PROPHÈTE 4.

IV Le prophétisme jéhoviste à ses débuts. L'homme ainsi mis à part pour entreprendre au sein du peuple d'Israëlla croisade divine ne peut être mis à la commune mesure. Il est pourles prophètes professionnels un étonnement et un scandale. Sondésintéressement dans l'accomplissement de la charge qu'il a reçued'en haut est poussé jusqu'au mépris de sa propre vie. Sa religionn'est pas un culte, une doctrine, une observance. Elle est unepossession sacrée. C'est Dieu qui l'inspire, lui montre ses desseinset le mène. Lui, va droit comme une épée. Si l'oeuvre de vie ne peutêtre obtenue que par la mort, il ne faiblira pas devant cettetragique perspective, puisque le peuple qu'il manoeuvre au nom deJéhovah a cette originalité de vouloir passionnément sa vie commenation et de n'être nullement impressionné par la mort individuelle.Le prophète des premiers âges tient l'existence humaine pour rien;exposé lui-même tout le jour aux plus mortels dangers, il faitconcourir avec une étonnante facilité la mort et le massacre àl'exécution du plan divin. Le livre des adieux de Moïse--et cecin'est pas la moindre preuve de l'antiquité des doctrines duDeutéronome--est un livre qui fait, au sens propre, de la fidélité àJéhovah, dans le présent même, une question de vie ou de mort (De30:13). Les appels les plus tendres s'y unissent aux menaces del'intransigeance la plus tragique (De 13). Livre d'amour et desang où se trouve justifiée la politique religieuse des prophètes, deMoïse à Elisée. Le désert de l'exode est jonché de cadavres.L'interdit (voir ce mot) par lequel Jéhovah défendait à son peuplevainqueur d'entrer en composition avec les indigènes de Canaan estinterprété comme un ordre de destruction systématique. Josué, dansses adieux, annonce aux enfants d'Israël que, s'ils sont infidèles,Jéhovah lui-même les «consumera» (Jos 24:20). Dans la page laplus ancienne de la littérature biblique, page aux sauvages accentset pourtant sublime, la prophétesse Débora exalte Jaël qui vientd'assassiner son hôte, Sisera, pendant son sommeil: Périssent ainsi tous tes ennemis, ô Jéhovah! (Jug 5:31) Un des récits narrant l'institution de la royauté nous présenteSamuel égorgeant de sa propre main le prisonnier Agag, roi desAmalécites. Il ne s'agit pas ici d'une simple exécution, c'est«devant Jéhovah», en sacrifice pour Lui, que Samuel immolel'irréductible ennemi du peuple élu. Ce meurtre est un actereligieux, un rite sacrificiel (1Sa 15:33; on peut rapprocher dece fait les deux terribles épisodes de 2Sa 21 2Sa 24, où lesmoyens employés pour «fléchir» Jéhovah jettent une lumière bientroublante sur le niveau du jéhovisme au temps où ils furent écrits).Dans 1 Rois, nous lisons un récit où deux prophètes n'ayant au coeurque d'accomplir la volonté de Jéhovah sont mis en cause et où lesecond, pour éprouver la fidélité du premier, lui tend un piège etprovoque sa mort (1Ro 13). Puis, c'est Élie qui, en conclusionde son duel au Carmel, massacre au bord du Kison les 450 prophètes deBaal (1Ro 18:40). Quelques pages plus loin, c'est un «fils deprophète» qui voue à la mort son compagnon parce que celui-ci arefusé de le frapper (1Ro 20:35 et suivant), et qui annonce auroi Achab qu'il paiera de sa tête sa générosité envers le SyrienBen-Hadad (1Ro 20:32-42). Enfin, c'est la tuerie effroyableorganisée par le prophète Elisée, qui arme pour cela le bras del'aventurier Jéhu (2Ro 9). Tantoe molis erat... Fallait-ilvraiment tout ce sang pour lier les fondements de la cité de Dieu? Il est aisé et très conforme à notre impressionnabilité modernede se détourner avec horreur de ces scènes de carnage et de condamnerles premiers prophètes jéhovistes. Peut-être les jugerait-on pluséquitablement si l'on essayait de les comprendre et si l'on voulaitreconnaître à la lumière de l'histoire que le progrès, dansl'humanité de la Chute, ne s'accomplit pas sans que la force, avectous les malheurs qu'elle entraîne, intervienne pour barrer la routeau mal. Cependant, Dieu avait éclairé Élie d'une révélation nouvellelorsqu'en Horeb il lui avait montré que la présence divine ne serévèle pas dans la violence déchaînée, mais dans la douceurpénétrante d'une voix qui touche le coeur (1Ro 19:9,13). Elisée,méconnaissant l'enseignement donné à son maître, viola par saconduite la révélation de l'Horeb et attira ainsi par la suite ausein de son peuple des sanctions meurtrières. Encore un peu de temps (dit Jéhovah par Osée), et je châtierai lamaison de Jéhu pour tout le sang versé à Jizréel (Os 