Conclusion. Il convient de nous demander en terminant ce que peuvent représenter,pour le chrétien moderne, la personne, l'esprit, la pensée de saintPaul. La première impression est celle d'une incompatibilité absolueentre lui et nous. Comme toute grande personnalité de l'histoire,celle de Paul peut offrir un certain intérêt de curiosité, mais notreunivers n'est bâti ni sur le même plan que le sien, ni avec les mêmesmatériaux, et l'atmosphère intellectuelle dans laquelle il a vécun'est plus la nôtre. Malgré des pages admirables, dans lesquelles ilformule magistralement, en penseur de haute lignée, quelqu'un desgrands principes auxquels il sait donner une lumineuse évidence, onne saurait échapper à l'impression que c'est un homme d'un autre âge,et qu'à vouloir le prendre pour guide on se condamne à un effort detransposition permanent ou à de constants anachronismes. Il y a dans cette observation un fond de vérité. Comme toutes leshautes et profondes pensées, celle de Paul n'est pas accessible sansquelque effort; mais si l'on consent à cette nécessaire discipline,on s'aperçoit vite que son obscurité est plus apparente que réelle.Certains systèmes de théologie ou de philosophie paraissent clairs aupremier abord; mais quand on veut serrer de près la pensée, elle vouséchappe, parce qu'elle est en soi inconsistante et d'une cohésionpurement formelle; cette clarté de surface recouvre une réelle etprofonde obscurité. C'est exactement le contraire qui se produit avecPaul. Ses développements paraissent complexes et même confus aupremier abord, et l'on éprouve de réelles difficultés à donner de sonsystème un exposé suivi; mais ce n'est pas que sa pensée soitobscure, c'est plutôt qu'elle ne se développe pas de façon rectilignecomme ferait une création abstraite de l'esprit. Son système possèdela vertu essentielle d'une pensée, qui est de rejoindre la vie, nonde se prêter aisément à un exposé didactique. Quiconque fera les efforts nécessaires pour pénétrer dansl'intimité de cette grande âme ne le regrettera pas, car cet homme aquelque chose à nous dire. Tout d'abord il nous rappelle que la réalité centrale duchristianisme n'est ni une doctrine ni une institution, mais unepersonne: Jésus-Christ. Par là, il nous met en garde contre la double tentation, soit defaire du christianisme une philosophie, soit de nous engager dans unesorte de moralisme ou de sentimentalisme religieux qui ne laisseraitpas à la pensée sa place essentielle dans le développement duchristianisme. L'attitude adoptée sur ce point par l'apôtre secaractérise--comme d'ailleurs tout l'ensemble de sa conception--parun remarquable effort pour équilibrer les forces adverses et nedonner lieu à aucun exclusivisme. L'Évangile n'est pas une sagesse,dit Paul, mais nous avons pourtant notre sagesse qui n'est pas cellede ce monde. L'Évangile n'est pas une doctrine, une conceptionintellectuelle de la vérité; la raison d'être du christianisme n'estpas de construire une conception du monde et de Dieu, elle est denous régénérer et de nous réintroduire dans notre dignité d'enfantsde Dieu. Mais cette attitude même devant l'oeuvre du Christ supposeune certaine conception de l'homme, de sa vie, de son destin, de Dieuet par conséquent du monde, de la création et du but dernier del'univers; elle donnera donc naissance à une pensée. L'Évangile,sagesse de Dieu, est la réponse de Dieu aux angoissants et mystérieuxproblèmes concernant la nature de l'homme, son destin et son salut. Il semble que l'apôtre, au cours de sa carrière, se soit de plusen plus ancré dans cette nécessité de ne pas renoncer à la pensée etcependant de ne pas tomber dans ces excès de curiosité métaphysique,dont le gnosticisme devait offrir, peu de temps après son ministère,un si typique exemple. La lignée spirituelle de Paul a compte assezde penseurs pour qu'on ne puisse pas le suspecterd'anti-intellectualisme; saint Augustin, Calvin, Pascal pourraienttémoigner de la valeur stimulante de sa pensée. Mais parmi tous cesgrands noms appartenant aux traditions les plus diverses, on n'entrouvera aucun qui se soit laissé entraîner