Jérémie fut appelé au ministère prophétique en la treizième annéedu règne de Josias, fils d'Amon (626 av. J.-C.). Comme, selon sonpropre témoignage, il était alors fort jeune, âgé sans douted'environ 25 ans, la date de sa naissance doit être reportée versl'an 650, durant le règne de Manassé, ce fils d'Ézéchias qui, rompantavec les traditions paternelles et ruinant toute l'oeuvre religieused'Ésaïe, fit succéder à une période brillante pour le Yahvismecinquante années de réaction païenne. Cette réaction s'étantprolongée, par delà le court règne de son successeur Amon, durant laminorité de Josias, sans qu'aucun symptôme de réveil religieux se fûtmanifesté, on note chez Sophonie, prophète et descendant du roiÉzéchias, l'annonce d'un terrible jugement au «jour de la colère del'Éternel». Les premières prophéties de Jérémie ne semblent pas non plusindiquer un changement dans l'orientation religieuse de la cour. Dansle parallèle entre les deux soeurs: l'infidèle Israël, qui a reçu deDieu sa lettre de divorce, et la perfide Juda (Jer 3:6 etsuivants), il reproche à celle-ci avec plus d'amertume encore qu'à sasoeur de pratiquer l'idolâtrie «sur toute haute colline et sous toutarbre vert». Selon la relation du livre des Chroniques, le coeur du jeune roise serait tourné vers l'Éternel dès la huitième année de son règne etla purification religieuse aurait commencé dès la douzième année.Quoi qu'il en soit, ce ne fut qu'en la dix-huitième année qu'éclatala réforme et, lors de sa vocation, ce n'est pas seulement contre leschefs et les prêtres que Jérémie est établi par Dieu «comme un murd'airain», mais contre les rois de Juda: preuve certaine qu'aucuneréformation n'avait encore été promulguée ou amorcée. Seuls lestravaux entrepris pour la réparation du Temple de Jérusalem sont uneindication assez nette des nouvelles dispositions de Josias. La vocation de Jérémie ne fut pas seulement motivée par l'étatreligieux du royaume de Juda, mais par sa situation politique,devenue de plus en plus dangereuse dans le conflit des nationsenvironnantes. Il sera «prophète pour les nations»; il dénoncera lesdangers prochains qui menacent Juda, et, de la part de Dieu, ildécrétera la ruine d'une nation ou son élévation. Il est établi surles royaumes «pour abattre et pour arracher, pour bâtir et pourplanter» (Jer 1:10). Le nom de Jérémie (Irmeyâhou, abrév. Irmeyah, racine râmâh, c-à-d. Yahvé jette ou fonde) offre par sa doubleacception, peut-être intentionnelle, une curieuse analogie avec ladouble mission dont il est chargé. Il était originaire d'Anathoth,village situé à une heure et demie de marche au Nord-E, de Jérusalem,sur le territoire de Benjamin et en bordure de la profonde dépressiondu Jourdain. Là vivaient d'anciennes familles sacerdotales, issuesvraisemblablement du grand-prêtre Abiathar, qui fut exilé parSalomon. Son père Hilkija, l'un des prêtres d'Anathoth, ne sauraitdonc être identifié avec le grand-prêtre Hilkija qui futl'instigateur de la réforme de Josias, et qui devait appartenir à larace tsadokite héritière de la souveraine sacrificature. Au reste, laréforme eut pour effet de fermer les sanctuaires de province et dutmettre fin au sacerdoce des prêtres d'Anathoth, sacerdoce que Jérémiene paraît pas avoir jamais exercé. Bien qu'élevé dans un milieu de traditionnelle et ardente piété,il ne fut guère compris ni soutenu par les siens et ne trouva chezses concitoyens, surtout après son adhésion à la réforme, quedéfiance ou hostilité déclarée. Cependant il conserva toujours unamour profond pour son village natal, où il résida, aussi longtempsque le lui permit la haine grandissante de ses ennemis, auxquels iladressa de pressants avertissements dans les périodes d'invasion(Fuyez, enfants de Benjamin, Jer 6:1) et où il racheta, à laveille de la ruine de Jérusalem, une propriété de famille abandonnéepar son cousin Hanaméel fuyant en Egypte. Aussi resta-t-il toujourspour les habitants de la capitale le provincial obstinément appelé,non sans une nuance de dédain, Jérémie d'Anathoth (Jer 29:27). Son livre est, de tous les ouvrages prophétiques, celui quicontient le plus de détails biographiques sur son auteur. Un grandnombre d'épisodes se mêlent aux prophéties. Les portions en prose,qui occupent une place notable dans l'ouvrage, étant les moinssuspectées par la critique et provenant, selon toute vraisemblance,de Baruc, fidèle disciple et ami du prophète, constituent une basesolide sur laquelle on peut édifier une biographie sinon complète, dumoins assez large et tout à fait sûre. Jérémie rapporte lui-même sa vocation (Jer 1). Nous netrouvons dans son récit ni les grandioses manifestations del'Éternel, dont furent favorisés Ésaïe dans le Temple de Jérusalem ouÉzéchiel sur les bords du fleuve Kébar, ni l'enthousiasme du premierqui, à l'ouïe de l'appel impersonnel retentissant dans le Temple,s'offre spontanément: «Me voici, envoie-moi!» ou l'obéissance émue dusecond, qui dévore le rouleau contenant son message prophétique et letrouve «doux comme le miel». La simplicité du récit fait ressortir lecaractère tragique de cette lutte morale entre le Dieu qui a éluJérémie dès avant sa naissance, qui l'a prédestiné à être entre sesmains le douloureux instrument d'une oeuvre gigantesque, et leprophète qui s'effraye, se défend contre cette fatale destinée, seretranche derrière sa jeunesse, son inexpérience, un défautd'éloquence, pour éluder l'inévitable. Deux appels de Dieu furent nécessaires pour vaincre sarésistance. Le premier l'avait établi prophète pour les nations,avait développé son programme et l'avait consacré, Dieu lui-mêmetouchant sa bouche pour y mettre ses paroles (Jer 1:4-10). Lesecond lui fournit le secret d'un courage invincible (Jer1:11,19). La vision de l'amandier (le châqéd =[arbre] vigilant)dont les branches fleuries avant la fin de l'hiver sont un symbole dela vigilance divine, et la vision de la chaudière qui vient du norddéverser ses flots bouillants sur le pays, lui prouvent que Dieuveille à l'exécution de ses desseins, et saura châtier par l'invasionl'infidélité des rois, des prêtres et du peuple de Juda. Fort del'appui de son Dieu, Jérémie se lèvera pour entreprendre sans crainteson ministère de luttes et de souffrances. Ses premiers discours (Jer 2ss) témoignent à la fois del'affliction où le jetaient l'irrémédiable attachement du peuple