LANGUES (don des) 3.

III Observation psychologiques. IV Réflexions religieuses.
III Observations psychologiques. L'exégèse et l'histoire ont besoin de la psychologie pour s'éleverjusqu'à une juste appréciation de la glossolalie en tant que faitnaturel. A la philosophie religieuse de tenter l'exploration dusurnaturel possible. 1. La genèse du langage et la formation d'une langue.Saint Paul, au cours de ses avis sur les dons spirituels, exhorte lesCorinthiens à n'être pas comme de petits enfants par l'intelligence,mais seulement par la simplicité du coeur; autrement dit, à ne pasretomber en enfance (1Co 14:20,13:11). Le conseil est asseztransparent et se justifie parfaitement, suivant la psychologie laplus avertie. L'infantilisme du langage glossolalique estgénéralement très net. Quelques remarques sur la genèse du langagepeuvent donc aider à la compréhension du mécanisme de la glossolalie. Les premiers sons, comme les gestes, les attitudes, les jeux dephysionomie du petit enfant, sont des réflexes purs, qui expriment,sans intention, les émotions élémentaires. Ce sont pour l'entouragedes symptômes, avant d'être des signes remarqués, recherchés etvoulus par l'enfant. Dès qu'il y a signe phonique, il y a langage. Cesont, d'abord, des sons inarticulés; puis, bientôt, après desexercices joués, «consonantiques» ou vocaliques, les premièressyllabes. Ce qui donne occasionnellement à ces sons leursignification, c'est l'émotion particulière dont ils sont chargés, etqui se traduit par l'intonation; chaque son, chaque syllabe de cevocabulaire très pauvre deviennent ainsi susceptibles d'exprimer toutun monde d'impressions, d'appétits et de désirs naissants. Ce rôlespécial de l'émotivité ne disparaît point complètement avecl'évolution du langage. On sait que bien des termes ont pour nous, àcôté de leur sens général, une acception particulière qui vient denotre état, de notre profession, de notre âge, du milieu affectif oùils baignent. De même, une simple exclamation, un cri ou un juronpeuvent traduire un fond riche et mouvant de sensibilité. Ainsi, danstous les cultes, certaines formules consacrées que la tradition offreà l'émotion, parfois congestionnée, pour lui servir de soupape desûreté ou d'exutoire verbal. Au cours de son développement, lelangage de l'enfant revient souvent à ses origines instinctives dansle jeu verbal qui, comme tout jeu d'enfant, a sa raison profonde etsa finalité secrète. C'est d'abord une gymnastique des organesphonateurs, puis un entraînement psychique et un enrichissement desassociations verbo-motrices et verbo-auditives. Ainsi s'expliquent lebabil du petit enfant, puis, quelque temps après, ces ludismesverbaux, rabâchages sans fin, ritournelles de mots, dont les enfantsse gargarisent, depuis les mélopées allitérantes et assonantesjusqu'aux premières glossopoïèses; enfin, ces créations verbalesparfois si curieuses, qui vont de simples compléments personnels à lalangue maternelle, encore peu connue, jusqu'aux essais plus ambitieuxde langages secrets ou d'argots scolaires. L'instant délicieux vienttoujours, et revient souvent, où l'enfant se laisse prendre à sonmanège et où le jeu, d'apparence le plus complexe et le plus décidé,rejoint ses origines instinctives. Les caractères essentiels et les étapes progressives du langageenfantin: réflexe, émotivité, rôle sémantique de l'intonation,articulation progressive, exercice-jeu, trouvent de multiplesparallèles dans le langage du non-civilisé et ont laissé des tracesdans tout langage adulte. L'ontogenèse est une condensation de laphylogénèse; l'imitation et l'éducation viennent accélérer une marchehéréditaire où la cadence lente des siècles doit s'accorder au rythmedes jours. L'étude des glossopoïèses enfantines ne révèle naturellement riend'essentiellement nouveau; mais des assemblages phoniques, desconstructions verbales, des ordres syntaxiques formés d'élémentsconnus et associés suivant des lois connues. Bien qu'il soitimpossible