PAINS (multiplication des)

On connaît le récit (Mr 6:30 et suivants, Mt 14:13 etsuivants, Lu 9:10 et suivants, Jn 6:1 et suivants). Jésusarrivé au sommet de sa popularité allait chercher le repos dans lasolitude. Les foules, empressées à sa suite jusqu'à la limite deleurs forces, le rejoignent dans le désert où il n'y avait pour ellesaucun moyen de subsistance. Jésus a compassion. Il prend du pain, rend grâces, et les maigresprovisions trouvées par son entourage se transforment dans ses mainsdivines en aliment pour l'immense foule. C'est la premièreeucharistie (Mr 8:6 14:23, cf. Jn 6:23) annonçant laseconde qui donnera l'aliment aux âmes...Cette multiplication despains ne se fit pas en secret. Tous comprirent qu'un miraclemagnifique venait de s'accomplir en leur faveur, que le prophète deGalilée venait d'exercer son pouvoir. Tel fut l'enthousiasmepopulaire, qu'on voulut enlever Jésus pour le faire roi. Cet épisodede sa vie frappa si fort l'imagination des contemporains, il revêtitune telle importance dans l'esprit des disciples que nous le trouvonsrapporté avec des détails variés dans les quatre évangiles. Il est leseul miracle de Jésus qui ait les honneurs d'un quadruple récit. S'ilest un événement historique attesté parmi les données évangéliquessur l'activité surnaturelle de Jésus, c'est bien celui-ci. On ne peutdonc le récuser que pour des motifs qui ne sont pas des motifsd'histoire et qui par conséquent auraient besoin eux-mêmes d'êtred'abord légitimés, qu'ils soient de critique ou de philosophie. Or,ce fait nous met en présence d'un miracle accompli par Jésus dansl'ordre matériel. Jésus a-t-il accompli des miracles d'ordrematériel? Il semblerait à première vue que le Fils de l'homme s'estinterdit ce genre de manifestation quand il a dit aux scribes, auxpharisiens, à sa «génération» qu'il déclarait «incrédule et perverse»et qui lui demandait un signe: «En vérité je vous le dis, il ne serapas donné de signe à cette génération (Mr 8:12), autre que celuide Jonas» (Lu 11:29 et suivant). Quel fut ce signe? Laprédication du prophète et la repentance des Ninivites (Lu 11:29et suivant); signe d'ordre moral, spirituel. Jésus aurait doncrefusé d'accomplir des miracles matériels pour accréditer sa missionrédemptrice et sa messianité.-Mais à y regarder de plus près on découvre: Que miracle matériel et signe messianique ne sontpoint à mettre sur la même ligne. Comme le dit fort bien M.Guignebert (Jésus, p. 234): «Il n'était nullement entendu enIsraël qu'un homme qui produirait des miracles, même éclatants,serait ipso facto considéré comme le Messie. Selon lareprésentation juive commune, le Messie n'aurait pas besoin deréaliser de prodiges: ce serait lui le miracle.» Jésus, en refusant àses adversaires le «signe» qu'ils demandaient pour croire à samessianité, ne traite donc en rien la question du miracle matériel.Nous savons d'ailleurs que ses ennemis même les plus acharnésreconnaissaient son pouvoir de guérison. Ils lui reprochaientseulement de l'exercer le jour du sabbat (ex.: Mt 12:9 etsuivants, Mr 3:1 et suivants, Lu 6:6 et suivants, Jn5:16), ou bien s'exaspéraient de la popularité que ses oeuvresinégalables lui assuraient (Jn 12:19). Le fait que les ennemisde Jésus croyaient en son pouvoir de faire des miracles matériels seretrouve dans le Talmud (Chabbath, 104 b), où Jésus est reconnucomme magicien. Que la critique rationaliste qui refuse à Jésusle miracle matériel lui accorde cependant ce qu'elle croit pouvoirexpliquer par les mots: maladies nerveuses. Cette étiquette recouvrebien des mystères. Quel est le thérapeute expérimenté qui oseratracer une ligne entre le monde matériel et le phénomène nerveux? Lamaladie dite nerveuse est un trouble comme les autres, plusinsaisissable dans ses origines et voilà tout. Tel psychiatre, telsuggesteur, tel guérisseur chrétien qui a le don