JÉSUS-CHRIST (5)

IV Les moyens d'action. 1. LES MIRACLES.Les évangiles ne renferment pas moins de quarante et un miracles ougroupes de miracles. En les examinant de près, on a pu y pratiquercertaines réductions. L'oreille de Malchus, d'abord: guérisonattestée par une source orale peu sûre (Lu 22:51). Puis lesdoublets de Matthieu Ici, il y a quatre aveugles au lieu d'un seul. Ledémoniaque muet et le possédé aveugle et muet (Mt 9:33 12:22),qui tiennent chez Matthieu la place du démoniaque muet de Luc font doubleemploi. De même l'hydropique de Lu 14:2, et l'homme à la mainsèche de Lu 6:6 et suivants. Il reste un nombre considérable derécits. Ils racontent toutes sortes de guérisons, et des plusextraordinaires qui soient, allant jusqu'aux guérisons de lépreux etaux résurrections. D'abord les guérisons de démoniaques. Satan apparaît dans lesévang, comme l'auteur de maladies: des maladies nerveuses enparticulier. Il est responsable de la paralysie (Lu 13:11,16),mais aussi du mutisme (Mt 12:22); de la cécité; et même, de lafièvre en général (Lu 4:39). C'est une époque de terreur, où ilsemble que le démon ait tout envahi. Jésus considère que sa premièretâche est de combattre Satan en libérant ses victimes. C'est un faità l'abri de toute conteste. L'accusation des Pharisiens: «Il chasseles démons par Béelzébul» ne répondrait à rien si Jésus ne chassaitpas les démons. Et l'histoire de l'exorciste qui chasse les démons aunom de Jésus (Lu 9:49 et suivant) prouve à quel degré denotoriété avaient atteint les guérisons de démoniaques opérées parJésus. Les rabbins pratiquaient largement l'exorcisme. Il y avait làune thérapeutique très en vogue au temps de Jésus. Exclure l'hypothèse du démon n'est pas aussi raisonnable qu'ilpourrait le sembler, quand il s'agit d'un phénomène de doublepersonnalité comme celui du démoniaque de Gadara («Je m'appelleLégion, car nous sommes plusieurs» Mr 5:9). On conçoit très bienque des maladies mentales à crises intermittentes, sans lésionsapparentes, aient été attribuées au démon, et que le malade lui-mêmeen ait eu la persuasion (voir l'histoire de Gottliebin Dittus dans laVie de Jean-Christophe Blumhardt: celui-ci a eu le sentiment d'unelutte, d'un véritable corps à corps, avec l'esprit du mal). Cettepersuasion d'être l'esclave de Satan donne au malade des penséesinfernales. Il y a là une obsession démoniaque, qui peut être chasséepar l'intervention d'une personnalité forte et pure. Il est certain que Jésus a voulu s'attaquer à ces maladies plusqu'à d'autres. Il y voyait une manifestation de l'esprit du mal,auquel il venait arracher son empire. L'action qu'il exerçait sur lesdémoniaques consistait d'abord à provoquer leur rage, dont les accèss'entremêlaient parfois de déclarations qui attestaient laclairvoyance subite de ces cerveaux en délire. «Tu es le Messie!»criaient les démoniaques. Ils étaient seuls à le savoir. Cetémoignage des démoniaques a été contesté par certains critiques; iln'a rien pourtant qui doive étonner. Ce mélange d'attraction et derépulsion qui caractérise l'attitude des démoniaques vis-à-vis deJésus, atteste l'action qu'exerçait sur eux une personnalitésupérieure absolument saine et unifiée. Les évangiles racontent en détail la guérison du démoniaque de lasynagogue, à Capernaüm (Mr 1:23-28), celle du fou deGadara (Mt 8:28,34,Mr 5:1-20,Lu 8:26-39); celle de l'enfantépileptique, à propos de qui Matthieu prête à Jésus ce propos: «Cette sortede démon ne se chasse que par la prière et le jeûne» (Mt 17:21). Jésus a guéri également, au témoignage des évangiles, des maladiesde la locomotion ou des organes des sens qui étaient mises parfois,elles aussi, de façon expresse sous la dépendance de Satan. Notons la perte de sang guérie (Mt 9:20,Mr 5:25), la fièvrede la belle-mère de Pierre (Mt 8:14,Mr 1:30) et encore lesguérisons des lépreux. Sur cette terrible maladie (dans sa formenerveuse ou anesthésique), Jésus a exercé une influence. Des ulcèresont disparu en un instant sans laisser de traces. L'action de Jésus aprovoqué le processus de guérison, avec le concours de la foi dulépreux. Restent les résurrections . Dans le cas de la fille de Jaïrus,Jésus dit: «Elle n'est pas morte: elle dort» (Mt 9:24,Mr 5:39,Lu8:52). On peut parler aussi du cas du fils de la veuve deNaïn, (Lu 7:11,17). Reste l'histoire de Lazare. De toute façon, l'extraordinaire tient une place considérabledans la vie de Jésus. Le miracle, dans la tradition synoptique, n'est pas envisagé sousle même aspect que dans la tradition johannique. Celle-ci considèreles miracles comme des signes de la puissance divine qui était enJésus. Ce sont des moyens dont Dieu se sert pour accréditer Celuiqu'il envoie. Par ces actes de puissance, le Christ manifeste sagloire. Jean n'en raconte pas beaucoup; mais ils ont tous unesignification spirituelle et un caractère merveilleux. Pas deguérisons de démoniaques. Un aveugle-né; un paralytique qui est làdepuis trente-huit ans (Jn 5:5); un mort qui est depuis troisjours au sépulcre; enfin, des transformations de substance: les nocesde Cana, la multiplication des pains. A la lumière de ces actes,Jésus apparaît comme le roi de la nature, l'Être divin qui, dans sonhumilité apparente, continue de manifester sa gloire. Il en estautrement de la tradition synoptique. Celle-ci laisse de côté lesleçons spirituelles qu'on peut retirer de tel ou tel miracle. Ce nesont pas des symboles, des illustrations de vérités spirituelles. Cesont des actes de charité. Jésus a une puissance divine qui est en lui, qui peut même semanifester sans qu'il l'ait voulu, comme un simple rayonnement de sonêtre (Mr 5:30). Cette puissance, il se refuse à l'employer pourlui-même. S'il la fait servir généreusement à soulager la souffrancehumaine, c'est par pure charité, sans aucun dessein d'utiliser sesguérisons à fonder sa royauté. Au contraire, il fait ce qu'il peutpour que les bénéficiaires de son initiative miséricordieuse gardentle silence sur son intervention, quand celle-ci est particulièrementextraordinaire (guérison d'un lépreux, rappel à la vie de la fille deJaïrus). Sauf dans le cas du possédé de Gadara, il ne songe pas àprendre de telles précautions quant aux guérisons de démoniaques.Elles sont un élément normal de son ministère. Elles sont dans laligne de son programme, puisqu'il vient combattre Satan. Et, sansdoute, elles ont contribué à lui amener les foules; mais ce n'étaitpas le but qu'il poursuivait. Il y a encore d'autres miracles de Jésus: des manifestationsd'une force qui contredit apparemment la nature, et qui l'oblige àservir ses desseins. Il y a notamment la tempête apaisée (Mr4:35,41), la multiplication des pains (Mr 6:30-44), la marchesur les eaux (Mr 6:47,52).Quant aux miracles de guérison, la réponse de Jésus aux envoyés deJean-Baptiste semble indiquer qu'il leur attribuait parfois unevaleur apologétique (Mt 11:2-6,Lu 7:18-23). Certains auteurs ontessayé de spiritualiser cette énumération des oeuvres de miséricordeaccomplies par Jésus. Sans doute, on peut entendre métaphoriquementce qui est dit des sourds qui entendent et des aveugles quirecouvrent la vue.Mais quand il est question des oeuvres du Messie, il est malaiséde ne pas entendre les choses au sens littéral. Les chosesextraordinaires dont Jésus parle font songer à la prophétied'Ésaïe (Esa 61:1). Il annonce donc au Baptiste: que les temps messianiques approchent; qu'il est le Serviteur de l'Éternel dont a parléle prophète.S'il attribue à ces actes une importance considérable, c'est parceque cet afflux de puissance atteste la proximité du siècle futur. Detelles oeuvres ne suffiraient pas à le faire reconnaître comme leMessie. Nul doute que le Messie ne doive en accomplir de semblables;mais à cette époque, des actes de cet ordre ne sont pas tenus pour siextraordinaires. Ce n'est pas encore le signe du ciel qu'onréclame du Messie, et que Jésus se refusera toujours à donner. Les frontières du réel, en ce temps-là, ne sont pasrigoureusement circonscrites. On vit dans la croyance au merveilleux.La foi peut à tout instant se développer sans être contrariée par lafroide raison. Et cette acceptation de l'extraordinaire fait reculerles limites du possible. A cela, il faut ajouter l'action d'un êtresaint. Si des personnalités consacrées à leur idéal, et agissant avec laforce que leur donnait la communion du Sauveur, telles queJean-Christophe Blumhardt, le curé d'Ars, le P. Jean de Cronstadt,ont pu au siècle dernier accomplir des guérisons miraculeuses,comment ne pas admettre que Jésus ait possédé un tel don? Il neguérissait pas d'après un plan prémédité. Parfois, il semble qu'iln'ait guéri qu'à regret, et comme contraint par les requêtes dont ilétait assiégé. Ses miracles étaient des actes d'amour, quimanifestaient sa charité humaine et non sa gloire divine. En général,il agissait sans le secours de remèdes matériels, par sa seulevolonté, et au besoin à distance: ainsi dans le cas du serviteur ducenturion (Mt 8:5,Lu 7:2), dans celui de la fille de laCananéenne (Mr 7:24-30). Parfois cependant, il a employé desremèdes d'aspect matériels: ainsi, la salive, pour guérirl'aveugle (Mr 8:22,26) et le sourd-muet (Mr 7:31-37). Avecou sans remède apparent, c'était la foi qui agissait. Il nous est ditqu'à Nazareth, il ne put guérir personne «à cause de leurincrédulité» (Mr 6:1,6). Là-bas, il était le «fils de Joseph».Il lui est arrivé de guérir à cause de la foi de ceux qui assistaientun malade. Mais il n'est pas dit que le malade n'ait pas partagé lafoi des siens. Il est remarquable que la critique rationaliste admetteaujourd'hui la possibilité de guérisons merveilleuses, du moment oùla confiance du malade y peut jouer un rôle. Les guérisons desdémoniaques (en désignant par ce nom des malades atteintsd'affections nerveuses et de troubles cérébraux) ne font de doutepour personne. 