MOÏSE 1.

I Réalité historique de Moïse. La grande figure de Moïse occupe dans la tradition d'Israël une placeunique, indiquée par ces mots de De 34:10: «Il n'a plus paru enIsraël de prophète semblable à Moïse, que Yahvé connaissait face àface.» Les écrits prophétiques relèvent à maintes reprises le rôlehistorique qu'il a joué dans les destinées de son peuple (Os12:14,Mic 6:4,Esa 63:11 s). Pour Jésus et les auteurs du N.T., c'estlui qui personnifie le plus pleinement l'ancienne alliance,considérée comme précurseur de la nouvelle et sous son aspectd'institution passagère et imparfaite (Mt 19:8,Jn 5:45 etsuivants, 2Co 3:7). Le nom même de Moïse s'emploie pour désignerl'autorité ancienne suprême de laquelle se réclamaient les chefs dupeuple contemporains de Jésus et qu'ils opposaient à la sienne:«Nous, nous sommes disciples de Moïse» (Jn 9:28,Mt 22:23 etsuivant). Et le Seigneur lui-même, pour résumer tout l'enseignementreligieux et légal de l'ancienne alliance, employait les expressions:«Moïse et les prophètes» (Lu 16:29,31) ou: «Moïse» tout court(Mt 23:2, voir aussi l'apôtre Paul dans 2Co 3:15). Enfin lalittérature juive postérieure s'est aussi beaucoup occupée de lui eta encore amplifié son rôle historique; à sa suite, inspirés sansdoute par elle, les écrits sacrés de l'islam reconnaissent en lui unhéros religieux de premier plan, tout en présentant sa personne et savie sous un jour souvent fantaisiste. En constatant le rôle exceptionnel que les littératures sacréesde ces trois confessions religieuses attribuent à Moïse, la critiquehistorique s'est posé ces deux questions préliminaires: les récitsqui ont conservé le souvenir du personnage appelé Moïse, quirappellent les circonstances de sa naissance, de sa vie, de sonoeuvre si complexe et de sa mort, reposent-ils sur une basehistorique? Ou appartiennent-ils au domaine de la légende, qui auraitcréé de toutes pièces ce personnage, pour le dresser à l'origine detout le développement historique et religieux d'Israël, et dont elleaurait fait à la fois le créateur de l'unité nationale etl'initiateur religieux de son peuple? «Plus une personnalité estoriginale et forte, plus il est malaisé, pour ne pas dire impossible,de la reconstruire par induction. Rien ici ne peut suppléer letémoignage de la personne même ou de ses contemporains. Tout ce qu'onpeut faire, si l'on veut se tenir sur le terrain des faits certains,c'est de restituer les parties de son oeuvre dont les conséquences sefaisaient encore sentir à l'époque d'où viennent nos premiersdocuments sûrs» (Ad. Lods, Israël, p. 358). Avant de raconter savie et son oeuvre d'après nos documents bibliques il convient donc degrouper les données fournies, soit par la tradition écrite desIsraélites, soit par l'histoire générale, données qui nouspermettraient de poser quelques points fixes, quelques dates ouquelques faits établissant l'existence d'un fonds vraiment historiquede traditions concernant Moïse. 1. Bien que les récits parlant de lui se trouvent à une distance assezgrande de l'époque réputée la sienne, on reconnaît cependant que lapériode intermédiaire n'a point été dépourvue d'éléments historiquesayant laissé des souvenirs précis et attestés par les documentsécrits de la nation; ainsi les événements qui ont accompagné et suivil'époque dite mosaïque, la libération du joug égyptien, le séjourau désert, la conquête de Canaan, les luttes des tribus d'Israël avecles peuples voisins, pendant la période des Juges; on peut affirmerque tous ces faits appartiennent intégralement à la traditionnationale ancienne et reposent sur une base vraiment historiqueconservée dans les documents écrits qui parlent de ces temps-là avecde constantes allusions à ces différents faits. 