de pénétrer suffisamment le psychisme enfantin, sonprésent, son passé, pour en déterminer toutes les associationsparticulières, on peut affirmer tranquillement qu'aucuneglosso-poïèse n'échappe aux inductions tirées d'un nombre suffisantde faits cruciaux. Il en est exactement de même dans celles des adultes. Les pluscurieuses et les mieux observées sont vraisemblablement lessomnambuliques ou hypnotiques, dont le cas le plus remarquable estcelui d'Hélène Smith, étudié par Flournoy (Th. Flournoy, Des Indesà la planète Mars, étude sur un cas de somnambulisme avecglossolalie). La médium croit incarner diverses personnalités dontelle endosse l'allure, les gestes et le langage, voire l'émotivité;mais le psychologue l'a pourtant retrouvée sans peine sous ses plusextraordinaires déguisements. Ses diverses formations linguistiques,dont le martien fut la plus remarquable et la plus célèbre, n'ontapporté rien de nouveau, et leur mystère s'est éclairci à la lumièrede quelques lois très simples. Dans les quarante textes qu'il arecueillis et étudiés de près, Flournoy n'a vu qu'un «travestissementenfantin du français». «Cet idiome fantaisiste est évidemmentl'oeuvre naïve et quelque peu puérile d'une imagination enfantine,qui s'est mise en tête de créer une langue nouvelle, et qui, tout endonnant à ses élucubrations des apparences baroques et inédites, lesa coulées, sans s'en douter, dans les moules accoutumés de la seulelangue réelle dont elle eût connaissance» (pp. 216, 223, 230). M.Henry (Le langage martien, Paris 1901) a retrouvé l'origine de lamajorité des mots forgés par M Smith. Ils procèdent, suivantdiverses lois, qui sont celles des altérations et déformations dulangage, de termes existants, presque tous français. M. Henrydistingue, dans un ordre que l'on pourrait souhaiter meilleur,puisqu'il s'agit d'associations variées: la métonymie, l'association,la suggestion, le contraste, la contamination. Dans une existenceantérieure à sa vie martienne, M Smith, princesse hindoue, chantaune chanson qu'elle traduisit en français. L'étude de cettexénoglossie n'avait permis de reconnaître que des racines sanscrites,d'origine explicable, mais nul dialecte hindou. On constate, dans la glossolalie, un processus et des phénomènesanalogues à ceux qui viennent d'être signalés. Les expressionsélémentaires sont tout à fait semblables à celles du petit enfant. Cesont, au début, de simples réflexes, exutoires émotifs les plusrudimentaires, sans relation mentale avec les impressionsenvahissantes. Le rôle de l'émotion demeurera prédominant sous lesformes les plus complexes. Ce rôle est manifeste dans ces refrains sifréquents, et qui ressemblent singulièrement aux ritournelles del'enfant, dans cette espèce de liturgisme glossolalique. 2. Les conditions psycho-physiques des automatismes phoniques.La glossolalie ressortit non seulement à la psychologie religieuse,mais également à la clinique. Toute question de cause initiale oufinale étant réservée, la pathologie connaît des états d'apparenceidentique ou voisine, dans les affections nerveuses ou mentales.Dubois, le psychiatre bien connu, écrit: «J'ai souvent vu des garçonsqui souffraient de paraplégie, de mutisme, d'aphonie hystérique, etqui, dans des crises délirantes, émettaient des termes sanssignification, souvent dans une langue inconnue et couramment.»Boris Sidis va jusqu'à affirmer, outrepassant peut-être son droitmédical strict: «Le dit don des langues est un phénomèned'automatisme très connu. Il ne comporte aucun secret.»Les exemples d'hypermnésie dans certaines maladies mentales, ou sousl'action de certains produits, sont fréquents. D'autre part, diversesvariétés de désordres phoniques peuvent être provoquées par desétats morbides. Les annales du spiritisme, toute supercherie mise à part, ce quin'est pas toujours facile, révèlent bien des cas intéressants. Leplus remarquable est celui d'Hélène Smith. On distingue chez elle: l'automatisme verbo-auditif (elle