2. L'ENSEIGNEMENT. (a) La forme. Le terme de parabole est employé sansexplication dans les évangiles, à propos de l'enseignement de Jésus.Marc dit, par ex.: «Il leur donnait beaucoup d'enseignements enparaboles» (Mr 4:2). Le mot grec parabole est une traduction de l'hébreu mâchai Le machal est une forme de discours dans laquelle on fait unecomparaison; parfois une sentence très courte, comme celles que noustrouvons dans les Proverbes. Salomon, nous dit le livre des Rois, ena prononcé trois mille (1Ro 4:32). Or, les évangélistes ontconfondu la parabole grecque, qui est une énigme, avec le machal.Ceci apparaît clairement chez Jean, où l'on voit Jésus s'exprimerd'une façon symbolique et les disciples lui dire: «Maintenant, tuparles ouvertement, tu ne dis pas de paraboles» (Jn 16:29). Déjà, chez Marc, nous trouvons le refrain: «Que celui qui a desoreilles pour entendre, entende!» et la terrible parole: «Afin qu'envoyant de leurs yeux, ils ne voient point, qu'en entendant de leursoreilles, ils n'entendent point» (Mr 4:12) Quand il est dit queJésus, après avoir exposé publiquement sa doctrine en forme deparaboles, expliquait tout en privé à ses disciples (Mr 4:34),ceci montre bien que les paraboles sont considérées comme des allégories, c'est-à-dire comme des discours figurés quiprésentent à l'esprit un sens caché sous le sens littéral (défin. deDarmesteter-Hatzfeld). En réalité, les paraboles sont tout autre chose. Ce sont descomparaisons, des exemples, qu'il faut prendre dans leur sensnaturel. Elles font intervenir des personnages, des situations quipeuvent être réels. La leçon a en tirer est en général spirituelle. Les fables, au contraire, peuvent faire intervenir des animaux,des végétaux, et les faire discourir dans des situations imaginaires.La leçon a en tirer est en général morale.Le type de l'allégorie, c'est le Voyage du Chrétien, ou encore le Roman de la Rose, où les vertus et les vices sont figurés par despersonnages. Les allégories ont besoin d'explication. Or, nouscomprenons les paraboles sans explication. Deux paraboles seulementsont expliquées dans les évangiles: le Semeur et l'Ivraie; etl'explication est superflue. L'allégorie est chose savante et artificielle. On s'y donnebeaucoup de mal pour peu de résultat. Jésus n'avait pas le temps decomposer des allégories. L'image, pour faire son effet, doit êtrecomprise: au sens propre dans la parabole, au sens impropre dansl'allégorie. En style allégorique, il sera parlé du levain desPharisiens; en style parabolique, du levain qui fait lever toutela pâte. La parabole n'a pas à être résolue comme une énigme. Ellea pour mission de faire pénétrer une idée en la rendant en quelquesorte sensible. Elle n'a pas à être interprétée, mais appliquée. On distingue, dans les évangiles, trois sortes de paraboles. Il y en a une trentaine qui sont de simples comparaisons;l'aveugle qui veut conduire un autre aveugle (Mt 15:14); lalumière sur le chandelier (Mr 4:21); l'oeil qui est la lumièredu corps (Mt 6:22), les vieilles outres et le vieil habit (Mr2: et suivant); l'arbre et les fruits (Mt 7:16-20 12:33-37),etc. Viennent ensuite les paraboles proprement dites. Ici, il nes'agit plus de choses qui arrivent constamment, mais d'histoirescomposées dans un dessein didactique. Le principe fondamental dontelles s'inspirent, c'est l'unité du monde spirituel et de la nature.Les lois de la vie trouvent leur explication dans l'ordre religieux.C'est ce qui fait la supériorité des paraboles de Jésus sur cellesdes rabbins et même sur celles de l'A.T,. (cf. 2Sa 12:1,Esa5:1,7) Les paraboles ont été prononcées dans des circonstancesdéterminées que nous ignorons, d'où certaines obscurités. La tâche dulecteur est de dégager l'enseignement central, au lieu de se perdredans des détails qui sont là pour encadrer la leçon et non pourdisperser la signification de l'histoire. Ceci étant, les paraboles proprement dites sont:

l'Ami importun (Lu 11:5-8);le Juge inique (Lu 18:1-8);le Serviteur impitoyable (Mt 18:21-35);le Semeur (Mr 4:3,9);les paraboles du Règne de Dieu (Mt 13,Mr 4:26-29);la Brebis et la Drachme perdues,l'Enfant prodigue (Lu 15);l'Économe infidèle (Lu 16);les Vignerons (Mr 12:1-12);les Ouvriers (Mt 20);le Festin (Mt 22);les Dix Vierges (Mt 25:1-13);les Talents (Mt 25:14-30).
En troisième lieu, nous trouvons dans les évangiles une série derécits dont les données sont déjà d'ordre religieux, et qui sontpropres, tels quels, à servir d'exemple. Ils démontrent une véritégénérale en racontant une histoire particulière.
Le Bon Samaritain (Lu 10:29-37);le Pharisien et le Péager (Lu 18:9-14);le Riche insensé (Lu 12:16,21);Lazare et le Riche (Lu 16:19-31).
Il faut mentionner enfin les allégories de Jean (Jn 10:1-16 15:1). Les premiers chrétiens ont tenu les paraboles pour desallégories. C'étaient des Juifs. L'endurcissement de leur peuple, quiavait persisté malgré l'enseignement si populaire de Jésus, leursembla un tel mystère, qu'ils ne purent se l'expliquer que par uneintention divine (c'est la théorie de l'apôtre Paul dans Ro11:7,10). Ce qui était une conséquence non voulue devint une finpoursuivie, conforme à l'ordre providentiel. C'est ainsi qu'on aentendu une parole de Jésus sur le mystère du Royaume de Dieu Elle a été mise en rapport avec une parabole qui n'avait rien demystérieux: le Semeur. Que l'allégorie se soit glissée de très bonne heure dans lesparaboles, que Jésus lui-même y ait eu recours, c'est ce dont on nepeut guère nier la possibilité. On sait l'opinion très catégorique del'homme le plus compétent en la matière, Adolf Julicher. «Jésus,dit-il, n'a négligé aucun moyen de faire pénétrer la Parole de Dieudans le coeur de ses auditeurs; seule, l'allégorie, qui ne révèle pasmais qui cache, qui n'unit pas mais qui sépare, qui ne convainc pasmais qui repousse,--le plus clair, le plus puissant, le plus simplede tous les orateurs ne pouvait l'utiliser pour ses fins.» C'est très juste en principe; un peu exagéré toutefois. Même dansla parabole du Semeur, il n'est pas absolument nécessaire que desgraines tombent parmi les épines, d'autres sur le sol pierreux. C'estdéjà l'allégorie qui commence. Les invraisemblances que renfermentcertaines paraboles sont le résultat de l'allégorisation du thèmeinitial. Ainsi, quand le roi de la parabole fait la guerre aux gensqui ont décliné son invitation, et brûle leur ville (Mt 22:7);ou quand l'homme qui n'a pas d'habit de noces est jeté dans lesténèbres du dehors, parmi les pleurs et les grincements dedents (Mt 22:13). C'est être trop puriste que de dire: Jésus n'apu raconter cela. Quoi qu'il en soit, la valeur esthétique des paraboles estincomparable. S'il s'y trouve des traces d'adaptation à l'usagecatéchétique, ou des ornements qui sont le fait des traducteurs, ceque le travail de la critique en dégage, c'est un pur diamant. Legenre littéraire existe ailleurs; mais il n'y a qu'à comparer lesparaboles chrétiennes aux fables du Lotus, produit de l'imaginationdémesurée du monachisme bouddhique, ou aux froides allégories desrabbins, pour apercevoir le caractère unique des paraboles del'Évangile. (b) Le contenu. Dieu Il ne paraît pas indiqué de grouper les principaux thèmes del'enseignement de Jésus autour de la rubrique générale du Royaume deDieu (voir art.). Ce terme n'est pas nouveau à l'époque (sans êtred'une application courante), et il n'est pas ce qu'il y a de pluscentral dans l'Évangile. Sans doute, Jésus a parlé de la royauté deDieu. Il l'a appelée de ses prières. Il a considéré que c'était satâche d'en préparer la venue. Mais cela, Jean-Baptiste l'avait penséavant lui. Pourtant, Jean-Baptiste appartenait encore au passé. Enquoi consistait donc l'ère nouvelle? Devait-elle apporter à l'humanité un Dieu nouveau? Oui et non (voir Goguel, Le Dieu de Jésus, Paris 1929).L'apologie d'autrefois attribuait à Jésus, sans aucune réserve, larévélation du Dieu Père. Il y avait là une grosse exagération. Le mot Père est familier au rabbinisme tout comme à l'ancien Israël.Toutefois, dans le langage des Juifs, il comporte une idée desouveraineté qui paraît étrangère à l'Évangile, ou du moins, quireste à la surface des choses. Le Père, dans le judaïsme, c'est lemonarque divin. «Un fils honore son père, dit Malachie; un serviteur,son maître. Si je suis Père, où est l'honneur qui m'est dû?» (Mal1:6). Les termes de Père et de Roi alternent dans la grande prièrejuive, le Chemoné Esré. Sans doute, l'individualisme religieux afleuri chez les prophètes et dans les Psaumes. On trouve chez euxl'expression classique de la foi et de l'amour pour Dieu. Toutefois,chez les plus grands, la note dominante est celle de la visiond'Ésaïe: l'effroi devant le mystère; et c'est plutôt, pour emprunterle langage d'un théologien d'aujourd'hui, le mystère qui faittrembler que ce n'est le mystère qui fascine. Le Dieu desprophètes, c'est le Dieu personnel et saint. Tel est aussi le Dieu de Jésus. Et, en ce sens, Jésus est bienl'héritier de l'A.T. Mais il ajoute une note d'intimité qui lecaractérise. Il n'y a pas, dans les évangiles, une doctrine de Dieu,bâtie suivant les règles de la logique. Il y a Dieu. Élaborer unethéodicée? A quoi bon? Jésus vit de Dieu. Et son Dieu, le Dieuproche, le Dieu qui est amour, est autre chose encore que le Dieupersonnel et saint. Dieu est le Père. Cette expression a perdutout caractère national. Elle ne comporte plus aucune limiteethnique. L'amour de Dieu s'étend à toutes ses créatures. Il