VII Le penseur. Aux questions que la vie chrétienne et l'activité apostoliqueposaient devant lui, Paul n'apportait pas, en effet, des solutionsempiriques ou fragmentaires; son génie spéculatif élaboraitprogressivement un système dont il nous appartient maintenant defixer les lignes essentielles. Cette pensée, qui s'est ainsicristallisée peu à peu au contact des réalités concrètes, cettedoctrine sous laquelle on sent toujours le frémissement de la vie, ilest superflu de se demander si elle a subi ou non une évolution. Ellene pouvait évidemment se figer dans une immobilité rigide ni sesoumettre au seul déroulement d'une nécessité dialectique; mais sil'on entend par évolution d'une pensée son passage par une séried'états successifs, dont chacun, considéré à son heure commedéfinitif, est ensuite écarté au profit d'une conception nouvelle,pareille définition ne saurait s'appliquer à la pensée paulinienne.Celle-ci semble marquer un développement plutôt qu'une évolution.D'une épître à l'autre, elle s'enrichit, elle se précise, elle serectifie aussi sans doute, mais dans la mesure seulement où la viespirituelle dont elle est l'expression se modifie aussi dans sesprofondeurs. Ce n'est pas un processus purement logique qui entraînela pensée, c'est un parallélisme constant qui se manifeste entre unevie spirituelle toujours en travail et une pensée qui en est comme ledécalque intellectuel. Il est naturel, par exemple, que la christologie s'enrichisse etse complète à mesure que se multiplient les problèmes auxquels leChrist doit apporter une solution: comme le Christ est le centreactif de la vie spirituelle, la christologie devient le centre vivantde la pensée. Aux affirmations spontanées du début succédera donc unesystématisation d'autant plus rapide que ce n'est pas seulement parson mouvement naturel que la pensée se développe et s'enrichit. Dudehors surgissent des problèmes nouveaux; le christianisme entre encontact avec des systèmes mythiques ou philosophiques qui prétendentglorifier la personne du Christ en lui assignant une place dans leurscadres; ne faudra-t-il pas montrer que les expériences fondamentalesde la vie chrétienne sont totalement étrangères, voirecontradictoires à la naissance et au développement de ces courants depensée? Ainsi l'apôtre devra étendre sans cesse le champ de sa penséepour répondre à de nouvelles questions, satisfaire à de nouveauxbesoins. Mais c'est là un développement, c'est-à-dire une explicationd'idées encore enveloppées; et l'on ne saurait dire que des élémentsradicalement nouveaux aient été introduits dans la penséepaulinienne, au cours de ce qu'il faut appeler son affirmationprogressive plutôt que son évolution. Aug. Sabatier (L'apôtre Paul, esquisse d'une histoire de sapensée) a beaucoup insisté sur l'évolution de la pensée paulinienneet en a même marqué les principales étapes. Il a eu grandement raisonde s'élever contre la conception traditionnelle qui représentait lapensée de l'apôtre comme un bloc immuable, et la conception que nousexposons ici relève de la même tendance. Nous pensons cependant avoirsuivi la voie ouverte par ce maître éminent, avec une plus grandefidélité au principe essentiel (et fortement accentué par lui de lapremière édition [1870] à la seconde [1881]) de la dépendanceconstante de la pensée à l'égard de la vie, dans le système de saintPaul. 1. LA PERSONNE DE JESUS forme la clé de voûte de la pensée paulinienne.Celle-ci est essentiellement une glorification systématique de lapersonne et de l'action du Christ dans le triple domaine de la vieindividuelle, de l'histoire et de la conception générale du monde. Il est donc permis de se demander si notre exposé ne devraitpas--comme celui de Sabatier--avoir pour conclusion et en quelquesorte pour point culminant la doctrine du Christ. Cependant il a paruplus expédient de débuter par une esquisse des conceptionschristologiques de l'apôtre et de dire comment il envisage lapersonne de Jésus, avant de voir le rôle qu'il lui assigne dansl'histoire de notre âme et dans l'histoire du monde. Ces donnéesvolontairement sommaires orienteront un exposé qui viendra à son touren préciser les lignes. C'est en qualité de Messie que Jésus entre dans la vie et dans lapensée de l'apôtre; de Messie d'abord repoussé et méconnu, ensuiteadoré dans l'humiliation et le repentir; et par là il prend d'embléele visage d'un être à la fois humain et surhumain. Non que Paul aittransposé purement et simplement les qualifications traditionnellesdu Messie sur la personne de Jésus; mais il ne pouvait cependantconcevoir celle-ci autrement que dans le cadre général de latradition messianique, et par conséquent comme à la fois humaine etdivine. C'est cette double nature qui s'affirme dans la salutation del'épître aux Romains: «Issu selon la chair de la race de David, et,selon l'Esprit de sainteté, établi Fils de Dieu avec puissance dufait de sa résurrection» (Ro 1:3 et suivant). Il peut sembler au premier abord que cette formule s'apparente àla christologie rudimentaire du discours de Pierre: «Cet hommedivinement accrédité par des miracles..., Dieu l'a fait Christ etSeigneur» (Ac 2:22,36). Mais il y a ici une conceptioninfiniment plus profonde. Jésus est né, selon la chair, de la race deDavid, il est donc homme, avec une «chair de péché» semblable à lanôtre; mais cette existence humaine n'est qu'une sorte d'épisodeaccepté comme un abaissement entre deux existences célestes du Filsde Dieu. La résurrection n'a introduit le Christ dans la gloire queparce qu'il en était issu, parce qu'il l'avait quittée par amour pourles hommes. Ainsi!a divinité du Christ est plus essentielle et plusévidente que son humanité, encore que la pensée de Paul soit assezflottante sur l'un et l'autre point et qu'elle varie d'une épître àl'autre. Une chose du moins est certaine, c'est que tout l'intérêt quenous portons à la vie terrestre du Christ, à son amour, à sa piété, àson caractère en un mot, est complètement étranger à Paul. La vie deJésus est réduite à une sorte de schématisme; il suffit de savoir quele Fils de Dieu a vécu parmi les hommes une vie sainte, qu'il estmort et qu'il est ressuscité; encore cette sainteté humaine de Jésus,première assise de la christologie paulinienne, est-elle plutôt unedonnée a priori, un postulat, qu'une constatationhistorique (2Co 5:21). Toutefois l'humanité du Christ n'est nullement une apparence, etil n'y a pas trace de docétisme chez l'apôtre; sa conception du salutserait sapée dans sa base si le Christ n'était pas réellement