de rendrel'équilibre au système nerveux possède par là le pouvoir, souvent àson insu, de guérir du même coup bien d'autres maladies connexes;démontrant ainsi dans certains cas, et sans qu'il l'ait cherché, samaîtrise, relative mais réelle, sur l'ordre matériel. Puisqu'il enest ainsi, de quel droit refuserions-nous à Jésus, qui s'est avérépar son potentiel moral et spirituel une individualité hors pairparmi les hommes, la maîtrise totale sur le monde de la nature? Non seulement Jésus s'attribue dans l'ordre des miraclesmatériels une liberté souveraine, mais il déclare même que ceux quis'identifient à lui possèdent cette même liberté: «Toutes choses sontpossibles en faveur de celui qui croit» (Mr 9:23); etpossibles à celui qui croit, si sa foi est dans des conditionstelles qu'elles le mettent dans fa communion parfaite avec Dieu: «Sivous aviez de la foi gros comme un grain de moutarde, vous diriez àcette montagne: transporte-toi d'ici là, et elle s'y transporterait;et rien ne vous serait impossible» (Mt 17:20). «Si vous aviez dela foi gros comme un grain de moutarde, vous diriez à ce mûrier:déracine-toi et va te planter dans la mer; et il vousobéirait» (Lu 17:6). Cette déclaration de Jésus, rapportée parles évangélistes à deux occasions différentes, ne montre-t-elle pasavec évidence que le miracle matériel est tout aussi bien aux ordresde la foi que le miracle d'ordre spirituel? Pour Jésus, il n'y apoint d'opposition, pas même de solution de continuité entre le mondecréant et le monde créé, je veux dire entre le monde spirituel quivit en Dieu, et le monde matériel qui est tout entre les mains deDieu (voir Nature et Miracle). C'est parce qu'il est lui-même le miracle spirituel,l'homme-Dieu, que Jésus peut accomplir s'il le veut n'importe quelmiracle matériel. Disons même que le miracle matériel, dont il usesobrement (les évangiles ne racontent qu'une quarantaine de cesmiracles) et qui semble tomber de sa main comme une aumône royale,lui était plus facile que le miracle spirituel, car celui-cinécessitant la coopération de l'homme, se heurte à la liberté, àl'opposition de la volonté pécheresse. Jésus pourrait réduire cetteopposition par la force (Mt 26:53); mais s'il accomplissait cecoup de force, il détruirait par le miracle matériel la possibilitédu miracle spirituel, il détruirait l'oeuvre même de son Père qui avoulu l'homme libre. (méditer Ap 3:20) Et c'est pourquoi, alorsqu'aucune tempête des flots sur le lac ne l'aurait submergé, latempête humaine sur la place du prétoire a envoyé Jésus mourir auCalvaire. L'a b c du christianisme est de croire à la révélation de Dieu enChrist, et non à ce que notre raison peut comprendre de Dieu. Notreraison est incapable de faire le tour de cette parole de Jésus:«Toute puissance m'a été donnée dans le ciel et sur la terre» (Mt28:18). Tant que nous nous mettrons en souci de justifier lesmiracles matériels de Jésus devant la raison humaine, nous ne seronspas centrés en Dieu, nous ne marcherons pas dans la puissance deJésus. Au demeurant, l'action surnaturelle de Jésus est si intimementtissée dans la trame des évangiles, qu'on ne peut l'en extraire sansdétruire la trame elle-même: ôter le miracle et maintenir l'Évangilene vaut. Les critiques les plus avancés dans la négation, les plusdégagés de tout christianisme, sont obligés, lorsqu'ils sont aviséset sincères, de reconnaître sans ambages que cette opération estau-dessus de leurs forces. Après avoir raconté les efforts desrationalistes, depuis Paulus jusqu'à Bousset, pour supprimer lemiracle de la vie de Jésus et le considérer «comme un nimbe dont lafoi de la communauté primitive a paré Jésus», M. Guignebert déclareleur exégèse spécieuse et fragile. A la question: est-il possible«d'éliminer tous les miracles du récit évangélique?» il répond: «Jene m'en chargerais pas» (Jésus, p. 231). Alex. W.