III But et caractère du livre. Quel est le but de ce livre qui, tout en s'apparentant auxSynoptiques, en diffère sur des points importants et, par le choix deses matériaux tout autant que par la coloration qu'il leur donne,témoigne de son intention de créer chez le lecteur une impressionplus profonde et plus définie que celle qu'ils sont capables deproduire? Il peut y avoir eu chez l'auteur l'intention de corriger, sur quelques points que nous avons indiqués, lesdonnées de la tradition synoptique; mais cette intention, à elleseule, n'aurait suffi ni à lui faire prendre la plume, ni à lui faireécrire un ouvrage de cette envergure. On est déjà plus près de lavérité en disant qu'il a voulu compléter cette tradition etsauver de l'oubli un certain nombre de traits importants etsignificatifs; en effet, si l'on fait abstraction du récit de lapurification du temple, que l'auteur paraît avoir voulu replacer à savéritable date, de l'histoire de la multiplication des pains, dont ilavait besoin pour introduire le discours sur le pain de vie et,naturellement, des scènes de la passion et de la résurrection, qui nepouvaient manquer dans aucun tableau du ministère de Jésus et surlesquelles il avait, du reste, des renseignements originaux àfournir, on constate que presque tout le surplus, sans manquerabsolument de parallèles dans la tradition synoptique, lui estcependant étranger. Quiconque prendra la peine de relire ces pages spécialementjohanniques: la rencontre de Jésus avec ses premiers disciples, lesentretiens avec Nicodème et avec la Samaritaine, la guérison duparalytique de Béthesda, le discours sur le pain de vie, la guérisonde l'aveugle-né, la parabole du bon berger, la résurrection deLazare, le lavement des pieds et les dernières instructions, serendra compte de ce qui manquerait au N.T. si ces trésors sans prixne nous avaient pas été conservés. Mais, manifestement, le 4 e évang,est et veut être autre chose qu'un recueil de pages oubliées; ilforme une unité non seulement parce qu'il a un prologue et unépilogue, ou parce qu'une même coloration s'étend sur les faits etles discours et leur donne un air de famille, mais parce que tout yprocède de la même inspiration et tend au même but. Dira-t-on peut-être que l'auteur de ce livre s'est donné pourtâche de décrire le ministère de Jésus non plus du dehors et dans sonincessante variété, mais du dedans et dans son unité permanente?Ou bien encore qu'il a rédigé son récit moins au point de vue del'historien qui a recueilli des informations, comme Luc, qu'au pointde vue du témoin qui a été mêlé au drame et qui s'efforce demarquer, d'une part, les étapes de la foi chez les disciples, desintuitions de la première rencontre à la confession délibérée dePierre (Jn 6:68 et suivant) et à l'acte d'adoration deThomas (Jn 20:28), et, d'autre part, le développement del'incrédulité, de l'enquête soupçonneuse faite auprès deJean-Baptiste par les autorités religieuses du peuple (Jn1:19-28), aux tentatives de lapidation (Jn 8:59 10:31) et à ladécision d'en finir avec un rival dangereux? (Jn 11:47-53)Toutes ces opinions ont été émises et, s'il en valait la peine, nouspourrions les faire suivre des noms des théologiens éminents qui lesont soutenues. Toutes renferment un élément de vérité, que noussommes heureux de recueillir, mais aucune ne va véritablement au fonddes choses. Pour atteindre celui-ci, il faut les subordonner à uneintention plus haute qu'heureusement pour nous nous n'avons pasbesoin de rechercher péniblement, puisque l'auteur lui-même, parvenuau terme de son ouvrage, l'a formulée avec toute la nettetédésirable: «Ces choses ont été écrites afin que vous croyiez queJésus est le Christ, le Fils de Dieu, et qu'en croyant vous ayez lavie en son nom» (Jn 20:31). Mettre le lecteur en présence d'un choix de traits et de parolessuffisamment caractéristiques pour que le vrai sens de l'apparitionde Jésus éclate avec une pleine clarté; le montrer sous un jour telqu'il ne subsiste aucun doute ni sur son origine, ni sur sa mission;établir entre le lecteur et lui ce lien personnel qui s'appelle lafoi et qui engendre la vie, voilà le but