homme;mais, entre les deux termes de la vie terrestre de Jésus,l'abaissement par lequel, abandonnant sa <(forme de Dieu», «il s'estfait esclave prenant figure d'homme», et l'humiliation suprême parlaquelle il a été «fait péché» (traité comme un pécheur) sur lacroix, (cf. Php 2:6-8,Ro 8:3) le cadre de la vie humaine deJésus demeure vide. Paul connaît assurément des paroles et des actesde Jésus, mais ce n'est pas à cela qu'il attache sa foi; l'humanitéde Jésus demeure abstraite et comme impersonnelle. Le Christ possède une nature selon la chair, qui le rattache à larace de David; mais une seconde nature le rattache à l'Esprit desainteté, et lorsqu'il se sera livré à la mort et que Dieu l'auraressuscité, cette nature supérieure, libérée de la chair, s'affirmeraavec puissance comme celle du Fils de Dieu, comme la véritable, ladéfinitive personnalité du Seigneur. Sur les ruines du premier homme,qui était de la terre, s'affirme le deuxième homme qui est du ciel;homme spirituel, non parce qu'il doit son existence à l'Esprit, maisparce qu'il est l'Esprit (2Co 3:17). Si donc le Seigneur est l'Esprit, il ne saurait être unepersonnalité historique, limitée dans le temps; il préexiste à lacréation, ou plus exactement il en est le premier-né, en qui touteschoses ont été créées (Col 1:15,17), toutes choses viennent «deDieu par lui» (1Co 8:6). Sa forme est la forme même deDieu (Php 2:6). A ce titre, il ne préexiste pas seulement, dansla pensée divine, d'une existence idéale, mais dans la réalitééternelle, comme Esprit, et son activité anté-historique estl'activité même de l'Esprit divin. La filialité divine de Jésus estdonc autre chose qu'un attribut de Messie; elle a pour principel'Esprit divin qui, commun au Père et au Fils, forme entre eux unlien substantiel. Le Christ est «le propre Fils» de Dieu (Ro8:32), et, s'il habite dans nos coeurs, il fera de nous des fils deDieu, non par nature mais par adoption, en vertu de la grâce de Dieuet non en vertu d'un droit naturel. Le chrétien est élevé par lagrâce jusqu'à l'esprit de filialité, tandis que le Christ estdescendu par amour jusqu'à l'humanité. Sur les problèmes que posent les relations entre la divinité etl'humanité du Sauveur, Paul ne se livre d'ailleurs à aucune desspéculations que connaîtront ses successeurs. Ni la kénose (voir cemot) ni la théologie des deux natures ne peuvent s'autoriser detextes formels; les problèmes ontologiques ne sont pas encore posés,et ce qui est en question ce n'est pas la nature du Sauveur mais sonrôle dans la réalisation des intentions divines à notre égard. Oncommettrait un double anachronisme à vouloir attribuer à Paul lapréoccupation soit de la documentation historique, soit de ladéfinition dogmatique; son propos est infiniment plus pratique: ilveut déterminer, devant chaque acte du drame évangélique, lasignification ou la valeur des faits pour notre salut. De même qu'ilignore ou veut taire délibérément les récits de la naissance, ils'abstient de spéculer sur l'incarnation; de même qu'il ne racontepas le crucifiement--encore qu'il écrive aux Galates (Ga 3:1)qu'il a été par lui comme peint devant leurs yeux--, il n'essaie pasde déterminer par quels ressorts de la pensée divine le sacrifice duChrist assure notre salut. Il lui suffit de savoir que le chrétienmeurt et ressuscite avec le Sauveur mort et ressuscité. Le chapitre sur la résurrection (1Co 15) révèle les mêmestendances pratiques. Sans doute ici la preuve historique apparaît aupremier plan; le ressuscité a été vu. Cependant l'apôtre ne confirmeni n'infirme les récits des évangiles relatifs aux événements dumatin de Pâques; s'il rapporte une tradition qui parle derésurrection «le troisième jour», les apparitions aux femmes et letombeau vide lui-même sont totalement passés sous silence dans sonénumération des preuves de la résurrection. Paul relate seulement lesapparitions jusqu'à celle dont il eut le privilège. Ce témoignage desfaits n'est du reste pas invoqué pour lui-même, mais en faveur de lafoi en la résurrection des fidèles. De même la spéculation sur larésurrection du Christ ou sur celle des chrétiens--d'ailleursradicalement identifiées l'une à l'autre--est réduite au strictminimum: Paul affirme, sous une forme symbolique d'ailleursadmirable, le caractère spirituel de la résurrection: «La chair et lesang n'hériteront pas le Royaume de Dieu» (1Co 15:50); lanaissance de l'être incorruptible sera le triomphe de l'Esprit, letriomphe de Dieu. Mais sur la nature et la destinée du Christglorifié, l'apôtre est aussi réservé qu'il est affirmatif sur lavaleur rédemptrice de sa mort et de sa résurrection. C'est pourquoiles théologiens de l'école désigneront plutôt sa pensée comme unesotériologie que comme une christologie, et c'est en exposant le rôledu Christ dans le plan du salut que nous verrons se dessiner lereflet de son visage dans le coeur vaincu de saint Paul. 2. LE SALUT INDIVIDUEL: Iêsous Sôtèr. Jésus est apparu d'abord àPaul comme son Sauveur personnel, celui qui l'a arraché et qui peutaussi arracher tout homme à l'empire des puissances inférieuresauxquelles Dieu a livré le gouvernement du monde présent. Cespuissances--la chair, le péché, la loi, la mort--doivent êtreconsidérées non comme des abstractions mais comme des réalités etpresque comme des personnes, et le salut n'est pas simple délivranceà l'égard du péché, mais à l'égard de toutes les puissancesinférieures étroitement liées les unes aux autres. Ces puissancesréduisent l'homme en un esclavage absolu; il est donc voué à lacondamnation; juif ou païen, avec loi ou sans loi, il est perdu,livré à la colère de Dieu (Ro 1:18-2:24). Ni obéissance niefforts ne le libéreront de sa servitude à l'égard des «princes de cemonde»; il faut qu'il soit introduit dans une autre vie, différenteen son principe même; il lui faut un Sauveur, qui sera le Fils deDieu, mort et ressuscité pour lui. Pour accomplir cette oeuvre de salut, le Christ «a pris une formede serviteur, étant devenu semblable aux hommes, et il s'est humilié,ayant présenté l'aspect d'un homme» (Php 2:7). Il a revêtu «unechair de péché», il a donc participé à toute la misère et laservitude humaine; il s'est livré, sans en contracter la souillure, àla domination des puissances inférieures qui l'ont conduit à lacroix. Elles ne l'auraient certes pas fait, si elles avaient su quepar là elles allaient assurer sa victoire (1Co 2:6,8); car parla mort le Christ est sorti de leur sphère, il a échappé à la chair,au péché, à la loi, à la mort elle-même; «une fois pour