àl'idolâtrie, ou tout au moins aux formes idolâtriques du culte del'Éternel, et sa crainte de le voir subir le châtiment déjà dispenséà l'Israël des Dix Tribus. Les prophètes ne se consolaient pas de laruine de Samarie, provoquée en partie par l'hostilité de Jérusalem;et Jérémie, comparant les deux soeurs rivales, annonce qu'ellesdevront passer toutes les deux par les mêmes épreuves pour aboutir,par la réconciliation et la repentance, au pardon de Dieu. Lesmaisons de Juda et d'Israël marcheront ensemble revenant du pays dunord; Sion sera le but de leur voyage et là l'Éternel établira sonTrône (Jer 3:17 et suivant). La menace du nord s'accentue: deshordes barbares, les Scythes, ont déjà bousculé maints royaumes etsubmergé l'Asie Antérieure. Coup sur coup on annonce leur arrivée àDan, puis sur les monts d'Éphraïm (Jer 4:15). Ils vont encerclerJérusalem, mais celle-ci refuse de se repentir en se couvrant du sacsymbolique; elle met sa confiance dans les faux dieux. Jérémieparcourt ses rues et il ne trouve pas un homme, pas un qui pratiquela justice; repoussé par les petits, il se tourne vers les grands,mais tous prennent un visage plus dur que le roc, aucun ne veutécouter la prophétie (Jer 5:1,14). Les discours suivants, qui ont le même objet, montrent quel'invasion a déferlé en vagues successives, exerçant ses ravages sansparvenir à prendre pied dans le pays. Nous assistons à des retoursoffensifs de l'ennemi. On avait espéré la paix; et voici, lehennissement des chevaux se fait entendre de nouveau du côté de DaJérémie exhorte les enfants de Benjamin à se réfugier dans les villesfortes. Dans le bourg d'Anathoth l'épreuve n'est pas salutaire, leprophète se plaint amèrement de ses compatriotes perfides etmédisants (Jer 9:3,6). L'envie le prend de les quitter et de seconstruire une cabane au désert pour y fuir leurs calomnies etpleurer à son aise les morts de la «fille de son peuple». Une nouvelle phase de la carrière de Jérémie s'ouvre avec laréforme de Josias. Le prophète est à Jérusalem, contemplant larestauration du Temple ordonnée par le jeune roi et témoin stupéfaitde l'enthousiasme qu'elle suscite chez ces adorateurs obstinés deBaal et de la «reine du Ciel», qui expriment toute leur espérance desalut dans cette exclamation trois fois répétée: «C'est ici le Templede l'Éternel!» Jérémie se place devant la porte et prononce soncélèbre discours en faveur d'une réforme à la fois religieuse(réformez vos voies) et morale (réformez vos oeuvres), seulecondition pour épargner à ce Temple le sort du sanctuaire de Silo oùDieu avait jadis fait résider son nom, et à Juda le sort des enfantsd'Éphraïm (Jer 7:1,15). Mais ce discours n'est pas écouté etJérémie dénonce la fureur de l'Éternel contre les holocausteshypocrites, contre le bûcher de Topheth (Jer 7:16,34), contre leculte des astres, de cette armée des cieux devant laquelle onexposera les os exhumés des rois et des prêtres qui se sontprosternés devant elle (Jer 8:1-3). De telles imprécations etles jugements non moins sévères portés par Sophonie, joints à lafrayeur salutaire subie lors de l'invasion des Scythes, durent hâterchez Josias la résolution de secouer le joug du parti idolâtrique. L'occasion de la réforme fut la découverte, dans une des sallesdu Temple, du «Livre de la loi». Ce livre, qui n'est pas autrementdésigné, fut.trouvé dans la chambre qui servait de réserve aux«lévites, gardiens du seuil» et où l'on pénétra sur l'ordre du roipour y prendre les sommes nécessaires aux travaux deréparation (2Ch 34:14-18). Il n'est pas question ici, non plusque dans le livre des Rois (2Ro 22:8 et suivant), de démolitionsqui auraient permis d'extraire ce document d'une cachette située dansles fondations ou sous le socle d'une statue. Cette opinion assezrépandue ne s'appuie sur aucun texte. Quoi qu'il en soit, ce livretransmis par le grand-prêtre Hilkija à Saphan le secrétaire fut lupar celui-ci à Josias, qui, à l'ouïe des menaces de Dieu contenuesdans ce livre, déchira ses vêtements, consulta la prophétesse Huldaet, sur sa confirmation des menaces divines, convoqua tout le peupleà une grande assemblée sur la place du Temple, pour proclamer leretour à l'alliance avec l'Éternel. Une conversion en masse s'ensuivit, qui eut deux conséquencesimmédiates: la destruction des idoles et l'abolition des sanctuairesde province. Nous ignorons quel rôle joua Jérémie dans cet événementqui comblait tous ses voeux. Nul doute qu'il n'y ait été mêlé, qu'ilne soit entré de plein coeur dans l'alliance fondée sur ce documentde la loi mosaïque (où l'on s'accorde généralement à voir leDeutéronome sous sa forme primitive), et que de là ne date son amitiépour le secrétaire Saphan, dont plus tard la protection lui sauva lavie. Jérémie semble avoir entrepris une sorte de mission itinérantepour faire connaître spécialement au peuple des campagnes les termesde l'alliance. Cette mission, qui dura sans doute plusieurs mois etle conduisit jusqu'au nord du royaume, n'eut pas un résultatsatisfaisant (Jer 11:10). Partout les ordres du roi étaientenfreints, l'idolâtrie pratiquée plus ou moins clandestinement, etaucun changement du coeur ne pouvait être constaté. Il revient àJérusalem avec le même message et voici qu'elle était redevenue (ourestée) la cité corrompue, remplissant de crimes jusqu'au saint lieu. Rentré à Anathoth, Jérémie y fut longtemps en butte à lamalveillance de ses compatriotes et n'échappa que par miracle à uncomplot dirigé contre lui: «l'Éternel m'en a informé» (Jer11:18 et suivants). Ses frères eux-mêmes et «la maison de son père»le trahissaient et méditaient de mettre fin par le meurtre à sesprédications. Il est probable qu'il quitta Anathoth pour se fixerdéfinitivement à Jérusalem. Cet incident suffit à démontrer qu'ilétait entièrement favorable à la réforme deutéronomique qui fermaitles sanctuaires de province, et, malgré l'échec relatif de cetteréforme, le prophète se fiant à l'appui du roi Josias, à son prestigegrandissant, mettait tout son espoir dans l'alliance mosaïquesolennellement renouvelée. La catastrophe de Méguiddo, où périt Josias, anéantit cetteespérance. Ayant réussi, grâce à l'affaiblissement presque soudain del'empire assyrien, à étendre son pouvoir jusqu'aux anciennes limitesdu royaume davidique, Josias voulut barrer la route au roi d'EgypteNéco II, dont les troupes, débarquées au port de Dor