14). Il n'en demeure pas moins que les prophètes jéhovistes quivinrent après lui entrèrent dès le VIII e siècle dans de nouvellesvoies: abandonnant les éléments barbares qui avaient jusque-là faitpartie intégrante de l'action des hommes de Dieu, ils ne tuent plus,ils se font tuer. (cf. Mt 23:39-33,Heb 11:37-39) Pourtant, leprincipe dont leurs devanciers avaient fait une application farouchedemeure. C'est au nom de ce principe que Jéhovah tour à tour se sertdes Égyptiens, des Assyriens, des Babyloniens, des Syriens, pourchâtier son peuple et tracer le sillon sanglant où la semence del'Évangile sera jetée. Sans les armées de Cyrus, Israël aurait-ilsurvécu à l'exil? Sans les aigles romaines, les routes de l'apostolatchrétien auraient-elles été frayées? Et quand le Messie annoncé parles prophètes, Jésus, qui était venu pour «accomplir les prophètes»et qui appelait Jérusalem la «tueuse de prophètes» (Mt 23:37),dit aux Juifs ses contemporains: Sur vous retombera «tout le sanginnocent qui a été répandu sur la terre, depuis le sang d'Abel lejuste jusqu'au sang de Zacharie, que vous avez assassiné» (Mt23:35), n'abandonne-t-il pas ceux qui vont dresser la croix auxtortures effroyables du siège de Jérusalem par Titus? (Lu19:41,44) Si l'on veut prendre dans tout leur sérieux lesconséquences de la Chute et l'effort à accomplir pour luttervictorieusement contre ses effets, on se rend compte quel'application des lois du Royaume de Dieu à l'humanité d'aujourd'huiest une confusion dangereuse qui laisse la voie libre à tous lesdébordements du «Malin». Dans la mesure où se précisent en nous lavision de l'honneur de Dieu et la réalisation du Royaume éternel,dans cette mesure même la conservation de la vie terrestre perd de savaleur et la frayeur nous envahit de sacrifier à cet enjeu passager.Jésus nous a avertis dans son sermon sur la montagne (Mt5:29,30,16:26,Lu 9:25 etc.). Calvin a sur ce sujet une doctrinetrès haute. Elle ne justifie aucun des crimes commis par ceux qui ontabusé de la force et qui se sont imaginé servir Dieu à l'heure où,dans leur aberration, ils se mettaient à sa place. Mais comment nepas être saisi d'une épouvante admirative en face d'hommes à ce pointpassionnés pour la divine vérité qu'ils estimaient le poison del'erreur plus dommageable à l'homme que le tranchant du glaive etqu'ils pouvaient dire devant un tribunal sans merci: «Si c'est moiqui prêche l'erreur, je suis prêt à mourir; mais si c'est lui, qu'onlui ôte la vie.» Quand on retourne le problème posé par l'attitude des prophèteset qui semble insoluble à notre entendement prisonnier decontradictions pour nous irréductibles, on est toujours ramené à laquestion de l'amour, et c'est par là que nous pouvons atteindre à sasolution pratique, la seule qui nous importe. L'amour auquel noussommes trop enclins aujourd'hui et qui nous éloigne des hommes de laBible est un amour pénétré des intérêts de ce monde, mélangé defaiblesse, qui cherche moins le bien que le bonheur de son objet etqui, par là, glisse par l'indulgence vers la complicité. L'amour queDieu nous commande parce que c'est l'amour dont il nous aime, veut laperfection de l'objet aimé. Cet amour-là ne compose pas avec le malet inspire tous les sacrifices. Tel fut l'amour pour Jéhovah dont lesprophètes, depuis Moïse, furent émus, amour jaloux, qu'ils comprirentdans la faiblesse de leur chair, dans l'emportement de leur zèle,avec les préjugés de leur temps et les limites de leur savoir. C'estcet amour qui resplendit dans l'âme sainte de Jésus; à cet amour queJésus s'immola; de cet amour qu'il voulut que nous animions la viesociale lorsqu'il donna à ses disciples le commandement nouveau:«Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés » (Jn13:34,15:13). Ce côté sombre de l'action des premiers prophètes ne doit pasnous faire méconnaître le côté lumineux de leur ministère. Celui-citransparaît dans une déclaration de Samuel, que nous recueillons dansle récit même où ce prophète accomplit son geste le plus farouche: Jéhovah trouve-t-il du plaisir dans les holocaustes et lessacrifices comme dans l'obéissance à la voix de Jéhovah? Voici,l'obéissance vaut mieux que les sacrifices, et l'observation de saparole vaut mieux que la graisse des béliers (1Sa 15:22),. Cette déclaration est, à la bien prendre, le thème de toute ladoctrine jéhoviste. Ce n'est pas assez d'en admirer la grandeur dansla formule d' Osée: (Os 6:6)

J'aime la piété et non les sacrifices,La connaissance de Dieu plus que les holocaustes...
