JÉSUS-CHRIST (8)

Conclusion. Résumons, au terme de cette étude, notre impression d'ensemble. A ne retenir tout d'abord que les matériaux synoptiques, nousnous sommes trouvés devant une personnalité à la fois très définie ettrès complexe, avec un arrière-fond de mystère. Ce qui lacaractérise, c'est un mélange de qualités contraires qui,habituellement, s'excluent. Comme on l'a remarqué, il y a en Jésusdes éléments des divers tempéraments qu'on a coutume de distinguerchez l'homme, et il en a retenu les qualités, sans y associer lesdéfauts qui en sont normalement l'envers. On a également relevé enJésus l'association de la virilité la plus énergique et de laféminité dans ce qu'elle a de plus délicat: un mélange de tendresseet de force, d'enthousiasme et de pondération dont l'humanité n'offrepas d'autre exemple. Il est difficile de négliger, dans la considération d'une tellevie, ces facultés subconscientes, ou superconscientes, qui jouent untel rôle dans la vie religieuse. Se peut-il vraiment que Jésus n'aitpas connu les extases, les illuminations qui ont été considérées parses plus grands disciples comme un privilège essentiel de leurcondition? Si certains de ses historiens prétendent exclure de sa vietoute exaltation, toute intrusion du monde subliminal, c'est qu'ils yvoient une altération de la personnalité. Même en admettant qu'il ensoit ainsi, cette altération momentanée ne serait-elle pas la rançonde l'inspiration religieuse, qui ne peut, semble-t-il, s'épanouirpleinement sans un bouleversement momentané de l'organisme? L'imageque certains nous donnent de Jésus est celle d'un professeur dethéologie, plus que d'un prophète. Il y a là une déformationprofessionnelle qui ne doit pas nous égarer. Nous pouvons admirer enJésus le triomphe de la raison et de la sagesse, la sérénité dans latempête, dont la scène du lac de Tibériade nous offre le merveilleuxsymbole,--l'équilibre, la maîtrise de soi, l'harmonie. Nous pouvonsdire, avec le P. de Grandmaison, que Jésus n'est pas un héros del'ascèse, mais un homme qui a la paix et qui la donne. Ceci n'empêchenullement les heures d'extase, les visions, les élans prophétiques,les indignations sacrées. Jésus a été au plus haut degré ce quedevaient être ses disciples, et il a concilié leurs facultés, étant àla fois prophète et docteur, annonciateur du Règne de Dieu etlégislateur de l'alliance nouvelle. Son attitude vis-à-vis de Dieu ne ressemble pas à celle descroyants. Il y manque ce trait essentiel de la piété qui est lesentiment du péché. Le besoin de repentance se retrouve chez lessaints du christianisme, et on a pu dire qu'il était la mesure deleur sainteté. Rien de pareil chez Jésus; en face de la mort, iln'éprouve aucun besoin de pardon. Certains traits de son enseignement soulèvent de gravesproblèmes: l'attachement qu'il réclame envers sa personne, sa foi enson retour glorieux, son messianisme en un mot, si étranger qu'ilsoit aux rêves charnels de ses contemporains. On peut résoudre la difficulté de trois manières. Les uns disentque Jésus, s'il n'a péché autrement, et en raison de cela même, apensé et agi avec présomption. D'autres, pour supprimer ladifficulté, suppriment les textes, et font appel,--quant à la royautéde Jésus, à son autorité, au lien personnel qu'il a voulu établirentre lui et ses disciples,--à la communauté créatrice, qu'il estvraiment bien commode de rendre responsable de ce qui, dans lapersonne de Jésus, déborde les cadres de l'humanité. Il y a encoreune autre solution: c'est d'admettre que Jésus avait un