LANGUES (don des) 2.

II Remarques historiques. -Les automatismes sont très fréquents dans l'histoire religieuse, etles «verbo-moteurs» figurent en bonne place. 1. DANS LE PAGANISME.Les oracles antiques étaient généralement rendus par des prêtres oudes prêtresses, que certaines pratiques suggestives avaient mis enétat de «trance». Ils étaient donc habituellement obscurs,mystérieux, et devaient parfois ressortir à la glossolalie sous sesdivers aspects. Les termes grecs servant à désigner: le devin (mantis), ladivination (manteïa), le sanctuaire des oracles (manteïon), et tous les termes dérivés sont de même racine que le verbe dont Pauls'est servi dans 1Co 14:23 (maïnesihaï) et qui veut dire:être fou, hors de soi, en délire, égaré. «Proférer d'une bouchedélirante» (maïnomenô stomati phihegges-thaï) était uneexpression consacrée pour marquer, dans la parole divinatoire, lemoment d'inconscience et d'automatisme (cf. Jamblique, De Myst.Aeg., III, 8). Il y a là une véritable inspiration verbalecommunément admise. Plutarque estime que le dieu (Apollon) se sert dela pythie de Delphes pour se faire entendre, comme le soleil de lalune pour s'y réfléchir (Plut., De Pythioe oraculis). Platon (Timée) considère la divination comme un don, un charisme divin.L'homme dans son bon sens (ennous) ne peut atteindre à lamantique; il faut que ses énergies conscientes (dunamis tesphronê-séôs) soient enchaînées par le rêve, la maladie ou quelquepossession divine (enthousiastnos). La perte des facultés decontrôle et de direction de la pensée, du coeur, de l'âme,c'est-à-dire un état voisin de la folie (aphrosunê), telle estdonc la condition préalable de l'inspiration. Divers moyensd'excitation peuvent être utilisés pour atteindre ce but, où l'hommeest plein de Dieu (enthéos), en rupture d'équilibre, hors de lui,c'est-à-dire en extase (eksta-sis). Ces expressions sontappliquées par Aristote, non seulement aux devins, mais aussi auxpoètes (Arist., Poet.). L'extase (voir ce mot) est comme unefolie passagère (alienatio mentis), mais une folie sacrée, une«hiéromanie», qui permet à l'âme détachée du corps de s'unir à ladivinité. De même le poète, suivant Platon, «est un objet sacré, maisvain et fragile, jusqu'à ce qu'il soit en dieu et hors de soi (enthéos kaï ekphrôn), jusqu'à ce que sa raison ne réside plus enlui» (ton). D'après Philon, le prophète inspiré «ne produitabsolument rien qui lui appartienne en propre; mais il est letruchement d'un autre qui lui «injecte» tout ce qu'il apporte aumoment où, possédé par Dieu, dans l'inconscience, il a été privé deson jugement et a livré la citadelle de l'âme; alors l'Esprit divin afait irruption et s'y est établi, jouant de toute l'instrumentationvocale» (Phil., De spec. leg., IV, 8:49). Le dieu procède parallusions et par insinuations (Heraclite); ses oracles sont obscurset parfois décevants (Dion Chrysost., Oratio, 10); leurinterprétation demande quelquefois à être interprétée (Cicéron, De div., 2:56). Platon attribue ce rôle aux prophètes (Timée), et, d'après Stobseus (Serm., 79), l'homme qui interprète lesoracles du dieu est lui-même suscité par le dieu. L'interprétationest donc un charisme comme dans 1Co; mais Platon ne le distingue pasde la prophétie. Les cultes à mystères (voir ce mot) ont ressuscité ou ranimé lamantique exaltée là où elle s'était atténuée ou avait disparu; lesorgies dionysiaques ont joué un rôle particulièrement important danscette manière de réveil (voir Dionysos). Aussi dit-on de Dionysos:«ce démon-là est un devin; il fait prédire ce qui doit arriver à ceuxdont il s'empare et qu'il met en délire» (Euripide, Bacch.). Unexemple typique et singulièrement instructif des origines et desrépercussions mystiques de certains automatismes d'inspiration nousest donné par l'évolution du culte d'Apollon. Le dieu de l'harmoniedevait