il faut reconnaître que, trois siècles plus tôt, nous enretrouvons déjà le principe fécond dans la parole de Samuel à Saül.Il est vrai qu'une école de critique moderne donne peu de crédit à lasource élohiste qui nous présente l'institution de la monarchie commeune infidélité à Jéhovah, et l'on doit reconnaître que la rédactionque nous avons actuellement sous les yeux appartient à une périodelittéraire un peu plus récente que les sources jéhovistes du mêmeépisode, sources qui d'ailleurs se contredisent et dont la seconderenferme des invraisemblances historiques où l'auteur s'avère malinformé. Mais rien, dans la source élohiste, ne nous oblige àrévoquer en doute la matérialité des faits qui constituent l'ossaturedu récit, et nous croyons, en bonne méthode historique, être plusprès des événements de l'époque lorsque nous maintenons l'histoireélohiste de Samuel dans les renseignements qu'elle donne, que si nousla présentions (cf. Ad. Lods, Israël, I, p. 411s) comme l'oeuvrede pamphlétaires antiroyalistes qui auraient démarqué le récitjéhoviste en substituant le nom de Samuel au nom de Saül dans letouchant récit de l'enfance (1Sa 1-3) et qui auraient inventé lavictoire d'Ében-Ezer à seule fin de prouver aux siècles à venirqu'Israël n'avait pas besoin de rois pour triompher de ses ennemis.Cette façon de falsifier sciemment l'histoire afin de l'accommoder àune doctrine politique suppose des moeurs littéraires beaucoup plusrapprochées de nous que de l'époque primitive où les annalistesd'Israël recueillaient pieusement les récits de leurs traditionsorales. Qu'il leur soit arrivé de se tromper, d'amplifier, de sereprésenter et de présenter les événements du passé conformément auxidées et aux habitudes de leur propre temps, cela est certain, etl'écrit sacerdotal nous en fournit les preuves manifestes. Pourmettre au point l'histoire, il nous suffit dans ce cas de comparer laversion récente aux récits parallèles plus anciens. Mais admettresans y être contraint par l'évidence que, dans un cas comme celui deSamuel, l'historien a simplement truqué dans l'intérêt de la thèsedes prophètes opposés à la royauté, voilà qui est tout ensembleprendre une responsabilité hardie et s'éloigner de la conceptionjéhoviste, telle que nous la trouvons bien avant Samuel dansl'épisode de Gédéon refusant la royauté, et telle que la reproduit,sans éprouver le besoin de l'expliquer ou de la justifier comme sic'était une révélation nouvelle, la claire affirmation du prophèteOsée: (Os 10:9) Depuis les jours de Guibéa, tu as péché, ô Israël! c'est-à-diredepuis les jours où tu fis oindre un roi. Ce qui cause ta ruine, ô Israël, C'est que tu as été contre moi,Contre celui qui pouvait te secourir. Où est donc ton roi? Qu'il te délivre dans toutes tes villes! Où sont tes juges, ausujet desquels tu disais: Donne-moi un roi et des princes? Je t'ai donné un roi dans ma colère, Je te l'ôterai dans mafureur (Os 13:9,11). Ce passage d' Osée permet de penser que le prophète connaissaitfort bien les faits que racontent les sources élohistes de l'histoirede Samuel et donnait sa pleine adhésion à la doctrine antiroyalistequ'elle proclame. Ce faisant, Osée, loin d'innover, remonte auxorigines de la constitution donnée par Moïse au peuple de l'exode.Moïse vivait en des temps où l'on savait quels étaient les dangers dela monarchie, l'arbitraire des rois, leur ambition, leur tyrannie.S'il a constitué démocratiquement son peuple, s'il l'a groupé autourde la Tente d'assignation, tente des rendez-vous avec Jéhovah (Ex33:7-11), c'est qu'il voulait établir entre le peuple élu et lesautres nations précisément cette différence que les autres ont deschefs