1. Nos quatre évangiles, qui sont seuls à nous renseigner sur Jésus,sont écrits en grec, mais ces récits reposent de toute évidence surun fond sémitique. La question qui nous occupe est donc liée à cellede la langue de l'évangile primitif. Tout naturellement on a pensé (Franz Delitzsch, Resch, etc.) àl'hébreu, langue sacrée dans laquelle des ouvrages avaient encore étérédigés quelques générations auparavant (Esther vers 130) etdésignée, semble-t-il, expressément dans Jn 19:30 et Ac22:2 par le terme hébraïsti. Mais tout le matériel sémitiquefourni par le N.T. est emprunté à l'araméen, fait inexplicable si lesécrits primitifs avaient été rédigés en hébreu. Quoique l'Évangile nous ait été transmis en grec et que nosrécits fassent l'impression non d'une traduction mais d'une oeuvrepensée et rédigée en grec, la première forme de cet Évangile nesaurait pas davantage avoir été grecque: le peuple juif de Palestinen'aurait pas compris sans autre une prédication en cette langue. L'évangile primitif et les premières rédactions qui en ont étéfaites étaient araméens, selon le témoignage de Papias (Eusèbe, H.E., III, 39:16): «Matthieu, dit-il, écrivit les «discours» (logia) du Seigneur en araméen (hébraïdi dialektô) et chacunles interprétait comme il pouvait» (voir Évangile Syn., IV, 1, 2°;Matthieu, évangile de). Ce témoignage date d'une époque (vers 140) oùle grec était depuis trois quarts de siècle la langue proprementchrétienne et où le souvenir de l'original araméen devait s'êtrepresque évanoui. Il est confirmé par les textes eux-mêmes. Tous les mots sémitiques du N.T. sont araméens. En voici quelquespreuves. 1° Noms propres formés avec le mot bar (hébreu ben, fils de...): Bartholomaïos, Mr 3:18; Barjona, Mt 16:17; Barjêsous, Ac 13:6; Barnabas, Ac 13:7; etc. Cf. encore Thomas, Mr 3:18; Martha, Lu 10:40; Kêphas, Jn 1:43; Tabitha, Ac 9:36; Satanas (hébreu Satan), Mt 4:10 16:23, etc. 2° Noms communs: abba (hébreu ab), Mr 14:36;m atnonâ, Mt 6:24; paskhâ (hébreu pèsakh )Mt 26:2; gabbathâ, Jn 19:11; messias (hébreu mâchiakh ), Jn 1:42; etc. 3° Noms de localités: Bethzathâ, Jn 5:2; Bethsaïdâ, Mr 6:45,Jn 1:44; Nazarâ et Nazareth, Mt 4:13,Lu 4:16,Mt 21:11; Golgothâ (hébreu goulgôleth), Mr 15:33; Akeldama, Ac 1:19; etc. 4° Phrases diverses: Ephphatâ, Mr 7:34; talitha koum ou koumî, Mr 5:41; êleï, êleï, lemâsabakhtaneï (var. éloï, éloï, peut-être prononciationgaliléenne pour élâhi), Mt 27:46,Mr 15:34; cf. encore 1Co16:22: maranâ thâ =ô notre Seigneur, viens! Mais cette première rédaction araméenne a été très tôtaccompagnée d'une rédaction grecque: simple traduction ou oeuvreindépendante? Nous ne savons. Elle s'explique par la présence, dansles communautés chrétiennes, de nombreux «Hellénistes» ou Juifsd'éducation grecque, qui connaissaient un peu l'hébreu de l'A.T.,mais ignoraient l'araméen. Cette version grecque a seule subsisté;les rédactions araméennes se sont perdues sans retour. Cette originehellénistique explique la présence, dans nos récits, de tournures quitrahissent l'hébreu de l'A.T, plus que l'araméen: leurs auteurs ontainsi laissé transparaître leur connaissance de la langue de l'A.T.S'ils avaient simplement traduit de l'araméen, nous n'aurions dans letexte grec que des réminiscences de l'araméen. 2. La question de la langue maternelle de Jésus se résout dès lorssans peine. Préoccupé de gagner son peuple à l'Évangile, Jésus aparlé à ce peuple dans sa langue, l'araméen, puisqu'à cette époque-làles Juifs ne comprenaient plus l'hébreu. La forme originale araméennedes discours de Jésus est absolument indiscutable: ce n'est que pourelle, du reste, que le témoignage de Papias présuppose une sourcesémitique. L'araméen devenu langue internationale de l'Orient avait aussipénétré en Palestine: les colons installés à Samarie, après la ruinede cette ville en 722, étaient sans doute en grande partie