au sud duCarmel, traversaient la plaine de Jizréel pour se porter au secoursde l'Assyrie. Il fut tué dans la bataille (609). Déjà Ninive avait succombé. Une tablette récemment découverte afourni sur la ruine de l'empire assyrien, et sur la chronologie decette période, de nouvelles informations. Le rôle des Scythes, trèscontesté par quelques critiques, surtout à propos des discours deJérémie, fut en réalité prépondérant. Après avoir ravagé l'Assyrie,ils aidèrent puissamment les Mèdes (Cyaxare) et les Babyloniens(Nabopolassar) à s'emparer de Ninive, dès l'année 612, puis à chasserquelques années après les Assyriens de la nouvelle capitale Harran,où ils s'étaient transportés. A Jérusalem, la douleur fut grande lorsqu'on apprit la mort deJosias. Jérémie s'associa au deuil national en récitant unecomplainte, qui ne nous est pas parvenue (2Ch 35:25). Sallum,fils cadet de Josias, monta sur le trône en dépit des droits de sonaîné et prit le nom de Joachaz; mais il fut renversé trois mois aprèspar le roi d'Egypte, et remplacé par l'héritier légitime Jojakim(608). Déjà Jérémie, inquiet sur le sort de l'alliance, s'étaitprésenté à la cour de Joachaz pour l'exhorter à suivre les traditionspaternelles (Jer 22:1,5). Il s'attira sans doute par cettedémarche l'inimitié de Jojakim, qui fut dès lors et durant tout sonrègne l'ennemi du prophète. Il nous reste un fragment d'unecomplainte prononcée par Jérémie sur le triste sort de Sallum exiléen Egypte (Jer 22:10,12). L'ère des grandes épreuves s'ouvrait àla fois pour le prophète et pour les fidèles yahvistes. Toutel'oeuvre de Josias était compromise par la rentrée en faveur du partihostile à la réforme religieuse. Dès le début du règne, nous trouvonsJérémie aux prises avec les prêtres et les prophètes du Temple,cherchant par un effort désespéré à enrayer le funeste courant, quidevait aboutir par l'infidélité religieuse à la rupture des relationsavec Dieu, seule sauvegarde de l'indépendance nationale. Reprenant la prédication qui, quinze ans auparavant, avaitproduit une si forte impression, Jérémie déclara que l'abandon del'alliance avec Dieu entraînerait pour le Temple le sort dusanctuaire de Silo et ferait de Jérusalem un objet de malédictionpour toutes les nations de la terre (Jer 26). La répétition deces menaces, en un moment si critique, se justifie pleinement, commeune suprême épreuve, où devait se jouer la destinée de Juda. Il estsurprenant que quelques critiques aient pu soupçonner une confusionentre ces deux discours, prononcés l'un devant la porte duTemple (Jer 7), l'autre dans le parvis, et dont le succès fut siinégal. Nous ne possédons de ce dernier qu'un très bref résumé. Destroubles s'ensuivirent, suscités par les prêtres et par les prophètesattachés au Temple, au cours desquels Jérémie n'échappa à lalapidation que grâce à l'intervention des autorités civiles. Appelé àse défendre de l'accusation d'avoir «prophétisé contre la ville», ilrevendique en faveur de ses prédictions une révélation divine etaffirme la réalité de sa vocation: «L'Éternel m'a envoyé pourannoncer toutes ces choses»; il ne peut autrement. Le peuple d'Israëln'était pas assez déchu et n'avait pas assez perdu la notion duministère prophétique, pour n'être pas impressionné par cetteattitude et ces paroles d'une si énergique éloquence. Maintenants'accomplissait la promesse divine: «Je t'établis sur tout le payscomme une colonne de fer, un mur d'airain.» La sentenced'acquittement prononcée, quelques anciens s'enhardissant rappelèrentles prédictions semblables de Michée: «Sion sera changée en champslabourés, Jérusalem en monceaux de pierres, la colline du Temple enépaisse forêt» (Mic 3:12). La piété d'Ézéchias avait détourné lechâtiment divin. Dès lors la cause était entendue; Jérémie futrelâché, pour une bonne part grâce à la bienveillance d'Ahikam, filsde son vieil ami le secrétaire royal Saphan. Plus tard un autre filsde Saphan, Gué-maria, lui prêtera une salle pour la lecture publiquede ses prophéties; et plus tard encore, un fils d'Ahikam, Guédalia,le protégera au lendemain de la ruine de Jérusalem, comme gouverneurde la Judée. La petite troupe des partisans de Jérémie devait déjà compter lejeune Baruc, dont le concours lui devint si précieux, et le prophèteUrie, dont la mise à mort dans des conditions tragiques et déloyalesfut saluée comme une revanche par le parti hostile. Ce sanglantévénement lui inspira dès lors la plus profonde aversion pour le roiJojakim et les plus vives appréhensions pour l'avenir de Juda. Sa foien l'immutabilité de l'alliance mosaïque, déjà si fortement ébranlée,va faire place à une conception nouvelle, que Dieu lui inspire danssa célèbre visite à la poterie: «Comme l'argile dans la main dupotier, ainsi êtes-vous dans ma main, maison d'Israël» (Jer18:5). Achetant un vase de terre, Jérémie descend dans la vallée deHinnom, où se dressait le bûcher de Topheth, jadis consacré à Molocet souillé par Josias. Là il brise solennellement le vase, pourfigurer la ruine future de la nation et, cette action symboliqueaccomplie, il remonte dans la cour du Temple, où ses prédictionsrépétées lui valent d'être mis pour la première fois en prison.Relâché dès le lendemain par le même prêtre Pasur, fils d'Immer, quil'avait arrêté, Jérémie lui prédit un avenir de terreur et decaptivité par la prochaine apparition du roi de Babylone (Jer18-20:6). En effet, en la quatrième année du règne de Jojakim, lasanglante défaite des Égyptiens à Carkémis, ancienne capitale desHéthiens (ou Hittites) sur l'Euphrate, allait changer une fois deplus la face du monde, en mettant au premier plan la grandiose figurede Nabuchodonosor (Nabou-koudour-outsour, appelé dans la BibleNébucadnetsar). Dès lors l'Egypte perd définitivement son rôle degrande puissance, exposée sans cesse à l'invasion des Caldéens, puisdes Perses, et incapable de soutenir les diverses coalitions quis'efforceront de secouer le joug de ces empires. Les prophètes, toujours hostiles à l'alliance égyptienne et,depuis Méguiddo, à la suzeraineté égyptienne, à laquelle Jojakim,malgré la défaite de Carkémis, demeura fidèle jusqu'au bout, virentdans la puissance babylonienne, née sur les ruines de Ninive,l'instrument du châtiment divin. Jérémie se plaint: depuisvingt-trois ans que la parole de l'Éternel lui a été adressée, sesoracles ont été dédaignés, mais Dieu va