débordeles cadres de l'humanité: il s'intéresse aux moineaux et aux fleursdes champs. A plus forte raison Dieu se soucie-t-il des êtres faits àson image, et ceci, sans aucune restriction. Évidemment, il y a laparole: «Je ne suis envoyé qu'aux brebis perdues de la maisond'Israël» (Mt 15:24). Il y a l'avertissement aux envoyés deJésus: «N'allez pas chez les païens. N'allez pas chez lesSamaritains» (Mt 10:5). Question de méthode, de sage division dutravail, économie des forces qui ne doivent pas se disperser en vain;mais sans rien qui vienne circonscrire l'horizon de Dieu et limiterses ambitions aux possibilités actuelles de son Envoyé. Il y aura des étapes dans la conquête du monde par Dieu. Lepremier objectif, c'est Israël. Les enfants d'Abraham ont dans lecoeur du Père un droit de primogéniture. Mais la foi des païensefface tous les intervalles. «Il en viendra d'Orient et d'Occident,du Nord et du Midi, qui seront à table avec Abraham, Isaac et Jacobdans le Royaume des Cieux» (Mt 8:11). Cette foi, Jésus l'aconstatée chez la Cananéenne (Mr 7:26 et suivants) comme chez lecenturion de Capernaüm (Mt 8:5 et suivants). Il l'a admirée, etsans doute elle a découvert devant lui les perspectives de l'avenirmissionnaire. L'Évangile de Jésus n'accorde, dans son principe,aucune place aux considérations ethniques. Celui qui fait la volontédu Père montre par là qu'il est un enfant du Père et un frère deJésus (Mt 12:50,Mr 3:35). Et si le Père est bien le Berger quicherche sa brebis perdue, n'est-ce pas faire entendre qu'à ce droitde primogéniture succède une préférence accordée à la souffrancehumaine, et même au péché de l'homme, sur la justice des satisfaits? L'unité de cette doctrine est si forte, que l'occasion de pécher,la tentation elle-même, se trouve dans la dépendance de cepouvoir dominateur, à la fois saint et aimant, d'un Dieu qui conserveen toutes choses l'initiative souveraine. Mais toutefois, cette unitén'est qu'apparente, car Dieu est l'Être saint qui a horreur du mal.Il est le Berger qui va chercher sa brebis au désert: ce n'est paslui qui la mènerait aux abîmes. Son initiative s'exerce dans le sensdu salut de l'homme: elle est incompatible avec un entraînement aumal. Sans doute, il faut admettre ici la possibilité d'une permission. Dieu peut permettre que l'homme tombe dans latentation, comme il peut permettre que le moineau tombe du nid. Son action s'exerce toujours dans le sens du bien. Il peut laisserlibre cours au mal ou à la souffrance; ce n'est pas qu'il lesveuille. Sa volonté se confond avec celle de Jésus qu'il envoie.Jésus lui obéit: or, son obéissance le porte à combattre lasouffrance sous toutes les formes. C'est sa mission. On voit ce qu'il faut penser de l' «optimisme» évangélique. Sansdoute, Jésus montre l'amour de Dieu se révélant dans la nature. Aurègne du caprice ou de la fatalité se substitue le règne de l'amour.Jésus retrouve les traces de la sagesse et de l'amour du Père dansl'éclat des lis des champs, qui sont les anémones rouges desprintemps galiléens, comme dans l'humble existence des oiseaux duciel, que le Père céleste nourrit. «Deux moineaux, demande-t-il, nese vendent-ils pas un sou? et il n'en tombe pas un seul à terre, sansvotre Père...Ne craignez donc rien: vous valez plus que beaucoup demoineaux» (Mt 10:29-31). Si Jésus ne retient ici que l'aspectlumineux des choses, c'est qu'il interprète la nature qui l'environneà la lumière de sa propre vie intérieure. Mais il n'ignore pas lesaspects sombres de la réalité. Son optimisme est fait nond'ignorance, mais de confiance en Dieu, dont l'amour aura le derniermot. Le monde des paraboles nous montre Lazare agonisant sur lesmarches du palais du riche; ou encore, le serviteur à qui son maîtrea remis sa lourde dette, prenant à la gorge son compagnon de service,et lui disant: Paye ce que tu dois! Il y a dans ce monde desscandales, et d'une telle portée, qu'il faudrait mettre une meule aucou de l'auteur du scandale, et le jeter au fond de la mer (Mt18:7). Il y a des cambrioleurs qui percent les maisons (Mt24:43,Lu 12:39), et des attaques à main armée, le long desroutes (Lu 10:30). On y voit des tyrans, qui exigent de ceuxqu'ils oppriment le titre de bienfaiteurs (Lu 22:25 et suivant).C'est un monde où les oiseaux ne tombent pas du nid sansl'intervention du Père; mais dans ce monde, on emprunte de gré ou deforce (Mt 5:42), on trompe, on vole, il y a entre proches desconflits d'intérêts; les faits-divers sanglants s'ymultiplient (Lu 13:3 et suivant). Même les transformationsapparentes des âmes ne préservent pas des rechutes (Mt12:43-45). Mais c'est un monde derrière lequel Dieu est à l'oeuvre.Il ne préserve pas les siens de la souffrance: au contraire, lespersécutions seront leur lot; mais ils ne doivent pas craindre ceuxqui peuvent tuer le corps et ne peuvent tuer l'âme. Le seul qu'ilfaille craindre, c'est celui qui peut perdre l'âme et le corps dansla géhenne (Mt 10:28). Les adversaires de Jésus pourronttorturer ses disciples: ils ne les sépareront pas de Dieu. On s'est demandé si Jésus considérait la filiation divine del'homme comme d'ordre naturel ou s'il l'envisageait comme un étatsurnaturel, auquel on arriverait par le libre choix de Dieu. Est-onfils de Dieu par grâce ou par nature? Les penseurs qui font del'homme un fils de Dieu sont les représentants de la sagesse grecque.Le judaïsme n'envisage pas ainsi les choses: il place Dieu trop hautet trop loin. Et Jésus, qui vit de cette réalité immédiate qu'est laprésence de Dieu en lui, reste sur le terrain du judaïsme enaffirmant le choix de Dieu qui fait de l'homme son fils (Lu10:20). Ici, ce n'est pas la nature de l'homme qui intervient; c'estle pardon de Dieu. L' homme; la conversion Quelle opinion l'Évangile a-t-il de la nature humaine? Il la metaussi haut que possible. L'enthousiasme de Jésus, quand il parle del'homme, surpasse celui du psalmiste s'écriant: «Tu l'as fait à peineinférieur à Dieu: tu l'as couronné de gloire et de magnificence»(8:6). «Que servirait à un homme de gagner le monde entier, demandeJésus, s'il perdait son âme? Que peut donner un homme en équivalentde son âme?» (Mr 8:36 et suivant). Si l'équivalent de l'âmen'existe pas, c'est qu'elle est fille de Dieu. Ceci ne s'accorderait guère avec cette extrême dépréciation del'homme qui est impliquée dans la doctrine du péché originel. Et defait, cette doctrine ne se trouve pas dans l'Évangile. Jésus dit: «Jene suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs» (Mt9:13,Mr 2:17,Lu 5:32). On s'est demandé si ce n'était pas ironie.Mais ce qui, sûrement, n'est pas une ironie, c'est cette autreparole: «L'homme de bien tire de bonnes choses de son bon trésor;mais le méchant tire de mauvaises choses de son mauvaistrésor» (Mt 12:35). Il y a donc des gens de bien. C'est quel'Évangile ne fait pas sur la nature humaine des théories abstraites.Il observe les faits. Il constate qu'il y a des actes de vertu. Iladmet l'existence d'un oeil intérieur (Mt 6:23), qui n'est pasnécessairement obscurci. Il ne dit pas, comme le dira l'apôtre Paul,que la Loi est là pour donner la connaissance du péché. Il croit à lapossibilité de satisfaire, dans tel cas déterminé, aux exigences dela Loi. A celui qui l'interroge sur les conditions de la vieéternelle, Jésus dit: «Fais ceci, et tu vivras» (Lu 10:28). Ilenvisage même la possibilité, pour ses disciples, de surpasser lajustice des Scribes et des Pharisiens (Mt 5:20). Mais il n'excepte personne de la nécessité de la repentance. Ilreprend l'enseignement qui était celui des prophètes, et auquel lemessage du Baptiste a donné un relief nouveau. Il y a entre sapersonne et celle de Jean un contraste extérieur; mais vis-à-vis del'âme, il a les mêmes exigences. Il est venu sauver ce qui étaitperdu, et il dit à ses auditeurs: «Si vous ne vous repentez, vouspérirez tous» (Lu 13:2,5). On ne voit nulle trace dansl'Évangile d'une morale fadement sentimentale, annonçant un pardonsans repentir. Jésus vient dans des temps tragiques, et sans doute,pense-t-il, à la fin des temps. C'est pour son peuple la dernièreoccasion de se convertir avant la ruine. Sa prédication se rapportetoute à la repentance. Ses guérisons elles-mêmes ont pour but deremuer dans les âmes le regret de leurs fautes et de leur communiquerune terreur sacrée, en leur donnant la sensation que le divin s'estapproché d'elles. Si Tyr et Sidon avaient été témoins de ces choses,«elles se seraient repenties en prenant le sac et la cendre» (Mt11:21). Jésus veut qu'on passe par la porte étroite et le chemin étroit.Et il insiste sur le petit nombre de ceux qui y passent (Mt7:13,Lu 13:23). Son optimisme se résout ici en pessimisme. Mais ilexerce sur ceux qui l'écoutent une action thérapeutique, au sensmoral comme au sens matériel. Il pardonne les péchés. Et dans cepardon, il y a plus qu'une simple façon d'absoudre le péché. Il leguérit par la parole de pardon elle-même. Ainsi, il sauve (le motaraméen akhi, que Jésus a employé, signifie donner la vie: soitcelle du corps, soit celle de l'âme). En tout ceci, il y a une foipuissante en l'humanité, même morte: Jésus affirmant qu'il peutpromouvoir, effectivement, ceux auxquels il s'adresse, à la dignitéde fils de Dieu. Dans cette phase de sa prédication, Jésus ne subordonne à aucunecondition la réconciliation de l'homme avec Dieu. Il fait entendreaux hommes l'appel de l'amour divin, et cela suffit. Mais il fautpasser par une crise. Et cette crise est une mort. Il faut mourir àsoi, pour renaître. Le commentaire naturel des Synoptiques, c'est laparole que le Christ johannique adresse à Nicodème: «Si un homme nenaît de nouveau, il ne peut