II Rapports avec les évangiles synoptiques. Les critiques qui ont étudié ce sujet ont insisté principalement surles différences. Celles-ci sont assurément considérables; toutefois,il nous paraît utile, avant de nous y arrêter à notre tour, de noterici et d'affirmer de la façon la plus catégorique qu'évangilessynoptiques et 4 e évangile dérivent incontestablement de la mêmetradition; que leur but, aux uns et aux autres, est de fournir lapreuve que Jésus de Nazareth est bien le Messie promis et attendu;qu'ils dépeignent sous les mêmes couleurs sa carrière à la foistragique et glorieuse, le montrent accomplissant les mêmes oeuvres,éveillant les mêmes espoirs et provoquant les mêmes haines, entourédes mêmes disciples et se heurtant aux mêmes adversaires, trahi parJudas, renié par Pierre, condamné par le sanhédrin, livré par Pilate,mis en croix entre deux malfaiteurs, ressuscité à l'aube du troisièmejour et élevé à la droite du Père. Pas un mot n'autorise à penser queles auteurs des évangiles synoptiques et les milieux qu'ilsreprésentaient aient pris à l'égard de Jésus une autre attitude etattendu de lui d'autres bienfaits que le croyant ou le groupe decroyants auxquels nous devons le 4 e évangile. Mais, une fois cecinoté et noté comme la chose essentielle, force nous est de convenirqu'il existe entre les Synoptiques et le 4 e évangile des divergencesnombreuses et importantes sur lesquelles il serait vain de chercher àfaire le silence. Il ressort déjà très nettement de l'exposé que nousavons donné du contenu du 4 e évang, que le plan de celui-ci esttout autre que celui des Synoptiques; tandis que ceux-ci visent àdonner une vue d'ensemble du ministère de Jésus, le 4 e évang, s'estborné à recueillir un certain nombre de traits caractéristiques, depréférence étrangers à la narration synoptique, et particulièrementpropres à illustrer le thème énoncé dans le prologue et dont ladémonstration est le but même de l'évangile. Mais cette différence deméthode, si frappante qu'elle soit, ne suffirait pas, à elle seule, àcréer une grosse difficulté et ce sont d'autres constatations, plusembarrassantes, qui ont donné naissance à ce que l'on appelle le problème johannique. Les différences que nous allons passer enrevue peuvent se répartir en deux groupes. Elles portent, les unessur le tableau que trace le 4 e évangile du ministère de Jésus, surla durée qu'il lui assigne, sur le théâtre géographique qu'il luiattribue, sur le caractère de certains faits et sur la date àlaquelle ces faits sont placés; les autres sur le portrait qu'iltrace de Jésus et sur la description qu'il fait de ses méthodesd'enseignement et d'action. 1. LE MINISTERE DE JESUS, (a) Théâtre géographique et durée. A s'en tenir àl'impression générale créée par les Synoptiques, l'activité de Jésusaurait été une activité exclusivement galiléenne et son ministère, àl'occasion duquel ils ne font mention que d'une seule fête de Pâque,celle-là même qui fut marquée par sa mort, n'aurait duré que quelquesmois, huit à dix tout au plus. D'après le 4 e évangile, au contraire,l'activité de Jésus se serait déroulée en Judée tout autant qu'enGalilée; en tout cas, il aurait fait plusieurs séjours à Jérusalem oudans les environs, et certains de ces séjours sembleraient avoir durédes semaines et même des mois. D'autre part, le 4 e évangile, quimentionne expressément trois fêtes de Pâque, assigne par ce fait mêmeau ministère de Jésus une durée de deux ans et quelques semaines. Ilétait même de mode autrefois de parler de trois ans et demi; mais ons'accorde aujourd'hui à donner la préférence, dans le passage Jn5:1, à la leçon: une fête des Juifs, plutôt qu'à celle du«texte reçu»: la fête des Juifs, qui faisait penser à la Pâque(pour ce point de vue, voir la carte n° 5 des voyages de Jésus, pl.V); en outre, il est manifestement exagéré, au vu du langage trèsprécis de Jn 2:12, de postuler un ministère de cinq à six moispour rendre compte des faits qui précédèrent la Pâque de Jn2:13; une période de quelques semaines, mettons deux mois, y suffitamplement. Nous n'avons pas à rechercher, en ce moment, si sur cesdeux points il convient de donner la préférence à la traditionjohannique ou à ce qui paraît être la tradition synoptique; nousconstatons simplement l'écart des deux traditions. (b) Autres divergences. A cette différence decaractère général s'en ajoutent d'autres qui, bien qu'ayant trait àdes faits particuliers, n'en ont pas moins une réelle gravité.Peut-être n'y a-t-il pas lieu de s'arrêter longuement à deuxrectifications explicites des données synoptiques: «Car Jean n'avaitpas encore été mis en prison...» (Jn 3:24), qui s'oppose à Mr1:14; et: «Six jours avant la Pâque...» (Jn 12:1), qui corrigeMr 14:1. Mais voici qui est déjà plus important. Jean, nousl'avons vu, place au début du ministère de Jésus la purification dutemple (Jn 2:13-22); dont les Synoptiques font l'un desincidents décisifs de la semaine de la passion (Mr 11:5,17).Fait plus extraordinaire encore, les deux traditions diffèrentrelativement à la date de la mort de Jésus: d'après les Synoptiques,ce fut «le premier jour des pains sans levain, où l'on immolait laPâque» (Mr 14:1 et suivant), soit le 14 nisan, (voir