premier de l'auteur; il avoulu faire connaître et communiquer à d'autres ce qu'il a trouvélui-même au contact de Jésus et dans sa communion. On le voit, c'est par l'histoire, soulignée et éclairée par son expérience personnelle, que l'auteur du 4 e évang, se propose deconduire ses lecteurs à la foi; il veut leur faire voir ce qu'il avu, entendre ce qu'il a entendu, éprouver ce qu'il a lui-mêmeressenti au cours des années mémorables qu'il a passées à l'école deJésus. Mais pouvons-nous accepter son témoignage, admettre que leschoses qu'il raconte ont été réellement vues et entendues, en un motqu'elles constituent de l'histoire authentique? Tout le problèmejohannique, en dépit de ses multiples aspects, se ramène à cettequestion fondamentale. Si nous parvenions à l'élucider, toutes lesautres questions qui se posent à propos de notre livre ou bientrouveraient assez facilement une solution, ou bien pourraient, sansgrand inconvénient, demeurer sans réponse. Nous avons par conséquentà passer en revue les arguments que l'on avance pour combattre etpour défendre le caractère historique du 4 e évangile. 1. LA THESE NEGATIVE.Depuis un peu plus de cent ans que la question de la valeurhistorique du 4 e évang, est posée et âprement débattue, un grandnombre de savants ont émis l'opinion qu'en dépit de sa forme et de laprétention qu'il affiche de se placer sur le terrain des faits, le 4e évang, est un ouvrage de philosophie religieuse dans lequel ilserait vain de chercher des informations authentiques sur la carrièrede Jésus; c'est plutôt une sorte d'allégorie, dont tout l'intérêtréside dans sa conception de la vie chrétienne, considérée à la foisdans sa source profonde, la communion spirituelle avec Jésus, dans samanifestation essentielle, l'amour, et dans son fruit, la vieéternelle. Approprions-nous ce message; efforçons-nous de nous enpénétrer; reconnaissons que c'est Jésus qui nous fait vivre de lavraie vie; peu nous importera, dans la suite, de savoir si lespersonnages auxquels il est censé avoir communiqué sa doctrine, laSamaritaine, Nicodème, et ceux qu'il aurait guéris ou même rappelés àla vie, le paralytique, l'aveugle-né et Lazare, sont des personnagesréels ou fictifs; peu importera de même qu'il ait changé l'eau en vinet multiplié les pains ou que son corps soit sorti du tombeau;l'essentiel c'est que, par son Esprit, il soit devenu notre vie,qu'il nous ait nous-mêmes guéris, ramenés de la mort à la vie,spirituellement abreuvés et nourris. Il faut assurément de graves motifs pour substituer cetteinterprétation à l'opinion traditionnelle, qui a de tout tempsconsidéré ce livre comme le tableau le plus fidèle qui ait jamais ététracé de la vie personnelle et de l'activité de Jésus. En quoiconsistent-ils? Les différences constatées entre les données des Synoptiques etcelles du 4 e évang, sont évidemment d'un grand poids aux yeux deceux dont nous cherchons à exposer la manière de voir. Les miracles qu'il rapporte donnent lieu à une doubleobservation: d'une part, ils tiennent davantage du prodige que ceuxqui ont trouvé place dans la narration synoptique: c'est l'eauchangée en vin à Cana; c'est le fils de l'officier royal deCapernaüm guéri à une distance de plusieurs lieues; c'est lamultiplication des pains et la marche nocturne de Jésus sur les eaux;c'est la guérison d'un paralytique malade depuis trente-huit ans etc'est celle d'un aveugle-né; c'est enfin la résurrection de Lazare,quatre jours après sa mise au tombeau, fait inouï, que la traditionsynoptique aurait certainement recueilli s'il était authentique;d'autre part, on ne peut se défendre de l'impression que cesmiracles, tout en étant donnés pour des signes attestant lamission divine de Jésus, sont racontés moins pour eux-mêmes que pourintroduire les discours qui les commentent et qui sont pourl'évangéliste l'élément essentiel (voir ch. 5, 6, 10 et 11). Les discours, en comprenant sous ce terme les assez nombreuxentretiens relatés dans l'évangile, présentent aussi une doubleparticularité: celle, déjà relevée, d'être coulés dans le même mouleet de se revêtir des mêmes expressions que la pensée del'évangéliste, à