entend les motset les écrit sur-le-champ ou après); l'automatisme vocal (elle parle dans un étatsomnambulique, et ce sont les auditeurs qui doivent retenir ou noterses paroles mystérieuses); l'automatisme verbo-visuel (elle voit dessymboles graphiques et les copie sans en connaître le sens); l'automatisme graphique (elle écrit en état de«trance» et possédée par la personnalité seconde). L'hypnotisme présente aussi un grand intérêt par les nombreuxparallèles des glossolalies religieuses dont il permet de faire uneétude expérimentale.L'hypnotisé retrouve la mémoire de choses qui, depuis longtemps,étaient oubliées; son hypermnésie peut acquérir une précision et uneintensité fabuleuses. Dédoublements de personnalité, lectures depensées, guérisons sont des faits qui s'observent fréquemment dans lapratique de l'hypnotisme.Ce qui caractérise l'hypnose et en règle les automatismes, c'est unesuggestibilité anormale. Mais, comme l'ont montré les spécialistes, lasuggestibilité, dans certaines limites qu'il est difficile de tracer,est une propriété de l'être normal; d'autre part, la dissociation duconscient et du subconscient varie suivant une gamme dont lesintervalles sont impossibles à fixer. Cette observation doit êtremise en parallèle avec celle qui a déjà été faite sur lesautomatismes phoniques, dont certains paraissent impliquer une pertetotale de la conscience psychologique, tandis que d'autress'effectuent dans une semi-conscience et sur le seuil subliminal.Les conditions de l'hypnose, telles que Sidis les a décrites, sontégalement celles des états extatiques: la fixation de la pensée, laperception uniforme, la réduction de la volonté, la limitation duchamp de la conscience, la disparition des idées. Les étatspost-extatiques et les états post-hypnotiques présentent égalementdes analogies, dont la principale semble être une perméabilité accruede la subconscience et une aptitude croissante aux automatismes, dansle clair-obscur d'états crépusculaires qui envahissent de plus enplus le champ de l'esprit. Le milieu le plus favorable aux états hypnoïdiques et auxautomatismes, c'est une «foule psychologique», c'est-à-dire, suivantLe Bon, une foule à l'unisson, unifiée, homogène. «A certainsmoments, une demi-douzaine d'hommes peuvent constituer une foulepsychologique, tandis que des centaines d'hommes réunis par hasardpeuvent ne pas la constituer» (Gustave Le Bon, Psychologie desfoules, p. 13). L'élément nombre est peut-être plus important quene le dit Le Bon; mais il est certain que l'unification psychique estl'essentiel. La foule peut être inhibitive ou répulsive à quelquesnatures fortes; mais la plupart des hommes ont une tendance, parfoisirrésistible, à subir son action et à se mettre à l'unisson. Un véritable infantilisme se manifeste alors chez l'individu leplus raisonnable, qui perd, plus ou moins complètement, le contrôlede lui-même, devient semblable au primitif et laisse agir lesubconscient. Rien d'étonnant, par conséquent, que les automatismes extatiquesen général, et les phoniques en particulier, aient comme terrain dechoix une foule religieuse. Dans beaucoup de cas observés, leglossolale, si individualiste et réservé fût-il habituellement, a eubesoin, à un moment donné, d'une réunion particulière pour mettre lesceau à sa recherche et pour obtenir l'étincelle. C'est que nulle foule n'est aussi aisément unifiable qu'une foulereligieuse (cf. Murisier, Les Maladies du sentiment religieux, p.147); elle l'est dans la mesure même où le lien le plus fort estune foi commune. Il faut, pour effectuer cette espèce de combinaisonmentale qui constitue la foule psychologique, l'étincelle. Unecirconstance favorable, un mot, un geste anonymes peuvent en tenirlieu; mais c'est habituellement le rôle du chef, du «leader», de lafaire jaillir. Le Bon a esquissé magistralement le portrait du meneur de foule.Le meneur a d'abord été le plus souvent un mené; il s'est laisséprendre, pénétrer, par l'idée