IV Le missionnaire. On pourrait inscrire sous cette rubrique tout ce que Paul a dit, toutce qu'il a fait et tout ce qu'il a été, car chez lui la préoccupationmissionnaire est partout et toujours la première, ou pour mieux direla seule. Il n'est pas un chef d'Église, un moraliste, un théologienqui a donné une part de son temps ou de sa pensée à la mission, ilest Paul apôtre, non de la part des hommes mais de la part deDieu, non vers les Israélites mais vers les païens, non vers ceux quiconnaissent l'Évangile mais vers ceux qui l'ignorent. Telle est sasignature, la définition qu'il donne de lui-même. Telle est, pour mieux dire, sa vocation exclusive, exclusiveparce que divine, et c'est pourquoi il rompt avec ceux qui ne veulentpas aller de l'avant (Ac 15:39), il refuse d'aller où d'autresont travaillé avant lui (2Co 10:16,Ro 15:20), car Dieu ne l'apas envoyé (=fait apôtre) pour baptiser, mais pour annoncerl'Évangile, pour en être le héraut (1Co 1:17). Que l'on se garde donc d'identifier sa carrière missionnaire avecl'ensemble de ses voyages; la mission n'est pas, dans sa vie, unesérie d'épisodes, même prolongés; elle est sa vie même, sa vietotale, sa préoccupation unique. «Malheur à moi si je n'annoncel'Évangile!» (1Co 9:16 et suivants). Ce n'est pas une tâchequ'il a choisie, c'est une obligation qui lui est impérieusementimposée. C'est par elle qu'il est sorti de l'ombre. Lorsque l'Églised'Antioche l'envoya en mission avec Barnabas, il était visiblement unus inter pares parmi les «prophètes et docteurs» de cettecommunauté (Ac 13:1); mais une personnalité semblable, forted'une semblable vocation, ne reste pas dans le rang, et au bout depeu de temps il était plus que le chef de la mission, il était lamission elle-même. En groupant sous une rubrique spéciale ce qui concerne lapropagation de l'Évangile, il ne faut donc pas être dupe de ce quin'est qu'un procédé nécessaire pour la clarté de l'exposition, niconsidérer la pensée de l'apôtre et son activité missionnaire commeformant deux chapitres parallèles dans l'histoire de son âme. Il nepense qu'en vue de l'action. Si des problèmes de l'ordre pratique,moral ou doctrinal se posent devant lui, c'est toujours en fonctiondes nécessités missionnaires; le plus urgent de tous, celui qui adominé sa pensée et déterminé son orientation, le problème desrapports entre la loi et la grâce, ou si l'on veut entre l'Ancienneet la Nouvelle Alliance, n'est pas autre chose que le reflet de sespréoccupations pratiques relatives à la place réservée aux Juifs etaux païens devant 1 Évangile de Jésus-Christ. L'universalismepaulinien a existé dans le coeur du missionnaire et dans la pratiquede la mission avant de prendre forme dialectique dans la pensée duthéologien, et l'édifice grandiose de sa conception a été tout entierbâti sur le sol d'une sorte de pragmatisme génial. Il suffit de voircomment la pensée va s'approfondissant, des Galates aux Corinthiens,des Corinthiens aux Romains et aux Éphésiens, pour comprendre que cen'est pas une conception abstraite qui a engendré la mission parmiles païens, mais l'appel du monde perdu et le désir passionné de leconquérir à son Maître, et de le conquérir tout entier, qui a donnénaissance aux spéculations de l'apôtre. Nous avons déjà noté que les données essentielles de sa penséeétaient contenues dans les expériences décisives de sa conversion; ilfaut ajouter maintenant que la préoccupation ou, plus exactement, lavocation missionnaire a été le stimulant continu de son effort versune conception nouvelle de la personne du Christ et de son rôle dansle salut de l'humanité. Et cela ne doit jamais être oublié. 