caractèreunique, que sa mission était telle que, dans le langage du temps, letitre de Messie convenait seul à le désigner; qu'il a été, sanscomparaison possible avec les autres initiateurs de l'humanité,l'incarnation du divin. Toutefois, les adversaires du christianisme formulent contre ladoctrine de Jésus certaines critiques dont il y a lieu de parleravant de conclure. On reproche à l'enseignement de Jésus d'être étranger à lacivilisation, et en conflit avec elle. L'Évangile, dit-on, méconnaîtle progrès humain. Il ne sait rien de l'art, de la science, de toutce qui embellit le monde et rend l'existence digne d'être vécue. Ilest certain que Jésus s'est placé sur un autre plan. Il n'a pasignoré les réalités de la vie. On voit bien dans les évangiles qu'il aété, d'abord, l'observateur attentif, soit de la vie de la nature,soit de la VI° sociale envisagée dans ses formes les plus complexes.Mais, bientôt, il n'a plus eu le temps de penser à ce qui étaitsecondaire. Il a dû s'attacher à ce qui faisait l'objet propre de samission. Il a fait mieux que de laisser des aperçus d'économiesociale, ou des développements poétiques. Il a jeté les bases d'unesociété nouvelle, et tous les progrès accomplis depuis dix-neufsiècles ont été placés légitimement sous l'invocation de son nom. Lebut final de l'humanité est-il l'épanouissement de la vie matérielleou le développement de la spiritualité? Tout est là. En introduisantsur la terre la vie divine, Jésus a changé la face du monde. Sans doute, l'Évangile ne contient pas une doctrine socialeproprement dite; mais il a restauré la dignité de la personnehumaine. Il a flétri le mammonisme. Il a pris la défense desopprimés. En intégrant dans l'âme humaine la conscience de Dieu, il ya introduit la grande force libératrice et civilisatrice. Jésus n'estpas seulement l'initiateur de la religion définitive dont l'Oraisondominicale est l'expression. Il est le créateur d'une humaniténouvelle, née sous le signe du sacrifice, et qui, ayant appris àaimer ses frères en Dieu, est apte à transformer le monde. Il n'est pas vrai que le christianisme, religion de l'au-delà,ait détourné ses adeptes de la vie terrestre et de ses devoirs. Lesentiment de la responsabilité, qui est l'aiguillon du progrès moralet social, a été renforcé par la vision du Règne à venir. Et le jouroù cette vision a commencé de pâlir, une société nouvelle des enfantsde Dieu, installée définitivement sur la terre, a considéré comme savocation d'y faire prévaloir la loi d'amour. Il est parfaitement vain de prétendre que la morale de Jésus soitune morale d'esclaves. Loin d'énerver l'énergie humaine, elle estune école incomparable d'héroïsme. Elle a formé les plus noblesreprésentants de l'humanité. Sans doute, il ne faut pas isoler la personne historique de Jésuset son enseignement de ce qui a suivi. Le Christ de la foi et leJésus de l'histoire ne doivent pas être séparés. Ce que nous savons de Jésus par les évangile--quelques traits desa vie, quelques fragments de son enseignement, et le récit de samort--ne suffirait pas à expliquer son action, si l'on n'y pouvaitajouter le témoignage de ses disciples. Mais Jésus est toujours là,associé à l'histoire de l'humanité, et continuant de l'attirer versles sommets. Il faut compter, non seulement avec son influence surses premiers disciples, mais avec la vie qu'il mène dans le coeur deshommes, avec cette action prodigieuse qu'exerce, sur l'humanité detous les siècles, le Christ vivant. L'Église chrétienne s'est penchée sur le mystère de Jésus, Ellen'a