que, maintenant, il propage. Lesprocédés dont il se sert instinctivement ou de propos délibérétendent à provoquer la libération du subconscient par un débordementaffectif. Il ne cherche pas à agir sur l'intelligence, mais sur lesentiment. Quelques idées très simples sont présentées d'une manièreabsolue, sans raisonnements et sans nuances, en formules massives etqu'on enfonce à coups réitérés. La rapidité des suggestions ne laissepas au conscient ébranlé le temps de se ressaisir, le frappe et leharcèle jusqu'à ce qu'il ait abdiqué. Le meneur de foule est rarement une personnalité équilibrée; onrelève souvent chez lui un curieux alliage d'asthénie psychique etd'exaltation du moi, une dualité foncière, une instabilité morale etune capacité d'automatismes beaucoup plus accusée que chez l'hommeordinaire. Sa maîtrise apparente des foules comporte donc une largepart d'illusion; le psychologue le juge et le distingue d'unvéritable chef.Conclusion. Toutes ces observations psychologiques s'appliquent aussi auxmouvements religieux où l'on cultive l'extase et ses automatismes,notamment la glossolalie. Il demeure que la révélation du subconscient dans les étatsautomatiques, ses profondeurs, sa sûreté, sa richesse, sesincroyables possibilités, ont quelque chose de merveilleux. C'est icique le ciel et l'enfer peuvent se rencontrer. Un admirable mécanismereçoit le grain, d'où qu'il vienne, et le moud pour en tirer unaliment ou un poison. Le mécanisme est neutre; il s'agit de savoirqui le commande et pour quel but. La psychologie l'ignore; c'est à laréflexion religieuse d'explorer à tâtons ce champ mystérieux.IV Réflexions religieuses. 1. REFUTATION DU PSYCHOLOGISME.Si le concours de la psychologie est indispensable, il n'est quetransitoire; c'est une étape nécessaire vers les ultimes solutionsqui ressortissent à la métaphysique. Le psychologue ne veut pastoujours le reconnaître: c'est l'erreur du «psychologisme». Lepsychologisme, incompatible avec une foi positive, prétend enfermerl'homme dans son cercle, et lui interdire tout recours à latranscendance. L'expression achevée en a été donnée par Feuerbach. La philosophie religieuse ne saurait admettre cette prétention,et cela pour des raisons de logique aussi bien que de foi. En effet,le démontage, pièce après pièce, du mécanisme psychique, conscient etsubconscient, n'implique nullement que la machine marche seule, etsans conducteur; il paraît même frivole et vain de le supposer. Toutes les relations établies entre la suggestion etl'autosuggestion ne sauraient enfermer le sujet en lui-même, lecondamnant ainsi à ne rien acquérir, dans une étrange variété desolipsisme. Même envisagé sous cet angle particulier de lasuggestion, le problème que la psychologie pose, sans pouvoir lerésoudre, nous met en direction de Dieu. Car, du moment qu'il y a unobjet, un autre, l'action, la suggestion d'un autre,hétéro-suggestion, le suggestionneur pourrait être Dieu. Qui, raisonnablement, assure au psychologue que Dieu ne prendjamais les leviers de commande? Du moment qu'il y a commande, il y aforme quelconque de souveraineté; et pourquoi pas, la souveraineté deDieu? Du moment qu'il y a direction, il y a, de quelque manière,transcendance; et pourquoi le transcendant ne serait-il pas Dieu? Le fait que les automatismes extatiques ont affaire avec lesubconscient n'implique donc pas nécessairement que Dieu en soitabsent. L'argument du psychologisme ne porte pas; mais la psychologieaura encore son mot à dire lorsqu'il faudra comparer les étatsspirituels ou dits tels, pour en déterminer le rôle, lesrelations et peut-être le rang dans une hiérarchie dont le principeest donné par la foi. 2. RÉFUTATION DE LA THÈSE PATHOLOGIQUE.D'après un certain nombre de médecins, tous les automatismesreligieux sont des états morbides, et, d'une manière plus générale,tous les inspirés religieux sont des malades qu'il faut soigner. Lesobservations cliniques auxquelles il a été fait allusion paraissentdonner