2. Le nom même de Moïse fournit plus qu'un indice, une véritable preuvefavorable à la réalité historique de l'homme qui le porte. On verraplus loin, en effet, que ce nom est d'origine et de forme nettementégyptiennes; l'étymologie contenue dans Ex 2:10 n'est qu'un essai d'explication du nom au point de vue hébraïque, mais ellen'exprime pas le sens original de ce mot, et elle aboutit à une formede nom qui ne répond pas à la vraie forme grammaticale du mot enhébreu. Or, si le personnage de Moïse avait été imaginé par latradition postérieure, celle-ci, on peut l'affirmer nettement,n'aurait jamais eu l'idée de donner un nom étranger, surtout paségyptien, à celui qui était considéré comme le grand héros de lalibération du joug de l'Egypte. Il faut ajouter que ce nom se trouveen parfait accord avec le fait de l'éducation égyptienne qui, d'aprèsnos documents, fut donnée à Moïse par la fille de pharaon qui l'avaitadopté. En second lieu, si l'asservissement des clans hébreux enEgypte n'avait pas été un fait historique réel, l'orgueil nationald'Israël ne l'aurait pas non plus inventé, car il eût été une tropcruelle cause d'humiliation, sans cesse ravivée par le souvenir desgénérations subséquentes. 3. Si l'on ne connaît l'époque contemporaine de Moïse que par desdocuments dont le plus ancien lui est postérieur d'environ quatresiècles, on peut ajouter que ces documents nous ont conservé destraditions de la plus haute importance au point de vue de l'évolutionnationale et religieuse d'Israël, et qui viennent encore à l'appui del'historicité du personnage occupant alors le centre de la scène. Eneffet, entre le moment où les clans se montrent à nous asservis enGossen et celui où ils s'établissent en Canaan, on constate deuxmodifications profondes dans les conditions nationales et religieusesde leur existence: De clans vivant sans lien réel et sans cohésionsolide entre eux, sans vestiges d'une religion ancestrale biencaractérisée qui les aurait unis, ils sont devenus un groupe ethniqueorganisé, non plus un ensemble de peuplades ou de tribus isolées,mais un peuple capable d'affronter les attaques de l'ennemicommun, marchant sous la conduite d'un homme qui est à la fois leurguide, leur chef militaire, leur représentant attitré auprès desautres nations avec lesquelles ils entrent en contact ou en conflit.Dans le poème de Jug 5, dit de Débora (considéré par bon nombrede critiques comme le document le plus authentiquement ancien de toutl'A.T.), on voit, au moment où la guerre sainte est déclarée contrela coalition cananéenne à la tête de laquelle se trouve Sisera,certaines tribus rester à l'écart, lorsqu'il s'agit de marcher contrel'ennemi commun, et ne consulter que leur intérêt particulier plutôtque celui de la collectivité dont elles font partie. Et cependant laconscience d'une unité nationale n'en existe pas moins dans l'Israëld'alors, puisqu'on voit le poète adresser un blâme aux clans outribus qui n'ont pas compris à quoi les engageait le devoir de lasolidarité entre membres d'un même peuple. Or, cette cohésion, cetteconscience d'une unité nationale, quand donc ont-elles pu prendrenaissance, si ce n'est à l'époque qui a précédé immédiatement celledes Juges, c'est-à-dire à l'époque de Moïse et par l'effet de sonaction sur les divers groupes dont se compose dès lors la nationisraélite? Bien plus, ils apparaissent maintenant groupésautour d'un dieu, qui s'est prévalu auprès d'eux de sa qualité dedieu des pères, qui a revêtu à leurs yeux la dignité et l'autoritéd'un vrai dieu national à l'exclusion de tous les autres, et auquelils doivent obéissance et adoration en vertu d'un pacte solennelconclu entre lui et eux. Pour expliquer ces faits, ce doublechangement si frappant dans les conditions d'existence des clanshébreux, il faudrait postuler, si elle n'existait pas, sur la base detoutes les analogies fournies par l'histoire, l'intervention d'unegrande personnalité historique, d'une forte unité de direction, d'unréformateur de l'ordre religieux dont l'action énergique et profondeaurait réalisé les transformations que font constater si nettementles documents écrits où se conserve le souvenir de ces temps-là. Or,ce guide, ce chef capable de donner aux clans l'impulsion nécessairepour secouer le joug