voir le Royaume de Dieu» (Jn 3:3).Il n'y a ici aucune complaisance envers le mal. La vie humaine est undrame où le ciel et l'enfer s'affrontent. La repentance dont il est question dans l'Évangile, la techoubâ, était envisagée par les rabbins comme la condition dusalut. Le judaïsme n'avait pas une doctrine formelle du péchéoriginel. Il considérait que le coeur de l'homme était le théâtred'un conflit entre le bon penchant (jézer hattôb) et le mauvaispenchant (jézer hâra). Mais, étant donnée la faiblesse invétéréede l'homme, l'instinct mauvais dominait. Le judaïsme, dès lors,percevait le tragique de la vie. Seulement il y associait lapénitence, qui, selon lui, préexistait au monde, et pouvait restituerà l'homme sa gloire perdue. La synagogue concentrait son effort depénitence sur la fête de Kippour. Là, par le moyen de la confessionet du jeûne, le peuple effaçait ses péchés. A cette nécessité de larepentance, Jésus n'a rien changé. Mais il a intériorisé lapénitence. Loin d'en faire un ensemble d'actes extérieurs, il y a vul'acte initial et essentiel par lequel l'âme se tourne vers Dieu.S'il ne confirme pas le rite ancien, c'est qu'il se met d'emblée surun autre terrain. Ce qu'il veut provoquer, c'est un sentiment plusqu'un acte rituel, et il n'attend pas pour cela la fête de Kippour. La pénitence, d'ailleurs, ne saurait suffire. La dette contractéepar l'homme vis-à-vis de Dieu est de telle nature, qu'elle ne peutêtre réglée par des prestations. Il y faut le pardon de Dieu. Cepardon laisse subsister l'offense dans sa gravité tragique. Elle nesaurait être réparée par la bonne volonté de l'homme: il faut pourl'effacer un miracle de la grâce. Mais le pardon que Dieu offre aupécheur est instantané et complet. Il est gratuit. Si l'enfantprodigue a offert de réparer sa faute en acceptant d'être traitécomme un journalier de son père (Lu 15:19), on ne voit pas quele père ait songé à accepter cette réparation. Le pardon divinapparaît illimité. Tel doit être, pratiquement, le pardon que l'hommeaccorde à l'homme. Or, le repentir de l'homme est déjà une réponse àl'initiative divine, c'est une décision que l'homme prend de seconfier à la grâce d'un Dieu de miséricorde. «Ta foi t'a sauvé.» Danscette déclaration de Jésus aux malades de l'âme comme aux malades ducorps, tout est contenu. La délivrance vient de Dieu: il a la volontéde guérir, comme il a celle de pardonner. Cette loi du pardon, queJésus va proclamer comme devant régir désormais les relationshumaines, elle est valable pour Dieu avant de l'être pour l'homme. Ainsi, Jésus n'affaiblit rien des exigences divines. Il affirmel'universelle obligation de la pénitence. Mais ce n'est pas sur ellequ'il compte pour sauver, c'est sur la miséricorde infinie qui faitlever son soleil sur les bons et sur les méchants et qui, lorsquel'homme répond à son initiative, fait de lui un fils de Dieu, lerétablissant dans sa dignité perdue. L'Évangile n'a rien de cettefadeur souriante que lui attribuaient volontiers ceux qui ont parléde l'idylle galiléenne. C'est un appel à la conscience, poussé endes temps tragiques. Il faut que l'âme se décide pour ou contre Dieu.L'alternative, c'est la mort ou la vie. L'enseignement des deuxchemins existait dans le judaïsme. Mais ici, nous n'avons pas affaireaux exhortations d'un moralisme assez plat. Nous sommes devant larévélation d'un Dieu de pardon. Elle emprunte sa solennité auxcatastrophes pressenties du peuple élu. Le pardon de l'homme prendmodèle sur le pardon de Dieu. La dette humaine est sans limites. Cesont les dix mille talents (Mt 18:24), c'est la somme que ledébiteur ne trouvera jamais. Mais Dieu consent à se contenter durepentir. L'Évangile constate que la faiblesse humaine est sujette àdes rechutes. Il ne place pas l'homme devant un pardon unique, maisdevant une volonté constante de pardonner (Mt 18:21, cf. Lu17:3). Toutefois, l'acte initial de pardon produit une guérison. EtJésus dit au malade comme au pécheur: «Ta foi t'a sauvé.» «Tes péchéste sont pardonnes.» (Mt 9:22,Mr 5:34 10:52,Lu 7:48,50 17:19). Jésus demande à ses auditeurs, pour que son oeuvre de saluts'accomplisse, la foi. C'est elle qui rend la repentance efficace;car il n'est pas de repentance sans la croyance à la possibilité dela guérison, et c'est cette croyance qui est la foi. La foisuppose-t-elle de plus un élément purement intellectuel? On l'acontesté, en se fondant sur l'histoire de la pécheressepardonnée (Lu 7:36-50). Il est certain que Jésus, en principe,ne demande pas à son disciple autre chose que de croire au pardon.Mais c'est beaucoup. Croire au pardon, au sens où Jésus l'entend,c'est croire à un pardon qui est une guérison de l'âme: c'estaffirmer un miracle de Dieu. Et ceci suppose une grande confiance enJésus, qui assure l'homme de son pardon. Jésus dit que, si l'on a dela foi gros comme un grain de moutarde, et qu'on dise à cettemontagne: «Ote-toi de là et jette-toi dans la mer», elle s'yjettera (Mt 17:20,Lu 17:6). On ne voit pas comment une foi quidéveloppe une telle puissance se passerait d'éléments intellectuels.Cette foi suppose, non que l'on entende manoeuvrer Dieu à sa guise,mais qu'on s'appuie à la volonté divine considérée comme sage etaimante, et qu'on ait, en somme, Dieu derrière soi. La foi del'Évangile qui a Jésus pour sujet, disent certains, est distincte dela foi de l'Évangile qui a Jésus pour objet. Mais lorsqu'il estquestion de la foi, elle a toujours pour objet Jésus, ou Dieu àtravers Jésus. La prière et le culte Comment cette relation entre Dieu et l'âme va-t-elle s'affirmer dansla vie quotidienne? L'exemple de Jésus le montre. Si le christianismeest, comme l'a dit un théologien, «la religion de la prière», c'estl'oeuvre de Jésus. Il n'y a pas de point où il ait davantage innové.Partout ailleurs (sauf dans le Ps 73), la prière tend à utiliserla puissance divine pour l'accomplissement des desseins de l'homme.Elle se sert du Dieu qu'elle sert. Pour agir plus efficacement surlui, elle multiplie les «vaines redites». Il en est ainsi, trèsparticulièrement, en Israël. Qu'on songe au Chemonê Esré, lagrande prière de la Synagogue, dont les dix-huit demandes sontrépétées trois fois par jour...«Celui qui fait de longues prières,disait un rabbin, ne reviendra pas à vide.» La prière juive est uneoeuvre méritoire. L'Oraison dominicale, par sa brièveté même, traduitadmirablement la relation filiale que Jésus est venu créer entrel'homme et Dieu. Ce ne sont pas les paroles qui sont nouvelles. Elles ont desparallèles dans les prières de la Synagogue. C'est l'attitude qui estnouvelle. Tous les éléments artificiels de la prière juive ontdisparu. La prière est une adhésion à la volonté du Père. Elle élèvel'âme sur le plan divin; elle la met à l'unisson des intentions duPère; et par là, elle fraye la voie au Règne de Dieu. Hoeffding a pudire que la prière de Gethsémané était la parole religieuse la plusprofonde qui ait jamais été dite. Ce n'est pas seulement àGethsémané que Jésus a dit cette parole. Elle est un élément del'Oraison dominicale. Celle-ci est donc bien la prière personnelle deJésus. Il a pu demander, en communion avec la race humaine qu'ilvenait sauver, et pour elle, le pardon. Avant tout, il est questionici de Dieu et de son Règne. Mais on voit bien que ce n'est pas larévolution cosmique qui est au premier plan. C'est la souverainetéactuelle et intérieure du Père céleste, qui doit s'achever par latransfiguration de l'univers. L'Oraison dominicale n'est passeulement adhésion à la volonté divine. C'est une requête. La prièrepeut modifier les desseins de Dieu; elle entre en ligne de comptedans ses délibérations. C'est le paradoxe de la prière chrétienneque, tout en faisant à Dieu le sacrifice de ses désirs, elle luidemande de les exaucer. Elle est une requête, et une requête ardente,comme le montrent les paraboles de l'ami importun (Lu 11:6-8) etde la veuve qui supplie le juge inique (Lu 18:1-5). Mais elleest une requête filiale, où l'imploration se soumet d'avance à lavolonté mystérieuse du Père. La prière est donc autre chose, encore, qu'une méditation surl'amour de Dieu. Assurément, l'oraison d'union y tient une grandeplace. Marie a choisi la bonne part (Lu 10:42). Mais la prièrepeut être aussi une demande, et qui va jusqu'à l'importunité (Lu11:8 18:5). Cette demande, toutefois, est déjà intercession. Elleest une force active au service du Règne de Dieu. Et il n'y a pas dedoute que Dieu ne veuille se servir de la requête des hommes pourhâter son intervention dans l'histoire. Il ne s'agit donc pas desoumettre la volonté de Dieu à celle de l'homme, mais de fairecollaborer l'homme à la réalisation des plans de Dieu. La prièreainsi entendue crée entre Dieu et l'homme un accord, qui est décritdans la parabole de l'Enfant prodigue. «Mon enfant, dit le Père aufils aîné, tu es toujours avec moi, et tout ce que j'ai est àtoi» (Lu 15:31). Telle est la situation de l'homme vis-à-vis deDieu. Il n'y a pas moyen d'en concevoir une plus haute. Quel est maintenant le rôle du culte, selon l'Évangile? Dans lareligion de l'Esprit, telle que la professe Jésus, le Temple tient-ilencore une place? L'entretien avec la Samaritaine ne laisse guèred'avenir aux sanctuaires terrestres; et il est permis d'y voirl'interprétation légitime des sentiments de Jésus. Il a prédit laruine du Temple, s'abîmant dans la catastrophe qu'il voyait prête àfondre sur son peuple, et le seul crime qu'on ait pu lui reprocheravec quelque fondement, semble-t-il, c'est d'avoir annoncél'édification d'un sanctuaire nouveau qui serait son oeuvre et dontl'établissement coïnciderait avec sa manifestation glorieuse. Toutefois, l'histoire