être, au début, quelque divinité naturiste, comme l'indiquentcertains qualificatifs qu'il a conservés (dieu du loup, de la forêt,du lait, des pâturages); il était, sans doute, l'objet d'un culteanalogue à celui de Cybèle ou de Dionysos. Par sa conjonction avecHélios, il est devenu le dieu solaire, qui, parfois, se distingue malde Zeus lui-même; il est le dieu de la lumière, de la sagesse, del'harmonie, des arts, de la musique; un symbole ou un groupe desymboles sans réalité religieuse. Mais, à plusieurs reprises, il setrouve en contact avec des divinités inférieures qu'il absorbe et quilui infusent un peu de leur vitalité: ainsi à Amyclée, en Laconie, oùil rencontre le dieu Hyacinthe, du cycle mystérique deDéméter-Cybèle; de même à Delphes, où il s'assimile le cultechthonien de Gaïa et de son partenaire, le serpent Python. Plus tard,affaibli et moribond, il retrouve la vie à l'approche et au voisinagede Dionysos qui devient son associé. La Pythie n'était plus qu'unesage conseillère, prudente et réservée, comme il sied à une prêtressedu dieu de la mesure. Mais voici Dionysos qui l'enivre comme unebacchante: elle retrouve l'extase et les inspirations directes. Aprèsavoir bu au torrent sacré et mâché la feuille de laurier, la pythiemonte sur le tripode, au-dessus de l'antre souterrain d'oùs'échappent les vapeurs de Gaïa (la terre). Bientôt le délire sacréla saisit; elle prononce des paroles incohérentes; elle vaticine.Alors les prêtres du sang le plus noble de Delphes, les saints (osioï), s'exercent à interpréter sa glossolalie, survenue sousla double action des gaz méphitiques et d'un Apollon nouveau ourenouvelé. La divination est ainsi revenue à ses origines mystiques. Plutarque nous apprend que les formes poétiques et les termesarchaïques devaient être fréquents dans les oracles de la pythie, etil en cite quelques exemples (ouvr. cit.). Ce langage extatiquedevait donc donner parfois l'impression d'une xénoglossie. Les cas dece genre ne sont pas rares dans l'histoire de la glossolalie.Hérodote cite le fait, qu'il qualifie de fort extraordinaire, d'uninspiré d'Apollon qui, parlant généralement en grec, se met àvaticiner en carien (8:135). Dans sa biographie d'AlexandreAbonoticus, Lucien rapporte plusieurs traits de ce genre, et ilconclut à l'imposture. Aurait-il raison, que ces détailsprésenteraient un intérêt comme imitant des automatismes réels; maisl'on sait combien il est difficile de discerner, chez les désintégréspsychiques, la simulation de la vérité: c'est parfois un mélange oùdes psychologues spécialisés ne s'y reconnaissent pas toujours.Philostrate, moins sceptique, ajoute foi aux miracles de son héros,Apollonius de Tyane, auquel il fait dire: «Je sais toutes les languesdes hommes sans en avoir appris aucune...j'ai même connaissance de cequ'ils taisent!» (Vita Apoll., 1:19). La supercherie serencontre, ainsi que le pensait Lucien, mais elle laisse intactel'expression spontanée d'une mantique ou d'une glossolalie qui seretrouvent à travers les âges, dans toutes les civilisations et cheztous les peuples (cf. Rohde, Psyché, 2). Les primitifs sont généralement les plus aptes à entrer dans cetétat automatique où l'esprit «in-trancé» donne libre cours ausubconscient (cf. R. Allier, La conversion chez les non-civilisés;Le non-civilisé et nous). Le chamanisme mongol présente un casparticulièrement intéressant par ses ressemblances avec les formesles plus élémentaires du nebiisme (prophétisme) hébreu (cf. Radloff, Das Schatnanentum) 2. CHEZ LES HEBREUXLes charismes de l'Église primitive trouvent, d'après Reuss, defrappantes analogies dans l'histoire d'Israël (Les Prophètes, I, p. 24). L'opinion fut assez répandue dans la théologietraditionnelle que les glossolales de l'Eglise primitive étaient leshéritiers des prophètes hébreux. Elle se fondait sur