à faire du christianismeune pensée pure, ou, comme dit Pascal, «un don du raisonnement». En mettant au centre de l'Évangile la personne du Sauveur, Paulnous avertit également du danger qu'il y aurait à subordonner lavaleur du salut offert par Jésus-Christ à des considérationssacramentelles ou ascétiques. Non qu'il méconnaisse la valeur desactes, tels que le baptême ou la Cène, dans lesquels une force deDieu est offerte au croyant, en même temps que se marque sadépendance à l'égard de son Maître et sa volonté de vivre d'une vienouvelle; non qu'il méconnaisse davantage la force d'une disciplinemorale qui assure la domination de l'esprit sur les puissances de lachair; mais l'idée que ces éléments de la vie chrétienne pourraientêtre considérés comme des conditions formelles de salut, et quecelui-ci pourrait ainsi n'être plus un don absolu de l'amour divin,est pour lui inacceptable. La caractéristique essentielle du christianisme tel que Paul lecomprend est d'être une religion dans laquelle la foi suffit ausalut. Dieu ne demande rien d'autre. La foi atteste sa sincérité, etpeut-être faudrait-il dire sa réalité, par le fait qu'elle déterminechez le croyant une vie conforme aux exigences de Dieu; mais cettevie ne doit pas être considérée comme une seconde condition de salut,car à vrai dire elle n'est pas une réalité distincte de la foi, ellen'est que sa face visible. Cette attitude a exercé à travers les siècles un incomparablepouvoir de libération; l'influence de saint Paul s'est révélée dansl'histoire de l'Église comme décisive dans le sens d'un librespiritualisme; la Réforme et le jansénisme en sont les témoinsautorisés. N'oublions pas cependant que ce double avertissement contre lesformes religieuses qui tendent à identifier l'essence duchristianisme avec une théologie ou avec un ensemble de formescultuelles, ne nous est pas donné par l'apôtre de façon négative etn'intervient pas chez lui comme une force purement destructive. D'autres que lui ont pris à tâche la libération de l'âmechrétienne; les uns sont oubliés, et les autres n'ont entraînel'adhésion que d'une partie de la chrétienté. Pourquoi donc l'auteurde l'épître aux Galates jouît-il, dans toutes les Églises et soustous les climats spirituels, d'une autorité religieuseincontestée?--C'est sans doute parce que la revendication de laliberté chrétienne n'a été pour lui qu'un moyen d'affirmertriomphalement la gloire du Crucifié. Par là saint Paul a un suprême service à nous rendre. Lechristianisme peut se cristalliser sous les espèces d'une doctrine,il peut également se scléroser sous les espèces d'un rituel; mais ilpeut aussi s'atténuer jusqu'à perdre toute virulence sous les espècesd'une piété tranquille et confortable, qui, sous prétexted'harmoniser les tendances contraires, se révèle comme une religionde juste milieu. Le christianisme perdrait sa saveur s'il se faisaitfort de sauver le monde sans faire appel aux puissances surnaturellesque recèle la souffrance acceptée, et qui trouvent dans la croix deJésus-Christ leur expression la plus saisissante et la plus décisive. Au cours des pages qui précèdent, nous avons essayé de mettre enlumière la grandeur de saint Paul comme missionnaire, comme chefd'Église, comme moraliste, comme penseur; mais ces grandeurs, quigardent encore quelques reflets de l'orgueil humain, lui eussent sansdoute paru vides et dérisoires. Il aurait considéré toutes cesgloires comme des balayures et tous ces titres comme des vanités, carun seul titre lui paraissait acceptable, celui d'esclave deJésus-Christ. C'est celui-là que nous lui donnerons en effet en terminant, carce qui a fait son authentique grandeur dans tous les domaines, c'estla décision avec laquelle il a livré son âme à son Sauveur, acceptéd'être saisi et vaincu par lui. Ce qui devait assurer son ineffaçableprestige à travers les siècles, c'est le témoignage d'un coeur altierqui aima son esclavage et d'un penseur génial qui ne voulut posséderd'autre sagesse que la folie de la Croix. Voir Esprit, Foi, Grâce, Loi, OEuvres, Expiation, Justification,Prédestination, Rédemption, etc. A.-N. B.