IV Composition. 1. LA REDACTION.Il ne faut évidemment pas s'attendre à trouver en notre évangile uneédition pure et simple de mémoires de l'apôtre. Celui-ci déjà nepouvait manquer, à l'occasion, de compléter son propre témoignagepar. les souvenirs d'autres compagnons du Seigneur; à plus forteraison l'évangéliste, soit du vivant de l'apôtre soit après sa mort,a pu et, dirons-nous, a bien dû recueillir des traditionssupplémentaires, jugées sûres dans les communautés où elles avaientcours. La question est de savoir si Marc a ramassé, intégré et assimiléses informations en une composition homogène conservant d'un bout àl'autre son cadre historique et son individualité littéraire, ou biensi son oeuvre trahit l'utilisation d'éléments hétérogènes plus oumoins irréductibles à sa documentation première, autrement dit dessources écrites antérieures à sa propre rédaction. La plupart des critiques modernes affirment l'emploi de sources,tout en différant entre eux quant aux proportions du caractère«composite» de Marc. Et il faut sans doute admettre en effet certainsemprunts de l'évangéliste à divers ouvrages; mais sur la voieglissante de la recherche des sources (voir Évang, syn., t. I, p.400), il nous semble scientifiquement permis d'estimer qu'on aconstruit bien des hypothèses fragiles, au nom d'arguments souventplus subjectifs que décisifs. 1° Morceaux caractéristiques. Qu'une page d'ungenre aussi isolé que l'apocalypse de Mr 13, bloc erratique dansla littérature évangélique, puisse être considérée comme une partieou la totalité d'une prophétie chrétienne introduite dans l'oeuvre deMarc l'hypothèse est assez probable (Év. SYN., t. I, p. 399). Parcontre, bien fragile est la méthode qui tend à statuer une sourceparticulière pour des passages relatifs à une même donnée ou à unemême région; par exemple une «source de discussions et de conflits»où Marc aurait pris les polémiques des chap. 2-3 et 12, un «cycle deBéthanie» dans les chap. 11 et 14. Pourquoi les premiers écritschrétiens se seraient-ils forcément limités à des collectionsd'épisodes similaires, ou bien aux scènes situées en un certain lieu?Pourquoi un évangéliste ne pourrait-il suivre la vie réelle aussibien dans ses analogies et ses répétitions que dans ses nouveautés etses diversités? Il est vrai que l'hypothèse du cycle de Béthanieinvoque aussi des considérations d'un autre ordre. 2° Doublets. Il se peut que certains éléments setrouvent rapportés deux fois. Ainsi les deux récits de multiplicationdes pains (Mr 6:30-44 8:1,10), tout à fait parallèles dans leurmarche générale et ne différant que par des détails, d'ailleursprécis, doivent bien représenter deux traditions écrites distinctesdu même extraordinaire événement. Il se peut aussi que la comparaisonminutieuse de certains parallèles avec Matthieu et Luc donne à supposerl'emploi occasionnel par Marc d'une édition des Discours de Jésus, les Logia (voir plus loin, 2, 2°), abondamment reproduits plus tardpar les deux autres synoptiques. Par contre, nous ne pouvons voir undouble emploi révélant deux sources, entre les vocationsparticulières de certains apôtres (Mr 1:16 2:13 et suivant) etle choix définitif des Douze (Mr 3:13,19); ni reconnaître undoublet dans le fait que les on-dit populaires à propos de Jésus,tout comme les craintes d'Hérode, évoquent Jean-Baptiste, Élie oul'un des prophètes: (Mr 6:14 8:28) c'est que les mêmes causesproduisent les mêmes effets dans le public. Quand une répétition peutse produire dans la réalité, pourquoi l'attribuer à lasystématisation des narrateurs? 