MOÏSE 5.

VI Point de départ et inspiration première de l'oeuvre deMoïse. Quel a été le point de départ de tout le développement religieuxauquel le nom de Moïse a été attaché par la tradition nationale?Peut-on l'expliquer par des raisons inhérentes, d'une part à sapréparation antérieure, à ses aspirations personnelles, à sesprédispositions de l'ordre psychologique et religieux et, de l'autre,au milieu d'où il est sorti et au temps où il a vécu? Sa venuecorrespondait-elle à un mouvement d'opinion, à des besoins qui, à cemoment-là, se seraient fortement manifestés parmi les gens de sarace? Les textes de Ex 3 font à ces diverses questions uneréponse qui, en elle-même, apparaît assez catégorique, mais qu'ilconvient de contrôler dans la mesure du possible, en examinant ce quenous pouvons savoir des conditions historiques au sein desquelles ilest apparu. Comme on l'a déjà rappelé plus haut, on a prétendu qu'au momentoù Moïse intervint dans les affaires des clans hébreux il se seraitmanifesté un fort courant qui aurait entraîné ces clans, d'abord versl'indépendance nationale, puis aussi vers un retour à la religionancestrale, et que cette double aspiration de l'ordre patriotique etreligieux serait venue inspirer et seconder l'oeuvre de libérationpolitique et de restauration religieuse accomplie par Moïse, lequeln'aurait ainsi fait que donner satisfaction aux besoins des tribusasservies. Mais à ce double point de vue, il faut reconnaître que les textesne laissent guère supposer de tendances aussi marquées etd'aspirations aussi caractéristiques; le peuple gémit, certes, sousle poids des corvées (Ex 2:23), mais il ne cherche pas ladélivrance auprès de ce dieu des pères dont il semble avoir bienoublié le culte. Lorsque Moïse paraît et entre en lutte avec lepharaon oppresseur pour obtenir la liberté de son peuple, on le voit,au contraire, obligé de compter avec le mauvais vouloir de sescompatriotes et avec leur mécontentement; après le premier essai,infructueux, tenté par Moïse, les clans l'accusent même de les avoirexposés à la colère du monarque: (Ex 5:21) «L'angoisse et ladure servitude les empêchèrent d'écouter Moïse» (Ex 6:9). Etnulle part on ne les voit amenés, sous le coup de l'épreuve et del'oppression, à rechercher le secours auprès du dieu des ancêtres; àtel point que, lorsque Yahvé adresse à Moïse sa vocation delibérateur, celui-ci demande d'abord sous quel nom il devra rappelerson souvenir aux clans opprimés et le leur présenter (Ex 3:13et suivants); il prévoit même que cela ne suffira pas pourréveiller en eux une confiance et des besoins dès longtemps disparus:«Ils ne me croiront pas et n'écouteront pas ma voix» (Ex 4:1). Bien plus encore: des textes tels qu' Ezekiel Eze 20:7 23:3laissent entendre qu'une partie des clans aurait adressé un culte àdes dieux égyptiens, et Jos 24:14 parle aussi «des dieux qu'ontservis vos pères de l'autre côté du fleuve (Mésopotamie) et enEgypte». --Non, l'oeuvre de Moïse ne s'explique pas comme étant la réponseaux aspirations politiques et religieuses des clans hébreux qui,alors, ne constituaient pas encore un peuple conscient de son uniténationale, ni un milieu travaillé par des besoins religieux. Il afallu à ces clans les expériences réitérées sur le terrain des faits qui précédèrent, accompagnèrent et suivirent le grand actelibérateur de la servitude égyptienne, pour comprendre la réalité etla puissance du Dieu qui était venu à leur secours et dont Moïse leuravait révélé l'intervention providentielle au moment de la sortied'Egypte.VII Influence des idées religieuses de l'Egypte. On a cru pouvoir affirmer que l'oeuvre de Moïse aurait été lerésultat de l'influence exercée sur lui par les idées religieuses del'Egypte et qu'en particulier on y retrouverait les traces de cesdoctrines ésotériques, enseignées à des initiés et dans le mystèredesquelles il aurait été instruit (voir l'affirmation de Manéthonrappelée ci-dessus et d'après laquelle Moïse aurait d'abord étéprêtre d'Osiris à Héliopolis). Mais on a fait observer à bon droitque la position de Moïse vis-à-vis du pharaon et des sages d'Egypte atoujours été celle d'un combattant, d'un adversaire, et «nullementcelle d'un homme qui aurait trahi les doctrines ésotériques danslesquelles il aurait été élevé»...et que «ce n'est pas auprès dutemple d'Osiris, mais bien dans la solitude de la montagne du Sinaïque les souvenirs populaires lui font entendre la voix