1. LE CHAMP DE L'ACTION MISSIONNAIRE, c'est le monde, c'est-à-dire lebassin de la Méditerranée et essentiellement ses rives asiatique eteuropéenne. Étant en Illyrie, il écrit aux Romains que, de Jérusalemà la mer d'Illyrie, il a «accompli l'Évangile» et qu'il veut aller enEspagne, «car il ne lui reste plus de champ à parcourir dans cescontrées-ci» (Ro 15:19-23). Quoi qu'il en soit de la réalisationtrès problématique de ce voyage--Clément de Rome affirme cependantque l'apôtre a été «jusqu'aux extrémités de l'Occident»--, il estclair qu'aucune limitation territoriale de son effort ne s'estimposée à l'apôtre comme une nécessité; bien au contraire. Son planva sans cesse en s'élargissant, et il unit au sens des possibilités immédiates la constante préoccupation d'un au-delà de sa mission.Ceux qu'il ne peut atteindre encore matériellement, il les abordedéjà de loin, par lettre--les Romains; et bien que les étapes de samission soient difficiles à discerner à travers le conventionnelschématisme des trois voyages, on peut en noter l'ampleur toujourscroissante. D'abord les parties sud de l'Asie Mineure, puis Éphèse etles grandes villes de la côte ouest, Satanique et la Macédoine,Corinthe et l'Achaïe, enfin Rome, avec, dans un lointain indécis,l'Espagne. Quel programme! et qui aurait osé en concevoir unsemblable, lorsque l'Evangile faisait, avec le nouveau converti deDamas, ses premiers pas en dehors du monde israélite? Que l'homme appelé à réaliser un semblable programme ait pu nepas perdre de vue les moindres obligations, la collecte en faveur deschrétiens de Jérusalem et son organisation minutieuse--alors qu'ilavait à se défendre d'en avoir escroqué le produit! (2Co12:16,18) --, qu'il ait suivi les progrès spirituels ou les chutesde chacun des humbles et turbulents convertis de Corinthe, il y a làune puissance de pensée et d'amour qui confond l'imagination et quiest de nature à inspirer le plus grand respect pour une personnalitési merveilleusement enrichie par l'Évangile. 2. LE MILIEU SOCIAL OU INTELLECTUEL auquel il s'adresse n'est, pas plusque le cadre géographique, limité par une conception à priori. Sil'on avait demandé à l'apôtre qui il voulait amener à l'obéissance dela foi, il aurait répondu sans aucun doute: «tout le monde, partout!»Il ne semble pas évident que sa conception théologique corresponde àun universalisme du salut; mais sa pratique est assurément ununiversalisme de la prédication, car tout homme peut être appelé ausalut et doit par conséquent entendre prêcher l'Évangile. Personnen'est trop haut ou trop bas pour l'amour de Dieu, et les rhéteurs àAthènes comme les gouverneurs ou les rois à Césarée doivent entendrel'appel du Christ. Les personnes qui reçoivent, à la fin des épîtres,les salutations de l'illustre épistolier semblent avoir appartenu àtous les milieux sociaux. Cependant il ne semble pas douteux que le menu peuple se soitmontré plus accessible à l'Évangile de l'amour et du pardon que lesmilieux auxquels la prédication chrétienne d'égalité devant Dieu etde fraternité apparaissait comme un abaissement. Pour les petits aucontraire c'était une exaltation, et l'on comprend qu'indépendammentdes valeurs spirituelles décisives qui entraient en jeu, cetteconsidération tout humaine ait pu agir puissamment. D'autre part laprédication de péché et de pardon, l'antithèse «perdu-sauvé», devaitfrapper surtout ceux qui avaient abdiqué toute respectabilitésociale. Là l'idée de rédemption prenait un relief saisissant, etlorsqu'on voit comment l'apôtre définit la vie de ses néophytes avantleur conversion (1Co 6:9,11), on ne s'étonne plus quequelques-unes des plus florissantes Églises aient été recrutées dansles villes les plus corrompues d'un empire en décadence, grands portsinternationaux, entrepôts de tous les déchets, comme Éphèse,Salonique et surtout Corinthe. Que l'on veuille bien étudier par ailleurs la nature desquestions qui se posent dans les Églises de Thessalonique et deCorinthe, même parmi des «convertis», et l'on sera frappé de cequ'elles supposent d'inculture spirituelle et intellectuelle.L'interprétation étrange donnée aux paroles de Paul, le retourobsédant des forces inférieures indiquent nettement que le milieudans lequel on se meut n'est habitué ni au maniement des idéesabstraites, ni à la discipline morale la plus élémentaire; et cen'est pas vaine phraséologie que la parole de l'apôtre écrivant àceux de Corinthe: «il n'y a parmi vous ni beaucoup de riches, ni beaucoup de sages, comme on les appelle», et se vantant d'avoirutilisé ce qui est méprisé, ce qui est inexistant, pour confondre lagloire des puissants. Mais à ces déchets la grâce de Dieu avait rendu une âme, et Paulsavait qu'elle pouvait apporter le même trésor--aussi nécessaire--auxsages et aux intelligents qui se croyaient en droit de mépriser lasagesse d'En-haut. L'idée de réserver l'Évangile à un milieudéterminé, soit parce qu'il en aurait seul besoin, soit parce qu'illui serait seul accessible, aurait été pour lui une manifesteinfidélité. 