I Considérations générales. Grec philosophia , de philos =qui aime, et sophia =sagesse. Les philosophes primitifs, en Grèce, s'appelaient les«Sages». Pythagore prit, dit-on, le premier, par modestie, le nom de philosophe, «ami de la sagesse». Il est bon de ne pas perdre devue cette origine qui caractérise la raison d'être de la philosophieet nous explique l'usage incessant que l'A.T.--qui n'a pasl'équivalent du mot philosophe--fait du terme de sage ou de sagesse(voir ce mot). Quand l'Hébreu dit: «La crainte de Jéhovah est lecommencement de la sagesse» (Ps 111:10), cela sagesse est avecles humbles» (Pr 11:2), quand il associe la sagesse àl'intelligence, à la science et à la réflexion (Pr 8:12, cf.Pr 3:16,22), quand il en fait la première des oeuvres de Jéhovahet sa collaboratrice dans l'établissement du monde (Pr 8:22,31),il n'entend point seulement la sagesse pratique, la qualité morale,mais aussi et peut-être surtout le principe du savoir, l'origine dela connaissance, le portique de la vérité. Cicéron, lorsqu'il définitla philosophie le sens des choses divines et humaines, en caractérisebien le principal objet et nous apprend sans s'en douter en quoil'Hébreu était philosophe. On a bien souvent dénié à Israël touteaptitude à la philosophie. Que l'Hébreu fût un croyant plutôt qu'unpenseur, que son esprit n'eût ni la faculté d'abstraction, ni lescuriosités de l'esprit grec, c'est certain; sa langue elle-même ne seprêtait pas au raisonnement systématique; on n'y retrouve pas lesmots essentiels comme instruments de culture intellectuelle: raison,conscience, cause, imagination, etc., ni même la distinction positiveentre les phénomènes d'ordre physiologique et ceux qui sont d'ordrepsychologique. Mais l'absence des différenciations dans lesquellesune science avertie voit aujourd'hui plutôt des facilités de logiqueque des réalités de fait, ne suffit pas pour priver un peuple de lapuissance de philosopher. La façon dont l'historien hébreu Jcollationne, ordonne et retravaille les traditions qui racontent lesorigines ne révèle-t-elle pas chez son auteur une conception del'univers, de l'humanité et de la religion qui l'élève au rang desplus grands penseurs? Le livre de Job, quelques pages du livre desProverbes et de l'Ecclésiaste, les revendications d'un certain nombrede psaumes ne manifestent-ils pas chez leurs auteurs, non seulementl'aptitude philosophique, mais le sentiment poignant des problèmesque pose toute philosophie? Pourrait-on contester aux prophètesécrivains la pénétration psychologique et la vision sociologique quifont de ces prédicateurs de justice, depuis vingt-six siècles, lesplus sûrs éclaireurs de la conscience humaine? Et n'oublions pas quela voix de ces puissants conducteurs d'âmes s'était éteinte avant lessiècles où la philosophie gréco-romaine commença de jeter son éclat. Au lieu de dénier aux Hébreux l'aptitude philosophique, on feraitmieux de dire que la philosophie hébraïque et la philosophiegréco-romaine ne sont pas du même ordre. La première est pratique etd'intention morale; la seconde est théorique et s'accomplit dans laspéculation. Si la seconde a fourni à la pensée humaine deschefs-d'oeuvre d'une infinie variété dans le domaine de la logique,de la science et de la mystique des idées, l'autre, sans éblouirautant, éclaire davantage. C'est ici une question d'attitude. La philosophie gréco-romaine, philosophie anthropocentrique (==qui rapporte tout à l'homme), est proprement celle de 1 humanismeet, par là, celle qui a réglé jusqu'à notre temps la manière depenser. Elle met la connaissance à la place de l'action, elle senourrit d'intellectualité et favorise le dilettantisme del'intelligence. Ce dilettantisme, qui est un dissolvant pour lavolonté, donne à la raison rendue orgueilleuse la primauté. Or ledanger apparaît ici de prime abord. Sans doute «il n'est rien decohérent que le rationnel» (Bergson); mais la vie n'est pas fonctiondu