appeler contre Juda«Nébucadnetsar son serviteur», qui le tiendra sous son joug pendantsoixante-dix ans. Cette période d'asservissement écoulée, Babyloneperdra à son tour son hégémonie (Jer 25). Une sécheresse qui désola la pays fut une occasion pour leprophète de renouveler ses sombres prédictions et d'en signaler lacause dans l'incurable infidélité religieuse de Juda dont «le péchéest gravé avec un burin de fer» (Jer 14ss). Ici encore le conflitéclate avec les prophètes attitrés qui encouragent le peuple. PourJérémie, ce fléau est le symbole et le signe avant-coureur de laruine inévitable. Il ébauche, au nom du peuple, une confession et uneprière: mais, hélas, quand Moïse et Samuel intercéderaient, l'Éternelne sera plus favorable (Jer 15:1). C'est alors que Dieu inviteJérémie à abandonner toute idée de fonder une famille (Jer16:1); car, dans les malheurs qui approchent, il n'y aura place nipour les chants des fiançailles et les cris de réjouissance, ni mêmepour le pain du deuil et la coupe de consolation, tant les morts sesuccéderont sans laisser le temps de la sépulture. A cette vision,les plaintes du prophète deviennent plus poignantes, ses larmescoulent nuit et jour. Il se tourne vers Dieu qui l'a saisi, qui l'avaincu: il voudrait se taire, mais il sent alors dans son coeur commeun feu dévorant (Jer 20:7 et suivants). Nous sommes bien près de la fin du règne de Jojakim. Après s'êtresoumis aux conditions du vainqueur, le roi a saisi une occasionpropice: le brusque départ de Nabuchodonosor, rappelé à Babylone parla mort de son père Nabopolassar, pour ourdir une intrigue avecl'Egypte et s'affranchir du joug caldéen. A peine monté sur le trône,le roi de Babylone ne put se remettre immédiatement en campagne, maissuscita contre le royaume de Juda des bandes de pillardstransjordaniens, aidés de quelques éléments caldéens, qui exercèrentd'affreux ravages dans les campagnes palestiniennes. Les discours deJérémie se ressentent de la douleur de son peuple. De nombreuxréfugiés se pressaient dans les rues de Jérusalem. Parmi eux setrouvait une tribu de Récabites, qui menait dans le pays de Galaad lavie nomade et restait fidèle à la tradition naziréenne. Jérémie, pouréprouver leur sincérité, convoque chez l'un de ses partisans, Hananprophète du Temple, le chef des Récabites et quelques-uns desnotables de la tribu. Il leur offre des coupes de vin et, sur leurrefus, il tire de leur exemple une leçon pour Israël. Les Récabitesobéissent à la tradition ancestrale, Israël n'obéit plus à la voix del'Éternel (Jer 35). Ce fut à cette époque, selon toute vraisemblance, que Jérémie,aidé de son secrétaire Baruc, entreprit de consigner sur un rouleaules prophéties qu'il avait prononcées depuis sa vocation. Cettepremière rédaction, disposée en trois parties, comprenait des oraclessur Israël, sur Juda et sur les nations. Son but: faire entendre auxJudéens les menaces divines, obtenir leur repentance et le pardon deDieu (Jer 36:1,3). La rédaction dut être longue, et à mesurequ'elle avançait, l'âme du jeune Baruc s'affligeait de tous lesmalheurs annoncés. Jérémie, devinant ce combat intérieur, lui adressaun court oracle pour l'exhorter à accepter sans amertume les décretsde Dieu (Jer 45). L'année suivante, au neuvième mois, à l'occasion d'un jeûne quiattirait une grande foule venue de toutes les parties du royaume, celivre fut lu par Baruc «aux oreilles du peuple» dans une salledonnant sur le parvis du Temple près de la Porte Neuve. L'émotion futconsidérable, surtout parmi les chefs, qui s'empressèrent de porterle rouleau chez le roi, dans l'espoir que, comme jadis au temps deJosias, la frayeur salutaire causée par les menaces prophétiques leporterait à la repentance. Mais nullement intimidé, Jojakim, aprèsaudition de quelques pages, saisit le livre et, le coupant enplusieurs morceaux, le jeta dans un brasier où il fut entièrementconsumé. Jérémie et Baruc durent rester cachés pour échapper à lacolère du roi. A l'approche de l'armée caldéenne, conduite par Nabuchodonosor enpersonne, Jérémie reçut l'ordre de reconstituer le volume détruit etd'en confier le soin à Baruc. Au cours de ce travail, il fut fait aulivre primitif de copieuses adjonctions (Jer 36:32), parmilesquelles figurait un sévère oracle contre Jojakim (Jer 36:30et suivant). Le roi mourut et laissa le trône à son fils Jéconia (ouJojakin), dont le règne éphémère (trois mois) se termina par la prisede Jérusalem (598). Jérémie prélude à la catastrophe par une action symbolique. Il serevêt, à l'exemple du grand-prêtre, d'une ceinture de fin lin et ilva la cacher ensuite dans un creux de rocher (non aux bords del'Euphrate, mais à Pherath, bourg des environs d'Ana-thoth: voirAïn-Fara). Malgré la sécheresse de ce sol rocheux, la ceinture netarde pas à se trouver gâtée et inutilisable (Jer 13:1-7). Ainsiest rompu le lien entre Dieu et Israël. Dieu «abandonne sa maison etson héritage, il livre l'objet de son amour à ses ennemis»(Jer 12 Jer 13). La première prise de Jérusalem marqua en réalité la fin duroyaume de Juda. [Matthania, dernier fils de Josias, prit le titre deroi sous le nom de Sédécias, mais fut vassal de Babylone (2Ro24:17). Dans la pensée de Jérémie, cette vassalité voulue de Dieu,le joug de Babylone, ne devait pas être secouée, mais acceptée commeun châtiment mérité. La vision de deux paniers de figues (Jer24), où les bonnes figues représentent l'élite de la nation emmenéeen captivité, et les mauvaises le reste du peuple demeuré àJérusalem, nous instruit à ce sujet. Et mieux encore la lettre auxexilés (Jer 29), où le prophète leur conseillait de s'établir enBabylonie, d'y construire et d'y planter, de rejeter les songesdécevants des faux prophètes qui les excitaient contre lesvainqueurs. Les soixante-dix ans d'oppression annoncés jadis devronts'écouler avant que Dieu mette fin à la captivité. Fidèle à cette conception, Jérémie dut lutter longtemps contre lafausse prophétie, contre Sémaja de Babylone, qui osa porter plaintecontre lui au sujet de sa lettre (Jer 29:24,32); contre Hanania,qui exhortait le roi à se joindre à la coalition suscitée de nouveaupar l'Egypte contre le joug de Babylone et en prédisait le succès.Jérémie, affublé d'un joug de bois symbolique, prêchait au peuple lasoumission (Jer 27-28). Lors du voyage d'enquête fait par Sédécias àBabylone, Jérémie remit à Séraja, frère