VI Le moraliste. Saul de Tarse n'avait jamais connu d'autre principe de disciplineintérieure que l'obéissance, d'autre cadre à sa vie morale que celuide la loi mosaïque; mais, à l'heure de sa conversion, le prestige dulégalisme s'effondre et la personnalité nouvelle connaît d'autresmobiles d'action, organise sa vie selon d'autres normes. L'apôtre setrouve en outre préposé à la direction spirituelle de prosélytestotalement ignorants de la loi juive, déshabitués de l'obéissance àla loi intérieure et souvent même incapables d'en discerner lescommandements. Il va donc constituer ce que nous appelons «unemorale», c'est-à-dire établir les fondements de la disciplineintérieure et de son application aux problèmes posés par la vie.Chemin faisant, il ne pourra manquer de se prononcer sur la valeur dela Loi, et de déterminer le lien qui subsiste entre ce principe de savie antérieure et la souveraineté de l'Esprit, principe de la viepersonnelle du croyant comme de la vie de l'Église. Il y aurait quelque abus à parler d'une morale paulinienne, si l'on entendait par là une construction de l'esprit tendant àfonder rationnellement la valeur du devoir ou à déterminer soncontenu. Pareilles spéculations, familières à la pensée grecque, sontabsolument étrangères aux préoccupations de l'apôtre. Lorsqu'on parlede la connaissance qu'il devait avoir, de la pensée contemporaine, onoublie trop avec quelle sérénité il l'ignore sur ce point, cependantessentiel pour un homme qui se préoccupe moins de convaincre lesintelligences que de déterminer les volontés. L'idée du souverainbien, la conception de l'éthique considérée comme une dialectique luisont à ce point étrangères qu'il ne les mentionne même pas pour lescombattre ou pour en montrer l'insuffisance. Sa pensée se meut sur unplan absolument différent: la distinction, pour nous classique, entrela morale et la religion, n'a pas de sens pour lui, puisque c'estl'Esprit de Dieu qui est le principe de la discipline intérieure(voir Bien, Morale). Paul a défini lui-même son attitude comme moraliste par uneformule assez énigmatique, dans laquelle il se qualifie comme«n'étant pas sous la loi», mais «n'étant pas non plus sansloi» (1Co 9:20); ce qu'on pourrait traduire plus explicitementen disant que le principe de sa discipline intérieure n'est pasl'obéissance à un commandement, mais qu'il n'est pas pour cela dénuéde toute discipline. Celle-ci a pour principe l'Esprit; tous lesconformismes sont déclarés inutiles et tous les légalismes abolis;mais ce n'est pas pour faire place à la liberté de l'homme naturel,c'est pour que la souveraineté de l'Esprit ne soit pas limitée pardes prescriptions humaines. Il ne s'agit pas de sauvegarderl'indépendance de l'esprit au sens humain (humaniste), mais laliberté de l'Esprit au sens divin du mot. Tel est le principe général qui domine la pensée du moraliste etqui fait de sa doctrine non une morale de l'obligation, mais unemorale de l'inspiration: l'obéissance au commandement cède le pas àla spontanéité d'une personnalité nouvelle engendrée en nous parl'action de l'Esprit. 1. DE LA NATURE A L'ESPRIT.Quels sont les degrés par lesquels le chrétien s'élève jusqu'àl'inspiration, et par quelles normes se détermine sa conduite? Au premier plan--inférieur--nous trouvons ce que l'apôtre appellela «nature» (phusis), par où il faut entendre une sorte de«morale naturelle», assez mal définie du reste, et qui comprendquelques-unes des données immédiates de la conscience et de laraison, certains principes de bon sens ou d'intérêt social et même desimples coutumes, comme lorsque Paul écrit que «la nature nousenseigne qu'il est honteux pour un homme de porter les cheveuxlongs» (1Co 11:14). Cette morale élémentaire ne saurait être le guide véritable duchrétien, mais elle s'impose à lui par une sorte d'à fortiori Paul blâme les Corinthiens de ce qu'ils tolèrent un scandale qui neserait pas supporté «même parmi les païens» (1Co 5:1). Ces «gensdu dehors», que le chrétien n'a même pas à