La notion de la valeur des oeuvres pour le salut ou la damnationapparaît dans toute religion conçue comme une relation entre Dieu etles hommes déterminée par un ensemble de commandements. Il en étaitainsi du judaïsme. Obéir à la loi, c'est le devoir strict, aller audelà de ce que la loi commande, c'est accomplir une bonne oeuvre. Labonne oeuvre n'est pas obligatoire, mais facultative; elle estaccomplie librement et volontairement. Telles étaient, dans lejudaïsme, les oeuvres de miséricorde. Elles passaient pour méritoireset expiatoires. Les oeuvres bonnes et mauvaises sont inscrites dansles livres célestes; au jour du jugement, ces livres seront ouvertset Dieu prononcera la sentence (Livre des Jubilés 30:19, Hén. 41:161:8 81:4 80. 62). Les bonnes oeuvres sont amassées et constituent untrésor (Tob 4:9, Ps 9:3-5,, Bar 14:12 Pseudo-Esdras 7:77: habes enim, thesaurum operum repositum apud Altissimum). Au décèsde l'homme, ses bonnes oeuvres le suivent (Pirké Abot, 6:9) etforment «un bouclier devant le jugement» (ibid., 4:11). Le méritesurabondant des pères profitera à Israël. (Pseudo-Esd 8:26)Quelques-unes de ces images se retrouvent dans le N.T. (Mr10:21, cf. Mt 6:20,Ac 9:36,1Ti 5:10 6:18 et suivant, Ap14:13 20:12). L'Évangile considéré dans ses rapports avec le judaïsme apparaîtcomme une révolution religieuse. Sans doute, Jésus n'abroge pas laloi, mais il montre que le véritable accomplissement de la loi est laperfection même, telle qu'elle existe en Dieu seul (Mt 5:44-48).Loin de pouvoir dépasser cette loi, l'homme ne sauraitl'accomplir. C'est la conscience du péché, et non la conversionsuivie de bonnes actions, qui permet à l'homme d'être «justifié»(voir Pardon). Par là même, la notion juive des oeuvres méritoiresest ruinée dans son principe essentiel. D'autre part, la perfectionest un idéal obligatoire pour l'enfant de Dieu, parce qu'elle existeen Dieu et que l'enfant de Dieu doit prendre modèle sur son Père.Elle consiste à traduire dans notre attitude et notre conduite lessentiments et les dispositions de Dieu. Si Dieu nous donne de bonneschoses, à nous qui sommes mauvais, nous devons agir de même, aimerceux qui ne nous aiment pas, pardonner, donner sans rien espérer enretour. La volonté du Père doit se refléter en quelque sorte dans lavie et l'activité de ses enfants. Là est le rôle, la mission desenfants de Dieu dans le monde. Appelés à la lumière, ils doiventdevenir lumière pour éclairer les autres; ils doivent agir de tellesorte que leurs bonnes oeuvres soient une révélation de Dieu devantles hommes (Mt 5:16). On sait avec quelle énergie l'apôtre Paul oppose, à la doctrinejuive du salut par la foi et les oeuvres, le principe de lajustification par la grâce de Dieu manifestée en Jésus-Christ etsaisie par la foi. Si l'homme devait mériter le salut, le salut neserait plus un don de Dieu et la grâce ne serait plus lagrâce.--D'autre part, la foi est agissante par la charité (Ga5:5) et accomplit ainsi la «loi du Christ» (Ga 6:2) ou la loid'amour. Le légalisme reparaît dans l'Église chrétienne sur les ruines dupaulinisme authentique. Chez Augustin, la grâce et la loi seconcilient dans la notion du mérite. Les mérites que Dieu récompenseen l'homme sont les dons de la grâce. Dans la scolastiquereparaissent, transposées dans le christianisme, les conceptions dujudaïsme. On distingue les «préceptes» et les «conseils» del'Évangile: les oeuvres obligatoires, répondant aux commandements deDieu et de l'Église, et les oeuvres surérogatoires qui consistentdans l'observation des trois conseils évangéliques, la pauvreté, lerenoncement, le célibat. A ces trois conseils répondent directementles trois voeux monastiques, et la vie monastique devient ainsil'état de perfection. En dehors du monachisme, tout fidèle peutaccomplir des oeuvres ayant la valeur de satisfactions en pratiquantdes jeûnes, des aumônes, des prières et autres pieux exercices de lavie spirituelle. Toute bonne oeuvre devient doublement méritoire sile fidèle l'accomplit dans une bonne intention, c-à-d, comme unsacrifice offert à Dieu. Par ces bonnes oeuvres, comme l'enseigne leconcile de Trente, le fidèle mérite l'augmentation de la grâce dansla vie présente et de la gloire dans la vie future. L'excédent formele trésor des oeuvres surérogatoires, administré par l'Église. L'Église d'Orient s'en est tenue à la doctrine de l'épître deJacques. Le christianisme, déclare la Confession Orthodoxe deMogilas, consiste «en foi droite et en bonnes oeuvres». La Réformation, qui a remis