divine» (H.Schultz). L'opinion à laquelle il est fait allusion ici sembled'ailleurs aujourd'hui assez généralement abandonnée, et c'est avecraison qu'Ewald déjà a pu dire que la lutte engagée par Moïse avec lepharaon et les Égyptiens fut «une véritable guerre de religion»;No 33:4 contient cette déclaration, qui exprime la même pensée:«Yahvé exerçait aussi des jugements contre leurs dieux. » Si l'onavait pu songer à supposer une influence de la religion égyptiennesur la pensée de Moïse, ce n'eût sans doute été possible que sous lerègne de ce monarque qu'on a appelé «le pharaon hérétique», AménophisIV (1375-1360), qui prit le nom d'Akenaton, lorsqu'il voulutintroduire la réforme religieuse consistant à substituer au culte detous les dieux égyptiens celui du seul Disque solaire, Aton. Mais,comme on l'a remarqué très justement, ce qui fait le caractère proprede la religion yahviste instituée par Moïse est essentiellementdifférent; en effet, le côté moral de la divinité, si accentué dansle yahvisme, n'apparaît pas dans le système religieux que ce monarquea voulu imposer à l'Egypte; sa réforme (qui n'eut, d'ailleurs, qu'unedurée très éphémère) relevait, comme l'a fort bien observé Lods,«soit du panthéisme, soit du polythéisme monarchique», et elle étaitpar conséquent «d'une autre nature que le monothéisme moral desIsraélites» (voir notre art. Egypte). On a quelquefois aussi signalé des points de contact réels entreles lois d'Israël et les prescriptions du Livre des Morts égyptien; mais ici encore l'esprit qui a inspiré les unes et lesautres apparaît bien différent, et l'on respire dans les premières unsouffle bien plus élevé de piété, de liberté et de respect de ladignité humaine.--Et si même on admet qu'il existe dans lesinstitutions cultuelles d'Israël certains traits de détail quipourraient faire croire à une influence étrangère et, dans l'espèce,égyptienne, il resterait encore à établir à quelle époque, pasforcément mosaïque, cette influence a pu se faire sentir.VIII Yahvé dieu des Kéniens. Enfin, on a émis l'hypothèse, acceptée par un grand nombre decritiques (Tiele, Budde, Stade, Valeton, Lods et d'autres), queYahvé, avant d'être le dieu des clans hébreux, aurait été l'


élohim protecteur de Jéthro et des Madianites-Kéniens, et que lareligion d'Israël dérivait de la sagesse sacerdotale de ces peuples.On remarque d'abord que toute la région madianite est voisine de Kadès, dont le nom même indique une localité particulièrementsacrée depuis longtemps, et auprès de laquelle il y avait une sourceappelée «fontaine du jugement (ou de l'Oracle)» dans Ge 14:7,texte qui la met en relation avec Kadès; ce nom indiquerait donc unelocalité où l'on se rendait pour faire trancher des questions dedroit devant la divinité du lieu; ce sanctuaire aurait été le sièged'une sorte de tribunal divin, auprès duquel résidait sans doute uneconfrérie de prêtres considérés comme les interprètes de la divinité.De nombreux critiques ont donc émis l'opinion que cette localité,dans le district de laquelle se trouvait le territoire de Madian etpeut-être aussi, pour un bon nombre de savants, la montagne d'Élohim(=le Sinaï), avait dû être, depuis long-temps, le centre de cultedes tribus habitant cette région; que Ex 18:10-12 semblepermettre d'affirmer que Jéthro, chef des prêtres qui desservaient lesanctuaire de Kadès, reconnaissait Yahvé comme son dieu, puisqu'illui offre alors un sacrifice, et que la scène racontée dans cesversets représente une véritable cérémonie «d'initiation desprincipaux chefs israélites» au culte de Yahvé; pour quelquescritiques même, le sacerdoce lévitique aurait eu pour patrie Kadès,d'où il aurait passé en Canaan (voir la réponse faite à cettehypothèse par Kittel, Gesch. des Volkes Israël, p. 549s.); enfin, quela fête religieuse pour la célébration de laquelle Moïse demande aupharaon de laisser les clans hébreux faire trois jours de marche audésert (Ex 3:18 5:3 8:27) était une de celles qui se célébraientà Kadès. --Cette série d'affirmations paraît prêter à des objectionssérieuses. On reconnaîtra tout d'abord, d'une façon générale, que latradition hébraïque, telle que les différents documents la reflètent,n'a conservé aucun souvenir positif de cette originemadianite-kénienne du culte de Yahvé; qu'elle ne dit nulle part qu'ilait été le dieu des Kéniens et que ce dieu, cet El-Kadès, ait portéle nom de Yahvé; que si Jéthro, dans Ex 18:11, déclare:«Maintenant