juger, descendra-t-ilau-dessous d'eux? (1Co 5:13 6:4 etc.) Lui qui ne doit pas êtreun enfant pour la raison (1Co 14:20) pourra juger lui-même de cequi est bon et juste. L'apôtre le marque avec force au sujet desprocès entre chrétiens; s'ils n'ont pas assez de fidélité à l'idéalévangélique pour supporter qu'on les dépouille et pour souffrirl'injustice, au moins doivent-ils s'abstenir de ce qui est injuste ettrouver parmi eux des arbitres. D'une façon générale la formulequelque peu impérative et dédaigneuse: «ne savez-vous pas que...»exprime l'évidence élémentaire de ces axiomes moraux qui s'imposent àtous. Cependant l'homme n'est jamais abandonné de Dieu. En dehors de larévélation chrétienne ou mosaïque, il porte sa loi en lui-même:«Quand les païens qui n'ont pas la Loi font naturellement ce que laLoi ordonne, n'ayant pas la Loi, ils se tiennent lieu de loi àeux-mêmes; ils font voir que la prescription de la Loi est gravéedans leur coeur; leur conscience en témoigne ainsi que les jugementsde réprobation ou d'approbation qu'ils portent les uns sur lesautres» (Ro 2:14 et suivant). Depuis la création du monde, Dieus'est fait connaître aux hommes par ses oeuvres; ils sont doncinexcusables s'ils ne l'adorent pas, et leur immoralité n'est que larançon de leur impiété, ou plus exactement leurs morales fausséesdécoulent d'une religion dévoyée (Ro 1:18,32). Les principes «naturels» eux-mêmes apparaissent donc au chrétiencomme affectés d'un exposant religieux. Evidemment l'apôtre ne sort pas du domaine de la moralenaturelle, lorsqu'il écrit aux Thessaloniciens: «Mettez votre honneurà mener une vie paisible en vous occupant de vos propres affaires eten travaillant de vos mains, comme nous vous l'avons ordonné. Unetelle conduite vous vaudra l'estime des gens du dehors et vous mettraà l'abri du besoin» (1Th 4: et suivant); mais aussitôt que cetordre est mis en question, la recommandation est reprise «au nom duSeigneur Jésus-Christ» (2Th 3:10,12) et appuyée sur l'exemple del'apôtre (cf. les préceptes formulés au sujet de la débauche, 1Co6:12,20, où les arguments de morale rationnelle et de moralereligieuse se complètent et s'entrecroisent). Nous arrivons ainsi au deuxième palier de la morale paulinienne.On y rencontre les éléments provenant de la tradition chrétienne,déterminée par l'enseignement même du Christ ou par ce qui estconsidéré comme caractérisant son esprit: Dieu n'est pas un Dieu dedésordre (1Co 14:33); Dieu ne nous a pas appelés àl'impureté (1Th 4:7); et d'une façon plus nette encore, aprèsavoir stigmatisé l'impudeur de la corruption païenne, l'apôtrereprend: «Pour vous, ce n'est pas là ce que vous avez appris àl'école du Christ» (Eph 4:20). Ainsi ce que nous appellerions aujourd'hui le contenu de l'obligation se détermine d'abord par la tradition générale del'humanité, ensuite par la tradition particulière de la viechrétienne. Cette tradition est rapportée parfois aux ordres mêmes duChrist (1Co 7:10), parfois à l'autorité de ceux que Dieu amarqués par sa grâce (1Co 7:25), parfois à la tradition del'Église (1Co 14:33), parfois à la loi mosaïque qui est ainsi enquelque sorte incorporée à la tradition évangélique (Eph 6:1-3,cf. Col 3:20). Ailleurs c'est l'exemple du Christ qui est invoqué plutôt que saparole: (Php 2:5 et suivants) seulement, tandis que les ordresdonnés comme émanant de Jésus se rapportent à des parolespositivement prononcées par lui, les exemples évoqués se réfèrent nonà des actes historiques de Jésus mais à des attitudes métaphysiques,comme le dépouillement du Fils de Dieu qui s'est fait homme. Ainsis'explique que l'autorité de Jésus ne puisse donner lieu à un nouveauconformisme; elle n'a rien d'empirique, d'historique; elle est lefait de son inspiration, ou plus exactement elle est la formeconcrète que l'Esprit de Dieu a prise dans la personne du Christ. Iln'y a donc pas lieu de distinguer entre l'Esprit de Dieu et l'Espritde Christ; c'est la même réalité souveraine qui est évoquée ici et làet qui constitue, pour