telles enseignes que l'on est parfois amené à sedemander si les déclarations attribuées à Jésus (ou à Jean-Baptiste)ne se muent pas, sans que le lecteur en soit prévenu, en réflexionsde l'écrivain (voir spécialement Jn 3:3,21,27-36); puis, celle,plus frappante encore, de ramener le témoignage rendu à Jésus et letémoignage que Jésus se rend à lui-même à une série de typesempruntés, les uns à l'A.T., les autres à l'idéologie chrétienne:l'agneau de Dieu (Jn 1:29), le serpent du désert (Jn 3:14),l'eau vive (Jn 4:10 7:37), le pain de vie (Jn 6:35), lalumière du monde (Jn 8:12 9:5), la vraie porte (Jn 10:7),le vrai berger (Jn 10:11), la résurrection et la vie (Jn11:25), le vrai cep (Jn 15:1). Au reste, l'ouvrage tout entier, comparé aux Synoptiques, faitl'impression d'appartenir à un stade plus avancé de la réflexionchrétienne, surtout dans le domaine de la christologie. Sans doute,il est aisé de constater que, pour les Synoptiques aussi, le Christ,même durant sa vie terrestre, occupait une situation exaltée;néanmoins leur christologie rentre encore dans les cadres de ce quel'on peut appeler la christologie prophétique ou pneumatique (du grec pneuma, esprit): Jésus reste pour eux «un prophète puissant enoeuvres et en paroles» (Lu 24:19); l'appellation Fils de Dieuest chez eux une désignation messianique (Mt 16:16, cf. Mr14:61). C'est le don de l'Esprit, accordé à Jésus au moment de sonbaptême, qui l'a revêtu de la dotation inséparable de sa hautevocation. Cette conception, que l'on retrouve, à peu de chose près,dans les premières épîtres de Paul (1 et 2 Thess.) et qui est en voiede transformation dans les épîtres de la période des grandesluttes (1Co 8:6,2Co 8:9), cède la place, dans les épîtres de lacaptivité, principalement Col et Phil., à une doctrine qui fait duChrist un être divin, par qui et pour qui tout a été créé et qui, parun miracle de condescendance et d'amour, consentit à venir ici-bas età donner sa vie pour notre rédemption. Cette christologie, qui nes'affirme clairement chez Paul qu'en deux endroits de ses lettres,est, si l'on peut dire, l'alpha et l'oméga de la théologiejohannique. On trouverait sans doute encore dans le 4 e évangile despassages où les termes Christ et Fils de Dieu sont juxtaposés commedes équivalents (Jn 11:27 20:31); mais il saute aux yeux que lelivre dans son ensemble donne à l'expression Fils de Dieu unesignification beaucoup plus riche et plus haute. Le prologue voitdans l'apparition du Christ le résultat de l'incarnation de la Parolequi «était au commencement avec Dieu», qui «était Dieu» et «par quitoutes choses ont été créées» (Jn 1:1 et suivant). Ce prologuedonne la note à l'évangile entier et en fournit la clé; c'est à salumière que toutes ses pages doivent être interprétées; ducommencement à la fin, le Christ se présente comme celui qui,descendu du ciel, continue cependant à y vivre (Jn 3:13), qui,venu du Père, retourne au Père (Jn 13:3), qui, ne possédantici-bas qu'une gloire voilée, discernable seulement par les yeux dela foi, aspire à rentrer en possession de la gloire qu'il avaitauprès de Dieu avant que le monde fût (Jn 17:5). Ainsi parlent les théologiens qui nient le caractère historique du4 e évangile Passons à l'argumentation de ceux qui s'en sontconstitués les défenseurs. 2. LA THESE AFFIRMATIVE.Si la valeur historique du 4 e évang, a été fréquemment contestée,elle a trouvé également des défenseurs nombreux et convaincus. Latâche de ceux-ci était tout d'abord de répondre aux objections desassaillants, soit en montrant l'inexactitude de leurs allégations eten rétablissant les faits, soit en s'élevant contre lesinterprétations erronées que l'on donne de ceux-ci. Il est bien vrai,observent-ils, qu'il y a sur plusieurs points, et tout d'abord dansla narration des faits, d'assez nombreuses différences entre lesSynoptiques et le 4 e évangile Mais, à supposer, ce qui n'est pasprouvé dans tous les cas, que ces différences soient aussi accentuéesqu'on le prétend, de quel droit met-on systématiquement l'erreur ducôté du 4 e évangile? N'est-ce pas lui qui a raison lorsqu'il assigneau ministère de Jésus une durée d'au moins