PAUL (l'apôtre) 3.

II L'homme et son milieu. Avant de caractériser la personnalité chrétienne que l'action del'Esprit devait engendrer en Saul de Tarse, il ne sera pas inutile dedéterminer les données essentielles qui sont à la base de sa vieintérieure et vont présider par conséquent au développement de sonaction ou de sa pensée. L'intervention souveraine qui a créé l'homme nouveau ne saurait,en effet, avoir éliminé toutes les influences antérieures; siradicale qu'ait été la révolution intime, elle a bien pu changerl'orientation des virtualités multiples de cette riche personnalité,elle ne les a ni détruites ni altérées dans leur nature profonde.Paul restera un passionné comme Saul de Tarse, et défendra «sonÉvangile» avec la même fougue impérieuse qu'il apportait naguère dansson zèle de persécuteur. Le chrétien issu du drame de Damas ne serapas une création ex nihilo A plus forte raison, les conceptions systématiques de l'homme, dumonde et de Dieu qui sont comme la traduction idéologique de sa vieintérieure porteront-elles la marque de son passé. Les attitudesmorales se modifient plus aisément que les habitudes intellectuelles;ici l'éducation, le milieu, les modes de réflexion familiers àl'écrivain ou à ses lecteurs eux-mêmes, tout, jusqu'au vocabulairequ'il doit utiliser, conditionne l'expression de sa pensée.Spirituellement, Paul a rompu avec le judaïsme formaliste,nationaliste et légaliste; mais intellectuellement il va éleverl'édifice de sa pensée sur quelques affirmations fondamentalesempruntées à la tradition israélite, et selon les méthodes en usagedans les milieux rabbiniques auxquels il doit sa formation. Il est à peine besoin de noter ici qu'il emprunte à l'AncienTestament les éléments principaux de sa conception religieuse:l'unité de Dieu et sa sainteté, la réalité du péché, la condamnationqui pèse de ce chef sur l'humanité, l'espérance du salut parl'intervention d'un Messie, etc. Ainsi les grandes lignes de tout lesystème apparaissent comme le prolongement naturel des conceptionsisraélites. Ce qui est moins remarqué et cependant essentiel, c'est que toutela pensée paulinienne se développe dans le cadre d'une histoire. Paulne construit pas un système du monde, il retrace l'histoire del'humanité dans ses relations avec Dieu, et les trois étapes de cettecollaboration surnaturelle sont marquées par l'avènement de la loi,l'avènement de la grâce, et--dans l'avenir--l'avènement du Christglorifié. Sans doute l'idée du salut porte en elle-même un certaindynamisme qui interdit à la pensée de s'immobiliser dans uneconception statique de l'univers: qui dit salut dit changement, doncétapes successives soit dans la vie de l'individu, soit dans la viede la race. Mais cette histoire du salut, Paul la déroule sanshésitation dans le cadre déjà tracé par la tradition biblique, àlaquelle il emprunte, sans même le remarquer, toute la structuregénérale de sa conception. Ses procédés de raisonnement sont par ailleurs entièrementrabbiniques, soit par l'usage fait des citations de l'A.T., soit parles méthodes appliquées à leur interprétation. Lorsqu'il veut établirle fait universel du péché, Paul ne fait pas appel aux constatationsdu moraliste ou du psychologue, il se contente d'accumuler (Ro3:9,18) des passages de l'A.T., lesquels d'ailleurs n'affirmentnullement la radicale corruption de la race humaine, mais laculpabilité d'un peuple déterminé à un certain moment de sonhistoire. Même quand il s'adresse à des païens, peu sensibles àl'argument scripturaire, ses méthodes restent les mêmes. Lorsqu'ildémontre (Ga 3:7,18) que les hommes de foi sont bénis en Abrahamle croyant, la subtilité des trois raisonnements successifs (verset7-12,13,15-18) et la complexité des allusions scripturaires révèlentla formation rabbinique. Le symbolisme--ou plus exactement une typologie réaliste--a sonrôle aussi dans cette mise en oeuvre de l'argument scripturaire.C'est ainsi qu'est interprétée (Ga 4:21-31) l'histoire de Saraet d'Agar. «Ces deux femmes, dit-il, sont deux alliances»; Agar,nom qui désigne le mont