3. SA METHODE semble, en effet, avoir été plus souple que ne ledonnerait à croire le cadre un peu artificiel dans lequel l'enfermele livre des Actes. D'après la chronique des voyages, Paul auraittoujours commencé par s'adresser exclusivement aux Juifs; c'estseulement lorsqu'ils auraient repoussé brutalement l'Évangile qu'ilse serait tourné vers les païens. C'est là une conception un peu tropstylisée: c'est en quelque sorte contraint et forcé que le grandmissionnaire aurait abandonné la prédication aux Juifs pour setourner vers les Gentils. Cependant ces données ne doivent pas être arbitrairementrejetées, car elles correspondent sans aucun doute à la penséegénérale de l'apôtre et à des nécessités pratiques incontestables. Letort du narrateur est d'avoir voulu appliquer à chaque effortparticulier ce qui est vrai de l'action générale de Paul, et d'avoirfait un système de ce qui était simplement une commodité de fait. Il est bien exact que dans la pensée de l'apôtre (cf. Ro 9et Ro 10) la vocation des Gentils apparaît comme une réplique àla défection d'Israël: si celui-ci est déchu de ses privilèges enfaveur des païens, c'est en raison de son refus d'accepter Jésuscomme Christ sauveur. Mais ce refus est déjà consommé par lacrucifixion du Maître, et il est abusif de le vouloir répéter danschaque localité où l'Évangile est annoncé: les païens de Corinthe ontle droit de recevoir l'Évangile sans attendre pour cela que les Juifsde leur ville l'aient repoussé. D'autre part, si la prédication commence en règle générale à lasynagogue, ce n'est pas nécessairement en vertu d'une vue doctrinalesur la priorité d'Israël, c'est tout simplement parce qu'il y a là unauditoire tout préparé, capable de comprendre ce qu'est le Messie etdans lequel sa qualité d'Israélite, toujours revendiquée parl'apôtre, lui assure d'emblée audience. D'autant plus que cetteprédication chez les Juifs n'est pas exclusivement adressée à desJuifs. Il y a là nombre de «craignants Dieu», païens sympathiques aumonothéisme et au moralisme d'Israël, et qui semblent avoir constituéle terrain le plus favorable à l'expansion du christianisme naissant.Par-dessus les Israélites, le milieu païen est ainsi atteint dès ledébut, et le premier pas--le plus difficile--est ainsi franchi.L'historien doit donc retenir cette donnée, en la dépouillant ducaractère systématique et des intentions doctrinales auxquelles lelivre des Actes a voulu la lier. Qu'on ne se représente jamais l'apôtre «enfermé» dans uneméthode, dans un procédé, fût-il le mieux adapté aux circonstances. AAthènes nous le voyons mener de front la prédication à la synagogueet les discussions sur l'Agora; et les circonstances locales ont dûjouer ainsi en bien des cas un rôle décisif. De même, la durée des séjours dans chaque localité ne sembledéterminée par aucun principe absolu. Paul considère parfois commedes indications d'En-haut les nécessités qui l'amènent à laisser decôté certaines entreprises («l'Esprit ne lui permit pas», Ac16:6; ou «Satan nous en a empêchés», 1Th 2:18); mais engénéral il ne quitte pas Une localité sans avoir sommairementorganisé l'Église. Le plus souvent il part aussitôt qu'il a cueilli«les prémices du Christ»; d'autres fois il consent à un long séjourdans l'Église dont il devient «le pasteur», notamment à Corinthe oùla physionomie même de son ministère nous a été conservée par ce quinous reste de sa correspondance avec cette Église. 