le chrétien, l'instance suprême, mais sanspour cela éliminer les autres éléments de la discipline intérieure. Un exemple caractéristique de la place accordée à ces diverséléments dans la pensée morale de l'apôtre nous est fourni par lesindications qu'il donne au sujet du mariage (1Co 7). Noustrouvons d'abord des conseils de prudence dans la vie conjugale,présentés avec autant de netteté que de discrétion («C'est un conseilque je donne, non un ordre,» 1Co 7:6). Ensuite l'ordre formelémis par le Seigneur (1Co 7:10) de ne pas prendre l'initiativede la séparation, mais (ajoute l'apôtre «au nom du Seigneur», 1Co7:12) de ne pas s'obstiner dans une fidélité inutile si le conjointnon chrétien refuse la vie commune. Suit une règle appuyée par lefait qu'elle est établie par Paul dans toutes les Églises: (1Co7:17) chacun doit rester dans la situation où il était quand il estdevenu chrétien; il avoue ici qu'il n'a pas d'ordre du Seigneur, maisil revendique le droit d'en donner lui-même «comme un homme ayantreçu la grâce d'être fidèle» (1Co 7:25). C'est donc en définitive à l'Esprit du Christ, vivant dans lefidèle, que nous aboutissons comme troisième et dernier palier del'ascension morale du chrétien. Mais comment celui-ci, affranchi detout légalisme et de tout moralisme, va-t-il déterminer pratiquementsa conduite? Si «tout est permis» (1Co 10:23), comment savoir ceque Christ demande de ses serviteurs? Le chrétien--comme naguèrel'Église--doit trouver après le principe de sa discipline intérieurele critère de son activité pratique; et ce sera ici encore lacapacité de servir que l'Esprit engendrera en lui. «Tout est permis,mais tout n'édifie pas»; il ne faut donc pas user de la libertéchrétienne pour vivre selon la chair, mais se mettre au service desautres par l'amour (Ga 5:13). Le principe d'action du chrétienn'est plus la loi (tant morale que mosaïque) mais l'Esprit de Dieu,en sorte que le moment essentiel de la vie morale n'est pas pour luil'obéissance mais la foi (agissant par l'amour), c'est-à-dire leconsentement de tout son être à la mainmise de l'Esprit du Christ quis'est substitué à lui, en sorte que «ce n'est plus lui qui vit, c'estChrist qui vît en lui» (Ga 2:20). L'homme est naturellement esclave du péché, et c'est en vainqu'il essaie de devenir plutôt esclave de la loi; mais il peutdevenir «esclave du Christ». Encore cette expression «esclave duChrist» est-elle tout approximative; l'apôtre l'emploie entraîné parle parallélisme entre le règne du péché sur l'homme naturel et lerègne du Christ sur le fidèle; mais il n'est pas vrai que le chrétiensoit un esclave, il est au contraire un affranchi, arraché parl'initiative souveraine du Christ au double esclavage du péché etde la loi (Ro 6:18 et suivant). 2. LE PECHE ET LA LOI: deux idées essentielles et d'ailleurscorrélatives, qu'il convient de préciser si nous voulons nous faireune idée un peu nette des conceptions morales de l'apôtre. L'idée de péché, en apparence diverse et multiple, est trèscohérente du moment où l'on consent à distinguer entre les péchés (paraptômata, opheïlê-mata), c'est-à-dire les manquements à laloi morale, et le péché (hamartia), c'est-à-dire la puissancegénératrice du mal en nous. Dans ce sens absolu, Paul ne parle pas dupéché comme d'une disposition mauvaise du coeur humain, mais commed'une puissance en quelque sorte étrangère à notre personnalité, toutau moins à notre personnalité morale, car elle a son siège dans notrechair. Le pécheur n'est pas un être dont la nature morale comportecertaines dispositions coupables; il est un être «vendu au péché»,«esclave du péché», devenu étranger à sa véritable nature ou tout aumoins incapable de la réaliser. Le pécheur ne veut pas le mal mais ille fait; sa volonté n'est pas mauvaise, car il veut le bien, il ledésire; mais elle est impuissante, ou plus exactement elle estesclave. «Si je fais ce que je ne veux pas, ce n'est donc pas moi quile fais, c'est le péché qui habite en moi» (Ro 7:15-24). Pour mettre