de Baruc, premier chambellan,un message secret pour les exilés, avec mission de jeter aprèslecture ce document dans l'Euphrate (Jer 51:59-64). Laprédiction qu'il y faisait de la ruine certaine de Babylone ne fixaitaucune échéance et ne contredisait ni ses plus intimes convictions,ni son opposition à la révolte. Sédécias, aveuglé, se décida à rompre avec son suzerain, qui netarda pas à envahir l'Asie Antérieure et assiégea Jérusalem. Dès ledébut du siège, Sédécias s'adresse à Jérémie pour obtenir uneconsultation de l'Éternel. Le prophète prononce l'oracle qu'il necessera de répéter avec obstination, malgré les fureurs soulevées,malgré les apparences de la trahison, malgré les persécutions dudehors et les tourments de son propre coeur torturé: «Quiconquerestera dans la ville y mourra; quiconque en sortira pour se rendreaux Caldéens aura la vie sauve» (Jer 21). L'armée du pharaonHophra ayant réussi à créer une diversion, Jérémie voulut profiter dece répit pour se rendre à Anathoth. Arrêté et accusé de passer auxCaldéens, il fut enfermé d'abord dans une maison privée, puis, aprèsune entrevue secrète avec Sédécias, dans la «cour de la prison», oùil lui fut permis de recevoir ses amis et de continuer son ministèreprophétique. Mais, de nombreux transfuges ayant à sa voix passé dansle camp caldéen, le parti militaire obtint sa condamnation à mort. Ilfut descendu dans une citerne boueuse d'où la pitié d'un eunuqueéthiopien le retira, sans doute avec la connivence du roi. Consultéune dernière fois en secret par Sédécias sur sa fuite ou sareddition, il ne put décider le roi à obéir à l'oracle. Sédécias,arrêté dans sa fuite vers Jérico, fut amené à Ribla, quartier généralde Nabuchodonosor, où il dut assister au massacre de ses fils et,après avoir eu les yeux crevés, partir pour l'exil. Ainsi périt ladynastie judéenne. Le ministère de Jérémie se poursuivit à Mitspa, résidence dugouverneur de Judée Guédalia. Après son entrée à Jérusalem,Nebouzaradan, chef de la garde caldéenne, avait remis Jérémie enliberté. Pourtant celui-ci avait été joint aux caravanes d'exilés quiprenaient le chemin de Babylone. A Rama il fut relâché etNebouzaradan lui offrit de grands honneurs s'il consentait à lesuivre en Caldée. Malgré la perspective d'une activité nouvelleauprès des captifs, Jérémie, par un mutisme significatif, rejetacette offre injurieuse qui témoignait d'une méconnaissance absolue deses véritables sentiments à l'égard des ennemis de sa patrie. Le séjour à Mitspa, que l'on réduit généralement à quelques mois,fut probablement d'une assez longue durée et permit à Jérémie dereprendre la suite de ses prophéties. La nouvelle rédaction de sonlivre, signalée au ch. 30, ne saurait se placer ailleurs. Postérieureà la ruine de Jérusalem, elle avait pour but de promettre le retourdes captifs d'Israël et de Juda, par l'adjonction de ce que l'on aappelé à juste titre le recueil de consolation (Jer 30-33). L'oeuvrede restauration pieusement entreprise par Guédalia commençait àporter ses fruits, lorsque le gouverneur fut lâchement assassiné parun Juif de race royale, Ismaël, au cours d'un repas. Le meurtre eutlieu au septième mois (Jer 41:1 et suivants), le mois de tisri(sept.-oct.). La prise de Jérusalem ayant eu lieu en la onzième année deSédécias, au 4 e mois (d'après la notice Jer 39:2), il ne seserait écoulé jusque-là que trois mois. Chose à noter cependant, rienn'indique qu'il s'agisse de la même année. La notice estmanifestement surajoutée au texte et les récits qui se succèdent dansles ch. 39-41 forment des morceaux indépendants. La mention du moisde tisri (Jer 41:1) a pour but de justifier l'arrivée à Mitspad'une caravane de Juifs montant à Jérusalem pour porter «l'offrandeet l'encens à la maison de l'Éternel»; elle spécifie qu'il s'agissaitde la fête des Tabernacles. La reprise de cette fête ne sauraits'expliquer sans un laps de temps plus considérable. Au reste,l'entrée de Nebouzaradan à Jérusalem n'eut lieu qu'au 5 e mois, ettous les faits relatés: démolition des remparts, dispersion desJudéens, constitution de bandes armées dans le désert de Judée etd'un parti nationaliste à la cour du roi d'Ammon sous la directiond'Ismaël, la conspiration de ce dernier et les avertissementsadressés à Guedalia par un chef de bande nommé Johanan, le regain deconfiance et le retour aux champs, les diverses récoltesmentionnées,--tout cela exige plusieurs années. Or il se trouve que le livre de Jérémie mentionne une nouvelletransportation de captifs, qui eut lieu en la 23 e année deNabuchodonosor, soit cinq ans après la ruine de Jérusalem, sans qu'onpuisse saisir le motif de cette mesure rigoureuse (Jer 52:30).S'il fallait y voir des représailles pour le meurtre de Guédalia etle massacre de la garnison caldéenne, il serait naturel de conclureque quatre ans au moins s'écoulèrent avant le tragique événement, quientraîna Jérémie, à la suite de Johanan et d'une foule de fugitifs,sur la route de l'Egypte (cf. les craintes exprimées par lesfugitifs, Jer 41:16 43:3). Un séjour prolongé du prophète àMitspa donne la clef de bien des questions critiques posées pardiverses parties de son livre. Les dernières pages de la biographie du prophète, où ne setrouvent plus que des résumés impersonnels de son activité et de sesdiscours, nous montrent Jérémie parvenu à une hôtellerie près deBethléhem, menaçant de la fureur de Dieu ceux qui se réfugieraient enEgypte, emmené malgré cet oracle et ne cessant, à Daphné comme àPathros, de protester contre cette infidélité au sol natal et auxordres divins. Son ministère si douloureux s'acheva dans une luttesuprême contre l'idolâtrie des Juifs d'Egypte, spécialement desfemmes qui y avaient transporté le culte de la «Reine du ciel». Sabiographie se termine brusquement avec l'un de ses discours les plusenflammés (Jer 44). La tradition extra-canonique veut qu'il aitété lapidé par ses compatriotes irrités. Nous ignorons la durée deson séjour en Egypte, mais il comptait à son arrivée à Daphnéquarante-quatre ans de ministère et environ soixante-neuf ans d'âgeauxquels s'ajoutent au moins quelques années pour les derniersévénements qui mirent fin à sa carrière presque surhumaine de fidèlemartyr de l'Éternel. Les rédactions successives du livre de Jérémie expliquent lesgraves désordres logiques et chronologiques qui y régnent d'un bout àl'autre. Dans bien