araméens;leur dialecte devint le samaritain. Au temps de Néhémie (vers 430)les Juifs parlaient hébreu entre eux et araméen avec leurs voisins etleurs maîtres: cf. les textes d'Éléphantine, exactementcontemporains, et les fragments araméens d'Esdras et de Daniel. Malgré la défense opiniâtre de l'hébreu, l'araméen devint, déjàau I er siècle av. notre ère, la langue de la population de toute laPalestine. Dès ce moment (cf. la Mischna) l'habitude s'introduisit,dans le culte de la synagogue, d'une traduction araméenne succédant àla lecture du texte sacré que les fidèles ne comprenaient plus. C'estl'origine des Targums (voir ce mot). Cette prédominance de l'araméen en Palestine, déjà prouvée partous les mots sémitiques du N.T. et par le fait que Jn 19:20,Ac22:2 et Josèphe l'appellent «langue des Hébreux» (hébraïsdialektos), l'est encore par l'apparition, à ce moment-là, du néo-hébreu dérivé de la langue de l'A.T., mais dont lacaractéristique est précisément d'être très fortement influencé parl'araméen. Celui-ci s'était quelque peu modifié: outre le samaritain nos doct et suivant nous révèlent la présence, en Palestine, de deuxdialectes, le judéen au midi, le galiléen au nord. On les distinguesans peine dans les textes que nous avons, mais ceux-ci ne datent quedes II e -III e siècle pour le judéen, pour le galiléen des IV e -VIIe siècle Au temps de Jésus les divergences étaient moins accentuées:on reconnaissait bien un Galiléen, à Jérusalem (Mt 26:73), maisà cause de son accent sans doute et non d'une différence essentiellede langage. Les Jérusalémites ont toujours immédiatement et très biencompris Jésus. Le judéen était la langue de la bonne société, desJuifs rigoristes, des écoles et des écrits rabbiniques. QuandTibériade fut devenue le foyer de la culture juive, le dialecte deGalilée devint à son tour langue littéraire, aux IIIe et IV° siècle,mais il s'était déjà modifié depuis l'époque de Jésus. Pour reconstituer la langue maternelle de Jésus, il faut recouriraux documents juifs, aux Targums, au Talmud de Jérusalem, aux«Midraschîm» et, sub-sidiairement, à la Mischna. Le principal de ces guides est le Targum du Pentateuque,d'Onkélos, dont la rédaction définitive est du V e siècle, mais dontle fond primitif remonte au II° siècle. Plus précieux sont encore lesrécits renfermés dans le Talmud de Jérusalem et dans les vieuxcommentaires (Midraschîm) des rabbins. Ces récits, rédigés dans lepur dialecte populaire palestinien, nous sont parvenus à peu prèsintacts et nous conservent comme un parfum de la langue même duSauveur. 3. Depuis l'époque d'Alexandre, le grec qui s'était substitué àl'araméen comme langue internationale, langue des affaires et de lasociété cultivée, était très employé, en Palestine comme ailleurs.Les monnaies des derniers Macchabées portaient des inscriptionsgrecques où ces souverains se donnaient le titre de basileus (=roi): ils prenaient volontiers, comme les grands-prêtres eux-mêmes,des noms grecs (Jason, Ménélaos, etc.), et les inscriptions debeaucoup de sarcophages des environs de Jérusalem nous révèlentl'usage courant de ces noms parmi les Juifs. Les noms des villesfondées à cette époque sont grecs. Les gouverneurs romains seservaient de cette langue avec leurs administrés qui ignoraient lelatin, et presque tous les témoignages de l'occupation romaine enPalestine (les pierres milliaires, par ex.) confirment ce fait. Voirce que nous avons dit des Hellénistes. Cela était vrai de Jérusalem mais aussi, quoique à un moindredegré, de la province, par conséquent de Nazareth, localité voisinede Sepphoris (résidence d'Hérode Antipas) et à proximité des grandesvoies de commerce,--et plus encore de la contrée du lac de Génézarethoù s'étaient établies, dès le III e siècle av. notre ère, descolonies grecques: les inscriptions de cette région, sur les édificesprivés et sur les bâtiments publics, sont toutes en grec. Il est donc fort probable que Jésus a compris le grec, s'il nel'a pas parlé couramment, et que l'Evangile, prêché tout d'abord enaraméen, a été presque aussitôt répété en grec, à l'usage desHellénistes. C'était là le seul moyen de le répandre au dehors. Ilfallait aussi le fixer par écrit pour le préserver des altérations,et cette rédaction ne pouvait guère se faire qu'en grec. Cecin'exclut nullement des rédactions partielles ou totales en araméen(cf. Papias), mais celles-ci ne pouvaient atteindre qu'un très petitnombre de lecteurs. 