la parole deJoël, citée par Pierre: (Ac 2:17) «Vos fils et vos fillesprophétiseront.» En fait, l'histoire du prophétisme hébreu, surtout àses débuts, offre de nombreux cas d'automatismes sensoriels oumoteurs procédant du même état de désintégration psychique. Il y aune mantique juive dont la désignation, comme chez les Grecs, estidentique à celle du délire, de la démence ou de la folie. Le termeconsacré: hithnabbé désigne également l'action du voyant quiprophétise, du devin qui vaticine, du poète qui chante, de l'inspiréqu'agite la possession divine, du fou qui fait entendre des proposincohérents ou qui se livre à des gestes désordonnés. Le terme mechougga, qui veut dire insensé, est parfoisappliqué aux prophètes. (cf. 1Sa 21:15,2Ro 9:11,Jer 29:26) QuandMoïse eut choisi les 70 anciens, l'Esprit de Dieu les saisit, et ilsprophétisèrent sans pouvoir s'arrêter (No 11:25,30). Saülrencontre une troupe de prophètes et, contagionné, il se met àvaticiner; il est changé en un autre homme (1Sa 10:6-10,18:1019:19-24,1Ro 18:28 et suivants). L'histoire de Balaam bénissantIsraël alors qu'il voulait le maudire (No 23-24) est un exempled'automatisme prophétique (cf. Jos., Ant, IV, 6:5; Tert., Adv.Marc, 4:28). Les chuchotements (metsaftsefim) ou sifflements, lesmarmottages des nécromants et des devins (voir Divination) du tempsd'Ésaïe (Esa 8:19) sont peut-être voisins de la glossolalierudimentaire, celle du chamanisme par exemple. Les nécromantsimitaient, sans doute, la vox exigua (Virg., En., 2:492) deshabitants du Cheol; mais il faut remarquer que cette imitationrépondrait parfaitement aux modifications du timbre de la voix quiaccompagnent souvent le remplacement du moi officiel par unepersonnalité seconde. Le prophétisme supérieur n'a pas échappé auxdésintégrations psychiques et aux automatismes les plus variés. Laformule consacrée: ainsi parle l'Eternel, qui affirme sifortement l'origine du message et la réalité de Dieu, recouvre unfond riche et mouvant de faits psychologiques. L'impression decontrainte est l'un des éléments essentiels de l'inspirationprophétique (Am 3:8,Jer 20:9,Eze 2:2 3:14 8:1). Le fauxprophète, c'est celui qui «prend sa langue» pour débiter des oraclesde sa façon (Jer 23:31), tandis que le vrai prophète est saisipar Yahvé qui s'empare de sa langue, et lui met ses paroles dans labouche (Jer 8:9). Il y a donc, même chez les Hébreux, une grandevariété d'automatismes phoniques, depuis les plus élémentairesjusqu'aux plus élevés (le niveau spirituel étant, d'ailleurs,indépendant de la complexité). Voir Prophète, 2. 3. DANS LE CHRISTIANISME POST-APOSTOLIQUE.Justin Martyr affirme à plusieurs reprises que l'Église de son tempsest encore dotée de charismes (Tryph., 82, 88, 39). Irénéementionne la glossolalie comme un don prophétique répandu dansl'Église. Tertullien reproche aux Marcionites d'être dénués decharismes, et, notamment, de ne pouvoir produire de psaume, devision, de prière «en extase, c'est-à-dire hors de sens» (1necstasi, id est amentia). Lui, au contraire, peut en invoquer ungrand nombre (Adv. Marc, 5:8). Ailleurs Tertullien parle d'unesoeur qui tombait en extase et qui unissait aux visions desentretiens mystiques avec les anges ou avec le Seigneur; (cf. 1Co14:2 13:1) elle entendait ainsi des mystères. (cf. 2Co 12:4)Le montanisme, auquel Tertullien finit par se rattacher, abonda encharismes divers, et notamment en manifestations glossolaliques.Montanus, d'après Épiphane (Hoer., 48:4), décrit ainsil'inspiration, à la manière antique: «Voici, dit le Seigneur, l'hommeest comme une lyre, et moi, comme l'archet, je m'élance vers elle.L'homme dort, mais je veille. C'est moi qui ôte de leur poitrine lecoeur des hommes, et qui leur donne un coeur nouveau.» Un anonymeantimontaniste, cité par Eusèbe (H.E., V, 16:7), donne à entendreque le montanisme commença