en lumière l'Évangile paulinien de lajustification par la grâce de Dieu saisie par la foi (voirci-après, t. III, Luther), a écarté par là même la notion des oeuvresméritoires. En 1520, dans le traité Des bonnes oeuvres (édit, deWeimar, VI, pp. 10.6ss; IX, pp. 226SS) Luther commence par poser ceprincipe: «La première chose à savoir est qu'il n'y a de bonnesoeuvres que celles qui sont commandées par Dieu.» Ériger en idéalsuprême de la vie chrétienne le renoncement volontaire aux chosesdont Dieu permet l'usage, c'est donc substituer l'arbitraire humain àla volonté révélée de Dieu, c'est en définitive aller contre la loiet l'Évangile, anéantir la Parole de Dieu par un commandementd'homme. Les oeuvres réellement bonnes sont celles qui forment lacontrepartie positive des dix commandements, et Luther les groupeselon ce plan dans son Petit Catéchisme. Le principe en est lacrainte et l'amour de Dieu; ces sentiments sont impliqués dans la foielle-même. «A bien considérer les choses, dit Luther, l'amourapparaît en premier lieu ou, en tout cas, en même temps que la foi.Car je n'oserais pas me confier en Dieu si je ne pensais pas qu'ilveut m'aimer et être bienveillant pour moi, ce qui me pousse àl'aimer et à me confier en lui» (éd. de W., VI, p. 210). Ce sont cesrelations et ces réactions psychiques qui fondent la nécessité desbonnes oeuvres. Dans le traité Des bonnes oeuvres, Luther fait allusion àl'accusation portée contre lui, celle d'interdire les bonnes oeuvres(éd. de W., IX, p. 229). Sans doute, Luther déclare nuisibles lesoeuvres par lesquelles l'homme prétend mériter le salut, mais ilmontre avec autant de netteté que la foi, au lieu de s'absorber dansla contemplation mystique, devient le ressort de l'activité consacréeau service des frères et produit spontanément de bonnes oeuvres. «Demême, dit-il, que le soleil brille nécessairement, s'il est lesoleil..., le juste, créature nouvelle, accomplit nécessairement lesbonnes oeuvres en vue desquelles nous avons été créés» (éd.d'Erlangen, LVIII, p. 350). Par le mot «nécessairement», Luther veutdire que l'homme régénéré par la foi agira selon sa nature, comme lebon arbre qui porte de bons fruits, et accomplira de bonnes oeuvresspontanément, par impulsion interne et non par contrainte. De mêmeque tout homme vivant ne peut vivre qu'en agissant, de même lecroyant n'a pas besoin pour agir d'une loi qui lui ordonne d'agir; ilagit parce qu'il est croyant, indépendamment de toute loi, «de tellesorte que l'on peut dire: Crois seulement, et tu feras toute chose detoi-même» (éd. d'Erl., XII, p. 160). «Il est aussi impossible, ditLuther, de séparer les oeuvres de la foi que de séparer la lumière etla chaleur du feu» (éd. d'Erl., LXIII, p. 125). Inversement, lesoeuvres qualitativement bonnes ne sont pas celles que l'hommeaccomplit pour satisfaire à une loi extérieure, ce sont celles quijaillissent de la foi. Ce qui fait le chrétien, c'est la foi et l'amour. Par la foi, lechrétien reçoit les dons de Dieu, la rémission des péchés, la vienouvelle, la vie éternelle; par l'amour, il se place au service deses frères. La foi unit le chrétien à Dieu, l'amour l'unit auxhommes. Il n'y a pas de relation religieuse supérieure à la foi et iln'y a pas de relation morale plus haute que celle de l'amour chrétienqui, prenant exemple sur l'amour divin manifesté en Jésus-Christ, neconnaît qu'une règle, supérieure à toute loi écrite, celle d'agir, entoute circonstance, à l'égard d'autrui comme le Christ agit enversnous. Elle est la norme suprême de la vie des chrétiens; ils doiventse pardonner les uns aux autres, se supporter les uns les autres,s'entr'aider au nom du Christ. «L'état de perfection, dit Luther,consiste à posséder une foi audacieuse par laquelle nous méprisons lamort et la vie, la gloire et le monde entier, et une charité ferventequi fait de nous les serviteurs de tous» (éd. d'Erl., Opéra variiargurnenti, VI, p. 254). Résumant la pensée de Luther, Mélanchton déclare dans la Confession d'Augsbourg, article 6: «On enseigne que cette foidoit produire de bons fruits et de bonnes oeuvres et qu'il faut fairetoutes les bonnes oeuvres commandées par Dieu pour l'amour de Dieu etnon pour prétendre mériter par ces oeuvres d'être justifié devantDieu.» Calvin qui expose la doctrine du salut par la grâce montred'autre part que le croyant reste soumis à la loi de Dieu et qu'ildoit l'accomplir non par contrainte, mais par libre obéissance(Calvin, Inst. Chr et., III, 19 2 et 4). Voir Foi, Justification, Loi (N.T.). A. J.