On sait que, dans les trois documents J, E et P, le récit de lasortie d'Egypte est précédé de celui de toute une série de fléauxdont Yahvé se serait servi pour briser la résistance du pharaon quirefusait de laisser partir les clans hébreux. Le but de ce qu'on estconvenu d'appeler les plaies d'Egypte était de montrer que leDieu de ces clans possédait le pouvoir suprême sur la nature et qu'ilavait le droit de punir le pharaon qui s'opposait à sa volonté etendurcissait son coeur. En raison de la grande importance qu'euttoujours aux yeux des Israélites le fait de la délivrance du jougégyptien, on comprend que les générations postérieures aient attachéun haut prix aux traditions nationales concernant les faits quiauraient précédé et rendu possible cette libération. Dans la rédaction unique que renferme l'Ex., on retrouve lessignes distinctifs de J, E et P: la façon propre à chacun d'eux deprésenter les événements, et, de l'un à l'autre de ces documents, desdifférences notables quant au nombre des fléaux qu'ils racontent. Ensomme, le chiffre dix, que l'on emploie toujours pour représenterl'ensemble de ces fléaux, ne résulte que de la combinaison en un seultout des calamités racontées par les différents documents; «les dixplaies ne sont pas une expression scripturaire», selonl'observation très juste de Bennett (Comment, sur l'Ex., p. 81).En effet, J en rapporte six (le Nil frappé, les grenouilles, lestaons, la peste bovine, la grêle, les sauterelles); E en donne quatre (les eaux du Nil changées en sang, la grêle, lessauterelles, l'obscurité); et P aussi quatre (les eaux changéesen sang, les grenouilles, les moustiques, les pustules). Tous troisracontent ce qu'on appelle la 10 e plaie: la mort des premiers-nés.(Pour la reconstitution de ces récits d'après les trois documents,voir A.Westphal, Sources, I, pp. 279SS et, pour leursignification religieuse, le même auteur, Jéhovah, pp. 184SS; MarcNeile, Comm, sur l'Ex., pp. 43 et 46.) Il existait donc unetradition populaire relative à des fléaux qui auraient précédé lasortie d'Egypte; mais il y avait désaccord quant à leur nombre età la forme de leur production. J n'indiquait pas d'agent humainpour l'envoi ou le retrait des plaies, que Yahvé lui-même provoquaitpar son action directe sur la nature; pour ce document, les fléauxétaient des phénomènes naturels qui, en eux-mêmes, ne paraissaientpas avoir un caractère miraculeux; c'est leur virulenceexceptionnelle et le fait qu'ils se produisent à un moment précis,déterminé par Yahvé et annoncé par Moïse, qui leur confèrent uncaractère spécial et supranaturel; et, dans J, il manque le signepréliminaire du bâton changé en serpent. --Pour E et P, Yahvé est au-dessus de la nature, et les fléauxsont introduits par un intermédiaire matériel, le bâton de Moïse(dans E) ou celui d'Aaron (dans P), et ils constituent des faitsnettement miraculeux. Dans P, on a l'impression que les plaies sesuivent sans interruption, dans un court espace de temps; de mêmepour E, dans lequel manquent les détails des négociations poursuiviesentre Moïse et le pharaon. --On a essayé parfois de répartir, au point de vue de la durée,cette série des dix plaies entre le mois d'août d'une année et celuid'avril de l'année suivante, mais sans arriver à un résultatsatisfaisant. Tout ce qu'on peut dire, en se fondant sur les trèsrares indications de temps fournies par le texte actuel, c'estqu'elles semblent se succéder à de brefs intervalles. En outre, dans les récits de tel ou tel fléau, on relève desdésaccords ou contradictions qui prouvent encore l'action exercée parl'imagination populaire dans le sens d'une exagération des effetsproduits par ces fléaux: ainsi, après que tout le bétail desÉgyptiens aurait péri au cours de la 5 e plaie (peste bovine), il enrestait encore lors des 6 e et 7 e plaies (pustules etgrêle);--toute la végétation apparaît détruite par la grêle, etcependant, lors de la 8 e plaie, les sauterelles trouvent encore àdévorer toute la verdure des arbres et des champs. --Enfin, on reconnaît facilement que certains fléaux semblentn'avoir été que des variantes ou doublets de certains autres; ainsile 3 e (moustiques, P) le serait du 4° (taons, J), et le 5 e (pestebovine, J) le serait du 6 e (pustules, P). Pour les détails de cesdivers fléaux, le rédacteur qui combina entre eux J, E et P doitavoir mis à la base de son travail les données de J, qui étaient sansdoute plus circonstanciées et qui cadraient mieux avec le but qu'ilvisait. On a observé depuis longtemps