pas songé à l'expliquer, mais à le définir. Le dogme des deuxnatures a été le résultat de son effort. Il est certain qu'à vouloirmêler l'humain et le divin, on s'expose à des objections auxquellesle dogme est soustrait par l'altitude où il se place, hors del'histoire, à un point de vue qui ne peut être que celui de la foi.Le mystère de Jésus subsiste. La contemplation du héros des évangiless'achève logiquement en adoration. Entre tous ces témoins de Jésus dont la nuée nous enveloppe, il ya un accord merveilleux. Le Christ des évangiles est identique auChrist des apôtres, au Christ de l'Église, au Christ de la foi. C'est un fait inexplicable que cette concordance des âmes,rendant témoignage à Celui qui les a affranchies. Si diverses quesoient leurs interprétations de tels détails de son enseignement,toutes les Églises ont le même Christ. Il y a plus: le Christ est lemême pour toutes les âmes croyantes. Et l'unité du christianisme estlà: dans les transformations spirituelles produites par l'influencemystérieuse de Celui qui a été jadis Jésus de Nazareth et qui estaujourd'hui le Christ de la foi, l'auteur du salut, «le Chemin, laVérité et la Vie»--«Jésus-Christ, le même hier, aujourd'hui,éternellement». BIBLIOGRAPHIE.--La littérature relative aux problèmes de la viede Jésus est si considérable qu'il faudrait un volume pour en donnerla liste.Ici, on se bornera à indiquer: quelques oeuvres qui ont fait époque dansl'histoire des recherches; des travaux qui caractérisent les différentesorientations de la pensée actuelle.I OEUVRES ANCIENNES .-- Vie du Seigneur Jésus, 1858. Renan, Vie deJésus, Paris 1863. Dans la littérature suscitée par ce dernierouvrage, il suffira de citer: Gratry, Réponse à M. Renan, Paris1864; E. de Pressensé, Jésus-Christ, son temps, sa vie, son oeuvre, Paris 1865, 4 e éd. 1873; Schérer, La Vie de Jésus, art. du Temps, reprod. dans Mélanges d'hist, relig., Paris1864, pp. 61-139; Lagrange, La Vie de Jésus d'après Renan, 2 eéd., Paris 1923. F.W. Farrar, Vie du Christ, 2 vol., Londres 1874, trad.fr. de Mme de Witt. Aug. Sabatier, art. Jésus-Christ, dans Encycl. Lichtenb. (a peu vieilli; commeportrait de Jésus, garde toute sa valeur). Le P. Didon, Jésus-Christ, 2 vol., 1891. Edm. Stapfer, J.-C, avant sonministère, Paris 1896; J.-C, pendant son ministère, Paris 1897; La mort et la résurrection de J.-C, Paris 1898. Alb. Réville, Jésus de Nazareth, 2 e éd., Paris 1906. A. Wabnitz, Hist, de la Vie de Jésus, Montauban 1904-1906.II OEUVRES RÉCENTES OUVRAGES CATHOLIQUES.Hermann Schell, Christus, Mainz 1903. L.C1. Fillion, Les étapesdu rationalisme dans ses attaques contre la vie de J.-C, Paris1901; L'existence historique de Jésus et le rationalismecontemporain, Paris 1909. R.P. Léonce de Grandmaison Jésus-Christ, 8 e éd., Paris 1929 (ouvrage caractère nettementapologétique; avec cela, très renseigné).Lebreton, Les origines du dogme de la Trinité, Paris 1910. M.Lepix, Jésus-Christ, sa vie et son oeuvre, Paris 1910-1912.Rousselot et Huby La religion chrétienne, I (dans Christus,Manuel d'Hist, des Religions, Paris 1912). L.C1. Fillion, Vie deN.S.J.C., Paris 1922. Le P. Lagrange, L'Évangile deJésus-Christ, Paris 1930. Le R.P. Pinard de la Boul-laye, Jésuset l'Histoire, 1929; Jésus Messie, 1930; Jésus Messie: leThaumaturge et le Prophète, 1931 (Conférences de Carême , à N.-D.de Paris, éd. Spes) ANGLO-CATHOLICISME .Dr Ch. Gore, Dissert, on Subjects connected with the Incarnation, 2°éd., London 1907 OUVRAGES PROTESTANTS DE NUANCE PLUTOT TRADITIONALISTE .Nath. Schmidt, The Prophet of Nazareth , 1905. W. Sanday,Jesus-Christ (dans le HDB, II, Edinburgh 1899; public, à part sous letitre: Outlines of the Life of Christ, 2° éd. Edinb. 