à leur thèse absolue une ombre de raison. Quelques hommes religieux assez mal inspirés croient pouvoir lesatteindre en se plaçant sur leur propre terrain. Etant donnél'interdépendance du physique et du moral, rien d'étonnant,disent-ils, qu'une puissante action de Dieu ait comme résultatinévitable le bouleversement du frêle organisme humain! Et pourquoi pascomme condition? renchérit William James. «Si, vraiment, il existeau-dessus des réalités sensibles un domaine supérieur d'où puissedécouler l'inspiration religieuse, il n'y aurait rien d'impossible àce qu'une des principales conditions pour la recevoir fût d'êtrenévropathe» (W. James, L'Expérience religieuse, p. 23). La grande majorité des penseurs chrétiens considéreront de tellessuppositions comme parfaitement irrecevables et comme scandaleusesdans une apologie de la foi. Ils ne sauraient imaginer, sans lesentiment d'un blasphème, que le Dieu d'une conscience éclairée, leDieu de la Révélation chrétienne, en soit réduit à de tellesnécessités pour agir sur ses créatures. Argumenter de telle sorte,c'est véritablement propier religionem religionis perdere causas C'est autrement qu'il convient de répondre à l'hypothèse pathologique. Tout d'abord, il n'est pas vrai que tous les automatismes aientles mêmes caractères morbides. L'étude psychologique a montré combienmême il est difficile d'en distinguer les frontières dans la vienormale. D'autre part, il est essentiel de distinguer entre lesautomatismes qui sont provoqués par une maladie et ceux qui sont lecontre-coup morbide et nullement obligatoire d'un état qui, en soi,n'a rien d'anormal. Ainsi, dans une étude sur la conversion de Paul (Rev. Montaub., 1910), M. Kreyts a distingué des variétés trèsdifférentes d'automatismes sensoriels ou hallucinatoires: les unesd'origine organique, par infection ou intoxication; les autresd'origine psychique; parmi ces dernières, on pourrait en distinguerqui seraient la répercussion des états émotifs provoqués par uneaction surnaturelle. «Ces hallucinations sont donc des traductions dephénomènes de nature et d'ordre très différents, non dans leurmécanisme, mais dans leurs causes et leurs conséquences.» Enfin, il est essentiel d'affirmer en face de cet envahissement,vraiment pathologique, de la vie religieuse, que la grande majoritédes croyants ne saurait admettre un instant la prétention d'aveuglesqui, non seulement leur apprennent comment ils voient, mais lesplaignent d'y voir. Le croyant authentique sait que rien n'est plusnormal en lui que sa foi, source intarissable d'énergie, deconfiance, de calme et d'équilibre. C'est pourquoi, en présence du problème douloureux que créent lesextases pathologiques, car il en existe incontestablement, le croyantdoit affirmer, au nom de son expérience et de sa foi, que lamorbidité de ces états n'est ni le moyen, ni le but, ni l'effetnaturel de l'action divine, mais un contre-coup dévié, une rançon dela misère et du péché de l'homme! 3. LA NATURE ET LES VOIES DE L'ESPRIT.Le glossolale chrétien considère son langage extatique comme uncharisme, comme un don de l'Esprit. Il va jusqu'à constituer sesautomatismes phoniques en signe et en critère de l'Esprit. Il paraîtdonc indispensable de se mettre au clair sur la notion d'Esprit pourjuger sainement de cette prétention. Le N.T., replacé dans son cadre historique, nous révèle comme àl'arrière-plan et dans la pénombre une doctrine alors courante desesprits, et qui ressemble, d'ailleurs, singulièrement à celle desnon-civilisés d'aujourd'hui. Les faits extraordinaires, inexpliquéssont attribués aux esprits. Il y a un classement et une hiérarchiedes esprits. Satan règne sur les démons et cherche à réaliser par eux sesdesseins hostiles à Dieu. Les démons peuvent se saisir d'un homme,d'un animal, pour les habiter, les posséder et les diriger à leur erré. Il y a des maladies et des manifestations démoniaques oùl'homme, ses membres, sa langue, sa voix, ne lui appartiennent plus,mais