rationnel, ce n'est pas le rationnel qui l'engendre, et ce n'estpas non plus la raison qui suffira à la défendre lorsque l'intérêt oules passions la menaceront dans son intégrité morale, c'est-à-dire,en définitive, dans son intensité et dans sa durée. En outre, laraison, fertile en systèmes d'ailleurs tous liés aux infirmités de lanature et tous aristocratiques car ils ne peuvent être compris qued'une élite, les ramène dans leur ensemble à la prétentiond'expliquer l'homme par l'homme, et ensuite d'expliquer Dieu commel'homme s'imagine qu'il est, comme l'homme voudrait qu'il fût. Parces méthodes, le philosophe s'isole dans un immanentisme sans issue;il se prive des vrais moyens de connaître Dieu, l'univers etsoi-même, parce qu'il raisonne comme si l'être humain était le centredu monde. La philosophie des Hébreux, elle, est biocentrique (quirapporte tout à la notion de la vie), par où il faut entendre qu'ellemet l'action à la place de la connaissance et qu'elle fait del'action la pourvoyeuse de la connaissance. Le problème de la vie,condition primordiale de l'action, lui apparaît comme le problèmedont la solution donne la clé des énigmes posées devant la penséehumaine par l'existence de Dieu, de l'univers et de l'homme. Or le biocentrisme, découvrant chaque jour à l'être pensant lafragilité de la vie et à l'être agissant les défaillances de lavolonté, les entraves que cette volonté rencontre dans le péché, rendle philosophe humble et le dispose à entrer en relation avec l'Êtretranscendant de qui dépendent et l'homme et l'univers qui l'entoure.Dieu, qui se révèle aux humbles, répond à cette attitude enprovoquant chez le penseur des intuitions, des impulsions d'âme où semanifeste la solidarité qui unit l'être humain à la source de toutevie: l' Esprit, et aux divers modes de la vie répandus au sein del'univers. Dans cette voie où il se fait petit et complémentaire, oùil se renonce en quelque sorte lui-même, l'homme atteint à savéritable grandeur. Aux écoutes de Dieu, il devient l'écho de Dieu.Il obtient de Dieu, avec de nouvelles clartés qui inondent sonintelligence, une individualité baptisée de puissance, capabled'échapper pour elle-même à l'esclavage de la vie animale et d'aiderla société à poursuivre l'évolution de l'esprit humain jusqu'àl'accomplissement de sa destinée que l'apôtre Paul a définie en cesmots: «la glorieuse liberté des enfants de Dieu» (Ro 8:21). Quelle que soit l'origine que l'on donne à cette philosophie,qu'on y voie une révélation divine, une tendance innée de la race, oul'effort combiné des deux ensemble, il est indéniable que les Hébreuxlui doivent d'avoir pu accomplir une oeuvre unique dans le monde etd'avoir, seuls, réussi la trouée jusqu'à Dieu. Dans l'A.T., deux paroles définissent bien la méthode de laphilosophie biocentrique des Hébreux et son aboutissement.D'abord la confession du psalmiste tout possédé par la volonté devivre: «Mon coeur me dit de ta part: cherchez ma face! Je cherche taface, ô Jéhovah!» (Ps 27:8). Ensuite la déclaration du prophètequi incarna dans les jours de malheur l'humilité, l'abnégation, etqui sacrifia sa propre vie au devoir de montrer à son peuple le seulchemin par lequel la vérité que toute philosophie poursuit peut êtreatteinte: «Si vous me cherchez de tout votre coeur, dit Jéhovah, jeme laisserai trouver par vous...Tous me connaîtront, depuis le pluspetit jusqu'au plus grand» (Jer 29:13 31:34). Jésus-Christ, qui d'un bout à l'autre de son ministère agite leproblème de la vie, et qui se propose à ses apôtres comme «le chemin,la vérité et la vie», c'est-à-dire l'exaucement de tous les voeux dela plus audacieuse des philosophies, dit: «Si quelqu'un veut faire lavolonté de Dieu, il connaîtra si ma doctrine est de Dieu ou si jeparle de mon chef» (Jn 7:17). Pourrait-on exprimer avec plus declarté que l'action prime la connaissance et en est le principe? Etque signifie sa parabole de l'enfant