de Jésus commence dans le Temple, par uneprofession d'attachement enthousiaste à la maison du Père. Ensuite,les seuls points d'attache auxquels on puisse agrafer les phases duministère de Jésus, ce sont les fêtes religieuses. Évidemment, lesévang, ne nous disent pas que Jésus soit venu au Temple enpèlerinage. Ils ont fait crédit en cela à l'intelligence du lecteur.Dans l'épisode où Luc montre Jésus pleurant sur Jérusalem (Lu19:41 et suivants), le Temple domine le paysage, et il n'y a pas dedoute que la vue du splendide édifice, dont Jésus entrevoit ladestruction, ne lui fasse verser des larmes. Jamais il n'a désavouéle Temple. Il n'a combattu nulle part la religion du sacrifice; il aseulement dit, reprenant un thème de la religion prophétique, que lamiséricorde valait mieux (Mt 9:13 12:7). Il a fréquenté leTemple, et, s'il a attiré sur lui la mort, c'est pour avoir voulupurifier la maison du Père du commerce impie qui en faisait unecaverne de voleurs (Mr 11:17). En tout cela, il est resté un fils pieux de la grande traditiond'Israël. Mais pour lui, qui trouvait Dieu sur la montagne solitaire,et à qui le spectacle des foules donnait plus de sujets de scandaleque d'édification, le culte du Temple était à la périphérie de lareligion, au lieu d'en former le centre. Désormais, la présencedivine n'est plus réalisée exclusivement dans le Temple. La chambredont un enfant de Dieu ferme la porte avant de prier est unsanctuaire du Dieu vivant (Mt 6:6). Ce n'est donc pas unereligion nouvelle qui se crée, en hostilité à l'autre. C'est l'axe dela religion qui se déplace. Le sacré n'est plus extérieur à la VI°sociale; il en devient l'âme, étant associé à toutes sesmanifestations. La loi d'amour Comment la sainteté va-t-elle se réaliser? Y faudra-t-il employer desmoyens extérieurs? Jésus ne méprise pas les oeuvres prescrites parses contemporains. Il n'ordonne pas le jeûne à ses disciples, et ilsne le pratiquent pas (Mt 9:14). Lui-même ne le pratique pasdavantage (Mt 11:19,Lu 7:34); mais il admet qu'on y ait recourscomme à une méthode d'hygiène spirituelle, à condition de ne penserqu'au bien de son âme et de se refuser systématiquement à se servirde ses pratiques d'ascétisme pour faire impression sur leshommes (Mt 6:16,18). De même Jésus prescrit l'aumône, mais il laveut discrète, ignorée des hommes, connue de Dieu seul (Mt6:2-4). Il fait une place, et quelle place! à la prière, mais en luiôtant tout ce qu'elle a d'extérieur, et jusqu'à l'apparence d'unecontrainte exercée sur la divinité (Mt 6:6-8). Ce qui caractérise la religion de Jésus, c'est qu'elle éliminetout mérite. L'homme n'a aucun droit à faire valoir devant Dieu.Ayant fait tout ce qui lui était prescrit, il doit encore se tenirpour un serviteur indigne, qui n'a fait que ce qui lui étaitordonné (Lu 17:10). La parabole des ouvriers loués à des heuresdifférentes (Mt 20:1 et suivant) a la même signification. Atravail différent, salaire identique: c'est l'économie divine, oùtout se fait par grâce (voir ce mot). Ceci dit, il faut se garder devoir dans l'Évangile un idéalisme intransigeant. Jésus admet que lebonheur soit la sanction de la vertu. Mais c'est un résultat qu'on nedoit pas envisager. Il faut perdre sa vie pour la sauver (Mt10:28 16:25,Mr 8:35,Lu 9:24 17:33). Il est impossible que le don desoi ne s'épanouisse pas en vie éternelle. Si c'était le but qu'onpoursuit, on ne l'atteindrait jamais. C'est simplement uneconséquence de l'action désintéressée. Le ciel sera la revanche de laterre. Les Béatitudes (voir ce mot) font briller devant l'homme lafélicité céleste; mais celle-ci n'est accessible qu'à ceux qui sesont donnés. Quant au but à atteindre, il est clair. «Soyez parfaits,comme votre Père céleste est parfait» (Mt 5:48). Il n'y a aucunelimite à l'effort humain. La perfection consiste dans l'amour. AimerDieu, d'abord, à qui l'on doit tout: l'aimer de tout son coeur, detoute son âme, de toute sa pensée. Ensuite, aimer ses frères commesoi-même, l'amour que l'on porte à ses frères étant la conséquence del'amour que Dieu porte à ses enfants (Mt 22:34-40,Mr 12:30 etsuivant, Lu 10:25-27). Le Sermon sur la Montagne (voir art.)montre jusqu'où doit aller l'amour fraternel, quand il prêche lanon-résistance au méchant et l'amour des ennemis (Mt 5:38,48,Lu6:27-35). Quelle sera, dans cette moralité nouvelle, l'attitude de Jésusvis-à-vis de la Loi? Ici, nous sommes sur un terrain moins solidequ'ailleurs. Les problèmes de la Loi ont été d'abord discutés entreJésus et les Pharisiens; mais ensuite, ils ont été le thème decontroverses prolongées entre les fidèles du judaïsme et les premierschrétiens. C'est un domaine où l'Église naissante a pu interpréterses souvenirs, les prolonger, y ajouter peut-être, et, dans unecertaine mesure, créer. Il y a de la casuistique dans de tellescontroverses, et la casuistique nous éloigne peu à peu de l'Évangile. La base de l'enseignement, pour Jésus comme pour ses adversaires,c'est l'Écriture Sainte. Il argumente constamment au nom del'Écriture (Mr 2:25 7:9-13 12:24-37). S'il s'élève contre unetradition qui est l'oeuvre des hommes, c'est au nom de l'Écriture,révélation de Dieu. Mais la révélation de l'A.T. n'est pas pour luila lettre dont on accepte d'avance l'autorité. C'est la parolevivante de Dieu, qui agit et se renouvelle dans la conscience. Ilinterprète la doctrine ancienne à la lumière de la révélationnouvelle. Dès lors, il ne faut pas s'étonner si Jésus reste unadorateur selon la Loi. Il ne condamne pas indistinctement tous lesScribes. Il y en a qui peuvent devenir disciples du Règne deDieu (Mt 13:52). Ceux-ci tirent de leurs armoires du vieux et duneuf. Le neuf, c'est l'Évangile; le vieux, c'est la Loi. Il fautconserver ce qui est bon dans le passé, mais le vieux est transformépar le neuf. Il n'y a pas juxtaposition entre le vieux et le neuf: ily a unité organique. Jésus songe bien à un achèvement de laRévélation, mais qui se fait en prolongeant la pensée de la Loi: «Jene suis pas venu abolir, mais accomplir» (Mt 5:17). On a dit quecette parole supposait tout l'âge apostolique. Elle est plutôt unrésumé admirable de la pensée de Jésus. Il semble d'ailleurs queJésus soit entré en conflit presque aussitôt avec les interprétationspharisaïques. Il est difficile de croire qu'il ait dit, à propos desPharisiens: «Faites et observez tout ce qu'ils vous disent» (Mt23). Mais il a dit, avec l'autorité de celui que Dieu inspire: «Vousavez entendu qu'il a été dit aux anciens...Moi, je vous dis...» Il y a une parole de lui où l'on retrouve l'écho des livressapientiaux d'Israël: «Chargez-vous de mon joug, et soyez mesdisciples, je suis doux et humble de coeur. Et vous trouverez lerepos de vos âmes. Car mon joug est aisé, et mon fardeauléger» (Mt 11:28-30). On ne voit aucune raison sérieuse pour queJésus n'ait pas repris, en se l'appliquant et en l'approfondissantsingulièrement, un thème de la prédication inspirée d'Israël. En toutcas, cette parole correspond parfaitement à l'impression de la plusancienne communauté. Mais en quoi le joug de Jésus était-il léger? Ill'était en ceci, qu'il délivrait ses disciples de cette scrupulositéparalysante sous laquelle les Pharisiens tenaient l'âme juive,ligotée par des exigences toujours plus minutieuses. Il envisageaitla Loi comme une institution salutaire, qui perdait sa raison d'êtredès qu'elle devenait oppressive. «Le sabbat est fait pour l'homme,disait-il, et non l'homme pour le sabbat» (Mr 2:27). Ce quiimportait à Jésus, c'était le principe de vie nouvelle, déposé aufond du coeur, et qui devait produire de lui-même ses conséquencessous l'inspiration de Dieu. Il affranchissait l'homme des terreurs dela Loi. Il le libérait de la contrainte des autorités extérieures etle laissait en tête-à-tête avec sa conscience. En ce sens, son jougétait léger. On a remarqué qu'il l'était moins pour ces êtres faiblesqu'accable le sentiment de leur responsabilité. Entre la catégorie du défendu, très vaste, et celle de l'obligatoire, lacasuistique pharisienne intercalait la catégorie de ce qui estpermis. Il y avait là matière à concessions, et il arrivait auxPharisiens de composer avec la faiblesse humaine. On ne retrouvepoint trace de cette casuistique dans l'Évangile. L'obéissance, auxyeux de Jésus, n'avait pas un caractère fragmentaire: on n'était pasquitte envers Dieu pour avoir mis en pratique un certain nombre decommandements; il fallait, en toute circonstance, faire la volonté deDieu, et c'était une volonté de perfection. C'est pourquoi, dansl'Évangile, la loi morale s'intériorise, et ce n'est plus l'acteseulement qu'elle condamne, c'est l'intention coupable. Jésusaffranchit son disciple des hommes. Il le remet à sa conscience. Maiscelle-ci ne lui accorde aucune atténuation. La loi divine est unabsolu. Mais il faut songer à ce que représentait le joug des Pharisiens.Il y avait d'abord les 613 ordonnances de la Loi écrite. Et lesPharisiens y ajoutaient sans relâche des prescriptions nouvelles.L'Israélite qui voulait être fidèle devait recourir à des ablutionssans nombre pour se purifier des souillures qu'il contractait tout lelong du jour. Le sabbat, avec ses 42 interdictions, créait uneperpétuelle inquiétude. Les relations avec les païens étaient à cepoint prohibées, qu'elles faisaient surgir sans cesse de nouveaux casde conscience. L'observation de la Loi était, d'ailleurs, fortonéreuse. Et le clergé y tenait la main. Il fallait acquitter dansleur intégralité les dîmes prescrites par la Loi, autant de foisqu'elles reviennent dans les textes. (On n'avait pas encore declartés sur les sources du Pentateuque et les répétitions