étranger, pour aller au-devant des luttes et desdangers inévitables sur leur route avant l'arrivée au but promis; ceconducteur de l'ordre spirituel capable de faire revivre, en luiinspirant un idéal moral et religieux plus élevé, la religionancestrale qui, sans avoir sombré tout à fait, avait perdu sa forceet sa vitalité pendant les siècles d'exil sur la terre étrangère; cechef militaire et religieux tout ensemble, il n'est pas, il ne peutpas être, comme on l'a affirmé parfois, l'émanation spontanée desaspirations populaires qui se seraient, à un moment donné, incarnéesen lui. Rien en effet, dans nos textes, ne révèle qu'à ce moment-làil se soit manifesté des velléités d'indépendance bien positives, ouun besoin Instinctif de retour au dieu des pères, ce qui serait venufaciliter l'action libératrice de Moïse. Non, ces aspirations à laliberté et ce besoin de rénovation religieuse, ils ont été réveillésau sein des tribus d'Israël par l'homme qui devait devenir le hérautde l'indépendance nationale et le réformateur religieux de sonpeuple; et si ce double sentiment a pris naissance en lui et lui ainsufflé le courage et l'énergie nécessaires pour atteindre son but,c'est qu'il avait été le résultat d'une action venant de plus haut,en un mot d'une vocation qui lui avait été adressée et à laquelleil avait obéi. A cet égard, les données fournies par nos documentssont positives et mettent en pleine lumière l'origine surnaturelle del'oeuvre accomplie par Moïse au sein de sa génération. Mais, d'autre part, cette action exercée parMoïse, les textes la montrent se déployant dans des conditionsmatérielles, dans un milieu et dans un temps qui cadrent fortexactement avec ce que nous pouvons savoir, par l'histoire etl'archéologie, de l'époque qui aurait été la sienne. En effet, lesdonnées égyptiennes apparaissent généralement favorables àl'historicité de Moïse. Le pays où se passent les scènes des premierschapitres de l'Exode, la terre de Gossen, présente bien lesconditions mêmes d'existence des clans hébreux dans une région qui,sans faire positivement corps avec le royaume même des pharaons, setrouvait à sa frontière N.-E., placée sous sa dépendance, et pouvantêtre occupée par des émigrants étrangers sans que la populationautochtone en souffrit une diminution de territoire. Le monarque sousle règne duquel a commencé, le plus probablement, la carrière deMoïse, Ramsès II, le grand pharaon bâtisseur, qui avait besoin d'unearmée d'ouvriers pour ses gigantesques et multiples constructions etqui avait tout intérêt à tenir asservie une population admise àtrouver un asile sur la frontière de l'Egypte proprement dite, àl'époque de la domination des Hyksos, les usurpateurs étrangers; laconstruction, entre autres, de villes de magasins, dont deux sontnommées dans Ex 1:11 (voir Exode); tout ce cadre où se déroulela première partie de la vie de Moïse, et ensuite les conditions,telles que le texte biblique les fait supposer, du pays de Canaan queles clans hébreux allaient conquérir, tout répond bien à ce que nouspouvons savoir aujourd'hui de l'histoire de ces régions. Ainsi, d'unemanière générale, les données géographiques et archéologiques, ladescription du milieu et des coutumes du pays militent en faveur ducaractère historique de celui dans lequel Israël voit son grand hérosnational. Que, dans l'ensemble des récits actuels, on doive faire lapart des éléments que le travail des générations suivantes(naturellement portées à grandir ce héros) a pu ajouter aux donnéesde la tradition primitive, on ne trouvera rien là qui ne soitconforme aux conditions ordinaires de développement des documentshistoriques. Mais il n'en demeurera pas moins possible, et mêmenécessaire, de statuer, à l'origine de tout le développementpolitique et religieux d'Israël, la présence et l'action d'un hommede génie qui aura donné à sa génération l'impulsion initialeindispensable pour la réalisation de réformes et de progrès dans lesdivers domaines politique, moral et religieux.