Sinaï en Arabie, est l'alliance de servitude;l'autre, l'alliance de liberté; la première enfante, selon la nature,des esclaves; la seconde enfante, selon la promesse, des hommeslibres. Or il est écrit: «le fils de l'esclave ne doit pas hériteravec celui de la femme libre»; donc les Juifs n'ont aucune part ausalut. Etrange interprétation d'un sombre épisode de l'hébraïsmeprimitif. De même au chap. 4 des Romains (Ro 4), la mission parmi lesincirconcis est légitimée par le fait que l'acte de foi qui justifieAbraham est antérieur à sa circoncision. Procédés de raisonnementauthentiquement juifs et même rabbiniques. Il est vrai que ces démonstrations alambiquées sont souventprécédées ou suivies de larges exposés, admirables par la précisionde la forme autant que par l'ampleur de la pensée; mais ces pagesmagistrales révèlent la puissance du génie plutôt que l'applicationd'une méthode nouvelle. Il semble que le mouvement de l'esprit soitdouble: d'abord le jaillissement de la pensée sous sa formenaturelle, puissante et large; puis le repliement de la réflexion surelle-même, peut-être le désir de convaincre ses frères de race parles raisonnements qui leur sont habituels. Un exemple frappant de ces méthodes nous est offert par laréponse à la question posée à Corinthe: peut-on manger des viandessacrifiées aux idoles? Les idoles n'existent pas, répond l'apôtre, etles sacrifices qui leur sont offerts sont sans réalité. Mangez doncsans scrupule de tout ce qui se vend au marché. Prenez gardeseulement de ne pas scandaliser les faibles qui craignent departiciper réellement au culte des idoles en mangeant des viandessacrifiées. Si l'usage que vous faites d'une liberté légitime enelle-même entraîne un danger pour vos frères, il devient un péchécontre Christ. Ce raisonnement (1Co 8) est d'une clarté, d'unedélicatesse magistrales. Après avoir montré (1Co 9) comment laconduite qu'il recommande ainsi dérive des mêmes principes que sapropre attitude lorsqu'il refuse de recevoir des subsides pour ne passcandaliser les Églises, l'apôtre reprend la question (1Co 10),et sous quelle forme confuse! Il établit un laborieux parallèle entrele chrétien et l'Israélite; le passage de la mer Rouge est assimiléau baptême, la manne et l'eau jaillie du rocher au pain et au vin dela Cène; et après un passage fort obscur il conclut: «Ce qu'ilsimmolent, c'est à des démons qu'ils l'immolent et non à Dieu; et jen'admets pas que vous entriez en communion avec les démons» (1Co10:20); car le sacrifice païen met en communion avec les démons,comme le sacrifice juif avec l'autel et la Cène avec le Seigneur. Il valait la peine d'exposer avec quelque détail cet exemple dedouble argumentation, dans lequel à force de subtilité l'apôtre nelaisse pas de tomber en quelque contradiction avec le premier élan,plus spontané, de sa pensée. A côté de cette formation judaïque qui a si fortement marqué sonesprit, l'apôtre a-t-il possédé une culture grecque susceptibled'infléchir les lignes de sa pensée ou de lui fournir quelques-uns deses matériaux? La question a été souvent controversée, et il sembleque d'emblée quelques précisions soient nécessaires, quant à la façondont il faut la poser. L'apôtre ne paraît pas être familier avec les penseurs grecs, nis'être pénétré de la doctrine des grandes écoles philosophiques. Nonseulement les problèmes propres à la pensée grecque ne sont pasposés, mais les méthodes mêmes sont ignorées. Alors même que lesdestinataires des épîtres n'auraient point paru en état de suivre lesdiscussions de l'école sur les problèmes religieux, une connaissanceun peu poussée de ces courants de pensée n'aurait pas manqué dedonner à la parole de l'écrivain une allure déterminée ou de créerautour d'elle une atmosphère hellénique. Or rien n'est plus éloigné du dilettantisme intellectuel desGrecs que l'âpre passion, presque' fanatique, qui est l'attitudeconstante de l'apôtre. Celui-ci n'est pas, ne veut pas être unpenseur; il ne cherche pas une vérité, il la possède, il l'a reçue deDieu, et il la défend passionnément, comme une chose