par des manifestations glossolaliques etdivinatoires d'origine démoniaque. Montan et ses deux acolytes, lesprophétesses Prisca et Maximilla, auraient ainsi reçu comme uncharisme diabolique. Weinel signale des formules d'invocationutilisées chez les gnostiques et dont certaines ressemblentétrangement aux incantations des papyrus magiques. On peut sedemander, effectivement, si les assemblages incohérents de syllabesqui ressemblent au babil d'un petit enfant n'auraient pas étéprimitivement «glossolales». A partir de la crise montaniste, l'Église prend nettementposition contre le charisme des langues. «Le prophète ne doit pasparler en extase», tel est le titre significatif d'un écrit quiexprime la doctrine officielle (Miltiade, d'après Eusèbe, H.E., V, 17:1). Pour échapper au reproche d'infidélité à la traditionprimitive, l'orthodoxie interprète dans le sens rationnel et rassisles passages dangereux du N.T. La conception de l'auteur des Actessur le miracle xénoglossique de la Pentecôte est encore accentuée;elle déborde sur les textes pourtant si expressifs et clairs de 1Corinthiens. A propos de 1Co 14:22, Calvin déclare: «Le don deslangues servait à la nécessité, afin que les Apostres ne fussentpoint empeschez par la diversité de langues qui est par les pays, desemer l'Évangile par tout le monde.» Il soutient cette opinioncurieuse, reprise, plus curieusement encore, de nos jours, par Kohler (Rev. Montaub., nov. 1911): le danger à Corinthe, c'étaitl'ostentation de ceux qui, par vanité, parlaient des «languesestranges», inconnues de leurs auditeurs. Parmi les signes de possession démoniaque, le Rituel romainmentionne le fait de parler ou de comprendre une langue qu'on neconnaît pas (1gnofa lingua loqui pluribus verbis vel loquentemintelli-gere). Ce fut souvent un chef d'accusation dans les odieuxprocès en sorcellerie. Il y aurait ici un chapitre à écrire sur ladoctrine et la chronique des contrefaçons diaboliques des charismesdivins. On pourrait mentionner également les irruptionsblasphématoires qui, souvent, par le jeu des lois psychologiques,furent la traduction négative de la doctrine ecclésiastique; leurmécanisme est analogue à celui des irruptions charismatiques. Il estprobable que Paul y fait allusion dans 1Co 12:3, lorsqu'ildénonce la formule d'exécration anathèma lésons (Jésus anathème).Comp, 1Co 3:16 et Ro 8:15 (cf. Weinel, Die Wirkungen desGeistes und der Geister, p. 72). La psychiatrie et la psychanalysese sont efforcées de mettre au clair l'étrange processus de cesinversions, dont le type général est extrêmement fréquent sous desformes bien différentes (cf. Ribot, Les maladies de la volonté, pp. 73SS; S. Freud, Introduction à la psychanalyse ; et diversouvrages du même auteur). Malgré les condamnations et les désaveux officiels, jamais laglossolalie n'a cessé de se manifester en marge de l'Église et mêmedans l'Église. Sainte Hildegarde et sainte Thérèse, saint VincentFerrier et saint Louis Bertrand, suivant l'histoire ou la légende,auraient «xénoglossé», ce qui rentre dans le même cadre et s'opposeformellement au rituel et à la discipline de Rome. On montre encore àWiesbaden des spécimens manuscrits de la langue inconnue parlée parHildegarde, et l'on y reconnaît sans peine la notation d'uneglossolalie qui, pour avoir été subconsciente, n'en a pas moins obéià certaines lois: celles de la mémoire, de l'association et de laformation du langage. Cependant c'est dans l'hérésie que se trouveranaturellement le terrain le plus favorable aux floraisons du parleren «langues». Un renseignement succinct de Guilbert de Nogent permetde croire que les sectes cathares ont pratiqué la glossolalie. Le prophétisme cévenol en offre de nombreux cas, parmi desmanifestations extatiques fort variées. Les prophéties étaientgénéralement intelligibles et du type le plus