prodigue envisagée sur le plande la recherche philosophique, sinon que c'est dans la mesure où l'onse rend compte de sa misère et où l'on puise dans la certitude desconséquences de ses péchés le courage de se mettre en route vers lePère offensé, que l'on arrive à prendre contact avec la vérité,vérité qui surpasse en splendeur et en bonheur tout ce que larecherche aride avait pu escompter? Avec l'apôtre Paul enfin, nous atteignons au seul texte bibliqueoù le mot «philosophie» se rencontre:» Prenez garde, dit-il auxColossiens, que personne ne vous séduise par la philosophie et parune vaine tromperie, selon la tradition des hommes, selon leséléments du monde, et non selon Christ» (Col 2:8). Toute laculture de l'helléniste Saul de Tarse s'inscrit en faux contre l'idéequ'il pourrait ici mettre en mépris la philosophie en tant querecherche de la vérité. (cf. Ac 17:18,34) Mais il a déjà dansles épîtres aux Corinthiens très nettement opposé les deux attitudesdont nous avons parlé plus haut, celle de la philosophie courante dupaganisme gréco-romain, qu'il caractérise de «sagesse de cemonde» (1Co 1:20 3:19), «sagesse des hommes» (1Co 2:5),«sagesse charnelle» (2Co 1:12), et celle de la philosophiehébraïque et chrétienne, qu'il qualifie de «puissance de Dieu» et de«sagesse de Dieu» (1Co 1:22 24, cf. 1Co 2:14). Dans Col2:8, Paul s'en prend plus spécialement à la fausse sagesse desjudaïsants qui décoraient du nom de philosophie leur système oùs'amalgamaient les prétentions de leur Cabale, des spéculations dunaturalisme païen et quelques vérités du christianisme. Ce système,qui se fondait sur «les éléments du monde» et non sur l'Évangile,supprimait la sagesse «selon Christ» (1Co 1:17,31), c'est-à-direses éléments d'humilité, d'appel au Sauveur, d'obéissance à la croix,d'un mot: l'attitude qui permet à l'homme pécheur de revenir à Dieuet de recevoir de Dieu l'effusion de l'Esprit qui éclairel'intelligence et qui régénère le coeur. Et, de fait, toute philosophie qui supprime le péché et larédemption ne conduit-elle pas l'homme à la déconvenue? N est-ellepas en ce sens «une tromperie»? (cf. 1Co 1:18-28) Pascal ne segênait pas plus que saint Paul pour le dire. Et c'est parce qu'ilpensait sur le plan de la philosophie hébraïque que ses pagesgardent, de siècle en siècle, leur salutaire attirance. Si c'étaitici le lieu, on pourrait montrer tout ce que le système d'HenriBergson, avec son dynamisme spirituel qui a renouvelé la philosophiede notre époque, doit à sa connaissance de la littérature hébraïqueet à la considération dans laquelle il la tient. Nous ne sommes passurpris de lire dans son récent ouvrage: «Le christianisme, qui pritla suite du judaïsme, dut en grande partie aux prophètes juifsd'avoir un mysticisme agissant, capable de marcher à la conquête dumonde» (Les deux sources de la morale et de la religion, 1932, p.257). «La conquête du monde», au point de vue moral et religieux,qu'est-ce donc, sinon l'histoire d'une philosophie qui aboutit? Alex.W.II Philosophie chrétienne. 1. Comme on vient de le voir, le terme grec philosophia ne se trouvequ'une seule fois dans le N.T., dans Col 2:8. «Veillez à ce quepersonne ne vous séduise au moyen de la philosophie, cette vaineillusion qui relève de la tradition des hommes, des élémentscosmiques, et non du Christ.» Dans ce passage Paul entend défendre lavaleur absolue de la foi chrétienne. Il y avait à Colosses de fauxdocteurs qui se rattachaient sans doute à un syncrétisme religieuxincapable de donner au Christ la place centrale de Sauveur des âmes.Il est probable qu'à côté des traditions judaïques (culte des anges,rite de la circoncision, etc.) s'étaient infiltrées dans cettephilosophie religieuse des traditions orientales, relatives au cultedes astres, ou à une définition philosophique de l'être humain.L'homme, formé d'un mélange d'éléments cosmiques, devait cultiver unerelation religieuse avec ces éléments. Paul veut persuader seslecteurs de la suffisance des dons du Christ, qui assurent au fidèlela plénitude de la vie, la libération à l'égard de tous leslégalismes, la victoire spirituelle totale. 