3° Incohérences. On appelle ainsi des désaccordsplus ou moins apparents entre péricopes, dénonçant des sourcesinconciliables. C'est dans ce domaine que les raisonnements critiquespeuvent être les plus sujets à caution. On relève d'abord desincompatibilités dans la narration. Assurément, il est faciled'admettre que Mr 9:38-41, interruption d'un enseignementméthodique, soit mal placé ou interpolé. Mais en quoi seraientcontradictoires les deux déclarations progressives de Jésus sur lejeûne (Mr 2:19,21 et suivant), ou les mentions de l'apostolat,des noms des Douze et des deux surnoms (Mr 3:14 et suivants), oule cercle des disciples, celui des Douze et celui des trois ou quatreintimes (pass.), ou le désir de repos de Jésus et l'obligation defaire du bien aux foules? (Mr 6:30 et suivants) En quoi seraientimpossibles, soit la présence de «la foule» après la confession dePierre, laquelle est placée dans la région des «villages de Césaréede Philippe» (Mr 8:27,34), soit l'agitation de la fouleréclamant la guérison de l'enfant épileptique (Mr 9:14 etsuivants), car la renommée du rabbi eut vite fait de parcourir, surroute, les 45 km. (un ou deux jours de marche) qui séparaient ceCésarée de Capernaüm? Peut-être en effet le début du séjour de Jésusà Jérusalem se présenterait-il plus naturel, et surtout plus conformeaux données de Luc si l'on tenait pour surajoutés les éléments duprétendu «cycle de Béthanie» (Lu 11:11-14,20-26 cf. Mr14:3-9); mais cette suppression exige des remaniements, desraccords de temps, dans Lu 11:11,15,19,27) malgré tout beaucoupmoins vraisemblables à notre avis que l'ensemble du récit de Marc. C'est qu'on relève aussi des irrégularités dans la chronologie. Et il se peut que Marc ait incidemment groupé pourleur ressemblance certains matériaux appartenant à des momentsdifférents, comme les deux conflits à propos du sabbat (Mr2:23-3:6), les conflits en général (ch. 2-3), peut-être lesparaboles (Mr 4:1,34); mais cet agencement par sujets, qui serasystématique chez Matthieu, demeure trop exceptionnel chez Marc pour ydevenir un indice de sources séparées. Il nous paraîtparticulièrement abusif de conclure de l'incomplet à l'incohérent: sid'après Mr 1:44 Jésus cherche la solitude et aux versetssuivants (Mr 2 1 et suivante trouve en pleine ville populeuse,c'est simplement parce qu'il y a là deux périodes juxtaposées sanstransition; sans doute le complot de Mr 3:6 n'est l'objetd'aucune allusion ultérieure, mais sa mention (qui peut être ici fortanticipée) n'implique pas qu'il ait joué plus tard un rôlequelconque, et d'ailleurs ces «hérodiens et pharisiens» malveillantsde Galilée se retrouveront à Jérusalem (Mr 12:13). Si Marc relietels faits particuliers par de brèves notices générales résumanttoute une activité du Maître (Mr 1:39 3:7 6:6), il ne les metpoint par là même en contradiction avec le contexte, et il peut êtrehâtif de n'y voir que des passages rédactionnels. Constatons qu'il neraconte pas tout--pas plus que les autres évangélistes ou quel'auteur du livre des Actes--, et qu'il a dû comme eux, et comme le 4e évangile, laisser certaines périodes sans incidents notables, dansune trame historique trop peu serrée; mais sa chronologie lacunairen'en est pas pour autant artificielle, c'est-à-dire factice etfantaisiste: nous la dirions plutôt approximative, c'est-à-direordonnée dans l'ensemble et, sous la réserve des exceptions indiquéesplus haut, telle qu'il pouvait se représenter la succession des faits. Ce souci se marque nettement dans ses entrées en matière: leministère galiléen est tout jalonné de précisions de temps et delieux (Mr 1:16,19 21,23,29,32,35,39 2:1,13,14,15 3:1,13,204:1,10,35 5:1,21 6:1,6,32,53 7:24,31 8:10,13,22,279:2,9,28,30,33). Il est clair que l'auteur de ce jalonnementestime tracer une ligne générale exacte; lorsqu'un jalon lui manque,il ne l'invente pas (Mr 1:40 2:23 3:7 7:1 etc.). La preuve ques'il s'y trouve des omissions, même