élevé, ce qui lesdistingue très nettement des formes élémentaires de la glossolalie;ce qui pourtant les en rapproche et les fait rentrer dans le mêmegrand cadre, c'est qu'elles sont en deçà ou au delà des frontières duconscient habituel, et qu'elles s'en éloignent, suivant unedégradation ou une gradation insensibles, en direction del'inconscient total. Isabeau Vincent et les petits prophètes duDauphiné étaient dans un état nettement somnambulique lorsqu'ilsrecevaient leurs inspirations. «On la tire, on la pousse, onl'appelle, on la pique jusqu'au sang, on la pince, on la brûle, rienne la réveille; ainsi, elle est dans une entière privation de l'usagede tous les sens...» (Jurieu, au sujet d'Isabeau Vincent, dans ses Lettres Pastorales, t. 3, liv. 3, p. 59). Quant aux discoursprononcés en état de semi-conscience par les inspirés des Cévennes,ils n'en gardent pas moins un caractère automatique bien accusé.«Tous ceux que l'inspiration fait parler ont ceci de commun, c'estque les paroles sont formées dans leur bouche sans qu'ils ycontribuent par aucun dessein» (Théâtre sacré des Cévennes, p.126). Voici, entre beaucoup, deux témoignages typiques par leurprécision et par la personnalité des témoins: «Je déclaresolennellement», dit Jean Cavalier, «et sur le serment que je faisdevant Dieu, que les paroles qui sont prononcées par mes organes seforment sans dessein de ma part, et qu'elles découlent inopinément dema bouche, sans que mon esprit participe à cette opérationmerveilleuse par aucune méditation précédente, ni par aucune volontéprésente de parler sur le champ.»--«Je sens», affirme Élie Marion,«que cet Esprit forme dans ma bouche les paroles qu'il me veut faireprononcer...Il y a des fois que le premier mot qui me reste àprononcer est déjà formé dans mon idée; mais assez souvent, j'ignorecomment finira le mot que l'Esprit m'a déjà fait commencer. Pendantque je parle, mon esprit fait attention à ce que ma bouche prononce,comme si c'était un discours récité par un autre» (Avertissementsprophétiques, p. 6s). Les prophètes cévenols, comme les inspirés de Corinthe, ont connudivers genres de «langues», dont certaines, qu'il fallaitinterpréter, ont pu faire penser à une xénoglossie (cf. déposition deJacques Dubois, dans le Théâtre sacré..., p. 33; Antoine Court,dans ses Mémoires, au sujet de la prophétesse Thibaude). Elie Mariona pratiqué une sorte de glossolalie modulée, dont le type achevé seradonné dans le hwyl gallois (E. Marion, Avertissements...) Mais si les réveillés du Pays de Galles s'expriment souvent engallois archaïque et presque oublié, les inspirés cévenols parlentgénéralement en bon français, qu'ils connaissent mal. Il y a donc,dans les deux cas (et d'ailleurs, malgré l'apparence, pour la mêmeraison que, de part et d'autre, il s'agit du langage religieux),semi-xénoglossie, comme il y a tous les degrés d'automatismes et desubconscience (cf. Théâtre sacré..., p. 42). --(Sur les états extatiques, et, notamment, la glossolalie desprophètes cévenols, consulter encore: J.-D. Benoît, Les Prophèteshuguenots, thèse Montauban 1910; divers ouvrages et art. de Ch.Bost, depuis ses Prédicants...des Cévennes, 1912, jusqu'à sonédition des Mémoires inédits d'Abraham Mazel et d'Élie Marion..., 1931). Non seulement la glossolalie n'a pas disparu, mais il n'est pascertain qu'elle ait décru avec la civilisation moderne. C'est même auXIX e et au XX e siècle que l'on en trouve le plus grand nombre demanifestations observées, dans divers mouvements protestants. Il faut mentionner l'irvingisme et ses émissions phoniques (utterances). Edouard Irving (1792-1834), pasteur de l'Églised'Ecosse et prédicateur éminent, ayant subi l'influence de certainsqui recherchaient et cultivaient tous les charismes de l'Égliseprimitive, tomba dans l'illuminisme. Destitué, il fonda un groupequ'il nomma l'Église apostolique. Il s'efforça d'y combiner desformes solennelles et la culture des charismes, de la glossolalie enparticulier. Il voyait dans l'irruption glossolalique un signe de laprésence de l'Esprit, quel que fût le genre de «langue». L'historienCarlyle, qui avait été son ami, donne de l'un des étranges «meetings»une description scandalisée (Thomas Carlyle, J.