II Origines du prophétisme. J.G. Frazer, dans son Adonis (pp. 55SS), voit l'origine duprophétisme dans la corporation des «hommes sacrés» (qedéchim), les esclaves mâles des temples de l'Asie occidentale, auxquelscorrespondaient les «femmes consacrées» (qedéchot), quel'infidélité des rois avait laissés s'introduire dans les moeurscultuelles d'Israël (De 23:17,1Ro 14:24 15:12 22:47,2Ro 23:7) etque le paganisme courant tenait pour l'incarnation du dieu qui les«possédait» à certains moments et se servait d'eux pour faireentendre sa voix. Quelles que soient les ressemblances de détailqu'il trouve entre les «consacrés» africains ou asiates et lesprophètes hébreux, nous ne croyons pas que l'ordre de moralité auquelappartenaient ces représentants de la divinité païenne autorise unrapprochement quelconque avec les hommes de Dieu d'Israël. De ce que«le verbe véhément et vibrant des personnes frénétiques» ait étéaccepté chez beaucoup de peuples et dans des temps divers comme lavoix d'un dieu intérieur, on ne saurait conclure qu'il faut chercherdans ce phénomène la véritable origine du prophétisme jéhovique, nonplus que dans le respect superstitieux dont on entourait en Canaan etailleurs les manifestations de l'insanité. (Cf. Ed. Meyer, Gesch. d. Altertums, I, 2, p. 383.) La critique ne saurait, sansparodier, rapprocher cette insanité-là de la parole de saint Françoisd'Assise: «Le Seigneur m'a dit qu'il voulait que je sois un simple,un insensé, comme on n'en avait pas encore vu de tel, et que sonintention était de nous conduire par d'autres chemins que ceux de laScience.» Le fait qui doit retenir notre attention est que l'antiqueOrient méditerranéen qui servit de berceau à Israël fourmillait dediseurs d'oracles, d'interprètes des songes, de gens à seconde vue,de mages, de devins, d'illuminés et d'extatiques, qui donnaient desconseils aux rois ou qui cherchaient à répondre aux besoins mystiquesque la religion rituelle d'État ne pouvait satisfaire (voirDivination, Extase; cf. Hölscher, Die Propheten, ch. I et II;Gressmann, Alt. Orient. Texte zum A.T., 1926, ProphetischeTexte, pp. 46-55). On retrouve chez les anciens Hébreux cesdiverses catégories et leurs pratiques: le khérem, vouant touteune population à la destruction, l'ordalie par les eaux amères (No5:11, 31), l'onction des pierres sacrées (Ge 28:18 etc.),l'usage des flèches divinatoires (2Ro 13:18 et suivants) et biend'autres actes ou croyances attestent en Israël l'influence de lamagie (voir ce mot). «Tu ne laisseras pas vivre la magicienne» (Ex22:18, cf. De 18:9-14). Mais parmi tous ces représentants dela mantique, il en était un dont l'action devait, avec ledéveloppement du monothéisme judaïque, devenir prépondérant; c'est le«voyant». Comme leurs voisins arabes avaient leur kâhin, leurdevin, les Hébreux avaient leur rôèh, leur voyant. Les gens«allaient au voyant» quand ils avaient besoin en tous domaines de seslumières. C'est ainsi que le jeune Saül alla trouver Samuel pourdécouvrir par lui la direction prise par les ânesses de son père, quis'étaient égarées. De pareils services ne se rendaient pas sansquelque rémunération. «Qu'avons-nous?» dit Saül à sonserviteur.--«Voici, j'ai sur moi le quart d'un sicle d'argent; je ledonnerai à l'homme de Dieu et il nous indiquera notrechemin» (1Sa 9:1,9). L'attitude de Samuel vis-à-vis deSaül (1Sa 9:20 et suivants) et le refus d'Elisée àNaaman (2Ro 5:16) prouvent que les voyants jéhovistesn'acceptèrent pas d'être confondus avec ceux qui faisaient payerleurs services. L'existence de ces divers genres de vaticinants pose devant nousune énigme à côté de laquelle nous n'avons pas le droit de passersans essayer de la résoudre. Certainement, beaucoup de ces voyants enIsraël n'étaient autres, suivant le mot de Loisy, que des devinsprofessionnels; mais tous ne l'étaient pas. Une fois la part faite aucharlatanisme et à l'imposture, il n'en reste pas moins tout unensemble de personnages parfaitement sincères, sincères au pointd'accepter de souffrir et de mourir pour leur foi, lesquels, à