qu'ellesengendrent.) Il fallait payer l'impôt du Temple. La Loi prescrivaitdes voyages à Jérusalem, à l'occasion des grandes fêtes. Ces voyages,avec les sacrifices qui en étaient le complément, coûtaient cher. Ona compté qu'un bon Israélite devait donner, bon an, mal an, le tiersde ses revenus. Si l'Israélite transgressait la Loi, il tombait sousla réprobation de ses coreligionnaires: il devenait un homme ducommun, un am-haarez, avec tout ce que le mot comportait demépris. Il faut se souvenir de cela quand on lit la réponse de Jésusaux envoyés du Baptiste: «L'Évangile est annoncé aux pauvres» (Mt11:5). Il est question de ces pauvres dans les Béatitudes. Ailleurs,Jésus parle dans le même sens des enfants (Mt 11:25,Lu10:21) ou des petits (Mt 18:6-10 25:40,45). Parmi cespauvres, il y avait des coeurs pieux, descendants spirituels desPsalmistes, qui attendaient la consolation d'Israël, et quisouffraient dans leur conscience, lasse de la tyrannie pharisaïque,ou en révolte contre elle. La situation des pauvres étaitintolérable. Les saints n'étaient plus en règle avec la Loi. Ilsétaient devenus, bien malgré eux, des pécheurs. Aussi le judaïsmed'alors tenait-il la pauvreté pour une malédiction. Pour ces pauvres,l'Évangile fut une libération. Jésus les appela à lui. Devant lesPharisiens, il se solidarisa avec eux. Et il dit: «Heureux lespauvres en esprit!» entendant par là ceux dont l'indigence consistaitdans l'ignorance des finesses de la casuistique légale, et qui, pource motif, étaient exclus en bloc par les Scribes du Royaume de Dieu. Par ailleurs, Jésus a maintenu la Loi. «Au vin nouveau, desoutres neuves», a-t-il dit (Mr 2:21 et suivant). Il semble qu'ily ait là un mot d'ordre qui doive s'appliquer à toute la vie dudisciple de Jésus. Mais ce mot d'ordre anticipait sur l'avenir. Pourle moment, Jésus se bornait à mettre une âme dans les formulesanciennes, en remplaçant la pureté lévitique par la pureté de l'âme,et l'autorité de la lettre par celle de l'Esprit. Il acceptait laLoi; il en était le commentateur; il faisait fonction de rabbin dansles synagogues. L'heure n'était pas venue où le vin nouveau feraitcraquer les outres vieillies. Mais le principe de la religionnouvelle était posé. Au nom de cette religion, Jésus condamnait unedévotion sans moralité. En cela, rien d'antinomien. La liberté selonJésus n'est pas le rejet de la Loi. Jésus en a donné uneinterprétation très large, véritablement humaine: il ne l'a pasabrogée. Il n'est pas exact de dire qu'il ait été un «Pharisienlibéral». Son enseignement ne ressemble pas à celui de Hillel. Iln'adoucit pas la Loi, en principe, pas plus qu'il ne l'abolit. Loinde reculer devant ses exigences, il les porte à leur point deperfection. Il veut que la justice de ses disciples surpasse celledes Scribes et des Pharisiens (Mt 5:20). Dans l'épisode où setrouve le Sommaire de la Loi, Jésus, selon Luc (Lu 10:27),adhère au résumé des exigences divines que lui présente soninterlocuteur. D'après les textes parallèle (Mt 22:37,Mr12:29,31), c'est lui qui formule le Sommaire de la Loi. Même si l'onadmet l'autre façon de voir, il se peut que le légiste d'Israëlrenvoie à Jésus l'écho de son enseignement; ce qui est vraisemblable,étant donné que le Sommaire réunit deux paroles qui se trouvent dansdes régions différentes de la Loi, et qui sont, dans le texte del'A.T., très disparates. De toute façon, Jésus dégage del'accumulation des ordonnances ce qui en fait l'esprit, en plaçantdans une situation dominante l'amour pour Dieu et pour les hommes. Etil invite le Scribe à dépasser la formule de la Loi en entendant parle prochain non plus le compatriote, ni l'étranger domicilié, le ger, mais l'ennemi, le Samaritain. Plus caractéristique encore est l'entretien avec le jeune hommeriche. «Il te manque une chose», dit Jésus (Mr 10:21). Pourtant,son interlocuteur a conscience d'avoir accompli la Loi. Il faudraqu'il fasse davantage, car il ne suffit pas d'obéir à la lettre d'uncode, et l'appel intérieur peut obliger au sacrifice sans limite.C'est dans le même sens qu'il faut entendre la parole sur ceux qui se sont faits eunuques en vue du Règne de Dieu (Mt 19:12).L'homme, dans certains cas, doit renoncer au mariage. Jésus peut dispenser ses disciples de l'observance extérieure detel ou tel détail de la Loi. Il ne les libère d'aucune de sesexigences morales. Et, toujours, il accomplit la Loi. C'est direque, remontant au principe éternel du commandement, il en déduittoutes les conséquences, dussent-elles entrer en conflit avec lalettre de la Loi. Mais il ne combat la loi rituelle que lorsqu'elleentre en conflit avec les devoirs d'humanité; il ne réagit contreelle, par les libertés qu'il octroie, que dans la mesure où ellerisque de favoriser la négligence quant aux devoirs de l'âme. S'ilattache peu d'importance à ce qu'on entretienne soigneusement lacoupe et le plat (Mt 23:25), c'est qu'il ne veut pas qu'on seserve des apparences pour dissimuler la corruption de l'âme. «Vouspayez, dit-il aux Pharisiens, la dîme de la menthe, de l'aneth et ducumin, et vous négligez ce qu'il y a de plus grave dans la Loi: lajustice, la miséricorde et la fidélité. Il fallait faire ceci sansnégliger cela» (Mt 23:23). Il faut rapprocher de ce textel'épisode rapporté dans le Codex D, à la suite de Lu 6:6: Jésusvoit un homme qui travaille le jour du sabbat; il lui dit: «Si tusais ce que tu fais, salut à toi! mais si tu ne le sais pas, tu esmaudit: tu es contempteur du sabbat.» Aucune préoccupation, en tout cela, de libérer ses auditeurs desordonnances rituelles. Celles-ci lient la conscience, tant que laconscience ne s'est pas élevée au point de vue supérieur d'où l'onapprécie l'importance des choses suivant le rapport qu'ellessoutiennent avec le service de Dieu. Les antithèses du Sermon sur la Montagne permettent de saisir surle vif l'originalité de la morale nouvelle. Il y a là une surenchèredu bien que le disciple de Jésus opposera aux forces du mal. «Siquelqu'un te frappe sur la joue droite, présente-lui aussi l'autre.Si quelqu'un veut te forcer à une lieue de corvée, fais-endeux» (Mt 5:40 et suivant). Aux anciens, on disait: «Tu netueras point.» Et Jésus condamne l'injure. Il condamne la colère. Ilcondamne le sentiment secret de haine, qui est le principe de toutcela (Mt 5: et suivant). Aux anciens, il avait été dit: «Tu necommettras point adultère.» Mais désormais, c'est le regard même deconvoitise jeté sur la femme du prochain qui est condamné (Mt5:27 et suivant). Pensée, geste, parole, et jusqu'aux plus obscurssentiments du coeur, rien n'échappe à la justice éternelle. Auxanciens, on avait dit de ne point se parjurer. Jésus renchérit surl'interdiction du parjure par l'interdiction du serment (Mt5:33,37). Il ne faut rien ajouter à l'affirmation pure et simple: cequ'on y ajoutait, pour la fortifier en apparence, était un manqued'égards envers le Dieu souverain: que peut-on prendre à témoin quine soit une part de lui? Enfin, le divorce. Ici l'opposition est flagrante entrel'enseignement de Jésus et celui qui fut donné «aux anciens». EtJésus n'hésite pas à entrer en conflit avec Moïse lui-même. Au nom dela pensée divine qui institua le mariage, il écarte les concessionsque Moïse faisait à la dureté du coeur de l'homme (Mt 19:8,Mr10:5). Il n'admet le divorce d'aucune façon: (Mr 10:2-9) laconcession qui figure dans le texte de Matthieu (Mt 5:32) a été, elleaussi, insérée par la tradition dans la parole authentique de Jésus,par égard pour la dureté du coeur humain. Paul, relatant lecommandement du Seigneur, n'admet aucune exception au principe del'indissolubilité du mariage (1Co 7:10 et suivant). Ainsi, Jésusa été formel dans son interdiction. Les rabbins avaient élargi singulièrement la facilité que leurdonnait le texte primitif de la Loi (De 24:1), en permettant àun mari de renvoyer sa femme sous n'importe quel prétexte. «S'il en atrouvé une plus belle, disait R. Aqiba, ainsi qu'il est écrit: Et sielle n'a pas trouvé grâce à tes yeux» (voir Guittin, IX, 10). Ala casuistique misérable où se complaisaient les Pharisiens, Jésusoppose l'absolu des exigences divines, la volonté de Dieu, manifestéeà la conscience individuelle. Le judaïsme poussait jusqu'à la manie le souci de la puretérituelle. Il assimilait à un adultère la négligence en faitd'ablutions rituelles. A un régime d'ablutions et de purificationsininterrompues, Jésus oppose l'unique souci de la pureté ducoeur (Mr 7:18), ruinant ainsi toute la distinction du sacré etdu profane, et abattant la barrière qui séparait les Juifs despaïens. Logiquement, c'était toute la législation lévitique qui setrouvait condamnée. Jésus n'est pas allé jusque-là: il s'est borné àcombattre la tradition pharisaïque. Mais de son point de vue, cetteparole: «le vin nouveau dans les outres nouvelles», ne doit pas nousétonner. Peu importent les analogies avec son enseignement qu'on peuttrouver çà et là dans la littérature rabbinique. Le judaïsme quidégénère est en conflit mortel avec le prophète qui est sorti de lui.A sa morale rituelle se substitue une morale intérieure adaptée auxintentions secrètes qu'elle juge, et en défiance à l'égard de tout cequi, étant fidélité tout extérieure au précepte, est propre àillusionner sur ce qui se passe à l'intérieur des âmes. Jésus va plus loin lorsqu'il démasque une dévotion qui invoqueles devoirs envers Dieu pour se soustraire aux devoirs de l'humanité.Il en est ainsi lorsque des voeux rituels viennent priver de vieuxparents de l'appui filial sur lequel ils étaient en droit de compter.Ceci, dit-on, est un présent fait à Dieu (Corban): on n'en disposeplus. Ainsi, le rite s'oppose aux plus