toutes il estmort au péché», en sorte que «la mort est sans pouvoir surlui» (Ro 6:9 et suivant), et par la résurrection il est entrédans une vie nouvelle, incorruptible. Le Christ n'est ainsi entré dans l'humanité que pour être sonreprésentant, pour s'identifier avec elle. Ce qui est arrivé pour luiest arrivé pour tous; ce n'est pas dans le sens du dogmeecclésiastique (expiation ou substitution), mais dans un sens directque doit s'entendre la parole: «Si un est mort pour tous, alors toussont morts» (2Co 5:14). Tout est ici beaucoup plus simple quedans la dogmatique classique: la pensée de Paul semble impréciseparce que nous voulons absolument l'enfermer dans une conceptiondéfinie telle que rédemption, expiation, substitution; mais s'il y aici substitution, c'est aussi bien dans la vie que dans la mort, carla résurrection du Christ comme sa mort est celle de l'humanité toutentière; elle n'est à vrai dire que l'envers de la mort, le retourdans la gloire, et comme tous meurent en Christ, tous aussiressuscitent en lui. Ainsi exposée comme une sorte de drame cosmologique, l'oeuvre dusalut paraît lointaine, impersonnelle et tout extérieure; cependantPaul en parle avec des paroles brûlantes de gratitude et de foi.C'est que ce salut offert, acquis à l'humanité ne prend une réalitépour l'individu que dans la foi par laquelle il est accepté, vécu. Iln'est pas vin apport extérieur, une sorte d'acquittement prononcé enfaveur du coupable, et ce serait trahir cruellement la pensée de Paulque d'en faire une théorie juridique de l'expiation ou de lasubstitution, en vertu de laquelle le chrétien, bien que pécheur,serait considéré par Dieu comme innocent, en raison de sonassimilation spirituelle à la personne du Christ crucifié. Lechrétien est réellement affranchi du péché; l'Esprit de filialitécrée en lui un coeur nouveau, une vie nouvelle, une justice qui n'estpas la sienne mais celle de Dieu (la dikaïosunè Théou), c'est-à-dire celle que Dieu crée spontanément en lui. Le salut estainsi une réalité substantielle qui engendre en chacun un fils deDieu, un être nouveau. La mort du Sauveur n'est cependant pas unsymbole de la «mort au péché», ni sa résurrection un symbole de lavie nouvelle; la pensée de Paul garde un réalisme évident; mais c'estun réalisme mystique. Il est assez difficile à des esprits modernesde retrouver l'exacte tonalité de cette attitude à la fois réaliste,mystique et morale; mais si à la lumière de ce que nous venonsd'écrire on relit Ro 6:4-14, on sera frappé de la richesse et dela précision d'une pensée que l'on ne peut qu'affaiblir en essayantde l'exposer ou de l'expliquer. Le salut, pour Paul, est une réalité déjà acquise, accomplie;mais il ne se réalisera pleinement que lorsque nous aurons quitté,nous aussi, le monde du péché et de la mort. Pour le moment, «noussommes sauvés en espérance»; nous avons reçu «des arrhes» (voir cemot), mais la plénitude de la réalité ne nous sera donnée que plustard, à l'avènement du Christ. Jusqu'à ce jour, la vie du chrétienest une sorte de résidu qu'il s'efforce de vivre par la foi, car savie véritable c'est Christ, c'est la vie cachée en Dieu avec sonSauveur (Ga 2:20,Col 3:3). Ainsi s'explique que le salut soitprésenté tantôt comme une réalité présente, tantôt comme uneespérance, et que les chrétiens soient donnés tantôt comme étant«fils de Dieu», tantôt comme vivant dans «l'attente de la filialitédivine». La synthèse de cette possession et de cette espérance se trouvedans la notion paulinienne de l'Esprit. Le chrétien possède l'Esprit,il vit par l'Esprit et cette vie est à la fois un espoir et uneréalité; elle lutte en nous contre la mort, comme l'Esprit desainteté lutte contre le péché; mais elle a déjà les assurances de lavictoire définitive, car en Christ le fidèle est mort au péché et ilvit pour la justice. On voit que la foi par laquelle le croyant s'approprie le salutdoit être entendue dans un sens essentiellement mystique; elle n'estpas seulement conviction de la réalité du drame rédempteur, maisidentification avec Christ, mort avec lui et réalisation avec luid'une vie nouvelle ou plutôt renouvelée, puisée à des sources plushautes et dominée par des forces surnaturelles. Christ est devenu ceque nous sommes, afin que nous devenions ce qu'il est; cette formulemarque à la fois le caractère surnaturel d'un salut qui nous estoffert comme une grâce, sans conditions d'aucune sorte, et lecaractère personnel d'une foi qui seule nous met en possession du donde Dieu en Jésus-Christ, de la vie éternelle. Cette conception du christianisme considéré comme la révélationd'un plan divin pour le salut du monde par la mort et la résurrectiond'un être céleste, afin que «tous ceux qui meurent avec lui aientaussi la vie avec lui», ne fait-elle pas de l'Evangile paulinien une«sagesse» plus ou moins ésotérique et, pour parler clair, unereligion de mystère? Le chrétien n'est-il pas un myste à peinedifférent de ceux qui demandent leur salut à Mithra ou à quelqueautre de ces divinités orientales dont le succès a semblé mettre enquestion, à certains moments, la fortune même du christianisme?--Onn'a pas manqué de le dire (cf. Loisy, Les Mystères païens et leMystère chrétien, Paris 1919), et cela paraît d'autant plus naturelque les mots de mystère et de sagesse se trouvent sous la plume mêmede l'apôtre (cf. 1Co 1 et 2, passim) Paul, nous dit-on, a rompu radicalement avec le judaïsme commeavec le Jésus palestinien, c'est-à-dire avec le Jésus qui a existé.Il est entré dans le christianisme comme dans une religion demystère, par une vocation gratuite de son Dieu, et l'objet de sa foiest une «sagesse» dont il revendique jalousement le caractèresurnaturel. Cette vocation et cette foi sont d'ailleurs sans lienaucun avec toute religion historique; le mystère chrétien s'établitcomme les autres sur un universalisme radical; l'immortalitébienheureuse qu'il assure n'est subordonnée à aucune autre conditionque celle de l'initiation dont le rite ici est le baptême par lequelle fidèle meurt avec son Sauveur afin de renaître avec lui. La Cèneest le repas des initiés, où par la manducation du Dieului-même--«ceci est mon corps»--les mystes s'assurent laparticipation à l'esprit du dieu et à l'immortalité. La spéculation christologique de Paul n'a ni plus ni moins decontact avec la réalité historique ou avec la logique que les autresmythes de salut apparus à son époque et qui ne sont d'ailleurs, commele mythe chrétien, que l'explication arbitraire de rites antérieurs.Sur la base de la donnée, commune à