tousles étages de la civilisation, se considèrent comme possesseurs dedons exceptionnels et agissent comme les agents d'une puissanceinvisible et surhumaine qui les qualifie pour orienter le reste del'humanité. Sont-ils illusionnés? De savants théologiens modernes,qui croiraient déconsidérer leur science en écrivant le mot«révélation», emploient couramment dans l'examen de ces problèmes lesmots «inspiration», «personnalité inspirée», «possession divine,démoniaque», «élection», etc. Ou bien ces mots n'ont pas de sens etfigurent dans leur argumentation comme de fausses fenêtres sur lafaçade d'un bâtiment, ou bien ils expriment la reconnaissance d'unmonde spirituel par lequel certains hommes sont particulièrementagis, monde où, suivant les avertissements de Paul et de Jean, toutesprit n'est pas l'Esprit du Seigneur (2Th 2:2,Eph 6:13,1Ti4:1,1Jn 4:1). Telle est bien pour nous la réalité. Et cette réalitéexplique d'une part l'emprise du devin, du sorcier sur la racehumaine, la persistance dans l'histoire des religions de mystères(voir ce mot), et d'autre part l'existence des prophètes que Dieu,dans la nuit où l'humanité cherchait en tâtonnant sa route, asuscités comme porte-flambeaux de la morale et de la religion. La biographie de Samuel nous apprend que les prophètes hébreuxallaient par bandes (1Sa 10:10) comme les prophètes dePhénicie (1Ro 18,2Ro 3:13 10:19) et qu'ils s'abandonnaient à lacontagion du délire sacré provoqué par la musique, le songe et desgestes désordonnés. Nous apprenons ailleurs que l'usage des boissonsenivrantes était employé aussi pour provoquer la transe del'inspiration (Esa 28:7). A la rencontre d'une troupe deprophètes, Saül lui-même est saisi par la contagion; transporté enesprit, il prophétise (1Sa 10:10). Dans une autre circonstance,nous le voyons conduit par l'excitation du délire prophétique jusqu'àl'entière prostration physique et les gestes del'inconscience (1Sa 19:24). Nous sommes ici en présence depratiques et de phénomènes qui ont accompagné partout dans l'Orientancien les scènes de l'exaltation collective et de l'hallucinationextatique. Les peuples voisins d'Israël avaient leurs prophètesextatiques, témoin l'Ammonite Balaam (No 24:4,16). On a purapprocher cette forme du prophétisme hébreu des particularitéspsychophysiologiques constatées chez les derviches tourneurs ethurleurs de l'Asie, les féticheurs d'Afrique, les convulsionnairesobservés en diverses périodes de l'histoire d'Europe et, dans les casmorbides, les inspirés cévenols au temps des Camisards. Il seraitintéressant à ce propos d'examiner au point de vue pathologiquel'influence exercée par les excitations grégaires sur le systèmenerveux de l'homme, système qui fut le but physiologique du lentdéveloppement de la création, parce qu'il devait donner à la créaturefaite à l'image de Dieu le véhicule de l'Esprit. C'est dansl'exaltation grégaire que semble être devenue sensible à l'homme, ets'être dégagée sous sa première forme, l'inspiration par laquellel'homme a senti frémir en lui la divinité et s'est élevé par l'extaseaux connaissances surnaturelles. Mais les conditions dans lesquellescette inspiration s'est manifestée ne pouvaient que la maintenir à unniveau fort inférieur, la lier aux instincts de l'espèce et, par là,l'induire aux pires égarements de l'animalité. Il est probable queSamuel, homme de Dieu, en entrant en rapports avec les bandes deprophètes et en se mettant à leur tête, a eu pour but de lesmaîtriser et d'orienter leur inspiration vers le jéhovisme. Quand onle dépeint comme le fondateur de l'école des prophètes («debout àleur tête» ou «présidant sur eux», 1Sa 19:20), il faut se garderde donner à ce mot «école» le sens d'un institut théologique.L'action exercée par Samuel dut être avant tout d'ordre moral etspirituel. Son but, en dirigeant les exercices prophétiques, dut êtrede calmer l'exaltation des groupes de jeunes gens saisis parl'esprit, de canaliser leur zèle patriotique et de leur inculquer lescommandements par lesquels la loi de Moïse