moi.Oh! si ma tête était une source d'eauEt mes yeux une fontaine de larmes,Je pleurerais jour et nuitLes morts de la fille de mon peuple!Mes entrailles, mes entrailles!Mon coeur est torturé,Le coeur me bat, je ne puis me taire,Car tu entends, mon âme, le son de la trompette;C'est le cri de guerre, on annonce ruines sur ruines!Tout le pays est ravagé.
Le miracle est que cet homme à l'âme si sensible, au caractère siimpressionnable, n'ait jamais quitté la brèche pour aller chercher lesilence qui lui aurait assuré la paix. S'il ne l'a pas fait, il ledéclare ouvertement, c'est qu'il ne l'a pas pu. Son patriotismel'empêchait de se soustraire aux ordres de Jéhovah:» Il y a dans moncoeur comme un feu dévorant...» Inspiré par la flamme sacrée, iloppose pendant quarante ans son patriotisme éclairé au patriotismeaveugle des prêtres et des faux prophètes qui, illusionnés par lagrâce exceptionnelle accordée à Jérusalem au temps d'Ézéchias,s'imaginent que Sion est intangible et que jamais des mains profanesne toucheront au sanctuaire de Jéhovah. Conspué, persécuté, accusé detraîtrise, frappé, prisonnier menacé de mort--et il serait mort eneffet sans la compassion d'un humble esclave noir qui le tira hors dela fosse où il devait périr (cf. Jer 36:26 20:1-3 37:18 26:7,11,etc.) --, abandonné par le peuple lui-même, ce qui achève de faire delui le prototype de Jésus-Christ, Jérémie, après avoir vu se réaliserl'une après l'autre ses prophéties de châtiment et de ruine,annoncera à ceux de ses compatriotes qui lui sont restés attachésl'aurore de la nouvelle alliance, celle qui établira entre Jéhovah etles Israélites repentants la communion du coeur: «Je t'aime d'unamour éternel» (Jer 31:3). Cette aurore ne devait pas brilleraux yeux du prophète, mais elle s'est levée au temps de l'Évangile,achevant d'attester que c'était bien à Jérémie et non à sescontradicteurs que les desseins de Dieu avaient été révélés. Sur la terre de Babylone, Ézéchiel, «la sentinelle de Jéhovah»,se dépense comme pasteur des déportés, «maison de rebelles», sans selaisser décourager par leur ingratitude, leurs moqueries, leursrécriminations. Il suffit, pour mesurer l'amour dont il les aime, delire les pages enflammées dans lesquelles il fulmine contre lesnations qui ont fait souffrir Israël (ch. 25-32): Ammon, Moab, lesPhilistins, Tyr l'orgueilleuse et l'Egypte traîtresse; et sa fureurvengeresse les poursuit jusque dans les profondeurs du cheol (voir ce mot):
Descends, couche-toi parmi les incirconcis!Là est l'Assyrien...Là est Elam...Là sont Mésec et Tubal...Là sont Édom, ses rois, ses princes...Pharaon les verra!Le glaive est brandi.Entraînez l'Egypte et toute sa multitudeAu sein du séjour des morts! (Ezéch, 32:19,22,24,26,29,31,32).
Nulle part enfin le patriotisme n'a resplendi avec plus d'éclatque dans l'oeuvre du dernier grand prophète, le second Ésaïe, quihabita probablement l'Egypte, où son devancier, et probablement sonmaître, Jérémie, avait achevé dans le martyre sa vie mouvementée. Al'époque où Ésaïe II écrivait ses sourates, qui devaient circulerchez les dispersés d'Israël, relever et spiritualiser l'espoir deleurs colonies et les préparer à la grande consolation, le peuple élun'avait plus ni royaume ni temple. Jérusalem gisait à terre,lamentable monceau de ruines. Jéhovah avait révélé à son prophète quele nationalisme d'autrefois avait vécu, qu'il ne reviendrait pas, quela religion de Jéhovah était désormais pour tous les peuples, quetous étaient appelés, car Jéhovah était le Dieu de toute la multitudehumaine...N'importe, le second Ésaïe aura beau prêcherl'universalisme jéhoviste et atteindre dans ses prédications auxaccents les plus sublimes, accents définitifs qui introduirontl'Évangile, son âme de patriote reste tout entière aux tribus deJacob et ne laisse rien tomber des droits des ancêtres: (Esa41:9 et suivant)
Race d'Abraham que j'ai aimé,Toi que j'ai prise aux extrémités de la terreEt que j'ai appelée d'une contrée lointaine...Ne crains rien, car je suis avec toi;Ne promène pas des regards inquiets,Car je suis ton Dieu.Je te fortifierai, je viens à ton secours;Je te soutiens de ma droite triomphante.
Et c'est toujours sa terre bien-aimée, avec sa capitaleJérusalem, qui reste le centre de ses visions, le lieu d'élection oùs'accomplira la restauration nouvelle: (Esa 52:9 et suivant)
Eclatez ensemble en cris de joie,Ruines de Jérusalem!Car l'Éternel console son peuple,II rachète Jérusalem.Jéhovah découvre le bras de sa saintetéAux yeux de toutes les nations,Et toutes les extrémités de la terre verrontLe salut de notre Dieu!
La rancoeur contre les anciens bourreaux de Sion gronde dansl'âme du prophète: (Esa 47:1,3,5)
Descends, assieds-toi dans la poussière,Vierge, fille de Babylone!J'exercerai ma vengeance,Je n'épargnerai personne...Accroupis-toi en silenceEt va dans les ténèbres,Fille des Caldéens!
Mais les temps sont révolus. Jérusalem délivrée, exaltée, verrales adorateurs de toutes les nations se presser autour de sesautels: (Esa 56:7)
Car ma maison sera appeléeUne maison de prière pour tous les peuples.
Cette vision d'avenir, où le patriotisme et l'inspirationsemblent se soutenir mutuellement pour élever plus haut encore leverbe du prophète, sert d'introduction à l'apocalypse rayonnante oùle deuxième Ésaïe, dépassant les réalités de la terre, voit la citéde Dieu, immatérielle et couronnée d'allégresse, grouper autourd'elle une création nouvelle et réunir dans ses murs de lumièrel'humanité régénérée, consolée et bienheureuse à jamais. Cette cité,c'est encore Jérusalem.
Lève-toi, sois éclairée,Car ta lumière arriveEt la clarté de Jéhovah se lève sur toi...Les fils de tes tyrans viendront s'humilier devant toi,Ils t'appelleront la ville de Jéhovah,La Sion du Saint d'Israël...Ce ne sera plus le soleilQui sera la lumière de tes jours,Ni la lune qui t'éclairera de sa lueur,Mais Jéhovah sera ta lumière à toujours,Ton Dieu sera ta gloire, Et ton soleil ne se couchera plus. (Esa 60:1,14,19,20, cf.chap. 65).
C'est ainsi que les prophètes jéhovistes, en frayant par leurpatriotisme la voie providentielle où Dieu et l'homme devaient seretrouver, ont témoigné pour tous les temps de l'authenticité ducontact avec l'invisible.