-A. Froude, pp.213-214). Les Irvingiens ne songeaient nullement à s'excuser de leursmanifestations, dont l'étrangeté leur apparaissait comme la marquemême de l'Esprit. Irving est allé jusqu'à écrire que sans lecaractère inintelligible des utterances, «rien ne prouverait quec'est bien l'Esprit saint qui parle et non pas un homme». Soncollaborateur le mieux doué, Baxter, décrit l'irruptionglossolalique, dont il a fait l'expérience personnelle, en termesanalogues à ceux du prophétisme huguenot ou de la mantique grecque:«Les organes de la prononciation étaient mis en mouvement...»,c'était un mélange de sons incompréhensibles, mais qui paraissaientordonnés, avec de temps à autre des mots latins ou français; on crutparfois entendre de l'espagnol ou de l'italien, mais sans jamais enrien retenir. Il s'agissait donc d'une glossolalie à formexénoglossique (cf. R. Baxter, Narrative of Facts..., p. 133). Parmi les mouvements protestants ou autres qui ont connu etpratiqué la glossolalie, on peut mentionner les Adventistesmillerites, vers 1840, aux États-Unis, et, dans le même pays, vers1873, les Adventistes à charisme (Gift Adventists) ; les Mormons,dont le fondateur, Joseph Smith (1805-1844), identifiait lesémissions phoniques mystérieuses, dont ses adeptes et lui-mêmeavaient été gratifiés, avec le «parler en langues» du N.T., et, plushaut encore, avec la langue primitive, celle d'Adam et Eve au jardind'Éden. Les notations qui en ont été faites présentent un mélanged'expressions incompréhensibles, avec des formes empruntées àdiverses langues: dialectes indiens, allemands, anglais, etc. On peut signaler encore comme manifestant une forme de charismeglossolalique: les Shakers (=trembleurs) d'Amérique, ainsi dénommésparce qu'ils considéraient les automatismes gestuels comme leprincipal signe de la présence de l'Esprit; divers mouvements russesissues de l'Église orthodoxe, mais totalement émancipées. LePentecôtisme, étroitement apparenté aux mouvements de Réveil, doitêtre mentionné avec eux. Finney, le grand revivaliste américain, dont la valeur morale etreligieuse ne se conteste pas, fut gratifié de la glossolalie; maisil n'en abusa pas plus que saint Paul. D'autres réveilleurs ou réveillés furent moins sages; leurconduite était conséquente à leur conception de l'Esprit, de sessignes et de ses moyens. En 1841-42, à la suite d'un Réveil, déferleen Suède une véritable marée d'automatismes religieux, où lesémissions phoniques tiennent une place essentielle. Le caractèremorbide en est si net que l'on appelle ces états extatiques: lamaladie du prédicateur (Predigerkrankheit). Les sujets atteintstombent habituellement sur le dos; puis, en état de «trance», à demiou totalement insensibles, ils poussent le «rop», le cri,c'est-à-dire une explosion de sons variés, de paroles et de chantsqui dure parfois jusqu'à trois heures de suite. Enfin, c'est leréveil, sans aucun souvenir du rêve. Au début du siècle, une ère de vastes et puissants mouvementsreligieux s'est ouverte avec une riche floraison de charismes, parmilesquels, en bonne place, la glossolalie. En 1902, c'est le Réveil deTorrey et Alexander en Australie. En 1904, celui du Pays de Galles,caractérisé, ainsi qu'on l'a vu, par des automatismes phoniques, etnotamment par le hwyl, sorte de cantilène plus ou moinscohérente, et qui surgit dans un état de moindre conscience. En 1905,l'action des Réveils australiens et gallois se fait sentir avec uneextraordinaire