sont les instruments d'une pensée diabolique. Le Saint-Esprit peut se saisir d'un homme d'une manière analogue,mais pour les fins de Dieu. Comment, pratiquement, distinguer leur action, l'action del'Esprit saint de celle des esprits mauvais? Grave problème qui est,au fond, celui d'aujourd'hui, sous les modifications de doctrines etde forme. Il ne devrait pourtant plus se poser maintenant, car leN.T. lui a donné une solution claire et définitive. Les contemporains de Jésus ne pouvaient pas s'y reconnaître,absorbés qu'ils étaient par le préjugé du merveilleux. Les données duproblème, essentiellement moral puisqu'il s'agissait, en somme, dedistinguer l'Esprit du mal et l'Esprit saint, étaient ainsitotalement embrouillées, et la question, singulièrement grave, seréduisait à une compétition thaumaturgique, dans le genre de celle deMoïse et des magiciens. Dans cette conjoncture, l'enseignement deJésus apportait toute la lumière et toutes les précisionsnécessaires. L'un des traits essentiels de cet enseignement ajustement été de détacher l'attention des disciples du prodigephysique pour la diriger vers le surnaturel moral. Par saprédication, son attitude, sa vie, Jésus fixait définitivement lanature et les voies de l'Esprit, la nature et les voies duDieu-Esprit, qui veut que ses adorateurs l'adorent en esprit et envérité. Au temps de la mission paulinienne, et dans le milieu neuf del'Église pagano-chrétienne, le problème s'est reposé avec plusd'acuité que jamais à propos de la glossolalie. La glossolalie a étéle point de rencontre, le terrain de conflit de l'antique notion etde la conception nouvelle; chose étrange, il en a souvent été demême, ainsi qu'on l'a vu, dans l'histoire et jusqu'à nos jours. La glossolalie acquiert, de ce chef, un intérêt permanent; elleoblige à prendre position, et elle devient ainsi la pierre de touchedu véritable esprit de l'Évangile. Paul met continuellement l'accent sur les valeurs proprementreligieuses et morales, sur les qualités morales de l'Esprit, cettepuissance de Dieu. Quand la communauté corinthienne s'attache à laglossolalie prodigieuse comme à l'essentielle manifestationspirituelle, Paul n'hésite pas à la mettre en bas de la hiérarchiedes charismes, et il dirige l'attention vers ces charismes invisiblesqui sont vraiment de même nature et de même qualité que l'énergieinvisible de Dieu. C'est dans les fruits de la vie chrétienne que cetEsprit se manifeste avec prédilection, et, par-dessus tout, dansl'amour. La pensée johannique est, sur ce point, exactement semblable àcelle de Paul (cf. M. Goguel, La notion johannique de l'Esprit) 4. LA GLOSSOLALIE ET LA VIE SPIRITUELLE.Les manifestations extatiques, et la glossolalie en particulier,sont-elles des dons, des procédés ou des répercussions de l'Esprit? La plupart des inspirés répondent: des charismes, des dons.L'argument scripturaire, qu'ils invoquent souvent, n'est valable quedans le cadre historique, psychologique et critique; en dehors de cecadre, c'est le triomphe de l'interprétation particulière. Le glossolale invoque le plus souvent le merveilleux de sesautomatismes, et notamment sa passivité. Cette espèce d'argumentdénote une ignorance totale des lois psychologiques et uneméconnaissance regrettable de l'esprit du N.T., tel qu'il a étébrièvement rappelé dans le paragraphe précédent. On a vu comment lemerveilleux et la passivité se rencontraient dans de très nombreuxcas qui ressortissent à des mystiques diverses, contradictoires, ou àla clinique. L'argument que l'on pourrait appeler affectif est certainementplus relevé, mais n'est pas décisif. Les états d'euphorie, siappréciables soient-ils, dans certaines limites, n'ont rien despécifiquement religieux. Il y a des procédés purement physiques, oudes produits que l'on ingère, qui provoquent de véritables extasesdont on finit par ne plus pouvoir se passer. L'argument affectif devient singulièrement émouvant lorsqu'ilengage la vie intérieure avec ses