2. Les Actes des Apôtres nous parlent de la rencontre de Paul à Athènesavec certains «philosophes», épicuriens et stoïciens (voir ces mots).A l'époque apostolique les prédicateurs philosophes sont nombreux;ils exercent volontiers une sorte de ministère, parlent sur la placepublique, et vulgarisent les grands enseignements de la philosophiemorale. A cet égard, ils ont parfois pu involontairement préparer lesesprits à accueillir la bonne nouvelle du salut, en fortifiant lespréoccupations intimes les plus sérieuses. Très tôt, après l'époque des apôtres, les docteurs chrétienschercheront une alliance avec la philosophie; la pensée grecque leurfournira certaines notions (ainsi celle du Verbe ou Logos [v. cemot]), qu'ils utiliseront à leur manière dans leurs réflexions oudans leur apologétique. Paul lui-même a été parfois un philosophe chrétien; n'a-t-il pastenté une sorte de philosophie de l'histoire (le second Adam; le sortd'Israël)? Mais il a eu nettement conscience de l'opposition entre lasagesse des hommes et la sagesse de Dieu. Sa spéculation entend êtrefondée tout entière sur les données de la Révélation, qui demeurentmystère ou scandale pour l'incroyant. On peut donc dire que laprotestation de Paul contre une certaine philosophie qui prétendraitapporter le salut sans accorder au Christ la place d'honneur,n'implique pas une condamnation de tout effort philosophique. Nouspensons de même que les violences de Luther contre l'insolentephilosophie condamnent une scolastique subtile et prétentieuse, sansjuger par là toute la signification de la philosophie humaine. 3. La révélation biblique entend offrir à l'âme une réponse à sonangoisse, qui implique assurément certaines affirmations relatives àl'homme et à sa destinée, à l'univers et à son origine, à l'histoireet à son accomplissement. Les solutions religieuses apportées par laBible aux problèmes généraux de la pensée sont pour nous des réponsesde Dieu dont la valeur ne saurait être ébranlée par la critiquephilosophique. Mais il nous faut d'autre part reconnaître: (a) que la Bible ne présente pas de solution à maintproblème philosophique (psychologie, théorie de la connaissance,etc.); (b) que la conviction du chrétien peut lui permettred'opter non pas entre n'importe quelles pensées philosophiques, maisbien entre celles de ces pensées qui maintiennent les grandes véritésspirituelles, hors desquelles l'affirmation chrétienne devientimpossible (la valeur de l'âme; la liberté; la conscience morale); (c) que la Bible peut solliciter la pensée à élargirson horizon, et à tenter une philosophie de l'histoire et du monde,dont la révélation chrétienne formerait le centre. Toutefois, même en reconnaissant la valeur et le haut intérêt dela philosophie chrétienne (Origène, saint Augustin, saint Thomas,Ch. Secrétan, etc.), nous nous souviendrons des critiques dont ellepeut être l'objet. D'une part, la philosophie indépendante pourratoujours récuser l'appel à la révélation (autorité: Bible) dont elleuse; la métaphysique chrétienne ne sera jamais qu'une métaphysique àl'usage de ceux qui croient; et par là est niée, non pas sa beauté,mais bien sa portée apologétique. D'autre part, les croyantseux-mêmes, et spécialement ceux d'entre eux qui ont un intérêtspéculatif, doivent veiller à ne pas retomber dans l'erreur desgnostiques. Pour le christianisme le salut est attaché uniquement àla foi, et non à l'adhésion théorique à un système du monde. La fois'attache à l'action de Dieu en Jésus-Christ; les affirmations dontelle vit ont leur force intellectuelle, mais doivent demeurer, enleur essence, accessibles aux simples comme aux sages, et par là mêmeindépendantes de toute philosophie.--Voir Connaissance, Gnosticisme,Raison. A. L.