puissance dans la mission galloise en Hindoustan. Unenouvelle Pentecôte, avec fracas d'ouragan, visions de flammes, deformes lumineuses, et manifestations glossolaliques aussi vives quevariées, se répand comme une vague sur les assemblées. LeSaint-Esprit pénètre comme un feu visible dans les corps et lesembrase sans les consumer: c'est le «baptême de feu», caractéristiquede ce Réveil. Le baptême de l'Esprit, dont un des signes est la glossolalie,accompagnée d'autres charismes et notamment de celui de guérison,caractérise ce mouvement revivaliste qui a pris le nom de Pentecôtisme. Il semble avoir débuté à Topeka (Kansas) en 1900,et, dès son origine, la glossolalie y prit une place essentielle.C'est au point que lorsqu'après ses premiers grands succès à LosAngeles, à Chicago, et du Texas au Canada, il fut importé enAllemagne en 1907, on l'appela «le mouvement des langues et de laPentecôte» (Zungen und Pfingstbewegung). Suivant cette doctrine,le parler en langues est le signe constant du complet baptême, del'Esprit, qui doit parfaire la simple réception de l'Esprit. Sansl'entière effusion spirituelle et son charisme, il manque à la viechrétienne son faîte et sa couronne. L'Esprit peut être là; mais ilne s'est pas encore répandu avec abondance et puissance. Ladescription des réunions pentecôtistes en Amérique ou en Allemagneressemble parfois singulièrement à celle que Carlyle faisait desmeetings irvingiens; il paraît même que le Pentecôtisme ait poussé,quelquefois, l'exaltation et l'illuminisme plus loin quel'irvingisme. Dans un mouvement de cette nature et de cetteextension, il arrive immanquablement que se manifestent des courantsassez variés suivant la personnalité des «leaders». Cependant ladoctrine des initiateurs continue à donner le ton, et si rien ne lacontrecarre, elle déroule ses conséquences normales. Or, lesmanifestations extatiques, même les plus choquantes, décrites par denombreux et impartiaux observateurs, sont dans la ligne desprincipes, à telles enseignes que nul Pentecôtiste orthodoxe nesongerait à s'en excuser, puisqu'il y voit la marque de l'Esprit. Excitation, délire, cris, sifflements, rugissements, chutes,automatismes somatiques, où l'individu, homme ou femme, perdtotalement conscience de sa dignité, n'ont point laissé indifférentun psychologue religieux aussi averti qu'Eddison Mosiman; sonpsychisme robuste en a été remué. Dans la richesse de ses manifestationsvariées, le Pentecôtisme présente, en abondance, tous les faitssignalés au cours de cet historique. Des exemples typiques ont étérelevés par les observateurs; ils constituent, pour le psychologue,des documents d'un grand intérêt. On signale également la glossolaliepsalmodiée ou chantée sous des formes diverses, dont certaines sontanalogues au hwyl gallois, tandis que d'autres en sont biendifférentes. On a même observé ce que l'on pourrait appeler la«glossographie» ou la «xénographie». Une fillette de dix ans, IrènePiper, de Chicago, parlait en langues; on lui donna de quoi écrire,et elle se mit à tracer, automatiquement, dans le sens vertical, deuxpages d'hiéroglyphes que l'on prit pour du chinois, et qu'elle auraitété bien incapable d'imaginer ou d'écrire à l'état de veille. Le processus de propagation de la glossolalie présente un trèsgrand intérêt. Ici encore, le Pentecôtisme a donné lieu à deprécieuses observations qui confirment les renseignements del'histoire. On rencontre tous les cas: ceux d'acquisition ardemmentdésirée, invoquée, recherchée, mais sans technique particulière; ceuxd'invasion brutale après lutte et refus du moi officiel. Lesexpériences, relatées par eux-mêmes, des pasteurs A.