4. LA TENEUR DU MESSAGE MISSIONNAIRE est extrêmement difficile àdéterminer, car les documents ici sont rares et difficiles àinterpréter. Nous connaissons assez bien ce qu'on pourrait appeler lemessage «pastoral» de l'apôtre, adressé à des Églises où il devaitsupposer la plupart des âmes déjà gagnées à la vie nouvelle et oùtous étaient familiers avec les vérités essentielles. C'est cela quenous retrouvons dans les épîtres, car elles s'adressent aux cerclesdéjà conquis, et il est naturel de penser que la teneur de laprédication orale devait être sensiblement identique à la teneur deslettres, véritables prédications écrites. Mais par quel enchaînementde pensées des hommes radicalement étrangers à la foi et à la viechrétienne pouvaient-ils être mis en contact pour la première foisavec Christ et son Évangile? C'est une question différente, et l'onaperçoit d'emblée l'extrême difficulté d'une tentative de ce genre. Encore la tâche de l'apôtre était-elle relativement facile dansles milieux israélites, et nous n'avons pas de peine à nousreprésenter ce que devait être sa prédication dans les synagogues oùil prenait la parole: Jésus est le Messie annoncé par les prophètes;sa vie et sa mort marquent la fin de la période ouverte, dansl'histoire religieuse de l'humanité, par la législation de Moïse etpar les promesses de Dieu formulées par les prophètes et déjà parAbraham. Dans la personne de Jésus, Dieu réalisait sa promesse; encrucifiant celui que Dieu lui envoyait, le peuple élu a manqué à savocation; il est désormais sur le même pied que les autres, et leprincipe générateur de la vie spirituelle n'est plus l'obéissance àla loi de Moïse, mais la foi en Jésus, Messie et Fils de Dieu. Cetensemble de thèses était de nature à scandaliser et à indignerviolemment un auditoire israélite, mais il lui était immédiatementintelligible, ainsi qu'aux habitués de la synagogue: les notions deMessie, de Royaume de Dieu, et plus profondément les idées de péchéet de salut, de pardon et même de rédemption étaient familières àchacun. Il en était tout autrement dès que l'on s'adressait aux païens, àqui l'idée de Messie était inconnue; et c'est précisément ici, oùtout était à créer, qu'éclate le génie de l'apôtre. Né au sein dujudaïsme, le christianisme se prêtait naturellement à un exposé conçu«en fonction» du judaïsme; et les disciples directs de Jésus enavaient si vivement conscience qu'ils ne concevaient même pas que lebénéfice de l'Évangile pût être étendu au delà du peuple élu.L'oeuvre de saint Paul a consisté essentiellement à faire sortir lechristianisme de l'enveloppe judaïque dans laquelle il se présentaittout d'abord et à faire de lui une religion universelle, sans lienavec quelque race ou milieu que ce soit, et dans laquelle la foisuffit au salut, c'est-à-dire dans laquelle tout est subordonné àl'attitude intérieure du croyant. Il appartenait à celui qui avait conçu l'idée de cette révolutiondécisive de montrer qu'il était possible, en effet, d'exposerl'Évangile sans se référer constamment aux conceptions et auxformules de la religion israélite, et de telle manière que tout hommepût comprendre qu'il y avait là une parole pour lui. Or il ne faut pas oublier que la plupart des notions chères aumissionnaire chrétien, aussitôt dépouillées de leur forme judaïque,étaient parfaitement accessibles et même familières au «grand public»de l'époque. Les religions de mystères (voir ce mot) avaient répandul'idée qu'une nouvelle période de l'histoire humaine allaitcommencer--novus rerum nascitur or do--, l'attente d'unepersonnalité surhumaine, de «celui qui devait venir», la prédication d'un Sauveur mort et ressuscité, la promesse d'unepurification par le sang du dieu et d'un repas où sa chairdeviendrait la nourriture des initiés, tout cela était si courantdans les cercles du premier siècle que le danger pour lechristianisme n'était pas de paraître étranger aux préoccupations del'époque, mais d'être confondu avec des doctrines et des pratiquesdont nous verrons qu'il se distinguait essentiellement. Le livre des Actes nous rapporte deux discours de saint Paul, àAthènes (Ac 17:22,31) et devant le roi Agrippa (Ac26:2-32), d'après lesquels nous pouvons nous faire une idéeapproximative de sa manière et des résultats auxquels