des cas, des dates précises permettent dereconstituer le fil des événements; mais trop souvent les données desdiscours sont applicables à des périodes diverses de la vie duprophète, et des passages entiers, parmi les plus caractéristiques,se retrouvent presque littéralement dans des prophéties appartenant àdes recueils différents. La première rédaction, commencée en la 4 e année de Jojakim etachevée l'année suivante (Jer 36:9), n'aurait été l'objet d'unelecture publique, d'après les LXX, qu'en la 8 e année de ce roi, eten la 5 e de Nabuchodonosor. Cette date, plus rapprochée del'invasion des Caldéens, paraît la plus vraisemblable: elle expliquemieux que celle de la bataille de Carkémis à la fois le contenu durouleau et la célébration solennelle d'un jeûne national qui futl'occasion de sa lecture par Baruc. Il va sans dire que ladistinction n'est pas possible entre le premier rouleau détruit et lesecond qui le remplaça. Il est probable que Jérémie ne se borna pas àajouter en appendice quelques discours, mais compléta et peut-êtremodifia assez sensiblement ses prophéties antérieures. Cettereconstitution ne fut pas achevée avant la première prise deJérusalem, et comprit encore plusieurs prophéties datant du règne deJéconia. Les rédactions postérieures amenèrent des changementsimportants dans ce premier recueil par l'introduction de quelquesfragments historiques et de suscriptions destinées à former desgroupes de prophéties. L'ordre primitif: oracles sur Israël, surJuda, sur les Nations, ne fut pas entièrement respecté, bien qu'ilforme encore le cadre général du livre. Les oracles sur Israël et surJuda sont mélangés dans le premier groupe de prophéties et, lors dela constitution du second recueil, plusieurs oracles sur l'Israël desDix Tribus, parmi les plus beaux, ont passé d'un recueil à l'autre.Le récit de la vocation formait-il déjà l'introduction du livre? Celaparaît vraisemblable. Le noyau du premier recueil se retrouve dans les ch. 2-20,divisés artificiellement par les suscriptions postérieures en cinqgroupes de prophéties. On remarque que dans chaque groupe les diversoracles sont délimités par une formule provenant de l'auteur:«L'Éternel me dit...» L'ordre chronologique est défectueux: le 5 egroupe, prophéties sur le vase du potier (ch. 18-20), doit êtreantérieur au 4 e, prophéties sur la sécheresse, datant de Jojakim(ch. 14-17). En outre le morceau Jer 12:7 et suivants et lechapitre 13, datant de Jéconia, ont été ajoutés par erreur au 3 egroupe (11-13) qui, avec le 1 er groupe (2-6) et le 2 e (7-10), serapporte au règne de Josias (Invasion des Scythes, réforme). Laprophétie sur la sanctification du sabbat, dont l'authenticité a étécontestée (Jer 17:19-27), s'expliquerait mieux à l'époque de laréforme, lorsque Jérémie s'efforçait de faire adopter par le peupleles clauses de l'alliance deutéronomique; et ses rapports évidentsavec l'oracle de Sophonie (Sop 3), qui plaident singulièrementen sa faveur, la rattachent au règne de Josias (2 e ou 3 e groupe). Les prophéties sur Juda ne devaient pas se terminer sur la notedouloureuse du ch. 20 (verset 14-18), où Jérémie maudit le jour de sanaissance. Un 6 e groupe devait comprendre les ch. 12 (verset 7,17)et 13, très proches de la première prise de Jérusalem, et se cloreavec le ch. 22 où sont rassemblés des lamentations sur Josias et surJoachaz, un jugement très sévère sur Jojakim et un oracle sur letriste sort réservé à Jéconia. Les oracles sur les Nations formaient la 3 e partie du recueilprimitif. Ils étaient probablement introduits par la prophétie du ch.25 où Jérémie, par une image hardie, montre les nations s'enivrant àla coupe de la fureur de l'Éternel, et énumère les peuples qui serontprécisément les objets de ces oracles. Les deux magnifiquesprophéties contre l'Egypte (Jer 46) rappellent en plusieurspassages les imprécations de Sophonie: «Ce jour est au Seigneur,c'est un jour de vengeance» (Jer 46:10). Elles se rapportent àla bataille de Carkémis et se terminent par un oracle surIsraël (Jer 46:27,28) qui semble indiquer chez le prophètel'espoir de trouver dans le nouveau maître du monde, destructeur del'Assyrie et vainqueur de l'Egypte, un libérateur des captifsd'Israël, comme le sera plus tard Cyrus. Le recueil d'oracles surMoab et la plupart des prophéties contre les peuples voisins (Jer47-49) devaient clore le premier rouleau. La seconde rédaction fut faite sans doute à Mitspa, car c'est aulendemain de la ruine de Jérusalem que Jérémie reçut de nouveaul'ordre de prendre un rouleau et d'y mettre par écrit ses prophétiesantérieures (Jer 30:1-4). D'après la suscription générale dulivre, les prophéties s'étendent en effet du règne de Josias jusqu'àla 11 e année de Sédécias au 5 e mois (Jer 1:2 et suivant). Lenoyau de ce nouveau recueil est constitué par les ch. 30-33. Jérémiey transcrivit des discours remontant au début de son ministère sousJosias et promettant le retour des Israélites des Dix Tribus. Cesdiscours empruntés au premier rouleau et qui offrent desressemblances frappantes avec les prophéties des ch. 2 et 3,trouvaient ici une nouvelle application (cf. en particulier Jer30:10,18-21 31:2-22) et ont dû être légèrement modifiés en vue deconsoler les captifs de Sion (Jer 31:15 etc.). Le recueilcontient en outre des prophéties contemporaines de la première prisede Jérusalem, la prophétie sur la Nouvelle Alliance (Jer31:27,37), des discours composés lors de son séjour dans la cour dela prison (Jer 32 Jer 33). Cette seconde rédaction fut faiteavec la collaboration de Baruc, qui dut ajouter à ce noyau dediscours les récits mêlés de prophéties des ch. 21, 23-24 et les plusrécents oracles contre les Nations. Ce fut sans doute aussi Baruc quicompléta le recueil primitif par quelques portions en prose (Jer19-Jer 20 Jer 25). Une troisième rédaction, commencée peut-être à Mitspa, fut faiteen Egypte par les soins de Baruc, mais avec la collaboration deJérémie, ce qui explique l'absence de tout récit sur les dernièresannées et sur la mort du prophète. Toute la partie historique, quicomprend les ch. 26 à 45 (avec la seule interruption du recueil deconsolations: 30 à 33) fut rédigée alors, et Baruc y mit commeconclusion le court oracle que son maître lui avait adressé lors dela première rédaction (Jer 45). Comment et à quelle époque le désordre actuel du livre, tant dansles prophéties