enseigne à Israël quela faveur de Jéhovah s'obtient, non par des gestes extatiques,des musiques ensorcelantes ou des sacrifices somptueux,mais par l'obéissance à sa voix. Ce qui demeure, c'est que le prophétisme hébreu a eu son originehistorique dans les confréries, très répandues en Syrie et en AsieMineure, où l'on se livrait aux danses extatiques, à la musiquerythmée et aux excitations de la mantique. Il est à remarquertoutefois que le fondateur du jéhovisme, le prophète Moïse, neprésente aucune attache avec ces milieux-là. Et ceci suffit pourréserver pleinement la liberté de Dieu qui choisit ses ouvriers commeil lui plaît. «L'Esprit souffle où il veut.» Cela dit, l'histoire despremiers grands prophètes qui vinrent après Moïse nous les montreliés à des confréries de prophètes qui se rapprochent par leursmoeurs à la fois de communautés esséniennes et de corporations dederviches (Holscher). Dès le temps de Samuel ces confréries devaticinants paraissent fortement organisées (1Sa 10:5 28:6,15).Il n'y a pas jusqu'à l'emploi de termes archaïques et dontl'étymologie est encore inconnue pour désigner la maison desprophètes (1Sa 10:18 et suivants) et l'assemblée desprophètes (1Sa 19:20) qui ne témoigne en faveur de l'antiquitéde cette organisation. C'est parmi ces hommes plus particulièrementaccessibles aux émotions psychiques et spontanément tournés vers ledivin que Jéhovah, après la fondation de l'ancienne alliance, trouvases premiers hérauts. L'inspiration qui les saisit les met à part etles lance dans des ministères individuels. Il est frappant en effetde constater que Samuel, Élie, Elisée, tout en étant des chefsd'écoles, des maîtres de confréries qu'ils tiennent étroitement sousleur autorité (1Sa 19:18 et suivant, 2Ro 4:38 6:1 9:1 2:15,etc.), agissent aussi indépendamment de la confrérie, jouent à titrepersonnel des rôles politiques et se portent au besoin contre lesrois: Saül, Achab, Joram, comme feront plus tard les grands prophètesdu VIII e et du VII e siècle: Ésaïe contre Achaz, Jérémie contreSédécias (1Sa 15,1Ro 21, etc., 2Ro 3:13 et suivants). Ledouble caractère de l'activité de ces prophètes de transition, hommesdes confréries et hommes de Dieu, explique qu'ils aient inspiré dansle peuple et à la cour tantôt la crainte et la considération (1Ro17:1 17:10 et suivants, 2Ro 1:13 4:27,37 2:12 6:21 8:9, etc.),tantôt le mépris et la moquerie (2Ro 2:23 9:11,Jer 20:7 etsuivant, etc.; le proverbe: «Saül serait-il aussi parmi lesprophètes?» (1Sa 19:24) signifiait certainement à l'origine: «leroi aurait-il des attaches avec les exaltés?» c'est-à-dire: «est-iladmissible qu'il se commette avec des gens sans retenue ni qualité?»«Qui est leur père?») (1Sa 10:12). Il ne semble pas qu'après leIX e siècle les prophètes jéhovistes aient recherché la solidaritéavec les troupes de prophètes qui héritèrent des dons et des procédésdes anciens voyants ou magiciens et qui passaient pour avoir despouvoirs occultes sur la nature et sur les personnes, se tenantvolontiers à la cour des rois et vivant plus ou moins à leur solde.Le nationalisme et l'amoralisme de ces confréries les mettaientgénéralement en conflit avec les porte-parole authentiques deJéhovah, qu'ils bravaient en flattant l'orgueil de la cour d'où ilstiraient leurs principaux moyens d'existence (1Ro 22:8,28).C'est ainsi qu'Amos tient à faire savoir qu'il n'a rien de communavec le prophétisme courant. Au prêtre de Béthel qui, le croyantsemblable aux autres, lui dit: «Va-t'en, fuis en Juda, là tu gagneraston pain et tu prophétiseras», il répond fièrement: «Je ne suis niprophète, ni fils de prophète» (Am 7:14). Ses successeurs,lorsqu'ils fulminent contre le peuple infidèle égaré par ses rois etleurs conseillers, disent tout uniment: «les prophètes d'Israël» ou«vos prophètes» (Jésus dira: «faux prophètes», Mt 7:13, cf.Jer 28:15 29:31 et surtout Eze 13), désignant ainsi lesconfréries de nebiim qui s'arrogeaient le droit de parler au nom deJéhovah et s'improvisaient indûment ses mandataires, exploiteurs dela crédulité,