elleaboutissait. Ces discours sont assurément reproduits très librement,et il serait absurde de supposer que nous avons là des textespauliniens; le style en est infiniment moins vif et moins dru quecelui de l'apôtre, et ils sont visiblement reconstitués par lenarrateur, non sans quelque redondance littéraire. Cependant cesfragments portent la griffe du génie, et dans leurs grandes lignesils doivent être conformes au type de prédication que Paulaffectionnait. On y retrouve quelques-uns des traits fondamentaux desa pensée: l'idée d'une prédestination religieuse de l'humanité,d'une recherche incertaine mais destinée à aboutir un jour;l'opposition des «temps d'ignorance» et de ceux qui suivent la venuede Jésus; enfin l'opposition des idoles et du vrai Dieu. Il estpermis de penser que l'Évangile ainsi présenté comme la réponse àl'attente humaine, ou, selon un schématisme familier à l'apôtre,comme religion du péché, de la repentance et du pardon, apparaissaitdans une atmosphère analogue à celle qu'avaient créée les religionsde mystères, mais avec le prestige de son admirable sobriété, de sonmonothéisme grandiose, et de ses exigences de rénovation non plusrituelle mais morale. L'aspect métaphysique plutôt qu'historique souslequel apparaissait la personne du Sauveur était d'ailleurs propre àlever certaines difficultés et à éviter certains scandales. C'est, en effet, lorsqu'il en venait à la personne historique duMaître que le prédicateur se heurtait aux objections décisives etsoulevait le scepticisme ou la raillerie. Dans les deux circonstancesrapportées par les Actes, c'est lorsqu'il quitte le terrain des idéesgénérales pour parler de la mort et de la résurrection du Christ quele public lui fausse compagnie. «Jésus Messie crucifié, folie pourles Grecs.» C'est la fidèle et exacte contre-partie du «scandale pourles Juifs». C'est ici que se faisait le départ. Ceux qui découvraient dans leChrist la puissance de Dieu pour le salut du croyant devenaientchrétiens; ceux qui voulaient rester sur le plan de l'idée pure sedétournaient de l'Évangile. Nous trouvons enfin dans les épîtres--surtout dans les plusanciennes--un certain nombre de passages où l'auteur rappelle à sesfidèles ce qu'il leur disait lorsqu'ils étaient encore païens. Ilsemble d'après ces textes que trois ordres de considérations aientoccupé une place importante dans son enseignement. D'abordl'espérance du Christ qui vient (erkhotnenos) ; l'approche de lagloire à laquelle -auraient part les élus (1Th 1:10); cetteespérance peut se nuancer de couleurs plus ou moins eschatologiques,elle est essentielle dans la prédication du christianisme primitif etsemble avoir constitué un des éléments décisifs de son attrait (cf.Harnack, Die Mission und Ausbreitung des Christentums in den erstendrei Jahrhunderten, Leipzig 1902, pp. 65SS); elle embrasse aussibien l'espérance terrestre que l'espérance d'outre-tombe, l'une etl'autre étant subordonnées à la présence et à l'action du Sauveur.Ensuite une vigoureuse polémique contre les idoles, les stoïkhéîa, les dieux de néant (1Th 1:9,Ga 4:8-11,1Co12:2 etc.). Le christianisme apparaît ici comme la religion àla fois raisonnable et supérieure à la raison, la sagesse de Dieupar opposition aux sagesses humaines que représentent les mystèrespaïens. Enfin le rappel des exigences morales en dehors desquellespersonne n'entrera au Royaume de Dieu, (1Th 2:12) Lareligion de l'esprit et non de la chair, opposant sa puissancecréatrice d'une vie nouvelle à la vanité des religions périmées, lanaissance chez le chrétien d'une personnalité régénérée étant letémoignage concret par où sa vocation s'affirme comme une surhumaineréalité. Il faut s'en tenir à ces indications assez générales, etd'ailleurs en partie conjecturales, sur la teneur des discours parlesquels l'apôtre entrait pour la première fois en contact avec lesnon-Juifs. Mais est-il bien exact de parler de discours? N'est-ce pascéder à une conception conventionnelle de la mission que del'entrevoir toujours sous forme de «discours» et de penser à des«auditoires»? L'Evangile ne s'est pas répandu comme