tous les mystères, du dieu mortet ressuscité, Paul a construit une religion ésotérique, une«sagesse» qui n'est révélée qu'aux «parfaits», c'est-à-dire auxinitiés du second degré. Cette sagesse de Dieu, enseignée comme larévélation d'un mystère (1Co 2:7), Paul l'oppose aux mystèrespaïens, non comme une conception religieuse radicalement différente,mais comme un mystère supérieur, divin, alors que les autres sontdémoniaques. Ainsi les Pères des siècles suivants reconnaîtront sibien l'analogie de la gnose chrétienne avec les religions demystères, qu'ils considéreront celles-ci comme des contrefaçonssataniques du christianisme. Il n'y a, en effet, des mystères païens au mystère chrétien, quedeux différences accessoires: un certain contact avec la personnehistorique de Jésus, et une préoccupation morale plus profonde; etune différence essentielle: son exclusivisme. Tandis que les dieux demystères reconnaissent l'existence des autres divinités, le Dieu dePaul revendique pour son Fils le privilège exclusif d'assurer lesalut de l'humanité; il est aussi jaloux que le Dieu d'Israël, etc'est ce qui assurera son triomphe. Cette interprétation du paulinisme paraîtra séduisante auxesprits systématiques, plus familiers avec son aspect formel qu'avecson esprit, plus impressionnés par sa teneur doctrinale que par soninspiration religieuse; elle offre du système une perspective d'unschématisme commode, mais d'une excessive simplicité et qui ne permetpas de dégager son originalité décisive. Il semble d'abord qu'il y ait abus à rapporter aux religions demystères l'universalisme paulinien ou l'idée de la vocation gratuite.L'universalisme est dans la ligne de l'Évangile de Jésus-Christ, eton le trouve dans la pensée johannique sous des formes tout aussiradicales; quant à la vocation gratuite, la conviction de Paul esttrop solidement fondée sur les expériences du chemin de Damas pourqu'il soit nécessaire de lui chercher une autre origine. Peu importeque Paul considère comme élus tous les appelés, alors que pour Jésusil y avait beaucoup d'appelés et peu d'élus; cette oppositionn'atteint pas le fond des choses, et l'idée de la vocation n'est pasle monopole des religions de mystères. La seule analogie légitimement invoquée, et qui serait décisivesi elle était aussi totale qu'on veut bien le dire, est la conceptiondu salut par la communion à la mort et à la résurrection d'un êtredivin. Mais à y regarder de près, la pensée de Paul est moins simplequ'il ne semble. Le Christ de Paul est assurément un être divin; maisil est en même temps solidement incorporé à l'humanité historique parla personnalité de Jésus, et l'idée classique du Messie explique cedouble caractère. La conception du second Adam, essentielle à lapensée paulinienne (voir plus loin), ne s'explique pas par lathéologie des mystères, que contredit son affirmation de la prioritéde l'Adam terrestre, en sorte qu'entre le dieu qui meurt et le secondAdam l'analogie est plus verbale que réelle. L'idée de mort expiatoire, rédemptrice, propitiatoire ousubstitutive--car ces notions diverses se retrouvent chez Paul sansêtre exactement distinguées--relève bien plus des conceptionstraditionnelles du judaïsme que de celles des mystères. Ici le dieuqui meurt est un dieu naturiste, sa mort et sa résurrection sont lesexpressions mythiques de faits naturels (par exemple, dans le mythed'Attis, la mort et le renouveau du monde végétal), et le mysteparticipe à cette mort afin de participer également à cette vieretrouvée; mais Attis ne meurt pour personne, ni surtout pour lespéchés de personne, sa mort n'est pas un acte libre, elle est unphénomène naturel auquel on associe rituellement un fait mystique,lequel cependant ne nous fait pas sortir de l'ordre naturel. Rien de semblable dans le «mythe» de Paul. Christ est mort pournous (2Co 5:15,Ro 5:8), pour nos offenses (Ro 4:25), pournos péchés (Ga 1:4,1Co 15:3,Ro 6:10); sa mort est unerançon (1Th 2:6), une offrande (Eph 5:2), uneréconciliation (Ro 5:10,Col 1:22). Tous ces termes nousrapprochent beaucoup plus du rituel israélite avec ses diversescatégories de sacrifices, que de la mort à laquelle le myste doitparticiper. Et lorsque Paul réclame lui-même cette participation,elle ressemble beaucoup plus à une communion morale qu'à uneidentification rituelle et magique. Le myste vit en son dieu; Christau contraire vit dans le fidèle; il est devenu le principe de sa vieet le maître de sa discipline intérieure. Sans doute on nous avertitde ne pas être dupe des mots et de ne pas commettre l'anachronisme deprendre ces termes au sens psychologique ou éthique, comme s'ilsétaient employés par un penseur moderne. Mais n'est-on pas dupe desmots bien plus gravement en assimilant un processus de renouvellementintérieur de l'ordre spécifiquement moral--même conçu avec un entierréalisme--à des cultes qui «n'étaient pas exclusifs de tou te idéemorale, mais que leur caractère originairement naturiste nepermettait pas de moraliser à fond»? (Loisy, ouvr. cit., p.248, n. 1). Il semble ainsi que lorsqu'on examine de près les textes, on soitamené à reprendre peu à peu aux religions de mystères presque tout cequ'on leur avait accordé; et Loisy donne lui-même l'exemple de cerepliement progressif. A propos de la parole: (1Co 2:6) «Nousparlons sagesse parmi les parfaits», il écrit (ouvr. cit., p.256): «Il est assez curieux que Paul distingue ainsi dès l'abord deuxcatégories de croyants et l'on peut dire d'initiés, ceux du premierdegré,...et ceux du degré supérieur...» Mais il ajoute aussitôt (n.3): «Il va sans dire que Paul n'instituait pas deux degrésd'initiation..., mais il n'en a pas moins l'idée et la pratique dequelque chose qui y correspond et qu'il ne sait exprimer que dans lalangue des mystères...» Peut-être ces derniers mots nous orientent-ils vers la part devérité qui se trouve au fond de l'assimilation un peu forcée que l'onnous propose: Paul s'exprime dans le langage des religions demystères; il emploie des termes qui étaient courants autour de lui etd'ailleurs commodes pour l'expression de sa pensée. Que son Evangileait voulu répondre aux mêmes besoins que les «sagesses» des initiés,qu'il se soit aussi bien qu'elles--mais autrement qu'elles--élevéau-dessus des religions nationales ou des disciplines purementrituelles, c'est l'évidence même. Mais il avait néanmoins sonoriginalité fondamentale dans la personne de Jésus et dans lecaractère même de sa mort considérée comme un acte d'amour; Paul lesavait bien, qui écrivait: «Les Juifs demandent des miracles; lesGrecs cherchent une sagesse; nous, nous annonçons le Christcrucifié.» Et s'il ajoutait que Christ était l'authentique miracle etl'authentique sagesse de Dieu, ce n'était pas pour ouvrir un cheminde conciliation entre sa pensée et des conceptions auxquelles ilsongeait plutôt à s'opposer, car il savait bien qu'il n'y avait pourles Juifs et pour les Grecs que scandale et folie dans la prédicationde la Croix. L'Evangile de Paul est la prédication du Seigneur qui estl'Esprit; elle revendique l'indépendance de la réalité spirituelle àl'égard de ses deux adversaires séculaires: le légalisme et la gnose. 