élémentaires devoirs (Mr7: et suivant). On pressent le conflit mortel qui va opposer à laLoi et au Temple l'enseignement nouveau. Mais cette justice nouvelle a-t-elle vraiment un caractèredéfinitif? N'aurait-elle pas été promulguée à titre intérimaireseulement? L'intervention de l'eschatologie a paru utile à expliquercertaines outrances de la morale évangélique, qui semblaientincompatibles avec la notion d'une société bien ordonnée. On en aconclu que la morale de Jésus avait, dans sa pensée, un caractèreprovisoire; qu'elle devait être mise en vigueur, sans doute, maisjusqu'à la venue prochaine du Règne de Dieu. Cette explication n'estpas sans valeur lorsqu'il s'agit des Béatitudes. Il est certain que,pour Jésus, la pauvreté, la faim, la persécution ne sont pas desbiens en elles-mêmes: elles ne le sont qu'en fonction de l'idéal quisera. Mais de façon générale, l'enseignement de l'Évangiles'explique, en ses apparentes abdications, sans qu'on fasseintervenir les considérations eschatologiques. Il faut se souvenirque la société de ce temps-là n'était pas, ne pouvait pas être, unesociété bien ordonnée. La non-résistance au méchant, la renonciationau droit semblent plus aisées à concevoir dans une société où ledroit est inexistant. Et ce temps des Hérodes est, dans l'histoire dujudaïsme, une sombre page. Il ne faut pas oublier que Jésus a en vue,non une organisation sociale qui eût été à créer, mais les intérêtsde l'âme individuelle qu'il est venu sauver. Sa morale n'est pas unemorale de la solidarité, qui suppose certaines accommodations: c'estune morale nettement individualiste. Paul, qui légifère pour unesociété religieuse, applique l'Évangile au monde du relatif: il endonne la première adaptation. L'Évangile primitif reste sur leterrain de l'absolu. Jésus se refuse à être un réformateur social. A l'homme qui luidit: «Maître, dis à mon frère de partager avec moi l'héritage», ilrépond: «Homme, qui m'a institué votre juge?» (Lu 12:13 etsuivant). Ce n'est pas l'effet d'un spiritualisme exclusif. Il prêchele détachement des liens terrestres, parce qu'il veut établir, dansle coeur de ses disciples, la foi. Le grand obstacle qu'il rencontre,c'est Mammon, et c'est le souci, qui est la négation de la foi et latare propre aux adorateurs de Mammon. Dès lors, il s'interdira deprendre position dans des conflits relatifs aux biens de la terre. La morale de Jésus est une morale de l'action, et de l'actionhéroïque. On lui fait tort en y voyant l'attitude de laisser-aller etd'abdication d'une époque transitoire, où on attendrait lacatastrophe finale. La justice meilleure que Jésus prescrit estdu même ordre que celle des Scribes et des Pharisiens. C'est unefaçon analogue, mais supérieure, d'observer la Loi. Car la Loi gardeen principe son autorité divine. Sans doute, il y a un rapport entrecette justice et le Règne à venir. Elle est la condition d'entrée auRègne à venir. Que subsistera-t-il d'elle ensuite? Il n'appartient àpersonne de le préciser. Le Règne de Dieu Nous arrivons au cycle eschatologique de la pensée de Jésus, dont leterme classique est celui de Règne de Dieu. On peut entendre ce termede deux façons. Il y a la signification spatiale: le ciel opposé à laterre. Il y a la signification temporelle: le siècle futur, opposé ausiècle présent. C'est ce second sens qui prédomine dans la traditionévangélique. Faut-il dire le Royaume de Dieu, ou le Règne de Dieu? Engénéral, les auteurs sont d'accord pour voir des inconvénients àl'emploi du terme de Royaume, qui semblerait désigner une sociétérégie par la loi divine. Il s'agit, non de l'ensemble que régit lavolonté de Dieu, mais de l'autorité divine elle-même: non pas dessujets de Dieu, ni de son domaine, mais de son pouvoir royal. Règne convient mieux que Royaume, étant d'ailleurs latraduction exacte de malkouth, qui était le terme employé par lescontemporains de Jésus. De Dieu, ou des cieux? Cela n'a aucuneimportance. On disait des cieux, pour n'avoir pas à employer lenom sacré qu'on craignait de profaner. Il est certain, d'autre part,que le Règne de Dieu doit venir sur la terre, et qu'il viendra duciel. Il y a là un terme courant de la piété juive. Le judaïsme, autemps de Jésus, attend une économie nouvelle, qui doit s'installerici-bas. Sans doute, les rabbins ont entendu parfois par ce terme leRègne de la Loi, mais le plus souvent ils ont voulu dire le Règnefutur de Dieu, en face duquel se dresse le règne actuel de Satan.C'est la notion courante des apocalypses, où il ne faut pasméconnaître une influence du dualisme perse. Nous en trouvons destraces dans les évangile; mais la foi de Jésus renverse Satan de sontrône et prépare l'avènement de Dieu. L'idée du Règne de Dieu, conçu comme un principe spirituel detransformation progressive des institutions humaines, est une idéemoderne. Le Règne viendra sur la terre non par évolution, mais parrévolution. Certes, il a pu se faire des confusions dans l'esprit desdisciples. Les conceptions de l'eschatologie populaire ont pu lesinfluencer dans leur reproduction des discours de Jésus. Mais Jésus aprédit la ruine du Temple. Il a annoncé la venue du jugement dernier,où le Fils de l'Homme doit jouer un rôle prépondérant. A-t-il dit àses disciples: «Vous n'aurez pas achevé de parcourir les villesd'Israël, que le Fils de l'Homme sera venu»? (Mt 10:23) Cetteparole, dont la critique maintient habituellement l'authenticité, nepeut guère s'appliquer à la première mission des disciples et àl'arrivée de Jésus sur leur champ de travail. Indique-t-elle queJésus attendait, de son vivant, une manifestation du Règne de Dieu?Ou bien, y avait-il là une instruction du Ressuscité? De toute façon,c'est une parole qui nous reste parfaitement mystérieuse. Par ailleurs, Jésus a prédit la ruine de Jérusalem. Elle marquaitcertainement pour lui la fin du siècle présent. Il n'est aucuntexte des évangiles, relatif au Règne de Dieu, qui ne puisse avoir lasignification d'un Règne de Dieu futur. Jésus n'a jamais songé àdonner de ce terme de Règne de Dieu, qui était d'usage courant, uneexplication. Il l'emploie donc au sens où ses contemporainsl'employaient. S'est-il borné, toutefois, à faire entrer sonespérance dans les cadres du judaïsme? Ceci, à la réflexion, neparaît guère vraisemblable. Il convient d'examiner de ce point de vuecertains textes controversés. Ainsi Mr 4:10 et suivant, Mt 13:11,Lu 8:10. Il estquestion ici d'un mystère, et ce mystère est en relation avec leRègne de Dieu. Certains commentateurs ont pensé qu'il y avait là unesimple étiquette que la tradition aurait mise sur les paraboles.C'est possible. Pourtant, il est des paraboles qui semblent bien serapporter au Règne de Dieu: le levain, p. ex., et le grain desénevé (Lu 13:18-21). Sans doute aussi Mr 4:26-29. Que lesparaboles soient destinées à expliquer et non à dérouter l'auditeur,nul ne le conteste. Il peut y avoir quand même, dans une parabole, unélément mystérieux. Si nous voulons trouver un sens à cetteexpression: le mystère du Règne, il faut chercher uneinterprétation qui serait, pour les contemporains, inédite. Les Juifsattendaient un Règne de Dieu futur. Le mystère, ne serait-ce pas laprésence ignorée, sur la terre, du Règne de Dieu, représenté par leMessie? Il y a en effet des déclarations de Jésus selon lesquelles leRègne de Dieu apparaît comme présent. Il est dit que le Règne deDieu paraîtra un jour avec puissance. C'est donc qu'actuellementil est déjà là, mais qu'il n'y est encore que de façon virtuelle.Ailleurs, Jésus dit: «Si je chasse les démons par le doigt de Dieu,c'est donc que le Règne de Dieu est venu à vous» (Lu 11:20,Mt12:28). Ceci peut être rapproché de son exclamation, au retour desdisciples: «J'ai vu Satan tomber du ciel comme un éclair» (Lu10:18). Jésus est venu arracher à Satan son empire. La guérison desdémoniaques lui est un témoignage de la défaite de l'adversaire et dela venue du Règne de Dieu. C'est le doigt de Dieu qui agit parlui. Donc, Dieu règne déjà sur un point de la terre. Dès lors, lesens de Lu 17:20 et suivant semble assez clair. Le Règne de Dieune vient pas de telle manière qu'on puisse calculer d'avance la datede sa venue. Et on ne dira pas: Le voici! Le voilà! Car le Règne deDieu est au dedans de vous (ou au milieu de vous). Au dedansde vous? Ce serait le thème de la religion intérieure. Mais Jésusa-t-il jamais dit que le Règne de Dieu se trouvât dans l'âme humaineen général? Si le Règne de Dieu, c'est partout ailleurs un triompheapparent et universel de Dieu, se réalisant par un cataclysme, il estimpossible de lui donner ici une signification qui n'aurait aucuncontact avec l'acception habituelle. Si l'on traduit au milieu devous, ce qui est possible (Il y a des cas, peu nombreux il estvrai, où la préposition grecque correspondante est' employée dans cesens), le sens du texte est celui-ci: les hommes ne se rendent pascompte que les énergies du Règne de Dieu sont déjà à l'oeuvre,préludant à la transformation de l'univers. Dans l'activité de Jésus,il y a une manifestation de la souveraineté de Dieu. Et voici lemystère: le Règne de Dieu, encore à venir, et pourtant déjà présent. Pourquoi ne pas rapprocher de ce texte les paraboles du levain etdu grain de sénevé? On dit parfois que l'idée d'évolution estétrangère à la pensée antique, que celle-ci n'envisage nulle partl'action d'une force immanente, produisant du dedans au dehorsl'épanouissement de l'être. La croissance étant due, selon l'idée dece temps-là, à une création continue, c'est ainsi qu'il faudraitexpliquer le développement du grain de moutarde et l'action dulevain. Ceci paraît quelque peu étrange. Comment se représenter