une philosophie,une «sagesse»; il a gagné le monde par la contagion d'une viedébordante, qui se recréait sans cesse en des âmes plus nombreuses,faisant de ceux qui l'accueillaient des créatures nouvelles. Lesassemblées dans lesquelles il recrutait ses nouveaux adeptesn'étaient pas des cours doctoralement professés, où de paisiblesauditoires écoutaient un discours académique; et pas davantage desfoules soulevées contre la foi nouvelle et domptées par uneexceptionnelle puissance oratoire. Celui qui ne venait pas «avec leprestige de l'éloquence et de la sagesse» comptait beaucoup plus surla contagion de la vie que sur l'effet de sa parole, et ceux qui sedonnaient au Christ à l'appel de son apôtre ressemblaient beaucoupmoins aux auditeurs des rhéteurs en renom qu'à cet apistos ou cet idiotes dont parle l'apôtre (1Co 14:24 et suivant), quientre dans une assemblée où tous prophétisent, et, se sentant repriset jugé, tombe le visage contre terre et confesse que Dieu estréellement au milieu des fidèles, puisque «les secrets de son coeuront été dévoilés». Un Évangile du péché et du pardon, qui libère les hommes à lafois de leur orgueil et de leur désespoir parce qu'ils se sontreconnus dans la condamnation et dans la promesse; et une vie assezintense pour se propager ainsi dans une sorte de contagionspirituelle, voilà les caractéristiques essentielles de laprédication «d'esprit et de puissance» opposée par l'apôtre lui-mêmeaux discours persuasifs de la sagesse et aux prestiges de l'éloquence. 5. L'AUTORITE PERSONNELLE DE L'APOTRE devait affecter toute son action d'un coefficient dont l'importance, difficile à mesurer, était assurément considérable. La certitude d'une vocation divine, lerayonnement d'une consécration sans réserve, l'intrépidité d'unepensée qui savait aller jusqu'au bout de sa logique impérieuse et senuancer cependant des mille subtilités qui la faisaient vivante etaccessible, le prestige d'une ascèse, qui, restant toujours maîtressed'elle-même, subordonnait impérieusement toutes les réalitésextérieures à la réalisation d'un absolu, tout cela devait compenserlargement cette faiblesse de parole que relevaient les opposants deCorinthe (2Co 10:10 et suivants) et que lui-même reconnaît en sedéclarant avec hauteur e; novice pour la parole, mais non pour lapensée» (2Co 11:6). Humble mais non modeste, décidé à ne rien revendiquer pourlui-même, reportant à la grâce de Dieu l'honneur de tout ce qu'il estet de tout ce qu'il fait, il n'est pas d'humeur à laisser rabaisserles services rendus, les souffrances endurées, ni toute cette oeuvrequ'il peut vanter sans «faire le fou», puisqu'elle n'est pas lasienne mais celle de Dieu. Celui qui a écrit les pages brûlantes dela 2 e aux Corinthiens (2Co 10 à 2Co 12) sur la grandeurde son apostolat ne devait pas être sans autorité sur les âmes,lorsqu'il évoquait «le pouvoir que Dieu lui avait donné pour édifieret pour détruire» et lorsqu'il entonnait son cantique, à la foisironique et triomphal, à la gloire des authentiques apôtres,véritables «balayures du monde», regardés comme des mourants alorsqu'ils ont la vie, comme des affligés alors qu'ils sont toujours dansla joie, comme des mendiants, eux qui enrichissent les autres, commene possédant rien, eux qui possèdent tout! (2Co 6:9 et suivant) Quand on l'élève, il s'abaisse; quand on se réclame de lui, ildemande âprement si c'est donc Paul qui a été crucifié; il protestequ'il n'est qu'un serviteur, «un bon architecte» il est vrai (1Co3:6), mais en qui personne ne doit mettre son orgueil. Mais quand onl'abaisse, il s'élève, car c'est la grâce même de Dieu qu'on abaisseen lui: «Ne suis-je pas apôtre? N'ai-je pas vu notre Seigneur Jésus?N'êtes-vous pas vous-mêmes mon oeuvre dans le Seigneur?» (1Co9:1). «Que personne ne me fasse de la peine, car je porte dans moncorps les stigmates de Jésus» (Ga 6:17). Dans cette douceur et dans cette fougue, cet éclat et cettemélancolie, il y a une autorité que ne ruinent ni «faiblesses», ni«échardes», ni «timidités», et qui s'est révélée comme une puissancede Dieu pour la propagation de l'Évangile.