deux ans? Les huit ou dixmois auxquels on prétend le réduire, d'après les Synoptiques, sontinsuffisants pour contenir tout ce qui doit y trouver place, pourrendre compte des phases successives du ministère de Jésus, dudéveloppement graduel de la foi chez les uns, de l'opposition chezles autres, et de l'éducation prolongée qui prépara les Douze àl'accomplissement de la tâche qui les attendait. De même, on neconçoit guère que Jésus, s'il s'est regardé comme le Christ, aitsystématiquement confiné son action à la Galilée et n'ait fait qu'uneunique et vaine tentative pour gagner la Judée; et l'on a décidémentde la peine à admettre qu'il ne se soit rendu à Jérusalem que pour ymourir. Au reste, à y regarder de près, on s'aperçoit qu'il subsistechez les Synoptiques eux-mêmes quelques traces de son activitéjudéenne. Jésus connaissait la famille de Béthanie et s'était arrêtéchez elle (Lu 10:38,42); Joseph |d'Arimathée était certainementde ses amis et même de ses disciples (Mr 15:43). A rapprocher deces indices l'exclamation attristée de Jésus: «Jérusalem,Jérusalem...combien de fois ai-je voulu rassembler tesenfants!» (Lu 13:34). Les corrections discrètes que le 4 eévang, apporte aux Synoptiques n'ont rien de tendancieux et sontfaciles à légitimer. Si Jésus était mort le 15 nisan, jour solennelde la Pâque, comment eût-on rencontré ce jour-là quelqu'un quirevenait des champs (ou du travail des champs), comme ce fut le casde Simon de Cyrène (Mr 15:21), et où Joseph d'Arimathéeaurait-il fait l'achat d'un linceul? (Mr 15:46) Si lesSynoptiques ont placé la purification du temple dans la toutedernière semaine, c'est qu'ayant gardé le souvenir de cet événement,mais ne connaissant qu'un seul voyage de Jésus à Jérusalem, ils nepouvaient le situer à un autre moment; mais il est parfaitementpossible qu'il soit plus ancien; la chose est même probable; ladifficulté que l'on eut à rétablir la teneur des paroles que Jésusavait prononcées à cette occasion (Mr 14:58 et suivant) tendraità l'établir. Le silence des Synoptiques relativement à larésurrection de Lazare est embarrassant; ne pourrait-on pasl'expliquer toutefois en disant, d'une part, que les souvenirsrecueillis par les Synoptiques sont essentiellement galiléens, et,d'autre part, que pendant de longues années la plus élémentaireprudence commanda aux amis de Jésus de faire oublier Lazare pour nepas le signaler à la vindicte des chefs? Passons à des questions plus générales. Il est manifeste que lelangage de Jésus chez Jean, différent de ce qu'il est chez lesSynoptiques, se rapproche, au point de se confondre avec lui, dulangage de l'apôtre dans l'épître. Remarquons néanmoins que certaineslocutions très caractéristiques du langage synoptique: le royaume deDieu, le Fils de l'homme, ne sont point étrangères à Jean et que lestermes que ce dernier affectionne: lumière, ténèbres, vie, mort,etc., sont des expressions courantes de la piété hébraïque etchrétienne. Admettons que Jean, au terme de cinquante ou soixanteannées de témoignage chrétien, ait fini par transposer,inconsciemment sans doute, les paroles de Jésus dont il avait gardéle souvenir, il a parfaitement pu le faire sans en altérer lasubstance. Les miracles racontés par Jean, même le changement del'eau en vin, qui n'a rien de plus stupéfiant que la multiplicationdes pains, ne sont pas plus voisins du prodige que ceux querapportent les Synoptiques. Les Synoptiques aussi racontent desguérisons à distance (Mt 8:5,13,Mr 7:24,30), des guérisonsd'infirmes qui l'étaient de naissance (Mr 7:32-37) ou depuis delongues années (Lu 13:31), des résurrections de morts (Mr5:21,43,Lu 7:31,17), et même des miracles opérés sur la natureinanimée (Mr 4:35-41). Au reste, il est piquant d'observer quec'est précisément chez Jean que les exigences des Juifs et leur soifde merveilleux sont le plus rigoureusement condamnées (Jn 4:42,486:30-33 20:29) et que les conditions morales de la foi sont leplus nettement affirmées (Jn 3:19,21 7:17 8:47). Et quant à lafaçon dont Jésus se présente, il faut constater que, lorsqu'ils'exprime en public et surtout lorsqu'il a devant lui desadversaires, il est