3. LE SALUT DANS L'HISTOIRE: Kurios Khristos. La piété israélite parlaquelle Paul avait été formé n'était pas essentiellement orientéevers le salut de l'individu, mais vers celui de la nation; le dramede l'action divine se déroulait dans le cadre d'une philosophie del'histoire et tendait à l'instauration d'un royaume. Il était doncnaturel que Paul envisageât le rôle du Christ--du Messie--dans ledomaine de l'histoire et qu'il transportât sur un terrain plus largeque celui de la vie personnelle ses principes essentiels. Le Christcrée en l'homme une vie nouvelle, il crée dans l'histoire unenouvelle humanité; l'apparition du Sauveur parmi les hommes constituele fait central de l'histoire humaine et la divise en deux périodesantithétiques. Ici se pose pour Paul une question particulièrement délicate,concernant la signification et la valeur de la tradition israélitedans laquelle lui-même a été élevé. Jusqu'au terme de sa vieterrestre, Jésus a vécu dans ses cadres, sans jamais marquer qu'il laconsidérât comme caduque. D'ailleurs c'est sur l'axe même de la foiisraélite qu'est fondée la première des affirmations chrétiennes:Jésus est partout prêché comme le Messie; qu'est-il donc si cettenotion même de Messie ne correspond pas à la pensée de Dieu? Leprédicateur du Christ ne peut renier la religion d'Israël sans saperl'édifice de sa propre foi. Et d'autre part, l'apôtre a été introduit par sa conversion dansune piété nouvelle; Jésus l'a admis dans «la nouvelle alliance en sonsang»; que penser dès lors de «l'ancienne alliance»? Faut-il lacondamner comme une erreur ou un mensonge? ou est-elle vraimentl'expression d'une pensée de Dieu, d'une vérité peut-être dépasséemais cependant divine dans son essence et dans ses fondements? Par un véritable trait de génie, Paul sut dépasser l'anciennealliance sans la nier; il sut la comprendre au contraire et luirendre justice; et, tout en déclarant périmée la prédication del'Ancien Testament, il sut marquer sa place légitime dans larévélation progressive des desseins de Dieu. (a) Ancienne et Nouvelle Alliance L'apparition de Jésus-Christ divise l'histoire humaine en deuxpériodes: avant, c'est la période de ce que Paul appelle les éléments (stoïkhéïa), englobant sous ce titre, avec une rare hardiesse,les vérités élémentaires du paganisme et les données de la religionscripturaire, toutes également rejetées dans l'ombre et abolies enChrist (2Co 3:14); dans Ac 17:30 est attribuée à l'apôtrel'expression équivalente «les temps d'ignorance»). Dans cettepériode, le rôle d'Israël a été considérable; Paul le résume (Ro3:2, cf. Ro 9:4 et suivant) dans cette affirmation que «lesparoles de Dieu lui ont été confiées». Par là Paul entend la promessefaite à Abraham et la loi donnée à Moïse. L'une et l'autre viennentde Dieu et, conformément à son éternelle véracité, ne peuvent êtreabolies par l'infidélité d'ailleurs permanente du peuplelui-même (Ro 3,Ro 9,Ro 10); mais l'une et l'autre trouvent enChrist leur terme normal et sont désormais caduques, car avecJésus-Christ s'ouvre la deuxième période, celle de l'accomplissementdes temps (plèrôma tou khronou) La loi a révélé à Israël les exigences de Dieu, elle l'a préservéde la corruption païenne et lui a servi de pédagogue jusqu'à samajorité, jusqu'au jour fixé pour son émancipation; mais elle ne peutêtre pour personne l'authentique message du salut, car elle place lepécheur devant une tâche irréalisable. N'est-il pas écrit: «L'hommequi la mettra en pratique vivra par elle»? (Ro 10:5, cit. deLe 18:5). Or l'Ecriture elle-même affirme que personne ne peutmettre la loi en pratique et que Dieu a enfermé l'humanité toutentière, juive et païenne, sous la malédiction du péché (Ro3:9,18). Cette idée que l'obéissance à la loi est impossible appartient enpropre à l'apôtre; elle est étrangère à l'Ancien Testament. Celui-ciparle du péché comme d'un fait universel, il se plaint que la loisoit mal observée, mais il ne la dit pas irréalisable; il dit mêmeexpressément le contraire (De 30:11,14). 11 est évidentd'ailleurs que la conception judaïque de la vie fondée surl'obéissance est parfaitement réalisable à qui ne se préoccupe pas dela dépasser en se dépassant soi-même. Mais cette préoccupation estprécisément celle de Jésus dans son effort pour approfondir etintérioriser le commandement, et Paul a certainement connu sur cepoint ses paroles: il n'avait jamais eu l'impression que la volontéd'obéir à la loi l'engageât dans une impasse, jusqu'au jour où les Logia qui constituent aujourd'hui le sermon sur la montagne (voirart., et Évang, synopt.) lui ont appris à considérer la piété noncomme un conformisme des actes, mais comme un changement du coeur. Par le fait même qu'elle se révèle incapable de conduire leshommes au salut, la loi les invite à chercher ailleurs le principed'une vie nouvelle; elle les aide à prendre conscience de leurculpabilité et à comprendre la nécessité d'un Sauveur. Il est doncbien vrai qu'Israël a été le peuple de Dieu pour une mission unique;mais Cette mission était temporaire et a pris fin aujourd'hui; il aété le porteur d'une vérité, mais d'une vérité provisoire etincomplète. Ainsi l'apôtre introduit dans la pensée religieuse la conceptionsingulièrement féconde d'une révélation progressive, d'une pensée quiest bien la vérité que Dieu destinait à son peuple pour une périodedonnée, mais qui se révèle aujourd'hui caduque et dépassée. Autant ilserait ridicule de montrer Paul spéculant sur l'évolution du dogme,autant il est nécessaire de montrer comment la nature même del'ancienne alliance devait suggérer cette conception d'une véritéprovisoire. Comment une vérité peut-elle n'être pas éternelle? demande-t-onen effet. Le peuple n'est-il pas pour toujours en possession despromesses de Dieu?