fin à cette dictature du péché, il ne faut pas songerà restaurer l'autonomie de la personnalité morale, complètementruinée par le péché. Celui-ci a prouvé sa virulence en se servant dela loi elle-même, c'est-à-dire d'une réalité spirituelle et sainte,pour mieux établir son empire sur l'homme. Tant que la loi n'avaitpas été formulée, l'homme restait dans une innocence, dénuée il estvrai de toute valeur, mais qui constituait une sorte de vie naturelleet spontanée: «Autrefois, quand j'étais sans loi, je vivais; mais lecommandement étant venu, le péché a pris vie, et moi je suismort» (Ro 7:9). En prenant conscience du caractère coupable deson attitude naturelle, l'homme s'est découvert incapable de lamodifier, «car je prends plaisir à la loi de Dieu, selon mon êtreintérieur; mais je découvre dans mes membres une autre loi, qui luttecontre celle de ma raison et fait de moi 1 esclave de la loi du péchéqui est dans mes membres» (Ro 7:23). Si donc se révèle irréalisable l'autonomie de la personne sous lemagistère de la loi que sa raison porte en elle, il faut àl'hétéronomie du péché substituer une autre hétéronomie, celle duChrist. L'autonomie de la volonté est à ce point niée, que lapersonnalité elle-même s'évanouit devant l'impitoyable analyse del'apôtre: quand je fais le mal que je ne veux pas, ce n'est pas moiqui agis, mais le péché qui est en moi; et quand je fais le bien queje ne peux pas, ce n'est pas moi qui vis, c'est Christ qui vit enmoi (Ga 2:20). Ainsi l'homme n'est plus qu'un champ de bataille,il disparaît, il «meurt» comme dit Paul, et ce mot doit être prisdans tout son réalisme; il n'a qu'un moyen d'échapper au péché, c'estprécisément de mourir avec Christ, car ainsi il ressuscitera avec luià une vie nouvelle; il faut que, «unis à lui, nous ayons reproduit ennous l'image de sa mort, afin que nous reproduisions aussi en nousl'image de sa résurrection» (Ro 6:5). Paul développe cette idée à grand renfort d'arguments juridiques,appuyés sur le fait que la loi ne peut lier l'homme que jusqu'à lamort: celle-ci l'affranchit donc de la condamnation (Ro 7:1,4).Mais sous cette forme quelque peu scolastique vit une penséesingulièrement forte et hardie, une conception mystique assez prochede la pensée johannique sur la vie qui est en Christ et qu'il doitcommuniquer à ceux qui croiront en lui,--Paul dit: à ceux quiaccepteront d'être crucifiés avec lui. Le moraliste ici se dépasselui-même, il rejoint le théoricien de la vie mystique, car c'est parune grâce de Dieu qu'est offert à l'homme ce Sauveur dont la mort etla résurrection portent en elles l'espoir et déjà le gage de notremort au péché et de notre naissance à une vie supérieure. Ce n'estpas moi qui vais, à coups de volonté, tuer en moi le vieil homme etcréer une vie nouvelle; c'est l'amour du Christ qui renouvelle enchacun des fidèles le double mystère de sa mort et de sarésurrection; et si je suis désormais le porteur d'une vie dont leprincipe n'est plus le péché mais l'amour, c'est grâce à uneidentification mystique avec Celui qui s'est donné pour moi et quivit en moi plus que moi-même. 3. LA DISCIPLINE INTERIEURE n'est donc plus assurée par un conformismemoral mais, par une inspiration religieuse; et de ce fait la positionde tous les problèmes se trouve inversée. Les diverses puissances quise déploient dans la vie de l'homme--la tempérance, la bonté, lapatience--ne sont plus des vertus (voir ce mot), c'est-à-dire desforces jaillies du coeur de l'homme et dont sa volonté dispose; cesont des dons de Dieu (voir Charisme), c'est-à-dire des forcesque le chrétien reçoit de l'Esprit et qui révèlent en lui la présenced'une réalité qui le dépasse. Les trois formes essentielles de la viechrétienne: la foi, l'espérance et l'amour, Paul ne les appelle pas,comme fera l'Église, les «vertus théologales»; il les appelle «lesdons supérieurs». Par cette répudiation de la loi, par cettesubstitution de l'amour à l'obéissance, les rapports ne sont pasrompus entre l'activité de l'homme