4. Si l'hébreu n'était plus la langue du peuple, il était encorecelle du culte et des livres sacrés. L'usage de la traductionaraméenne, dans le culte de la synagogue, n'avait pas supprimé lalecture du texte primitif. Au temps de Jésus, les scribes seservaient sûrement de l'hébreu dans leurs discussions sur le texte del'Écriture. Nous avons du reste des preuves de la survivance de l'hébreu endehors de cet usage cultuel et scolaire: non seulement les nomspropres des pierres tombales de cette époque, à Jérusalem, sont ceuxde l'A.T., mais les inscriptions funéraires elles-mêmes sont rédigéessouvent et complètement en hébreu: ceux qui les lisaient étaient donccensés devoir les comprendre. Voir encore les noms de Judas Iskarioth (hébreu Ich Qeriyôt =l'homme de Qerioth), de Gethsémané (gath =pressoir, ou peut-être guê =vallée, et chemanîm plur, de chémèn =l'huile), puis les inscriptionsaux portes des synagogues et, dans la bouche même de Jésus (Jn10:1 13:21 etc.), le mot amen (en vérité), qui est del'hébreu et non de l'araméen, etc. Les spécialistes de cette connaissance de l'hébreu étaient les sôpherîm (araméen, sâpheîn), les scribes (voir ce mot),qui savaient non seulement lire et écrire le texte de l'A.T, maisaussi reproduire à son endroit les commentaires traditionnels. Ceuxqui ne savaient que lire le texte étaient considérés comme designorants, et c'est dans ce sens qu'il faut entendre Ac 4:13.Cette lecture comportait pourtant la connaissance du texteconsonantique et de sa prononciation traditionnelle. Malgré la parenté de l'araméen et de l'hébreu, on ne pouvaitapprendre celui-ci que par les leçons d'un maître. Il existait desécoles déjà en 70 av. J.-C, et il y en eut bientôt en province commeà Jérusalem. La méthode en usage était probablement celle qui s'estconservée jusqu'à nos jours: le maître lisait un verset, que lesélèves répétaient jusqu'à ce que le texte en fût gravé dans lesmémoires, avec la traduction. Il existait sans doute une de ces écoles à Nazareth, mais cen'est pas absolument sûr. Là où elles manquaient il y avait unlecteur de la Loi attaché à la synagogue et qui pouvait inculquercette lecture aux enfants. Comme les rouleaux de la loi étaientrares, c'est à la synagogue que les familles modestes faisaient sansdoute instruire leurs enfants des choses de la religion et del'histoire sacrée. Les parents de Jésus lui ont fait apprendre, dès son enfance, lesprières rituelles en hébreu et les portions de la loi qu'on lisait auculte. On imagine sans peine le zèle que le fils de Marie apportait àcette étude sous la direction de l'humble pédagogue de Nazareth. Al'âge de douze ans, devenu bar-mitsevah (=fils du commandement,c-à-d, admis au nombre des hommes de la communauté), Jésus reste autemple de Jérusalem pour entendre lire et commenter la loi et pour enapprofondir la connaissance: nous ne concevons cette étude de Jésusque fondée sur le texte hébreu des livres saints et non sur uneparaphrase. On a objecté que les citations de l'A.T, dans la bouche de Jésusne présupposent pas du tout la connaissance de l'hébreu. On oublieque celui qui s'appelait le maître du sabbat était aussi le maître dela loi: il en exprimait l'esprit, sans reproduire servilement lesmots mêmes du texte primitif. Voir, fig. 273, un manuscrit araméen. E. G.