pour des intervallesconsidérables, il s'y glisse peu d'interversions, c'est la gradationmême qui s'en dégage, telle qu'elle est apparue ci-dessus à l'analyse(II, 1): ces étapes progressives du ministère du Seigneur, parmimultitudes, ennemis et disciples, ne sont point constructionthéorique d'historiographe, mais fidèle succession de tableauxauthentiques dont les témoins avaient gardé le vivant souvenir. Entre la Galilée et la capitale (Mr 10), les mentions detemps et de lieux deviennent plus vagues (verset 1,17-32,46), maiselles reparaissent à Jérusalem (Mr 11:1,11,12,15,19 20,27 12:41etc.) dans la manière même de la première partie. Pourtant, il seproduit un changement de genre qui n'est pas dû sans doute uniquementau changement de sujet: le récit des derniers jours est par salongueur hors de proportion avec celui des mois ou des années duministère; les épisodes deviennent notablement plus longs, plusdidactiques, des instructions prolongées se succèdent (Mr11:23-13:37), les scènes de la Passion s'enchaînent étroitement, parla logique des situations, dans un style qui gagne en variété. Onpeut soupçonner derrière ces chap. 11-16 l'utilisation d'une ou deplusieurs sources nouvelles, mais on sent combien la dispositiond'ensemble de l'évangile et sa remarquable unité de langue risquentde rendre chimérique une distinction précise de ses sources. 2. LES SOURCES.Nous écartons donc toute rigueur de discrimination quand nouscherchons à nous représenter ainsi qu'il suit la documentation de Marc. 1° La prédication de Pierre. Les élémentsessentiels en sont, naturellement, les souvenirs de l'apôtre, quenous avons vus transparaître dans les pages les plus descriptives etmouvementées (III, 2 et 5): les scènes des I er et suivant chapitres,plus ou moins rattachées à la maison de Pierre à Capernaüm, à labarque qui doit être la sienne, à sa personne même, dont la vocationapostolique ouvre l'évangile de Marc (Mr 1:16 et suivants) commecelle de Jean ouvre le 4° évangile (Jn 13:5), et dont le point de vueest parfois sensible jusque dans le tour de phrase écrite où la 3 e personne dupluriel sonne comme une transposition de la 1 re dans les phrases parlées:ils vinrent =nous vînmes, se mirent à sa recherche =nous mîmes,etc. (Mr 1:29,36); et toutes les scènes où Pierre joue un rôlequelconque, soit comme acteur entreprenant, soit comme témoinobservateur. Mais l'apôtre ne se bornait pas à ses seuls souvenirspersonnels: il y ajoutait certainement les témoignages de compagnonsde la première heure. L'histoire du Maître qu'il avait à répétersouvent, comme instructeur et missionnaire, n'était pas d'un dessinsi compliqué que les principaux épisodes n'en pussent être bientôtfidèlement réunis par I' «interprète de Pierre». Il n'y avait paslieu, «pour les besoins» immédiats de l'Église primitive, de remonterà l'intimité des souvenirs de famille sur la naissance de Jésus:c'est pourquoi Marc n'a point d'évangile de l'enfance. Au contraire, saPassion, sa mort et sa résurrection étaient le fondement de lapremière expérience chrétienne et du témoignage apostolique; d'où laplace prépondérante qu'elles occupent dans l'évangile. Peut-être mêmefaut-il reconnaître le tempérament ardent et l'esprit tout pratique,non philosophique, de Pierre, dans la présentation fragmentaire etfort réduite des enseignements de Jésus, dont la doctrine devaitdominer plus tard l'évangile messianique de Matthieu et l'évangileuniversaliste de Luc grâce à leur abondante utilisation des Logia. 