-E. Street dumouvement américain, ou Paul du mouvement allemand, sontcaractéristiques entre bien d'autres. Elles reproduisent, parfois,jusqu'aux termes des témoignages des prophètes camisards et de lamantique de tous les temps et de tous les pays. C'est toujours lapremière impression, avant que le sujet ait perdu conscience, d'êtresaisi, agi par une puissance irrésistible: «Une force extraordinaireme tint courbé à terre...ma mâchoire inférieure se mit à remuer touteseule, ainsi que ma langue;la puissance me pénétra comme un flot...etje parlai en langues...» (M.W., ancien dans une station missionnairede Chicago); «...la forme du Seigneur vint sur moi, et, pendant toutle jour, ne cessa de travailler mon corps...un travail si intense seproduisait déjà dans ma bouche que mes mâchoires, ma langue et meslèvres faisaient des mouvements sans que j'y fusse pour rien; quandj'essayai de parler à haute voix, c'était en vain: aucun mot allemandne correspondait aux positions prises par les organes buccaux; et lesmots des autres langues connues de moi ne s'y adaptaient pasdavantage...je compris que ma bouche parlait silencieusement dans unelangue étrangère; il me sembla qu'il se formait dans mes poumons unorgane qui émettait des sons adaptés aux positions successives de mabouche en mouvement. Il fallait que cela se fît avec une granderapidité..., les sons semblaient sortir en tourbillonnant;ainsiapparut une langue singulière qui fut prise pour du chinois; dès lors,les glossolalies se succédèrent» (pasteur Paul, de Steglitz,personnalité marquante du Pentecôtisme allemand). Il faut signaler aussi le développement de la glossolalie parl'exercice, qui la rend de plus en plus facile et complexe. «Oh!attendez», disait un évangéliste pentecôtiste au sujet d'une femmequi balbutiait comme un nourrisson, «le Saint-Esprit en tirerabientôt quelque chose de mieux.» Les émissions glossolaliques sont généralement accompagnées dephénomènes somatiques divers: chute brusque, mouvements de rotation,contractions musculaires, convulsions, tremblements, etc. Ces faitssont considérés comme des signes de la présence et de la puissance del'Esprit:»...quand je remarquais que des sourcils ou des paupièress'agitaient d'une certaine façon, je savais que cela venait de Dieu»(témoignage d'une femme pentecôtiste). Des automatismes sensorielsvariés entrent également dans le cortège habituel des émissionsglossolaliques: visions, auditions, impressions tactiles, etc. etmême cénesthésiques. Le don de guérison est signalé partout, et il amême été question de plusieurs cas de résurrection. --Prévisions, prédictions, seconde vue, lecture de pensée, ettoutes manifestations semblables, accompagnent également le mouvementdes langues ou de la Pentecôte. Le charisme de discernement des esprits est également pratiquépar les Pentecôtistes et leur sert à déceler les glossolaliesdémoniaques, pour exorciser les esprits parleurs. L'exorcisme estd'ailleurs couramment utilisé contre la maladie. C'est ainsi queprocède l'introducteur du Pentecôtisme en France; nous l'avonsentendu, en 1932. Il est juste de reconnaître que jusqu'ici sesréunions, d'ailleurs généralement encadrées dans l'Eglise locale quile reçoit ou qui choisit le parti de l'accueillir au lieu des'opposer à lui, n'ont pas donné lieu aux manifestations surprenantesplus haut signalées. Enfin le charisme d'interprétation va de pair avec celui deslangues, qu'il soit donné au glossolale ou à d'autres. Il présente,lui aussi, ses processus d'invasion et ses modalités; la traductionpeut être soufflée, parlée, suggérée, ou même inscrite devant lesyeux de l'interprète comme sur un tableau. Il serait facile de multiplier indéfiniment les exempleshistoriques déjà nombreux, mais sans rien ajouter d'essentiel. Deleur ensemble se dégage, une impression perplexe sur les faitsextatiques en général, et sur la glossolalie en particulier; mais onne peut juger sainement de l'histoire sans en avoir au moins tenté lapsychologie.Révision Yves Petrakian 2005