chez Jean aussi fermé et réticent que chez Marcou Luc lorsqu'il refuse de faire un miracle pour lever les doutes despharisiens ou d'Hérode (Mr 8: et suivant, Lu 23:8). Il nefaut rien systématiser relativement au rapport des faits et desdiscours; certains faits (miracle de Cana, guérison du fils del'officier royal, résurrection de Lazare) ne sont suivis d'aucundiscours; et tels discours, ceux des ch. 7 et 8, par exemple, ne sontamenés par aucun fait particulier. Les types auxquels on s'achoppe et sur lesquels on se fondepour prétendre que les discours qui les contiennent sont fabriqués detoutes pièces sont bien loin d'être amenés avec une telle insistance,et quantité de gens ont lu l'évangile toute leur vie sanss'apercevoir qu'il y aurait là quelque chose de systématique et decherché. Quant à l'allégation que la théologie johannique etnotamment la christologie du 4 e évang, dénoteraient un stade trèsavancé de la réflexion chrétienne, il suffit, pour en faire justice,de rappeler que cette christologie est aussi celle des épîtres dePaul, dont la rédaction est antérieure de bien des années à celle desSynoptiques, et qu'à bien considérer les choses, elle est celle duN.T. tout entier; elle constitue l'atmosphère qu'on y respire de lapremière à la dernière page; elle est le fondement inébranlable dumessage chrétien. Les objections et les négations des adversaires étant ainsiécartées ou réduites, il est possible à ceux qui affirment lecaractère historique du 4 e évangile de passer aux raisons qui lesengagent à voir dans ce livre un portrait authentique de Jésus et unedescription fidèle de son activité. Deux de ces raisons sont d'un caractère général. L'une se tire de l'unanimité de la tradition chrétienne, qui, dèsses origines et à la seule exception de l'infime secte des Aloges (négateurs de la doctrine du Verbe ou Logos), a mis sans hésiter le 4e évang, au même rang que les Synoptiques, les opposant ensemble à lamasse grandissante des évangiles apocryphes qui envahissaientl'Église et mettaient en péril l'unité de sa foi. L'autre consiste à alléguer l'impossibilité dans laquelle on setrouve de se représenter la mentalité spéciale d'un écrivain quiaurait enrichi le patrimoine spirituel de l'humanité de son plusprécieux joyau et se serait rendu en même temps coupable d'un fauxparfaitement caractérisé; on a beau nous rappeler qu'en matièred'honnêteté littéraire, l'antiquité avait de tout autres idées queles nôtres, et que les historiens anciens placent sans sourcillerdans la bouche des généraux et des hommes d'État des discours de leurpropre fabrication, notre sens chrétien ne peut que s'élever contreun tel rapprochement. Mais les défenseurs de la valeur historique du 4 e évang, ontautre chose à avancer que ces considérations générales. Ils allèguentle témoignage de l'évangile lui-même, qui se donne (Jn 1:1419:35) et est donné (Jn 21:24) pour l'oeuvre d'un disciple duChrist et qui, en maint endroit, justifie pleinement cette assertion. Bien que l'auteur ait cherché à s'effacer le plus possible, commeil convenait dans un ouvrage qui ne devait attirer l'attention quesur une seule figure, il n'a pu éviter de se révéler par toute unesérie de traits. Il s'est révélé, par exemple, comme un hommeparfaitement au courant de la géographie et des usages palestiniens,capable de conduire sans hésitation ses lecteurs de Galilée en Judéeet de Jérusalem dans les régions situées à l'orient du Jourdain, bienau fait des rapports des autorités juives et des autorités romaines,au courant des fêtes juives (Pâque, fête des Tabernacles, fête de laDédicace) et du moment de leur célébration (Jn 10:22), sachantcombien il s'était écoulé d'années depuis le commencement de larestauration du temple par Hérode (Jn 2:20) et connaissant lenom de la localité obscure où Jean baptisait (Jn 3:23),familiarisé avec les préventions des Juifs contre lesSamaritains (Jn 4:9), ainsi qu'avec leurs conceptionsparticulières sur l'origine de la souffrance (Jn 9:2), en étatd'indiquer avec précision la situation de Béthesda (Jn 5:2), duTrésor (Jn 8:20), du portique de Salomon (Jn 10:23) etjusqu'au nombre, à la