--Certes! et la promesse est même, beaucoup plusque la loi, le principe premier du salut dans l'ancienne alliance.Mais' la promesse est précisément le type des vérités provisoires;elle est valable jusqu'au moment où elle est tenue; mais une foisréalisée, elle est périmée en raison même de son exécution. Endonnant à Israël le Messie promis, Dieu a tenu sa promesse; il aconfirmé la vérité de l'alliance ancienne, en même temps qu'il ymettait fin. Désormais il ne demande plus qu'une chose: la foi enCelui qui réalise sa promesse. Cette conception d'un salut reçu par la foi n'est d'ailleurs pasune nouveauté, elle est au contraire le point de départ de larévélation. La loi n'est, dans l'histoire du peuple élu, qu'une sortede parenthèse, introduite «en raison du péché» (Ga 3:19), et quine saurait abolir l'économie, bien antérieure, de la promesse.L'histoire du salut commence avec la promesse faite à Abraham «et àsa postérité», non en raison de son obéissance à une loi quin'existait pas encore, mais en raison de sa foi: «Toutes les nationsseront bénies en toi» (Ga 3:8,16). Maintenant que «la postérité»dont il était question dans la promesse est venue, la parenthèseouverte avec Moïse se ferme avec Jésus-Christ, et l'humanité rentredans l'économie d'un salut gratuit saisi par la foi et ouvert à toutel'humanité. Dépouillée de son appareil exégétique et dogmatique, la penséepaulinienne se présente ainsi: les glorieux privilèges d'Israël nelui ont pas été confiés de Dieu pour lui seul, mais en vue du salutde l'humanité par la réalisation de la promesse messianique; et laconception de la vie spirituelle comme d'une obéissance à la loi nepouvait être qu'une étape provisoire du développement religieux del'humanité, afin que l'orgueil de l'homme fût brisé par laconstatation de son impuissance. L'éclatante infidélité du peuple,manifestée dans le crucifiement du Messie, c'est l'échec de toutediscipline de l'obéissance; le salut désormais est offert à qui s'enremet, par la foi, à la pure grâce de Dieu qui sauve en Jésus-Christ. Ainsi les deux alliances s'opposent comme la grâce s'oppose à lafoi, l'esprit à la lettre, la liberté à la servitude, la vie à lamort. Car ce qui caractérise la loi, c'est qu'elle est un texte, uneparole que l'on peut écrire, matériellement graver sur la pierre etimmobiliser ainsi comme une chose morte (c'est là ce qu'il fautentendre par la lettre); mais la grâce est esprit, non pasréalité vague et incertaine, comme on entend souvent par opposition àla lettre, mais réalité surnaturelle, vivante, vivifiante,s'attestant par l'action créatrice qu'elle exerce sur les coeurs.Elle engendre les âmes pour!a liberté, comme la lettre les engendrepour la servitude; elle conduit au salut et à la vie, non à lacondamnation et à la mort. Toutefois, si âpre que soit l'ardeur aveclaquelle Paul développe ces antithèses, la nouvelle alliance demeuretoujours dans le prolongement de l'ancienne; elle l'abolit, mais ellel'accomplit en même temps. Israël ne comprend pas que l'alliance dela loi est périmée en Christ, que son temps est fini; «il y a unvoile sur son coeur quand il lit Moïse»; le chrétien, lui, regarde laréalité en face, il sait que la gloire de la loi a été totalementéclipsée par la gloire de l'Évangile; mais il sait aussi que la loi aeu son éclat, passager il est vrai, et que le visage de Moïserayonnait--pour un temps--de la lumière même de Dieu (2Co3:7,17). Ainsi se ferme la période légale, la période israélite del'histoire du monde, non parce que ses prétentions furent mensongères,mais parce que son rôle est achevé et que les temps de l'accomplissementsont venus. (b) Le second Adam La vie et la mort de Jésus marquent le début de cette secondepériode, dans laquelle Dieu a voulu produire l'avènement d'une formenouvelle de la vie, en sorte que la personne de Jésus constitue unenouvelle création de Dieu. Comme Adam a été le prototype d'une humanité charnelle etesclave, Jésus, second Adam, est le type d'une humanité spirituelleet libre; par l'un sont entrés dans le monde le péché et la mort, parl'autre le salut et la vie (Ro 5:12,19). Paul remarque à plusieurs reprises (Ro 5:13 et suivant) quele parallélisme des deux Adam et des deux humanités ne doit pas êtrepris pour une identité; mais la pensée qui s'exprime dans cetteanalogie, un peu surprenante de prime abord, est simple et profonde.L'apparition sur la terre de l'homme porteur d'une âme vivante, del'homo sapiens, comme dirait notre anthropologie, a été le faitd'une volonté, d'une création spéciale de Dieu; Adam est le type decette humanité, d'ailleurs infidèle à sa vocation divine et aussitôtembarrassée dans les liens du péché et de la mort. Jésus est le pointde départ et le type d'une autre humanité, dont la nature ne seraplus la chair et sa servitude, mais l'esprit et sa liberté, dont laloi ne sera plus l'obéissance mais l'amour, et qui ne sera passeulement vivante mais vivifiante, car elle porte en elle lapuissance de l'Esprit (1Co 15:45); et cette humanité est, elleaussi, le fruit d'une volonté, d'une création de Dieu. Conception ambitieuse, certes, puisqu'elle fait de la viechrétienne une réalité surnaturelle, substantiellement,qualitativement différente de la vie naturelle; mais qui se légitimeaux yeux de l'apôtre par la puissance même que la prédication del'Évangile et l'action triomphale du Christ exercent sur les plusdéchus, comme elle s'est d'abord exercée sur lui-même. Conceptiond'une ampleur admirable, qui sauvegarde le caractère surnaturel de lavie chrétienne, fait de la vie historique de Jésus le symbole et letype de toute vie normale, et explique le mouvement de l'histoirehumaine dans son ensemble par le même rythme et la même dialectiquequi rendent compte de l'histoire de chaque âme. Désormais la vie de l'Esprit--ce que le 4° évangile appelle lavie éternelle--a sa charte; elle est le privilège des fils devenusmajeurs, adoptés par Dieu selon sa promesse; et Paul essaie d'entracer l'histoire schématique au cours des années prochaines: lespaïens remplacent les Juifs dans l'économie du salut; l'Évangile vaêtre prêché à toute créature, tout genou fléchira devant le Christ ettous les esprits viendront à l'obéissance de la foi. Ainsi seconstituera le véritable Israël, le peuple de ceux qui sont leshéritiers non du sang, mais de la promesse, véritables fils, par lafoi, d'Abraham, l'homme de la foi. Alors l'Israël selon le sang,revenu de son erreur, entrera lui aussi dans le champ des élus; sonendurcissement partiel durera seulement jusqu'à ce que l'ensemble despaïens soit entré en possession du salut, et ainsi tout Israël serasauvé, car Dieu n'a enfermé tous les hommes dans la désobéissance