2° Les Logia. Marc a-t-il fait aussi des empruntsà cette source des «Paroles du Seigneur»? Le problème est fortcontroversé. Nous l'avons dit ailleurs (Év. SYN., t. I, p. 398), ilparaît de prime abord étrange que, pouvant disposer d'une sourceaussi précieuse, il ne l'eût utilisée qu'en une aussi faible mesure.Il se pourrait toutefois que, sans songer à fusionner avec lesmémoires qu'il rédigeait d'après un homme d'action, un ouvrage d'unetelle importance dont le genre didactique était si différent, il sefût borné à prendre aux Logia quelques éléments jugés indispensables:soit des déclarations de Jésus (ou de Jean-Baptiste) dont la formepeut bien être chez lui moins primitive que dans les parallèles de Luou Matthieu (Mr 1:8 6:6,13 etc.), soit des instructions plusdéveloppées comme les paraboles du Royaume (Mr 4:1,34) ou ladiscussion sur les traditions juives (Mr 7:1,23). La critiqueattribue en général à cette source plus de 150 versets de Marc et mêmeprès de 200 lorsqu'elle y englobe le discours eschatologique du ch.13, où d'autres voient pourtant un écrit indépendant, comme la phrasedu verset 14 le donne à penser: «Que le lecteur fasse attention!»(voir Ev. syn., t. I, p. 399). Ces évaluations sont naturellement desplus conjecturales, surtout si, comme on l'a fortement soutenu, lerecueil des Logia connut des éditions successives, revues etaugmentées. 3° Le récit de la Passion. Nous avons signaléquelques indices d'une source d'informations particulièrementprécises, depuis l'entrée à Jérusalem jusqu'à la découverte dutombeau vide. Puisque ces tableaux du drame suprême jouaient un rôlecapital dans la propagation de l'Évangile sauveur, il serait biencompréhensible que l'évangéliste eût complété les mémoires de Pierre,non seulement par ses propres réminiscences d'autres apôtres (Marcavait entendu Barnabas et Paul), mais encore par quelque documentécrit, donnant ainsi dans son évangile un aperçu de la prédicationévangélique de sa génération. C'est pourquoi l'analyse risque defaire fausse route, pensons-nous, lorsqu'elle cherche à démêler, dansces chap. 14-16, les éléments de la narration pouvant provenir soitdu témoin Pierre, soit des femmes, soit de témoignages occasionnelscommentés ensuite par des rumeurs diverses, soit enfin du travailcréateur de l'imagination des croyants. De très bonne heure lesmoindres renseignements recueillis parmi les fidèles ne purentmanquer de constituer le domaine public de la tradition chrétienne,en perdant bientôt toute indication d'origine; tenons-nous-en donc àprésumer ici, sans prétendre à les reconstituer, une ou plusieurssources d'informations supplémentaires. 4° Autres sources. A plus forte raison faut-ilredoubler de réserve à mesure que diminuent en importance comme enlongueur les sources supposées, lorsque les motifs qui en font tenirles éléments pour secondaires sont apparus quelque peu subjectifs. Onne voit pas pourquoi tels points de repère de l'évangile, par exempleles prophéties des souffrances du Messie (Mr 8:31 9:30 10:32 etsuivants), ou dans Mr 1:12 et suivant la mention de sa tentation(même si celle-ci revêt un caractère symbolique), ne pourraientappartenir à une source principale. Nous avons déjà pris notedubitative d'un document des conflits, d'un autre de Béthanie, etc.;le terrain devient dès lors trop conjectural pour qu'il soit utile etmême de sûre méthode d'y pénétrer plus avant. Il nous semble qu'au contraire on peut maintenant conclure àl'unité d'ensemble de l'oeuvre de Marc oeuvre en général homogène mêmedans son emploi de sources diverses, parce que l'auteur était encoreassez proche de son sujet pour pouvoir les employer conformément à laconnaissance qu'il possédait de l'histoire de son Héros. Ajoutons quela plupart des critiques ont aujourd'hui abandonné comme inutilel'hypothèse d'une première édition antérieure au Marc actuel, appelée proto-Marc, et qu'ils voient le Marc original dans notre évangilecanonique à peu près sous sa forme actuelle (voir Év. syn., IV, 1,1°, B).