et son salut, mais ils sontrenversés: l'homme qui est sous la loi obéit pour avoir la vie parson obéissance, l'homme qui possède les dons de l'Esprit trouvenaturel de produire des oeuvres dignes de l'Esprit. Le chrétien neconstruit pas sa discipline intérieure en vue du salut, mais il pensequ'un homme sauvé ne peut redevenir l'esclave des puissancesinférieures et il n'accepte de servitude qu'à l'égard de Jésus-Christ. Par là toute possibilité d'orgueil est exclue, ce qui estessentiel. Toute morale de l'obéissance est une morale d'orgueil oude désespoir, dans laquelle l'homme suppute toujours ce qu'il a faitou omis, ce qu'il a donné ou refusé; toute morale de la grâce ou del'Esprit est une morale de l'humilité et de la paix intérieure, carl'homme sait qu'il a tout reçu et qu'il n'avait qu'à recevoir. Toutest humilité parce que tout est grâce. On voit de quelle nature est l'antinomisme de Paul et comment ilengendre les antithèses constantes dans lesquelles s'opposent la loiet la grâce, la loi et la foi. Cette dualité d'oppositions neprovient pas d'un manque de précision dans la pensée de l'apôtre,elle révèle une dualité de problèmes: problème théologique concernantle principe du salut--et ici la loi s'oppose à la grâce--; problèmemoral concernant le principe de l'action pratique--et ici la lois'oppose à la foi. Si l'on voulait avoir des antithèses absolumentcorrectes, il faudrait opposer la loi à la grâce et l'obéissance à lafoi; cette double opposition ne s'éclaircit que lorsqu'on a distinguéles deux questions et que l'on a posé d'abord le problème sous sonaspect moral, avant de le poser sous son aspect théologique. On s'étonne de voir Paul déclarer que la pratique de la loi estincompatible avec la qualité de chrétien, que ceux qui lui obéissentont complètement rompu avec Christ et sont déchus de la grâce (Ga5:4), alors que lui-même fait souvent appel à l'autorité de la loipour confirmer ses dires et lui emprunte en fait de nombreusesdéterminations de sa discipline intérieure. Mais cela paraît toutnaturel, du moment que l'on consent à distinguer entre lapréoccupation du moraliste et celle du théologien. Dans le domaine de la pratique morale, la loi est dépassée maiselle n'est pas abolie. Le chrétien agit par amour, non par obéissanceau commandement; mais les oeuvres qu'il accomplit ainsi en vertud'une inspiration supérieure à celle de la loi sont les oeuvres mêmesde la loi. Celle-ci reste la détermination de la volonté de Dieu àl'égard de l'humanité; le commandement de l'amour n'abolit pas laloi, il la résume: «Toute la loi se résume dans une seule parole: «Tuaimeras ton prochain comme toi-même» (Ga 5:14). L'Espritd'ailleurs ne parle pas contre la loi; après avoir énumère les fruitsqu'il porte dans l'âme chrétienne, Paul ajoute: «contre ceschoses-là, il n'y a pas de loi» (Ga 5:23); en sorte que la loisubsiste normalement comme un des éléments de notre disciplineintérieure. Mais lorsque nous avons en vue, non la détermination pratique denotre conduite mais le principe même de notre salut, la situation estradicalement différente. Car il faut savoir en qui nous avons misnotre espérance. Si nous comptons sur notre obéissance à la loi, surla pratique de la circoncision ou sur quelque autre oeuvre que cesoit, pour nous assurer le salut, qu'avons-nous à faire du Christ?N'est-il pas rigoureusement exact de dire qu'il est mort pour rien?N'est-il pas un «ministre de péché», puisque (du moins selon laconception de Paul) il est venu pour mettre fin à cette loi quidemeure en réalité l'instrument du salut des hommes? Il n'y a lànulle étroitesse ni intolérance; celui qui restaure la loi montrequ'il n'a pas foi en la grâce; il n'a plus rien à faire avec leChrist. Même sur le terrain moral, c'est d'ailleurs une déchéance, unrecul de chercher le principe de sa vie dans l'obéissance, quand on aconnu un principe supérieur: la foi; l'héritier une fois majeur,affranchi des servitudes enfantines, va-t-il se remettre sous le jougdu pédagogue? (cf. Ga 