expériences de joie surnaturelle etde paix céleste. Comment ne pas être touché, comment ne pas êtreébranlé par certains témoignages qui expriment et qui appellent cequ'il y a de plus sacré dans la vie religieuse? Il ne saurait être question de mettre en doute la valeur etl'authenticité d'une conversion sincère, ni d'en réduire quoi que cesoit; mais, au contraire, d'en rehausser l'élément spirituel et d'enaccroître ainsi le prix. Quant à l'action de la glossolalie sur la vie intérieure, elleest très discutable et très discutée, même par des hommes religieuxqui ne sont pas suspects de rationalisme excessif. Il ne semble pasque les charismes extatiques en général, et la glossolalie enparticulier, aient avec la vie intérieure le rapport nécessaire,organique et profond que croient la grande majorité de ceux qui enont été gratifiés. On admettra que les mouvements revivalistes où la glossolalie estmise au premier plan ont provoqué des guérisons, des conversions, dessanctifications. «Les seuls états d'âme qui puissent prétendre sérieusement à uneorigine divine authentique sont ceux qui rendent le sujet plus fortet meilleur, animé d'un plus grand zèle pour ses devoirs et d'undévouement plus sincère et plus actif au service de ses semblables.»(Flournoy, Le génie religieux, conférence de Sainte-Croix.) Sans vouloir dénier tout zèle apostolique aux mouvements où l'oncultive la glossolalie, on est obligé de constater que ce zèle n'estpas de même qualité que celui de Paul, et qu'il s'enferme un peupartout dans des cellules restreintes au lieu de les ouvrir largementsur le monde. On a souvent décrit, et quelquefois avec les traits d'une satireexcessive, ces milieux fermés où l'orgueil spirituel s'épanouit etprolifère comme dans un bouillon de culture, où le monde est jugé,condamné sans appel, dans l'ignorance totale et systématique desproblèmes qui l'agitent, parfois si justement. Ah! ce n'est pas de làque viendra jamais la rédemption du monde! Et cependant, il y aQuelqu'un qui a dit: «Je ne suis pas venu pour juger le monde, maispour le sauver!» (Jn 12:47, cf. Jn 3:17). Cette parole est,pour nous, décisive; car ce Quelqu'un, c'est celui dont son apôtre aaffirmé qu'il est le Kurios, le Pneuma: le Seigneur etl'Esprit (2Co 3:17).Conclusion. Les voies et moyens de l'Esprit sont conformes à la nature del'Esprit. L'Esprit est ordonné, car Dieu, d'où il procède et dont il estl'image, est un Dieu d'ordre, fidèle à sa Parole et à ses lois. Chez ceux qui sont nés de l'Esprit, suivant le conseil del'apôtre, tout se fait avec ordre et avec bienséance (1Co 14:40). Avec l'autorité de son inspiration profonde et de sa viechrétienne, Paul a dressé son échelle de valeurs; par-dessus tous lescharismes véritables ou fictifs, il établit les trois choses quidemeurent: la foi, l'espérance et l'amour; et la plus grande, c'estl'amour! (1Co 13:13) Ainsi, dans le désarroi de problèmes imprévus, et sans donnéessuffisantes, Paul, de sa sûre intuition religieuse, a saisi lasolution définitive, celle qui répond aux exigences de la raisoncomme de la conscience chrétienne. Le charisme authentique etprévalant, c'est un charisme constructeur, ordonnateur, un charismequi édifie le chrétien et la chrétienté (1Co 14:26). Comment enserait-il autrement, puisqu'il est un don de l'Esprit? l'Espritn'est-il pas le Seigneur, et le Seigneur l'Esprit? (2Co 3:17)Or, le Seigneur, c'est le Fils de l'Homme, qui n'est pas venu pourêtre servi, mais pour servir, et pour se donner en échange debeaucoup; c'est celui qui s'est laissé clouer sur la croix pour larédemption du monde. A ceux qui se consument dans l'égoïste et vaine recherche d'uneexaltation nécessairement temporaire, il faut montrer l'exigenceinéluctable de l'Esprit, dont les charismes véritables ne sauraientcontredire la nature et la fin. La nature du charisme, c'est le donpour le don, l'amour dans le service, le service dans l'amour. Safin, c'est le salut de l'homme, et le salut du monde! H. Cl.