que dans les récits historiques, prit-il naissance?Nous ne sommes pas en mesure de répondre à cette question. Tout auplus peut-on apercevoir que des rapprochements réels ou imaginairesont incité les copistes à intervertir l'ordre des morceaux. Parexemple, les ch. 20 (sous Jojakim) et 21 (sous Sédécias) se succèdentparce que deux individus y sont mentionnés qui se trouvent porter lemême nom Pashkour (Vers. Syn., Pasur). Le ch. 22 (sous Jéconia) estplacé à la suite parce qu'il débute par un oracle offrant la plusgrande analogie avec la fin du ch. 21 (cf. Jer 21:12 et Jer22:3). Une dernière opération fit adjoindre au livre, que clôt sansconteste la notice: «Jusqu'ici les paroles de Jérémie» (Jer51:64), le supplément historique du ch. 52 qui n'a rien de communavec lui. L'authenticité d'un grand nombre de fragments et de quelquesmorceaux importants a été contestée. La ressemblance avec Ésaïe II afait douter de plusieurs d'entre eux, particulièrement des ch. 30-31du recueil de consolations, et on les attribue pour ce motif soit àce prophète, soit à un auteur écrivant après le retour de l'exil.Mais les rapports de style avec des prophéties non contestées deJérémie (ch. 2-3, etc.) sont encore plus étroits. Les espérancesmessianiques sont les mêmes que celles de notre prophète au ch. 23,et l'allusion qui y est faite au récit de sa vocation (Jer31:28) est décisive en faveur de l'authenticité. La grande prophétie contre Babylone (Jer 50 Jer 51) estrejetée par la plupart des critiques pour diverses raisons: salongueur et sa monotonie, les nombreuses répétitions d'une péricope àl'autre, la ressemblance avec la prophétie correspondanted'Ésaïe (Esa 13-14), toutes deux paraissant assister à la chutede Babylone et provenir d'un auteur contemporain de l'invasion perse;enfin les sentiments de Jérémie favorables à Babylone. Ce dernierargument est le fait d'une singulière méconnaissance de toutel'attitude du prophète vis-à-vis des Caldéens. Selon son oracle duch. 25, les soixante-dix ans d'oppression écoulés, la Caldée devait àson tour succomber et le prophète était en droit de décrire cettechute comme un événement inévitable, inscrit dans les décrets deDieu. Au reste, nous avons affaire ici non à un discours d'unelongueur démesurée, mais à un recueil de prophéties, ayant comme lesch. 30-33 le caractère d'un recueil de consolations, et composéd'oracles prononcés à différentes époques. Là est la solution duproblème. Le noyau de ce recueil peut bien être, d'après la noticeterminale, le volume datant de la 4 e année de Sédécias et dont unexemplaire devait être jeté dans l'Euphrate. Mais bien des strophessont antérieures à cette date, se rapportant probablement à lapremière prise de Jérusalem sous Jéconia; d'autres font clairementallusion à la destruction de la ville et du temple. (cf. Jer 50:2851:11) Chose à noter, les ennemis appelés contre Babylone viendrontdu nord et ce seront non les Perses mais les Mèdes, ce qui situe lerecueil à une époque antérieure à l'avènement de Cyrus. A toutes les complications dont les rédactions successives sontl'origine, s'ajoute la question épineuse soulevée par l'ordredifférent adopté dans la version des LXX et par leurs nombreusesomissions et additions. Les oracles contre les Nations, qui, dans letexte hébreu, figurent à la fin du livre (ch. 46-51), occupent uneplace centrale dans la version des LXX, où ils constituent leschapitres de Jer 25:13-31:40. Ils n'y sont d'ailleurs pasrangés dans le même ordre, le grec fournissant en tête les oraclescontre les grandes nations Élam, Egypte, Babylone, puis les oraclescontre les petits peuples: Philistie, Édom, etc.; tandis que l'hébreuintercale les petits peuples entre l'Egypte en tête et Élam-Babyloneen fin du recueil. Il résulte de cette disposition que les ch. 32-51des LXX correspondent aux ch. 25:15 -45 5 du texte hébreu (25:14étant supprimé). Le ch. 52 est identique. L'ordre adopté par laversion grecque offre cet intérêt que le Jérémie des LXX s'achève surle court oracle adressé par le prophète à son fidèle disciple Baruc(ch. 45 du texte hébreu) et, si l'on fait abstraction de l'appendicehistorique dont l'origine est postérieure (ch. 52), se poursuit parle livre apocryphe de Baruc. De nombreuses hypothèses ont été émises pour expliquer cettedivergence. Selon la dernière en date et la plus plausible, laversion grecque aurait été faite d'après deux recueils séparés: lepremier coïncidant dans son ensemble avec le recueil primitif deJérémie (1re rédaction) et le second avec les recueils suivants. Enun mot, la fusion de ces recueils et leur rédaction finale, peut-êtredéjà achevée en Palestine, était encore inconnue à Alexandrie au II°siècle av. J.-C. De là viendrait en définitive que la version des LXXsoit plus fidèle à l'ordre primitif du livre, où les oracles sur lesNations, du moins ceux qui sont anciens, devaient se trouver à lasuite du ch. 25,--non, il est vrai, entre le verset 13 et le verset15, mais après la prophétie (voir 15-38) qui leurs sertd'introduction mieux que de conclusion. Deux traducteurs différents ont été signalés pour chaque moitiédu livre, dont le second est très inférieur au premier et s'estpermis un plus grand nombre d'omissions. La majeure partie desomissions est due, soit à l'ignorance du sens véritable du texte,soit au désir de simplifier les formules et les épithètes. La plupartdes passages ajoutés sont des gloses. Dans bien des cas, le texteoriginal est facile à reconstituer d'après le rythme du vers, leparallélisme des stiques et la symétrie des strophes. Des progrèsnotables ont été faits dans ce sens, qui permettent de rendre autexte tout son relief et toute sa valeur poétique. Le style de Jérémie est bien le reflet de sa personnalité. Sonâme poétique est très proche de la nature, s'exprime en des imagestirées du sol natal, de ces paysages palestiniens qu'il aprofondément aimés: la branche d'amandier, les rives touffues duJourdain, d'où se fait entendre le rugissement du lion, les oiseauxmigrateurs, la cigogne qui connaît dans les cieux sa saison, lacabane de voyageur au désert...La mesure de l'élégie (qinâh), qu'il affectionne particulièrement, traduit la sensibilité de soncoeur, que martèle l'épreuve sans l'ébranler, mais non sans luiarracher des plaintes poignantes. Nul mieux que lui n'a trouvé desaccents angoissés pour exprimer les