quepour leur faire à tous miséricorde (cf. Ro 9 à Ro 11,notamment Ro 11:25,26,32) (c) La parousie Mais par delà cette fin de l'histoire humaine s'ouvrira une nouvellepériode pour les croyants, celle de la parousie, c'est-à-dire del'avènement glorieux du Seigneur. La résurrection du Christ n'a été, en effet, qu'une anticipationde la gloire éternelle qui doit être la sienne et à laquelleparticiperont les élus, lorsqu'il viendra prendre possession de saroyauté. Nul ne sait le jour ni l'heure où cette crise finaleéclatera; mais tout dans la parole de Paul indique qu'elle estinfiniment proche. Au début de son ministère, il a certainement penséqu'il serait encore en vie lorsque son Seigneur paraîtrait; au termede sa carrière, il admet à peine que cette date puisse se faireattendre jusqu'après sa propre mort. (cf. 1Th 4:13,1Co 15:52,Php1:23-25) La pensée de l'apôtre cependant est si puissammentemportée par l'élan de sa foi qu'il est difficile de discerner si lesactes divers de ce drame cosmique seront séparés par des années oupar des siècles; mais il est fort probable que pour lui tout cetavenir apparaissait resserré dans un assez bref espace de temps. A l'appel du Seigneur, les morts ressusciteront, la résurrectiondu Maître lui-même nous en est un sûr garant; il est les prémices deceux qui sont morts (1Co 15:20). Ce qui est survenu pour lui serenouvellera pour tous ceux qui se seront endormis «en Christ»; ilsreviendront à la vie, dépouillés de leur corps de chair, de leur êtrecorruptible et mortel, revêtus d'un nouvel organisme, spirituel,incorruptible, immortel (1Co 15:50-55) et les vivants subirontla même transformation (1Co 15:52). Alors la mort sera engloutiedans la victoire du Christ (1Co 15:54). Que sera cet organismespirituel? nous l'ignorons; nous ne connaissons ici que le germedéposé dans la terre (l'être naturel), non l'organisme qui doitnaître (l'être spirituel); mais nous savons qu'il y a unerésurrection pour les morts puisque Christ est ressuscité (1Co15:13-16). Toute la postérité d'Adam est soumise à la mort; de même toute lapostérité du Christ est appelée à la vie; non pas tous les hommes,par conséquent, mais tous les croyants ressusciteront avec lui; etcomme ils ont porté l'image de l'homme terrestre et charnel, ilsporteront aussi l'image du second Adam, de l'homme céleste,spirituel (1Co 15:45-49). Alors prendra fin, par la souveraineté de l'Esprit, cette luttedouloureuse qui, dans l'économie présente, subsiste toujours entre lachair et l'esprit; alors l'âme chrétienne connaîtra les perspectivesgrandioses ouvertes devant elle par l'apôtre au terme de son hymne àla charité (1Co 13:6,11), et s'ouvriront les temps où l'amourseul sera. La foi sera changée en vue, l'espérance en possession;seul l'amour ne périra jamais, car il est le fond immuable de la viechrétienne. Le Seigneur lui-même «mettra tous ses ennemis sous ses pieds»;toutes les puissances qui faisaient obstacle à la réalisation desplans de Dieu, le péché, la mort, seront vaincues. Alors, ayantassuré son pouvoir, il remettra la royauté entre les mains de Dieu,et ce sera la fin, quand le Fils se soumettra lui-même à Celui quilui aura soumis toutes choses (1Co 15:28). Que faut-il entendre par ce mot «fin»? Paul entend-il que dansl'éternité il n'y aura plus de place que pour Dieu, et que, le Pèreétant tout en tous, les créatures et le Premier-né de la créationlui-même s'absorberont dans sa plénitude? Ou entend-il plutôt que, lemouvement de l'histoire étant arrêté, les saints se reposeront dansl'immuable réalité d'une parfaite possession du salut? Il est permis de supposer que l'infatigable missionnaire neportait pas sa pensée au delà de l'heure où il n'y aurait plus d'âmesà conquérir pour Jésus-Christ, et qu'avant pourvu à ce qui était dutravail, il laissait à son Dieu et à son Sauveur le soin depourvoir à l'éternel repos de ceux qui auraient trouvé en eux la vie. 4. LE SALUT DANS LA PENSEE DIVINE.Les considérations qui précèdent nous ont déjà entraîné au delà deslimites de l'histoire terrestre, jusque dans la sphère cosmologique;il nous reste maintenant à suivre la pensée de l'apôtre jusque dansle domaine de la métaphysique. La transition est d'ailleursnaturelle, de l'histoire à la théologie, puisque la nouvelle allianceest désignée comme «l'alliance de la grâce»; ce mot suffit à nousavertir que la doctrine du salut aboutit à une doctrine de Dieu, lagrâce par laquelle notre salut est assuré n'étant autre chose que lavolonté bienveillante de Dieu à l'égard des hommes. On sait avec quel soin Paul tient à éliminer tout ce qui pourraitporter atteinte à la souveraineté de Dieu dans la question du salutet laisser à l'orgueil de l'homme quelque fissure par laquelle ilpourrait encore se glisser. C'est peu de dire que son Dieu est celuides prophètes, le Seigneur qui poursuit infailliblement ses desseinssans que personne puisse arrêter sa puissance ou discuter sa sagesse;l'apôtre renchérit encore, et l'anéantissement de la créature devantson Créateur, bien loin d'être atténué par l'amour de Dieu, estaccentué encore par cet amour même et par le décret éternel qui lemanifeste. Ici la conception paulinienne prend un aspect quelque peuvertigineux; elle représente un absolu au sein duquel la penséehumaine a quelque peine à se mouvoir. Dans son amour, Dieu veut larédemption du monde; dans sa sagesse il en a établi le plan; de ceplan, inaccessible à la sagesse humaine, il poursuit l'exécution, nonseulement sans que personne puisse en empêcher la réalisationd'ensemble, mais sans qu'aucun homme puisse modifier, soit par sesoeuvres soit même par son attitude intérieure, le destin qui lui estpersonnellement réservé; sa foi même ou son endurcissement sont entreles mains de Dieu: «Il fait miséricorde à qui il veut et il endurcitqui il veut» (Ro 9:18); et pour bien montrer que la volonté nila conduite des hommes ne sont pour rien dans ses desseins à leurégard, c'est dès le sein de Rébecca que Dieu a aimé Jacob et qu'il ahaï Esaü (Ro 9:12). Cette volonté absolue, inconditionnée deDieu, n'est nullement en contradiction, au regard de l'apôtre, avecle fait que le salut ne peut être saisi que par la foi, non plusqu'avec les exhortations qu'il adresse aux fidèles, les invitant à nepas endurcir leur coeur. Impénétrables, les desseins de Dieu sontaussi indiscutables: tous ceux qui seront sauvés seront sauvés par samiséricorde; tous ceux qui périront périront justement, car leurcondamnation correspondra à l'endurcissement de leur coeur. Mais, demandent les objectants, «de