je sais que Yahvé est plus grand que tous les dieux»,cela ne veut pas signifier que Yahvé son Dieu lui apparaît désormaiscomme étant supérieur à ceux des nations (de cela Jéthro aurait dûêtre persuadé depuis longtemps et, d'ailleurs, il ne l'appelle nullepart Yahvé son Dieu): cela signifie, ou bien que Jéthro en est venu,à la suite des expériences faites récemment par Israël, àreconnaître, lui aussi, Yahvé pour son dieu à lui; ou bien qu'ayantadressé jusqu'à présent son culte aussi à Yahvé en même temps qu'àd'autres dieux, il finit par reconnaître que Yahvé est plus fort quetous les autres et qu'il mérite seul d'être adoré. «L'hypothèse desKéniens, dit Bertholet (Hist. Civ. Isr., p. 154, note),...ne meparaît admissible qu'en reconnaissant que Yahvé fut aussi le dieu desKénites. Mais qu'il ait été à l'origine le dieu des Kéniens seulssoulève, à mon avis, de fortes objections. Je ne me risque pas àramener la tradition du «dieu père» (Ex 3:6 etc.) à une simpleégalisation de la légende mosaïque avec celles de la Genèse.» --Et, dans No 10:29-32 (le parallèle élohiste de Ex 18,qui est de J) où est raconté l'entretien de Moïse avec son beau-père,on voit Moïse, pour persuader ce dernier d'accom­pagner les tribusdans leur voyage au désert, lui montrer que s'il accepte il deviendraainsi participant des bienfaits que Yahvé a promis à Israël: or, siYahvé avait été, déjà auparavant, le dieu ou l'un des dieux desKéniens, Moïse n'aurait pas eu besoin d'un tel argument pourencourager son beau-père à guider Israël dans le désert; les grâcesde Yahvé, son dieu avant d'être celui des tribus israélites, luiétaient, en effet, dès longtemps acquises. --Enfin, si Yahvé avait été le dieu d'une peuplade étrangère auxclans hébreux, il semble bien difficile d'admettre que Moïse eût puentraîner les tribus dans une lutte en vue de leur libération, au nomde ce dieu étranger, et en le présentant comme identique au dieu desancêtres; or, c'est sur ce titre-là que Yahvé s'appuie et metl'accent, lorsqu'il adresse son appel à Moïse: «le dieu de vos pères,le dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob...» --Que, sur une montagne qui était déjà sacrée aux yeux dequelques tribus du désert, Moïse ait reçu la première révélation dudieu qui se présente à lui comme le dieu des pères, ce faitn'implique pas forcément la conclusion que le dieu qui y était adoréeût porté le nom même sous lequel il se présente à Moïse. D'ailleurs,la forme volontairement vague sous laquelle la divinité répond à laquestion parler la proclamation d'un nom propre déterminé et quiaurait été courant dans la région où se faisait cette déclaration;elle constitue avant tout une solennelle affirmation de ce qu'estl'essence véritable du dieu qui se révèle ainsi et qui possède laVie, la Réalité absolue. M. Westphal résume d'une façon très juste et incisive l'hypothèsequi vient d'être examinée: «Jéhovah serait le dieu de l'orage,résidant au Sinaï; son adorateur et son prêtre aurait été Jéthro ouRéuel, beau-père de Moïse, et Moïse, influencé par son beau-père etprédispose par sa connaissance de la religion égyptienne à laconception de la monolâtrie, aurait «confisqué à son profit lesattributs d'une pauvre petite divinité spéciale et sans valeur». Aveclui, nous avouons avoir de la peine à trouver là «l'originehistorique de la religion qui a donné au monde le Décalogue, lecommandement de l'amour, la loi de la sainteté et l'apostolat desprophètes» (Jéhovah, pp. 176, 177). Et avec bon nombre de critiques,nous demanderons encore, si la religion mosaïque n'a été, àl'origine, qu'une religion naturiste ayant pour dieu un Yahvéemprunté aux Madianites-Kéniens, comme tant d'autres qui ont vu lejour sur le sol du vieux paganisme sémitique, pourquoi ledéveloppement religieux et moral si extraordinaire qui s'estpoursuivi en Israël dès les temps mosaïques jusqu'à la fin de lapériode prophétique n'aurait pas pu se produire tout aussi bien dansl'une ou l'autre des religions des peuples voisins d'Israël, sousl'action d'un Kémos dieu des Moabites, ou d'un Milcom dieu desAmmonites, ou du Baal cananéen? A quelles conclusions faut-il doncaboutir, en ce qui concerne la genèse de l'œuvre religieuse etnationale de Moïse? On est assez généralement d'accord pour admettre,comme étape première et préliminaire de toute cette œuvre, unensemble de conditions de l'ordre spirituel et psychologique, quel'on peut déduire de l'étude