3:1-4:7) Sous prétexte de n'être pas sansloi, que le chrétien ne se remette pas sous la loi; qu'il seconstitue une discipline de vie n'empruntant plus rien à ces formesinférieures de l'obligation que Paul désigne par le terme assezobscur (gr. stoïkhéïa) d' «éléments» (voir ce mot). Ici se trouve impliquée la condamnation de l'ascétisme. Observerles jours, les mois, réglementer le manger et le boire, tout cela aun faux air de sagesse et d'humilité, mais c'est inutile, nuisiblemême, car cela ramène sur un plan inférieur de la vie spirituelle. Cesont des ordonnances humaines relevant de la lettre et de la chair,du monde; comment le chrétien s'y soumettrait-il, lui qui vit parl'Esprit et qui a été crucifié pour le monde, comme le monde a étécrucifié pour lui? (cf. Ga 4:8-11 6:14,Col 2:16,23) L'apôtrepeut recommander parfois un ascétisme occasionnel, pédagogique; maisà vouloir en systématiser la pratique, on ferait le jeu deSatan (1Co 7:5). La soumission aux prescriptions ascétiques (jeûnes, etc.) est lesigne d'une conscience «faible», non «éclairée»; elle n'est légitimeque dans la mesure où elle est le fruit d'une conviction personnelleet non d'un vain conformisme. Le «fort», le «chrétien éclairé» quicroit pouvoir manger de tout, fait bien de se refuser auxabstinences; le «faible», qui croit devoir s'abstenir de certainsaliments, aurait tort de manger de tout; ces conceptions sontégalement acceptables, pourvu que chacun agisse selon sa conviction,car «tout ce qu'on fait sans conviction est un péché» (Ro14:23). Cependant Paul se rallie personnellement avec netteté auprincipe des «forts». (cf. Ro 15:1) Il a «la ferme convictionque rien n'est impur en soi» (Ro 14:14); mais si quelqu'un croitqu'une chose est impure, alors pour lui elle est impure, et les«forts» doivent respecter sa «faiblesse», car nous n'avons pas à nousjuger les uns les autres (Ro 14:3 et suivant). C'est précisément ici que réside le danger pour les forts: ilsrisquent de mépriser les faibles et de tomber dans l'orgueil. C'esttrès bien d'être «éclairé»; mais ce ne sont pas nos «lumières» quifont notre valeur, c'est l'amour que nous avons les uns pour lesautres. Si donc nous scandalisons les faibles, nous nous exposons àl'incompréhension et à la calomnie, en même temps que nous risquonspar notre exemple d'entraîner les faibles à agir contrairement à leurconviction, et de perdre ainsi, pour une question de nourriture, lefrère pour qui Jésus-Christ est mort (Ro 14:15 et suivant). Cequi sert en Christ, c'est l'humilité, c'est l'amour et non «leslumières». «Être éclairé engendre l'orgueil, tandis que la charitéédifie» (1Co 8:1 et suivants). Celui qui scandalise uneconscience faible est coupable envers le Christ lui-même (1Co8:8,12). L'instance suprême n'est donc pas une loi rituelle ou morale,mais l'esprit d'amour que nous tenons du Christ. La morale de Paul sedéfinit à chacune de ses étapes comme un anti-légalisme dominé parl'amour; cette attitude est la seule qui permette d'éviter l'orgueil,car celui-ci est le fruit du conformisme générateur de servitudeaussi bien que des fausses libertés génératrices de scandale. 4. L'APPLICATION DE CES PRINCIPES est définie dans les épîtres avec uneréelle précision. Nous avons vu notamment (parag. II) que la questiondes rapports entre les chrétiens et le monde païen était traitée -à propos des viandes sacrifiées aux idoles d'un point de vueradicalement contraire à tout ascétisme légaliste et sous le seulrayonnement de l'amour. D'ailleurs, si l'on se reporte aux situationsque révèlent les épîtres aux Thessaloniciens ou auxCorinthiens (1Th 4:1-8 9-12,2Th 3:6,15,1Co 5:1-6 6:12,18,2Co 9:1 213 etc.) il est aisé de voir que les néophytes avaient plusfacilement accepté les obligations sociales que les prescriptionsrelatives à la vie personnelle et notamment à la discipline desmoeurs. A ces esprits simplistes, des vertus telles que la libéralitéou le désintéressement semblaient plus naturellement impliquées quela maîtrise de