que la plupart des fléaux racontéscorrespondent à certaines conditions particulières au pays et qu'ilspouvaient, en somme, être expliqués comme n'ayant été quel'intensification de calamités assez courantes dans l'Egypte ancienneet moderne. Ainsi les eaux du Nil prenant la couleur du sangrappelleraient le phénomène bien constaté, en Egypte et ailleurs, etque l'antiquité appelait eau ou pluie de sang, alors quel'eau prend une teinte rougeâtre qui provient de la décomposition demicroorganismes tels que champignons ou infusoires (cf. le faitraconté 2Ro 3:22). On peut indiquer aussi, comme propres auxconditions ordinaires du pays, les invasions de moustiques, dont leslarves pullulent dans les rizières, les citernes et les flaques d'eaulaissées par le Nil après le retrait de l'inondation annuelle. --Voir également la plaie des grenouilles, rentrant dans cettecatégorie de phénomènes. Voici ce que dit Brehm, dans son Tierleben (notes communiquées par M. L. Reverdin, du Mus. d'hist.nat. de Genève), à propos d'une espèce de grenouille que Seetzen (Reisen durch Syrien, Paloestina...Unter Ae gypten, 1854-1859)appelait rana nilotica (il indiquait aussi une autre espèce sousle nom de rana mosaïca): «La rana mascareniensis (Nilfrosch) est de petites dimensions et très commune. Anderson dit qu'unedivinité Ka, à tête de grenouille, était une forme du dieu de lavérité, et qu'une déesse Heka, à tête de grenouille, étaitl'épouse du dieu Khnum et symbolisait également l'eau. Unegrenouille était un signe de résurrection...» --La plaie des pustules, que quelques auteurs rapprochent d'uneaffection cutanée appelée gale du Nil, dont les causes ne sontpas bien déterminées (eau du Nil dans les derniers mois avantl'inondation? principes salins de l'air? excessive chaleur?). --Enfin, on peut indiquer aussi la 9 e plaie, celle del'obscurité, rappelant un phénomène particulier à ces régions,l'obscurcissement de l'atmosphère produit par le vent de khamsin (=cinquante), qui souffle deux ou trois jours de suite, avec desarrêts, pendant une période de cinquante jours (d'où son nom); cevent très fort et chaud soulève des nuages de sable qui pénètrentpartout, jusque dans les récipients fermés. --On a mainte fois tiré de ces diverses constatations laconclusion que plusieurs de ces fléaux si fréquents en Egyptepouvaient être mis en relation de cause à effet avec l'inondation dupays par les eaux du Nil; ainsi, l'altération des eaux du fleuveaurait pu entraîner à sa suite, comme conséquences naturelles plus oumoins directes, plusieurs des fléaux qui sont énumérés dans nostextes (grenouilles, moustiques, peste bovine, pustules),conséquences dans lesquelles la tradition israélite vit desinterventions de la puissance divine agissant en faveur des clanshébreux asservis en Egypte et préparant l'heure de leur libération.Que le dieu national d'Israël ait employé pour cela des moyens, desphénomènes appartenant au domaine de la nature, c'est ce que le textelui-même donne à entendre, par exemple lorsque, pour la 2 e plaie,Yahvé dit: «Le fleuve fourmillera de grenouilles» (Ex 7:25), cequi suppose un état de choses connu, mais intensifié fortement dansle cas présent, et lorsque, pour la 6 e, le texte dit expressémentque «Yahvé fit souffler sur le pays un vent d'orient» qui y poussades nuages de sauterelles, et que, pour les en chasser, il fitsouffler «un vent d'ouest très fort qui jeta les sauterelles dans lamer» (Ex 10:13,19). La pensée religieuse et l'imagination des générationspostérieures donnèrent à ces phénomènes qui, à l'origine, n'avaientrien de surnaturel, des proportions toujours plus considérables, enmultiplièrent le nombre (voir ce qui a été dit plus haut desfléaux-doublets) et finirent par leur imprimer le caractère de faitspurement miraculeux qu'ils n'avaient pas primitivement. A cetteaction exercée par les générations postérieures sur les donnéesfournies par la tradition nationale, il faut ajouter encorel'intervention d'un certain élément d'ordre littéraire etpsychologique, l'art avec lequel les auteurs de nos documentsmontrent le pharaon, d'abord rebelle et intransigeant, puis cédant,par degrés habilement marqués, à la pression qu'exercent sur lui lesfléaux qui s'abattent successivement sur la nature, sur ses sujets,et enfin sur lui-même par la mort de son fils aîné; il y a là, dansles concessions toujours plus grandes que le pharaon consent à Moïse,un sens psychologique très fin et l'intention d'impressionnerfortement l'esprit; et, malgré les