des textes et de l'examen du milieu danslequel se forma la personnalité de Moïse. On concevra volontiers, avec Dillmann et la plupart des critiqueset historiens, que Moïse était, de sa nature, un puissant esprit, unhomme présentant des prédispositions de l'ordre religieuxparticulièrement marquées, un véritable héros parmi sa génération,enrichi, du fait de son éducation égyptienne, de tout ce que lacivilisation de l'époque avait pu ajouter encore à ses dons etqualités naturelles. On admettra aussi que durant son long séjourdans les solitudes de Madian, sa pensée dut se porter constamment surles questions intéressant l'avenir matériel et religieux de sescompatriotes, qu'il avait laissés en Egypte, gémissant sous le jougde l'oppression; on pourra ajouter encore qu'en réfléchissant auspectacle que lui avait offert le culte adressé par les Égyptiens àune multitude de dieux et qu'en le comparant à celui, plus simple etplus rudimentaire, qu'il contemplait en Madian, il en était venu àressentir une aversion toujours plus forte pour les dieux du panthéonégyptien et à éprouver un attrait d'autant plus grand pour le dieu deses pères. On a été plus loin encore, et l'on a suggéré que si le nom de samère Jokébed (Ex 6:20) doit être considéré comme vraimentauthentique et, par conséquent, comme composé avec une abréviation dunom divin Yahvé, on pourrait supposer possible le fait que ce nom deYahvé aurait été propre à la religion du clan auquel appartenaitMoïse lui-même, puisque, d'après Ex 3:6, Dieu lui dit: «Je suisle dieu de ton père» et que, dans le cantique de Ex 15:2, Moïsedit: «Il est le dieu de mon père.» Mais cette hypothèse elle-même seheurte à des difficultés réelles, provenant d'abord du sens peu clairque présente ce nom, et il se pourrait fort bien (Kittel, ouvr.cit., p. 556) qu'il fût le résultat d'une défor­mation du nomprimitif inspirée par le désir de l'adapter à la foi yahviste destribus. --On a constaté, il est vrai, dans les textes cunéiformesantérieurs à l'époque de Moïse, la présence de noms propres dans lacomposition desquels entrent certaines syllabes qui rappelleraientd'assez près le nom de Yahvé abrégé. Mais ces élémentsreprésentent-ils réellement le nom divin Yahvé? La certitude n'en estpas absolument acquise et beaucoup de savants très autorisés sontd'accord pour déclarer que, jusqu'à plus ample information, il y alieu de se montrer très circonspect dans l'usage que l'on fait desemblables données. Toutes ces considérations ne font qu'établir labase préliminaire générale sur laquelle a pu s'édifier la grandeœuvre de Moïse; et si l'on en restait là, on n'aurait pas pénétré lesecret de cette œuvre, de cette initiative religieuse qui a faitfaire à l'humanité un si immense pas en avant. Pour expliquer cettetransformation profonde de la notion de Dieu, telle qu'elle apparaîten Israël à partir de la période dite mosaïque, nous ne craignons pasd'affirmer qu'il n'a rien fallu de moins qu'un contact personnel etdirect avec la personne divine, en un mot: une révélation semblable àcelle dont parlent nos documents dans Ex 3 Ex 6. C'est ce contact, ce sont ces faits de révélation intérieure,cette expérience intime de la présence et de la toute-puissance duDieu qui se manifestait à lui, qui ont pu lui donner une notionclaire de ce qu'était la vraie nature du Dieu qui s'identifiait àcelui des pères, qui lui confiait une mission libératrice solennelleet qui, en la lui confiant, lui infusait les forces et le couragenécessaires pour l'accomplir et lui donnait l'impulsion intérieuresans laquelle il n'aurait pas quitté les plaines de Madian pour sejeter, comme il le fit, en pleine mêlée et pour se révéler à Israëlcomme le guide sûr, le réformateur religieux qui l'a fait parvenirdes bas-fonds d'une religion vague et sans force, jusque sur leshauteurs de l'hénothéisme moral qui aboutira plus tard à la religiontoute spirituelle et nettement monothéiste des prophètes. Pouraboutir à un tel résultat, il fallait plus que des dispositionsreligieuses favorables, plus qu'un heureux concours d'antécédents etde situations extérieures: il fallait une intervention venant de plushaut et dans laquelle on pût discerner l'action providentielle deDieu. C'est bien là ce que nous montre la vision révélatrice quiinaugure le ministère de Moïse, vision nécessaire et sans laquelle,quoi qu'on fasse, ce ministère et l'œuvre qui en est résultée restentune énigme inexplicable.