sainte. Non, ilne la défend pas, il l'impose, il veut lui conquérir le monde, mettretoute autre pensée sous ses pieds. Rien de moins hellénique que cetteattitude. Rien de moins hellénique aussi, malgré les apparences, quel'universalisme de Paul. On a voulu voir (Loisy), dans son oppositionau nationalisme juif et dans sa lutte persistante en faveur del'universalisme chrétien, un fruit de l'influence grecque. Maisl'universalisme paulinien ne tient pas au caractère impersonnel,universel de la pensée. La vérité platonicienne est universaliste ensoi, parce qu'elle tient à la constitution même de l'esprit humain,parce qu'elle exprime l'idée éternelle, qui ne peut êtrequ'impersonnelle et intemporelle. L'universalisme paulinien estvoulu, il est acquis; il n'est pas attaché à la nature de l'hommemais à une grâce de Dieu, laquelle s'étend volontairement à toutel'humanité, mais aurait pu être--et a été dans le passé--limitée àune race privilégiée. C'est une sorte d'impérialisme spirituel, ununiversalisme messianique, beaucoup moins proche de celui desphilosophes grecs que de celui qui demeure, voilé sous lenationalisme le plus acerbe, au fond de la pensée israélite. Mais s'il ne possède qu'une connaissance superficielle de lapensée classique, l'ancien élève des écoles de Tarse est familieravec les religions de mystères; il a respiré dans l'atmosphèrequ'elles créent dans tout l'Orient méditerranéen, et qui estcaractéristique de son époque. A côté des cultes nationaux qui ont pour seule fin la prospéritédu groupe ethnique, surgissent en effet, de toutes parts, desreligions qui ont en vue la vie morale des individus et leur destinéedans l'autre monde. Elles comportent ordinairement une initiation oùle rite et le mythe sont étroitement associés, et qui doit assurer ledéveloppement spirituel et surtout l'immortalité personnelle del'initié. Si insuffisante que soit la distinction entre la pureté morale etla pureté rituelle, l'idée même de purification évoque le péché,comme la participation au sacrifice symbolique du dieu ébauchenécessairement les concepts d'expiation ou de rédemption. Une immensesoif de purification (surtout rituelle) et de rédemption (toutemagique le plus souvent) se donne libre cours dans le développementdes mystères et crée toute une conception nouvelle de la vie et de lapiété. Ces mystères possèdent, à côté de leurs rites exotériques, unedoctrine plus ou moins ésotérique, une «sagesse» qui n'est pas deshommes mais du dieu qui dit comment il veut être adoré. L'immortalitéque celui-ci confère n'est due à personne--contrairement à l'idéeclassique d'une immortalité tenant à la nature de l'âme; elle esttoujours une faveur du dieu, il faudrait presque dire une grâce. Tout ce vocabulaire, déjà chargé d'idées et de sentiments, estsans effort passé dans les épîtres, alors qu'il est totalementétranger à l'Évangile de Jésus-Christ; et la pensée de Paul a prisquelques-unes des apparences extérieures des religions de mystères.Il ne leur emprunte sans doute qu'un schématisme dans lequel ilversera une réalité spirituelle autrement puissante et vivante; maisil n'est pas douteux qu'en revendiquant pour son Christ le privilèged'être le «seul Seigneur» et d'apporter la «sagesse de Dieu», paropposition à d'autres sagesses, l'apôtre ait voulu opposer son«mystère» à d'autres mystères, et s'élever contre les faussesrédemptions en même temps qu'il empruntait à ses ennemis levocabulaire même qu'il utilisait pour dresser contre eux sa pensée. Ce n'est pas ici le lieu de déterminer plus exactement le rapportentre le christianisme paulinien et les religions de mystères (voirci-dessous, V, 5 et VU, 2); mais celles-ci doivent assurément êtrecomptées au nombre des disciplines spirituelles qui ont constitué lemilieu dans lequel s'est formé l'esprit du futur apôtre deJésus-Christ. Cependant sa personnalité morale, sa structure intellectuelle, età plus forte raison les influences subies ou les connaissancesacquises, tout l'homme et tout son savoir devaient être comme fondusà la flamme ardente de la conversion.