lelevain d'une façon qui exclue l'idée de force immanente? Quand il estdit que la terre produit d'elle-même l'herbe, puis l'épi, puis legrain tout formé dans l'épi, il paraît bien difficile de concevoircette croissance de l'épi autrement que comme le déploiement d'uneforce interne, et de se représenter que le germe, au lieu de contenirla plante en puissance, ne soit que l'antécédent nécessaire pour queDieu crée la plante. Dans ces paraboles, il est question de lapuissance de l'Évangile. Il y a bien une relation organique entre lecommencement--la présence de Jésus--et l'achèvement futur du Règne deDieu. Assurément, il n'est pas question d'une Église qui sedévelopperait lentement au cours des siècles. Mais il est parlé del'amour divin révélé par Jésus, et qui, faisant irruption dansl'économie présente, la bouleverse, frayant les voies à Dieu. Sansdoute, on ne peut pas dire de Jésus avec Wellhausen: «Son champ étaitle temps», car Jésus n'a guère compté avec le temps, et la parousiese précisait déjà devant ses yeux. C'est ce qu'indiquent nettementMr 8:38 9:1 et les textes parallèles. Cependant, il y a dans lesévang, les premiers éléments d'une conception évolutive du Règne deDieu. La leçon des paraboles est tirée du contraste entre lescommencements obscurs et l'avenir glorieux. Mais entre ces deuxtermes extrêmes, il y a une relation. C'est comme si l'un était sortide l'autre. Tout est dû à une initiative constante de Dieu; mais ilest permis, en voyant le grain qui tombe dans le sillon, d'attendreavec confiance la venue de la moisson. Attendre, car lacroissance sera l'oeuvre de Dieu, et non celle du vouloir humain. Ence sens, on ne provoque pas l'avènement du Règne de Dieu: il faut quele semeur laisse les conséquences des semailles se développer. Encoreen est-il l'auteur, puisqu'il a semé. Le Règne de Dieu ne peut êtreprovoqué artificiellement, mais il est en marche. Tel est, semble-t-il, le sens d'une déclaration que la critiquejuge trop obscure pour n'y pas voir une parole authentique de Jésus:«Depuis les jours de Jean-Baptiste jusqu'à maintenant, le Règne descieux est assailli, et les violents le tirent à eux» (Mt 11:12).Tirer à soi le Règne de Dieu, vouloir le contraindre à se manifester,c'est, du point de vue juif déjà, une entreprise blasphématoire. LeRègne de Dieu, dans toutes ses manifestations, dépend de l'initiativedivine. Il n'y a donc pas de doute que le terme qu'on traduit par les violents ne soit pris en mauvaise part. S'agit-il de cesterroristes qui sont apparus lorsque Rome a prétendu pour la premièrefois (en 6-7 de notre ère) assujettir la Judée à l'impôt? Ces hommesattendaient une manifestation de Dieu. Ils pensaient, par leursviolences, lui forcer la main, en le contraignant à se manifester. Ilest très sûr que Jésus a condamné leur méthode, et qu'il s'est refuséà y faire appel. Il n'y a chez lui aucune impatience. Mais il a cruque le Règne de Dieu viendrait bientôt; que Dieu ferait justice à sesélus, «qui crient à lui jour et nuit» (Lu 18:7). Jésus a pensé que sa mort hâterait la venue du Règne. Il fautsonger à une grande parole, qui est johannique, mais qui est uneinterprétation merveilleuse du sentiment du Maître: «Si le grain defroment ne meurt..., il demeure seul; mais s'il meurt, il portebeaucoup de fruit» (Jn 12:24). Dès la vie terrestre de Jésus, les énergies du Règne de Dieu ontcommencé à se manifester dans la personne faible et méprisée de celuiqui se sentait appelé à revenir un jour, en qualité de Fils del'Homme, dans la gloire. Comme le dit Joh. Weiss, «il appartient à lanature d'une personnalité vraiment historique de penser dans lesformes, dans les limites de son temps, et c'est le signe d'unepersonnalité qui dépasse son temps qu'on puisse faire abstraction deces formes contemporaines, sans que sa grandeur en soit diminuée». Comment Jésus a-t-il représenté à ses fidèles l'avenir glorieuxqu'il attendait? L'Évangile n'a pas donné «dans la chimère inhumained'un désintéressement absolu» (Grandmaison, o. c, t. II, p. 375).Il fait envisager aux hommes les conséquences normales de leursactes. Mais ce qui est caractéristique, c'est l'extrême sobriété deses descriptions. Il n'y est question ni de Léviathan, ni deBéhémoth. Il est parlé seulement, à propos de la Cène, du vinnouveau que les disciples boiront avec leur Maître dans le Royaumede Dieu (Mt 26:29). Et il y a bien le passage relatif aux douzetrônes, où seront assis les Douze, jugeant Israël (Mt 19:28, cf.Lu 22:30). Mais c'est un des textes les moins sûrs des évangile:il porte la marque d'un judéo-christianisme qui exalte les Douze, etqui transfère sur eux une prérogative qui doit être, selon Paul,celle de tous les croyants. Quant à l'image du festin, elle est lesymbole habituel et normal de la joie. Dans les Béatitudes, il estdit que les débonnaires hériteront la terre (Mt 5:5), mais c'estlà une expression figurée. Cette terre est celle de la promesse. Lesbénédictions dont il s'agit sont celles du monde nouveau. L'universsera transfiguré. Ce sera la palingénésie (Mt 19:28). Nonseulement toute vision de haine et de vengeance est exclue, maisencore les conditions normales de la vie terrestre seronttransformées. L'entretien avec les Sadducéens, relativement au casdes sept frères qui ont épousé la même femme, montre bien laspiritualité de l'espérance évangélique (Mc 12:18 et suivants).«Heureux ceux qui ont le coeur pur, car ils verront Dieu» (Mt5:8). Contempler la face de Dieu, c'est une expression du langagedes Psaumes, et qui traduit le sentiment d'un culte déjàspiritualisé, où il n'y avait pas d'image de la Divinité. On voit àquel point la perspective suprême que l'Évangile fait luire devantles hommes est étrangère à toute convoitise de l'égoïsme humain. Cequi est promis à l'être pur, c'est de refaire l'expérience de Jésus,qui voyait Dieu. Les trésors qu'il faut s'amasser dans le ciel (Mt6:19 et suivant) sont donc de nature spirituelle. C'est pourquoi lever et la rouille ne mordent pas sur eux. Et l'apogée du bonheur,dans l'au-delà, c'est la contemplation de Dieu, dans la paix del'union mystique. Si le Christ a promis aux siens le centuple de cequ'ils auront donné, ceci s'applique, dans le siècle présent, à laconfraternité des disciples de Jésus (Mr 10:29 et suivant). Etle texte peut avoir été coloré par l'événement. Mais, de toute façon,la vie éternelle occupe ici une place à part. Des frères, des soeurs,une mère, des enfants, des champs, avec des persécutions, voilà pourle siècle présent. Pour l'avenir, il y a la vie éternelle: celasuffit. Et sur l'authenticité du mot, il n'y a pas d'incertitude. Faut-il croire que, comme ses contemporains, Jésus place enregard de la vie éternelle le châtiment éternel? Il paraît difficiled'en douter. C'est l'alternative. La vie ou la mort. L'heure estsolennelle: il y a là une occasion qui ne se renou vellera pas.Certes, la parabole de l'Enfant prodigue, celle de la Brebis perdue,sont là pour donner confiance en la victoire finale de l'amour deDieu; mais rien dans l'Évangile ne fait prévoir un pardon au delà dela tombe. Il y a bien la parole: «Tu ne sortiras pas de là, que tun'aies payé jusqu'à la dernière obole» (Mt 5:26). Mais ceciimplique-t-il nécessairement que la dernière obole doive être payéeun jour? L'Évangile est un message de salut: le salut a pourcontre-partie la perdition (Mt 25:46). Jusqu'où s'étendent les perspectives de l'Évangile? Que faut-ilpenser de ce qu'on a appelé l'universalisme de Jésus? L'ordre surlequel se fonde l'oeuvre missionnaire du Ressuscité (Mt 28:19)représente, par rapport à la carrière terrestre de Jésus de Nazareth,un merveilleux élargissement. Jésus avait écarté d'abord l'idée d'unemission en terre païenne. Il avait dit à ses disciples: «N'allez pasvers les païens; n'entrez pas dans les villes des Samaritains; allezplutôt vers les brebis perdues de la maison d'Israël» (Mt 10:5et suivant). Il est difficile d'admettre que, sur ce point, latradition chrétienne ait été influencée par le préjugé judaïsant. Etil n'est pas exact de dire que Jésus se soit lui-même affranchi del'interdiction qu'il avait signifiée à ses disciples, car ses voyagesen terre païenne n'ont pas eu un caractère missionnaire. Toutefois,l'épisode du centurion de Capernaüm et celui de la Cananéenne ontfait apparaître les possibilités divines de l'âme païenne. Était-cepour Jésus une révélation, comme on l'a dit souvent? Il n'estnullement nécessaire de le supposer. Les conditions du salut, selon l'Évangile, sont étrangères àtoute considération ethnique. Les Juifs sont bien les enfants duRègne; mais s'ils rejettent l'appel divin, ils seront jetés dans lesténèbres du dehors. Abraham, Isaac et Jacob occupent les placesd'honneur au festin du Règne; mais à côté d'eux, il y aura des gensqui seront venus de partout. Impossible de faire plus complètementtable rase des prérogatives d'Israël. Il y a plus: aucuneconsidération proprement religieuse n'intervient ici. Ceux qui sont àla droite du Fils de l'Homme, et en qui il salue les bénis de sonPère, ce sont des hommes qui n'ont pas cru en lui, qui ne l'ont pasreconnu pour ce qu'il était, mais qui l'ont honoré sous les traitsdes souffrants, en accomplissant envers eux les oeuvres demiséricorde (Mt 25:31-46). La vraie religion, c'est donc lacharité divine manifestée par la charité humaine. Ici, l'Évangileprimitif apparaît très au-dessus de toutes les formes contingentesque le christianisme a revêtues au cours des siècles. Jésus révèlel'excellence de sa doctrine et la valeur unique de sa personne, enfaisant passer les hommes, sous son influence, de la mort à la vie.Révision Yves Petrakian 2005