inquiétudes et les terreurs dupeuple dans les périodes d'invasion, ou pour traduire l'appel désoléde Dieu à ses «enfants rebelles» et la réponse des pécheursrepentants: «Nous voici, nous venons à toi, car c'est toi, Éternel,qui es notre Dieu!» Nul n'a trouvé des accents de pareille tendressepour consoler les exilés: «Reviens, vierge d'Israël, vers ces villesqui sont à toi...» «Je les ramène par un chemin uni où ils nechancellent pas, car je suis un Père pour Israël.» On saisit ici surle vif l'influence exercée par Jérémie sur Ésaïe II. Le caractère de Jérémie ressort clairement de telles expressions,qui atténuent ce que plusieurs de ses sentences, de ses sarcasmes,font préjuger de sévérité hautaine ou d'injuste pessimisme. Il sefaisait violence à lui-même pour dénoncer l'incurable attachement dupeuple au péché, ou l'indifférence criminelle des dirigeants: «Ilspansent à la légère la plaie de la fille de mon peuple.» S'il s'estdressé comme «une muraille d'airain» contre tous ceux quientretenaient les funestes illusions du peuple, cette rigidité serésolvait dans sa vie intime en réflexions douloureuses: «Malheur àmoi, ma mère, de ce que tu m'as fait naître homme de dispute pourtout le pays» (Jer 15:10) et, s'adressant à Dieu, il résume toutson ministère dans cette confession: «C'est pour t'obéir que je n'aipas refusé d'être pasteur; car, tu le sais, je n'ai pas désiré lejour du malheur» (Jer 17:16). Quant à l'attitude de Jérémie lors du siège de Jérusalem, qui l'afait accuser de trahison, et où de nos jours encore on croit voir unelamentable défaillance, elle fut nécessitée par son inflexiblefidélité aux oracles que Dieu l'avait chargé de prononcer. A sesyeux, la royauté israélite était condamnée. Dieu ayant donné lepouvoir au roi de Babylone pour une période de soixante-dix ans. Dèslors, la révolte de Sédécias contre son suzerain était une révoltecontre Dieu et un acte de déloyauté à l'égard de ce prince, auquel ilétait lié par un pacte solennel. Le seul moyen de salut, tant pourSédécias lui-même que pour le peuple, consistait à rentrer dansl'ordre, à se soumettre aux conditions du souverain, même ennemi,imposé comme un châtiment par la volonté divine. Nul doute que, siJérémie avait été écouté, les horreurs du siège n'eussent étéépargnées à Jérusalem et la ruine du Temple évitée. La pensée religieuse de Jérémie marque un progrès notable surcelle de ses devanciers. Par delà le siècle d'Ésaïe, où s'estdéveloppée la conception grandiose de Sion inviolable, de Jérusalemmétropole religieuse du monde, arbitre des nations et dispensatricede la paix, Jérémie donne la main à Amos et à Osée, pour dénoncer laplaie secrète et incurable par où s'échappe la vie d'Israël, pourregretter l'époque du désert, le premier amour et la premièrealliance. A vrai dire, Jérémie a d'abord espéré en la réforme deJosias pour le renouvellement de l'alliance compromise, et il alongtemps lutté avant d'admettre qu'elle fût rompue. Il a assistéimpuissant et désolé, non seulement à l'échec de la réforme parmi lepeuple, trop attaché aux idoles, mais à la mainmise sur le livre dela loi opérée audacieusement par les Scribes, qui ne se sont pasbornés à en prendre des copies, mais se sont empressés d'en tirerparti en faveur des ambitions de la caste. Jérémie leur en adresse lereproche non déguisé: «Comment pouvez-vous dire: Nous sommes dessages et la loi de l'Éternel est avec nous (avec notre parti)?»L'oeuvre des Scribes était en réalité funeste à la loi, qu'elledétournait de son sens moral: «C'est pour le mensonge que travaillela plume mensongère des Scribes» (Jer 8:8). Déjà se dessine lemouvement qui fera de la loi, dès l'apparition d'un premier documentofficiel--pourtant le moins législatif et le plus imprégné desentiments religieux--un instrument de domination pour les prêtres,la videra de son contenu spirituel et aboutira au règne de la lettre. Dès lors, les sages enfoncés dans leur mensonge n'ont plus riencompris des desseins de Dieu (Jer 9:12). Ils se sont «glorifiésde leur sagesse» au lieu de chercher la gloire de Dieu, et, encontrecarrant les plans divins de salut, en persécutant Jérémie etles autres prophètes, en encourageant les rois de Juda dans des voiespolitiques funestes, ils ont conduit le peuple à sa ruine. Sans douteles menaces prophétiques sont toujours conditionnelles et leschâtiments de Dieu n'ont pas pour but d'anéantir Israël. Même aprèsla première prise de Jérusalem, Jérémie ne croit pas encore au rejetd'Israël. «Malheur à toi, Jérusalem! jusques à quand tarderas-tu à tepurifier?» (Jer 13:27). Il y a toujours place par lapurification au pardon de Dieu. Toutefois les leçons apprises chez lepotier lui ont montré en Israël un vase que Dieu peut mettre au rebuts'il ne lui est plus utile, et remplacer par un autre à saconvenance. Les promesses de Dieu ne sont pas absolues, maisconditionnelles, et sa patience peut être lassée. L'action symbolique de la ceinture de lin marque l'instant oùJérémie fut convaincu de la rupture de l'alliance. Dès lors sa pensées'est reportée vers l'avenir, vers une ère messianique, où Dieususciterait à David un «germe juste» (Jer 23:6), où l'Éternelserait le Dieu de «toutes les familles d'Israël» enfinréconciliées (Jer 31:1), où toutes les nations «seraient bénies»en l'Israël nouveau et «se glorifieraient de lui» (Jer 4:2). Ladynastie royale s'éteindra, mais «les jours viennent» où Dieususcitera un descendant spirituel de David, héritier de sespromesses, qui méritera de s'appeler «l'Éternel notre justice». En ces jours-là, sera traitée une nouvelle alliance quiremplacera l'alliance périmée (Jer 31:31). La vision de lanouvelle alliance, qui domine toute la seconde période du ministèrede Jérémie, a été longuement préparée par ses pénibles expériences. Ala lumière de ces expériences, sa religion s'est faite plusspiritualiste, et il a prêché la circoncision du coeur (Jer4:4), plus individualiste, et il a préparé la prédicationd'Ézéchiel, plus finaliste, et il a hardiment détourné ses regards dupassé, de la loi gravée sur des tables de pierre, pour contemplerl'ère d'une alliance nouvelle où la loi serait inscrite dans lescoeurs. A juste titre Jérémie peut être considéré comme un précurseur duChrist; tel était le sentiment des contemporains de Jésus, qui, àl'ouïe de son Évangile, disaient de lui: «C'est Jérémie» (Mt16:14). Ed. B.