contenance et à la destination des vases queJésus fit remplir d'eau en vue du miracle de Cana (Jn 2:6). Cemême homme se révèle, en second lieu, par l'insertion d'un certainnombre de traits d'une précision autobiographique qui sont àl'évangile ce que la signature du peintre est au tableau. On atoujours considéré comme tels le récit de la rencontre de Jésus avecses premiers disciples (Jn 1:35-51), celui de la guérison del'aveugle-né (Jn 9), du lavement des pieds, de la passion, de lacourse au tombeau le matin de Pâques, des remarques comme celles deJn 2:11,17,22 4:35 12:16 19:35 20:8, et surtout les suprêmesentretiens, où la figure de Jésus se dresse, sublime, au milieu desdisciples, qui ne se doutent de rien et que pourtant étreint etaccable le sentiment de la solennité de l'heure. Seul, en somme, untémoignage comme celui qui est rendu ici au Christ terrestre expliqueles liens qui se nouèrent entre les disciples et le Christ ressuscitéet glorifié. Maintenez ce témoignage et vous donnez à l'existence del'Église une base solide. Otez-le et vous rendez inintelligible toutle développement postérieur du christianisme. Telles sont les raisonssur lesquelles on s'appuie pour affirmer, en dépit de toutes lesdifficultés, la valeur historique du 4 e évangile. La force de cette argumentation a été reconnue par un groupeimposant, et peut-être faudrait-il dire croissant, de théologiensqui, tout en continuant à regarder le 4 e évang, comme un ouvragecomposé avec une certaine liberté par un chrétien de la deuxième oude la troisième génération, reconnaissent que l'auteur a introduitdans son récit bien des traits authentiques, dont il devait laconnaissance soit à la tradition orale, soit à des sources écritesqu'il avait réussi à recueillir. Cette conception intermédiaire serapproche beaucoup de l'opinion traditionnelle quand elle va jusqu'àadmettre que le 4 e évang, a vu le jour dans un milieu qui, ayantconnu l'apôtre Jean, avait bénéficié de ses souvenirs et subil'influence de sa remarquable personnalité. Il serait sans intérêt pour nous d'essayer de dresser la liste descritiques et des théologiens qui se sont prononcés pour l'une ou pourl'autre des manières de voir que nous venons de caractériser. Mais qui décidera entre ces opinions contradictoires et appuyéespar tant de savants éminents, et peut-on espérer qu'une fois oul'autre la force des arguments, dans un sens ou dans l'autre,réussira à établir l'unanimité parmi les hommes de science? Cela nenous paraît guère probable; car, au fond, les savants eux-mêmes, sansqu'ils s'en rendent compte, sont influencés, jusque dans desquestions de pure érudition, par leur conception générale de lareligion et par leur attitude personnelle à l'égard du Christ. Le regardent-ils comme un homme semblable aux autres, bien queles dépassant par la pureté de sa vie, par l'ardeur de sa piété etpar la profondeur et la richesse de sa connaissance de Dieu? Dans cecas, les miracles qui lui sont attribués et bien des paroles misesdans sa bouche par les évangélistes leur paraîtront incroyables etaucun ensemble de considérations historiques ne parviendra à leurfaire admettre que ceux qui rapportent ces choses puissent en avoirété les témoins. Regardent-ils, au contraire, le Christ comme un être parfaitementsaint, en pleine communion, durant toute sa vie, avec Celui qu'ilappelait son Père, et dont l'apparition parmi les hommes est,elle-même, le plus grand miracle de l'histoire? Ils ne serontalors nullement choqués d'entendre que cet être qui les surpasse àtous égards a guéri les malades, dominé sur la nature et même ramenéles morts à la vie, non point sans doute dans l'exercice arbitraired'un pouvoir magique, mais dans la pleine obéissance aux directionsde Celui qui lui avait confié son autorité et sa puissance; dès lorsil ne leur répugnera point d'admettre que le tableau tracé par lesévangélistes (car c'est d'eux tous qu'il s'agit) est véritablement del'histoire. C'est de ce côté qu'en dépit de difficultés que nous nesongeons pas à nier et que nous ne sommes pas en mesure d'écarter,nous nous sentons contraints de nous ranger.Révision Yves Petrakian 2005