soi dans les inspirations de l'amour chrétien.L'interprétation que nous avons donnée des principes propres à lamorale paulinienne reçoit de ces constatations une confirmationindirecte. On a dit souvent que l'application de ces principes avait étéinfluencée radicalement par les idées eschatologiques de l'apôtre.Cette influence--indéniable--ne doit pas être exagérée. Entre lesrevendications d'une logique formelle et les exigences concrètes dela vie pratique, Paul n'a pas hésité: le chrétien ne doit ni mépriserni désorganiser la vie quotidienne en raison des bouleversements quimarqueront l'avènement du Christ glorifié. L'heure en est encoreinconnue et il est bon qu'elle demeure inconnue, car l'essentiel estd'être prêt spirituellement: veillons et soyons sobres, comme desfils du jour (1Th 5:1,8). La venue du Seigneur n'est pas siprochaine qu'elle puisse nous inciter à négliger le travail et lesautres formes normales de la vie sociale (2Th 3:6,13). L'idée que «le temps est court» n'exerce une action décisive surla pensée de l'apôtre que lorsqu'elle vient renforcer d'autrestendances profondes de sa personnalité, et notamment sa tendance à«user du monde comme n'en usant pas». Paul a vécu replié sur lui-même, l'âme tout entière tendue versle but unique de sa vie: la conquête du monde à son Sauveur. Il n'apas regardé, comme son Maître, les lis des champs ni les oiseaux duciel; et la situation sociale de son époque, qu'il a caractériséecependant en traits inoubliables, n'était pour lui que le fond obscursur lequel devait éclater la gloire du Crucifié. Par tempéramentautant que par vocation, il vivait détaché de tout ce qui n'était passon apostolat. Aussi, lorsque ses conceptions eschatologiquesorientent sa pensée dans le sens du détachement, elles confirment etfortifient singulièrement cette tendance générale de son esprit. Leconseil d'éviter le mariage «en raison de la crise qui estimminente» (cf. 1Co 7:25-34) n'est qu'un cas particulier de sonaversion pour tout ce qui peut lier l'homme aux choses terrestres:mariage, joies, douleurs, richesse ou pauvreté, qu'est-ce que toutcela, lorsque «la figure de ce monde va passer»? Il faut garderl'esprit libre, afin de s'occuper uniquement des affaires duSeigneur, sans se laisser paralyser, par le soin des affaireshumaines. Il semble que ce soit cette perspective eschatologique qui aitempêché Paul de maintenir la question du mariage à la hauteur oùl'avait placée Jésus. La parole: «ils ne sont plus deux mais uneseule chair», citée par Jésus au sujet du mariage, est appliquée parPaul à toute union charnelle, même dans la débauche (1Co 6:16),et aucune réponse précise n'est donnée à la question de savoir si lemariage est une institution humaine ou une volonté de Dieu. Jésusdemande à l'homme de «ne pas séparer ce que Dieu a uni» (Mt19:6); Paul considère le mariage comme sacré et Dieu lui-même nousenseigne à le respecter (1Th 4:4-8); mais le mariage est dutemps, non de l'éternité, sa valeur est plus légale quespirituelle (1Co 7:39,Ro 7:2 et suivant); c'est pourquoi il estsinon condamné, du moins déconseillé pour des hommes et des femmesqui sont au seuil de l'éternité. C'est sans doute le seul exempled'une sorte de gauchissement de la pensée morale sous la pression del'attente eschatologique. Partout ailleurs le génie du moralistes'affirme avec une admirable maîtrise. Là où d'autres auraientconsidéré comme un triomphe d'établir, fût-ce par des moyensempiriques, un conformisme de la conduite et l'obéissance à quelquescommandements élémentaires, il a osé déclarer que Dieu ne secontentait pas de nos obéissances, qu'il voulait davantage parcequ'il donnait davantage, et que toutes les oeuvres, toutes lescapacités et tous les charismes même étaient chose inopérante etvaine aussi longtemps qu'ils n'étaient pas inspirés et dominés parl'amour. Ainsi les problèmes de la vie nous acheminent vers une doctrinede l'inspiration et posent impérieusement devant nous les plus hautsproblèmes de la pensée religieuse.