formules assez stéréotypées(répondant bien au goût des Orientaux) des entretiens qui ont lieuentre le pharaon et Moïse pour l'annonce des plaies et leur retrait,l'attention et l'intérêt vont toujours grandissant, et le débatengagé revêt les proportions d'une joute de puissance entre le Dieudes Hébreux et le chef du grand empire terrestre, joute qui aboutiraau triomphe final de Yahvé. Pour expliquer la formation de la série de récits actuels,Gressmann (Die Anfoenge Israels, dans «Schriften des A.T.»,2 e vol., pp. 47-54; et Mose und seine Zeit, pp. 67-97) a émisl'hypothèse suivante. On trouverait, dans ce texte, la trace de deuxchaînes de légendes: 1° L'une, pour laquelle les phénomènes mentionnésauraient eu nettement le caractère de prodiges et qui se seraitprésentée sous la forme de groupes composés chacun de deux prodiges;au premier de ces groupes auraient appartenu: (a) le changement de l'eau en sang, et (b) celui du bâton en serpent;-et au second: (a) le changement de la poussière en moustiques, et (b) celui de la suie en poussière.Par ces doubles prodiges, Moïse se serait légitimé aux yeux dupharaon comme l'envoyé de Yahvé. Les prodiges n'ayant pas fait céderle roi, c'est alors que serait intervenue la mort de son fils aîné(probablement dans E), par laquelle Yahvé voulait contraindre lepharaon à l'obéissance; plus tard, cette mort aurait été étendue à tous les premiers-nés des Égyptiens (J) et même à tous ceux desanimaux (P). 2° A côté de ce cycle ou de cette chaîne de prodiges, on en trouverait un autre, plus récent, et dans lequelles phénomènes auraient eu pour caractère essentiel celui de plaies, de fléaux. Les récits de ce groupe auraient été plussimples et plus courts que ceux de notre texte actuel; chacun de cesfléaux ne consistait qu'en quelques lignes et comportait troisparties: l'annonce, la description et la mention de l'absence d'effetde chacun d'eux; le nombre de ces fléaux, à l'origine, était de six,et leur conclusion était représentée par la mort des premiers-nés. Letexte actuel ne laisserait plus apparaître nettement la gradation desuns aux autres, et l'ordre primitif, en particulier, aurait ététroublé par le fait que le monde de l'homme aurait été indiqué commetouché, dès le début, par les fléaux successifs. Primitivement, deuxplaies auraient formé ensemble une paire: la 1re (mort des poissonsdu Nil et grenouilles) aurait intéressé le monde des eaux, la 2 e(taons et peste bovine) celui des animaux, la 3 e (grêle etsauterelles) celui des plantes, et, de l'une à l'autre de cespaires de fléaux, on pourrait constater un crescendo, une aggravationdans la virulence de ces phénomènes. En somme, de l'ensemble du récit actuel des plaies d'Egypte, onpourrait déduire la conclusion suivante: les documents J, E et Pdénotent l'existence d'un fond de traditions inspirées par lapréoccupation de considérer le fait de la sortie d'Egypte comme ayantété le résultat du triomphe du dieu national d'Israël sur les dieuxd'Egypte, et comme ayant été précédé par une série de manifestationsde puissance,dans le domaine de la nature. Mais ces documents ne sontpas d'accord entre eux quant au nombre et à la forme de cesmanifestations. Les fléaux que le travail des générationspostérieures a ajoutés au noyau initial de la tradition nationaletrouvent en majeure partie leur explication dans certains phénomènesou calamités naturelles et propres à l'Egypte, et on doit reconnaîtreaux textes qui les décrivent un coloris local bien marqué. Il fauttoutefois constater qu'actuellement, en présence de ces textes pleins d'éléments merveilleux, dans ces fléaux dont les uns ne sont quela répétition assez manifeste de certains autres et dans le récitdesquels on signale divers désaccords, nous ne pouvons déterminer leséléments de la réalité historique qui a pu exister à l'origine detout le développement narratif de Ex 7-12. En tout cas, le faithistorique initial qui serait à la base de nos récits a pu avoirdiverses conséquences matérielles, à propos desquelles la traditionpostérieure s'est livrée à tout un travail complémentaire, aintroduit des adjonctions secondaires, qui apparaissent d'abord (enune moindre mesure) dans J, s'accentuent dans E, et revêtentl'importance la plus grande dans P.--Le souvenir de ces fléaux s'estconservé dans la poésie israélite; ils sont rappelés par le Ps78, qui les cite en partie et dans l'ordre suivant: 1 re, 3 e, 2 e,8 e, 7 e, 5 e, 10 e; et par le Ps 105, dans l'ordre: 9 e, 1 re,2 e, 4 e, 3 e, 8 e, 10 e. Ant.-J. B.