quoi se plaint-il?» puisquec'est lui qui endurcit les coeurs; «et qui peut résister à savolonté?» (Ro 9:19). A cette question il faut avouer que Paul nerépond rien, sinon ceci: «Qui es-tu, homme, pour discuter avec Dieu?»Comme s'il pouvait méconnaître que ce n'est point avec Dieu que l'ondiscute mais avec lui, Paul; que ce ne sont point les actes de Dieuque l'on met en cause, mais l'interprétation que lui-même en donne. Il n'est pas douteux que Paul enseigne (Ro 9) laprédestination dans sa forme la plus rigoureuse, comportant nonseulement la prédestination éternelle des élus mais aussi celle desréprouvés. Nous sera-t-il permis cependant de chercher de sa penséeune autre explication que celle qui remet tout au caprice et àl'arbitraire? Il est évident que si le décret éternel de Dieun'exprimait pas autre chose que le caprice souverain dans l'absolu deson illogisme, point ne serait besoin du drame du Calvaire, del'existence même du Christ, ni de la foi chez l'homme, ni de l'amourde Dieu; le décret de Dieu se suffirait à lui-même et réaliserait lesalut sans autre intervention que celle de la volonté suprême. Lesacrifice rédempteur est logiquement nécessaire dans les systèmespostérieurs où il apaise, dans le coeur de Dieu, le conflit entre lajustice et l'amour; il ne l'est pas chez Paul qui ignore cetteopposition en Dieu de la justice et de l'amour. Pourquoi dès lors cette intervention du Fils de Dieu, sa vie surla terre, sa mort et sa résurrection, sinon parce que pour Paul c'estlà qu'est la véritable réalité religieuse et non dans l'impensabledécret de prédestination? Dieu aime l'homme; il descend dans sa misère, il porte la malédiction de la chair et même du péché,non point par un messager, mais lui-même; car ce Fils, cette image del'amour éternel qui descend dans la vie, c'est Dieu lui-même, c'estle principe de l'amour divin tel qu'il est à l'oeuvre dès avant lacréation du monde, c'est par lui et en lui qu'ont été créées touteschoses. C'est pourquoi la personne du Christ ne saurait êtredépouillée de son aspect métaphysique; la divinité du Seigneur estaussi nécessaire que son humanité à la logique du plan rédempteur. Mais alors, du moment que tout se passe dans l'absolu, en Dieu,que deviennent nos pauvres objections, discussions ou hypothèses?Tout cela est balayé, tout cela sombre dans l'abîme d'une volontéinsondable autant que souveraine. Que deviennent nos agitations, noslois, notre obéissance, notre faire, quand il ne s'agit même plus denotre être mais de l'être éternel de Dieu? Notre salut n'est fondé nisur notre conduite ni sur nôtre caractère, mais sur l'amourinsondable de Dieu. Cela est vrai métaphysiquement, car «personne neconnaît la pensée du Seigneur pour l'instruire»; mais cela est vraiaussi psychologiquement, car l'apôtre sait bien que Dieu saisit leshommes quand il lui plaît et comme il lui plaît, puisque c'est ainsique lui-même a été saisi. La pensée de Paul sur la prédestination n'est pas une théorie,c'est une sorte d'hymne métaphysique à la gloire de l'amourtout-puissant, de cette grâce de Dieu qui pour nous s appelle Christ,et qui est associée à l'action divine depuis la création du monde. Et comme cette grâce s'exerce dans un monde qui par lui-même estperdu et voué à la condamnation, elle est toujours miséricorde;miséricorde quand elle sauve les païens, et miséricorde quand elle«tend les bras vers un peuple rebelle» et manifeste ainsi uneinlassable patience envers ceux-là mêmes dont le coeur est endurci.L'histoire elle-même, avec ses lumières et ses ombres, n'est que lamise en oeuvre de l'amour divin. Cet amour a préparé pour l'homme unsalut dont celui-ci s'empare par la foi; nous voyons les unsaccepter, les autres rejeter ce don divin; mais en réalité tout estdon, depuis notre vie même jusqu'à notre foi, en sorte que là où nosyeux croient voir une multiplicité d'attitudes, il n'y a en réalitéque le déroulement éternel de la volonté paternelle de Dieu. L'hommene peut pas comprendre; il ne peut qu'adorer et se taire, car lafolie de Dieu est plus sage que la sagesse des hommes. Ainsi la pensée de Paul aboutit--ou abdique--dans un acte de foien la volonté rédemptrice du Tout-Puissant. Son système idéologique,que nous avons trop lourdement essayé de reproduire dans sesdémarches essentielles, est moins saisissant par son contenudoctrinal que par son allure impérieuse et résolue. C'est moins laréflexion d'un penseur que l'avance d'un conquérant qui veut courberles esprits sous l'obéissance à son Maître. Humblement, il a pris son point de départ dans sa misère et dansses défaites, lorsque le Christ l'a saisi et vaincu sur le chemin deDamas. Là il a compris son néant, et non pas seulement le sienpropre, mais celui de tout homme qui veut être quelque chose parlui-même, par son obéissance, par ses oeuvres, par ce qu'il croitdonner à Dieu. Et comme il n'a pas seulement été vaincu mais relevé,pas seulement condamné mais sauvé, il sait maintenant que seule uneinitiative de Dieu peut apporter aux pécheurs le pardon et le salut. Lui-même d'ailleurs n'a pas été sauvé par une grâce anonyme, maispar l'amour de celui-là même qu'il persécutait et qui porte un nom:Jésus. Mais ce nom humain ne peut être qu'une enveloppe: c'est unDieu seul qui peut ainsi sauver, ainsi aimer, ainsi mourir pour nous,ainsi descendre dans notre peine et dans notre mort pour nousentraîner avec lui dans la vie. Que l'homme accepte donc d'être unavec ce Sauveur qui descend vers lui, qu'il meure avec lui afin derevivre avec lui. A l'humanité naturelle, enlisée dans le péché,succédera une humanité nouvelle, engendrée par l'Esprit créateur devie. Cette humanité nouvelle porte en elle une vie nouvelle créée parDieu et toute à la gloire de Dieu. L'homme spirituel saura qu'il n'arien à offrir devant Dieu et que sa seule science est d'apprendrequ'il a tout reçu. Il ne parlera donc plus comme si la source de savie était en lui; il ne dira plus «mes vertus», «mes oeuvres», mais«les dons de l'Esprit», «les fruits de la grâce»; il ne chantera plusson obéissance, mais l'amour de Dieu qui pardonne à son péché. CarDieu seul est quelque chose: l'homme n'est rien; son être, son salut,et la foi même par laquelle il l'accueille répondent à une volontééternelle de l'amour divin. Tout est à lui, tout est par lui, toutest pour lui; il ne reste à l'homme qu'à adorer et à répondre parl'amour à l'amour de Celui qui nous a aimés. Toute la pensée de Paul comme toute sa piété et toute sa vies'écrit en deux mots: agapêmenoï agapômèn (aimés, aimons).