1909). La Mission historique de Jésus, 2:8 éd., Paris 1914. Alex.Westphal, Jésus de Nazareth d'après les Témoins de sa vie, 2 vol.,Lausanne 1914. H.E. Fosdick, The Manhood of the Master (trad.fr.: Jésus Homme, Genève 1920). Henri Bois, La Personne etl'OEuvre de Jésus, Paris 1925. Headlam, Jesus-Christ in theHistory and Faith, London 1925. T.R. Glover, The Jésus ofHistory, London 1926. Marc Boegner, Jésus-Christ, Paris 1930. TENDANCE CRITIQUE PROPREMENT DITE Jésus ou Christ? Essais publiés en supplément du HibbertJournal, Londres 1909. (Cet ouvrage atteste la grande variété despoints de vue; on a prononcé à son sujet, non sans injustice, le motde Tour de Babel. Il y a, au fond, de l'unité dans ces études, faitesd'un point de vue strictement historique, mais avec un réel sentimentreligieux). M. Goguel, L'Apôtre Paul et J.-C, Paris,Leroux 1904; L'Eucharistie, des origines à Justin Martyr, Paris1910; Notes d'hist. évang, (extrait de la RHR), Paris 1927; Introd, au N.T., t. I, Évangile Synopt., Paris 1923; t.II,Le 4 e Évangile Paris 1924; Critique et Histoire, A proposde la Vie de Jésus, Paris 1928; Au seuil de l'Évangile:Jean-Baptiste, Paris 1928; La Vie de Jésus, Paris 1932 (ouvrageparu alors que le présent article était déjà composé). TRAVAUX DE L'ÉCOLE FORMATIVE .Cette école (formge-schichtliche Schule) prétend avoir l'avenirpour elle. Elle substitue à l'histoire de Jésus la tradition relativeà Jésus. Elle s'attache à définir l'évolution des idées dans cedomaine, en insistant particulièrement sur l'influence des rites, quiseraient créateurs de traditions, ou qui, du moins, auraient modeléles traditions existantes. Elle porte atteinte à la stabilitéjusqu'ici reconnue dans la tradition évangélique. D'après elle, ilest impossible d'écrire une vie de Jésus. Les outrances de cetteécole amènent déjà une réaction sensible. M. Bultmann, qui en est lemaître le plus connu, ne retient plus que quelques éléments de lalittérature évangélique. Il est vrai que ces éléments lui suffisentpour reconstituer une physionomie de Jésus qui est toute pareille àcelle que la tradition de l'Église aimait à se représenter.--Noter que les divers articles de M. Goguel dans Rev. Strasb, (qui sont les travaux préliminaires d'un ouvrage dont le vol. I ervient de paraître) reprennent le problème de la vie de Jésus, et lerésolvent positivement, tout en tenant compte des résultats obtenuspar l'école en question. ÉCRITS D'INSPIRATION RATIONALISTE AH. Loisy, Les Évangiles Synoptiques, 2 voL, 1907; Jésus et laTradition Évangélique Paris 1916; Les livres du N.T., Paris1922; L'Évang, selon Marc, Paris 1912; L'Évang, selon Luc, Paris 1924; Essai sur le sacrifice, Paris 1920. Ch. Guignebert, Le Problème du Christ, Paris 1914; Le Christianisme antique, Paris 1921.--Dans cette catégorie rentrent les études sur lecaractère historique ou mythique de la vie de Jésus: P.-L. Couchoud, Le Mystère de Jésus, Paris 1924. Parmi les réfutations M. Goguel, Jésus de Nazareth Mythe ou Histoire? Paris 1925. Les théories de non-historicité, non seulement ne sont pas identiques, mais secontredisent sur des points essentiels. ÉTUDES PSYCHOLOGIQUES (le plus souventarbitraires et contestables).Stanley Hall, Jésus, the Christ (Light of Psychology, New-York1919). G. Berguer, Quelques traits de la vie de Jésus au point devue psychol. et psychanal., Genève-Paris 1920. H.M.