terrestres, tandis qu'Israël a, pour conducteur, Dieu, par sesmandataires. Ce qui, pour les prophètes fidèles au mosaïsme, fait lavaleur d'Israël, assure l'avenir de sa race et promet la victoire àla mission religieuse qu'il doit accomplir parmi les nations, c'estqu'à la différence des autres nations, il a pour bergers, non deschefs divinisés par les hommes, hiérarchies de prêtres ou dynastiesde rois, mais des chefs suscités par Dieu, guidés par son Esprit etdont le seul mérite est de se tenir dans l'attitude morale queJéhovah demande et qui fait à ses yeux toute la valeur de lareligion. La religion, une attitude morale, voilà ce que déclareSamuel à Saül. D'où lui est venue cette doctrine étrangère aux autrescultes et qui proprement révolutionne toute la religion? Il ne l'apas trouvée dans les temps anarchiques des Juges ses prédécesseurs,ni à l'époque des guerres et des infidélités qui faisaient dire àJosué en fin de carrière: «Si vous ne trouvez pas bon de servirJéhovah, choisissez...ou les dieux que servaient vos pères au delà dufleuve, ou les dieux des Amoréens, parmi lesquels voushabitez» (Jos 24:14-15). Pour s'expliquer la foi de Samuel, ilfaut remonter jusqu'à l'ancêtre et l'inspirateur de tous lesprophètes jéhovistes, l'homme du Sinaï qui, en proclamant le Dieuvivant (Jéhovah) et en identifiant dans le Décalogue ce Dieu vivantavec le Bien, idéal moral de la conscience humaine, établissait quece Dieu-là, ce n'est pas avec des cadeaux, des litanies, des rites,une cour opulente et servile qu'on l'honore, mais en pratiquant lebien, en se tenant attaché à Jéhovah comme au bien suprême.L'alliance proclamée par le premier des prophètes postulait uneattitude morale vis-à-vis de la divinité. Elle renfermait par là unprincipe qui devait peu à peu dégager la foi humaine de toutes leserreurs de pensée et de pratique qui égarent les religionsnaturelles. C'était ce principe, l'attitude morale, qui constituaitla valeur originale de l'alliance mosaïque et proprement sarévélation. C'est ce principe, proclamé dès les jours du Sinaï etdéveloppé dans les paroles de Dieu à Moïse, qui donne sa portée à ladémarche de Samuel auprès de Saül; c'est lui qui explique que, sansrien définir au point de vue doctrine, sans rien expliquer pouraccréditer la hardiesse de leur action, les prophètes postérieurs sesoient tous campés sur le terrain moral et aient fait de latransgression de l'alliance la cause de tous les malheurs d'Israël.Ce n'est pas pour rien qu'Osée, après avoir rappelé la doctrine deSamuel dans sa formule de Os 6:6, continue en accusant Israëld'avoir «transgressé l'alliance» (Os 6:7). Les expériences qu'ilavait faites avec sa femme infidèle lui avaient appris la vraienature de l'alliance entre Israël et Jéhovah et la vraie nature de satransgression. Aussi, par ses exhortations, sinon par la formule,réclame-t-il de la nation élue et adultère la «circoncision ducoeur» (De 10:16 30:6), image introduite par D, attribuée parlui à Moïse et qui, dans sa crudité, résume, en les réunissant, laloi et les prophètes. On ne peut s'étonner dès lors que l'auteur denotre Deutéronome actuel, postérieur de peu à Osée, ait fait de cetteimage le thème de ses exhortations, et que Jérémie, inspiré par leDeutéronome et annonciateur de «la nouvelle alliance inscrite dansles coeurs» (Jer 31:33), l'ait reprise à son tour. Enl'entendant, ne croit-on pas entendre tout ensemble Osée et leDeutéronome:Comme une épouse est infidèle à son compagnon, Ainsi vous m'avezété infidèle, maison d'Israël...Circoncisez-vous pour Jéhovah, Hommesde Juda et habitants de Jérusalem, De peur que ma colère n'éclatecomme un feu (Jer 3:20 4:3,4 9:26).