Ex12:6,Le 23:5) que Jésus célébra la Cène, et le lendemain 15 nisanqu'il fut crucifié; tandis que, d'après Jn 13:1, la Pâquen'avait pas encore commencé lorsque Jésus prit avec les Douze sondernier repas, qui, à première vue, n'eut rien d'un repas pascal; onvoit aussi qu'à l'aube suivante, lorsque les chefs, qui venaient dele condamner, se rendirent auprès de Pilate pour obtenir ratificationde la sentence, ils évitèrent d'entrer dans le prétoire «afin de nepas se souiller et de pouvoir manger la Pâque» (Jn 18:28); deplus, le passage Jn 19:14 dit expressément que «c'était lapréparation de la Pâque», ce qui fixe indiscutablement au 14 nisan lamort de Jésus (voir Chronol. du N.T., I, 4). Notons encore ces troispoints, dont le dernier surtout est d'une gravité qui n'échappera àpersonne: d'après Mr 15:25, la mise en croix eut lieu dès latroisième heure, tandis que, selon Jn 19:14, il était la sixièmeheure lorsque Pilate, mettant un terme à ses hésitations, céda auxinstances des Juifs et leur livra Jésus pour être crucifié. Mr15:40 mentionne, parmi les femmes qui assistaient de loin aucrucifiement, Marie de Magdala et Salomé, et ignore la présence deMarie, mère de Jésus, alors que, d'après Jn 19:25, Marie setenait près de la croix «avec sa soeur, Marie, femme de Clopas,Marie de Magdala et le disciple que Jésus aimait». Au matin de larésurrection enfin, d'après Mr 16:1,8, les femmes, s'étantrendues au sépulcre, en trouvèrent la pierre roulée et, y ayantpénétré, y virent un jeune homme vêtu de blanc, qui leur annonça larésurrection de Jésus et les chargea d'avertir ses disciples queJésus les précédait en Galilée, «où ils le verraient». D'après Jn20:1, Marie semble s'être rendue seule au tombeau, où Pierrepénétra le premier (verset 6), et ce fut le jour même, à Jérusalem,qu'eurent lieu les deux premières apparitions du Ressuscité. 2. LE PORTRAIT DE JESUS.On a certainement tort d'opposer, comme on le fait parfois, le Jésusdes Synoptiques au Jésus du 4 e évang, comme si l'humanité était letrait dominant du premier, et la divinité, une divinité à peinevoilée, le trait caractéristique du second. A bien des égards, leChrist des Synoptiques, qui dispose d'une puissance sans limites, quise donne pour le juge suprême de l'humanité, qui revendique ladignité de Fils au sens absolu du terme (Mt 11:27,Mr 13:32) etpromet aux siens sa présence perpétuelle (Mt 28:20), n'est pasmoins divin que le Christ de Jean; et celui-ci, qui ressent lafatigue et la soif (Jn 4:6 et suivant), qui pleure (Jn11:35), qui se trouble (Jn 12:27), qui prie (Jn 17),n'est, en fait, guère moins humain que le Christ des Synoptiques. Iln'en est pas moins certain qu'entre les deux portraits il y a desnuances assez marquées. Et d'abord, la façon de s'exprimer quelui prêtent les deux traditions est si différente qu'il n'est nulbesoin d'être un théologien de profession pour reconnaître à premièrevue et, pour ainsi dire, sans possibilité aucune de se tromper, laprovenance des paroles de Jésus qui nous ont été conservées. Lelangage de Jésus, dans les Synoptiques, est le langage simple, variéet abondamment imagé de l'homme du peuple; les exemples concrets etles métaphores y foisonnent; les comparaisons dont il se sert àchaque instant se transforment aisément en de vivants tableaux ou ende palpitants récits; la pensée suit un ordre logique et progressif;elle éveille chez l'auditeur des représentations toujours exactes etprécises. Aussi personne ne cherchera-t-il ailleurs que dans lesSynoptiques le mot sur la lampe qu'on ne met pas sous le boisseauaprès l'avoir allumée, les textes sur la prière et le pardon desoffenses, la parabole du bon Samaritain, la description de la justicequi ouvre l'accès du royaume des cieux, etc. Chez Jean, la parole deJésus a beaucoup moins de couleur; elle s'exprime en termes plusabstraits, qui vont généralement par paires et tantôt s'opposent ettantôt se complètent: la vie et la mort, l'esprit et la chair, lalumière et les ténèbres, la vérité et le mensonge, Dieu et le monde,le Père et le Fils; les mots croire, connaître, aimer, glorifier sontparmi les plus caractéristiques de son vocabulaire; les parabolessont remplacées par des allégories: la porte, le berger, le cep etles sarments, dans lesquelles le sens spirituel ou mystique se lie àl'image de façon continue. De plus, les particules logiques n'ont pastoujours leur valeur habituelle; les mots s'ajoutent ou, mieuxencore, se superposent bien plus qu'ils ne s'enchaînent, et la penséese déroule en spirale montante plutôt qu'elle ne s'avance en droiteligne. Enfin et surtout, l'observateur attentif ne peut manquer deconstater qu'il y a analogie frappante et presque identité entre lafaçon de parler et le tour d'esprit de Jésus dans l'évangile, et lelangage et les conceptions de Jean tels que nous les trouvons dansl'épître. --Si de la forme nous passons au fond, nous constatons denouveau que, dans les Synoptiques, l'enseignement de Jésus sedistingue par sa richesse et sa variété et qu'autour de la notion duroyaume de Dieu, qui en est l'objet principal, viennent se groupertoute sorte de considérations, d'exhortations, d'instructions où sereflètent toutes les situations et tous les aspects de la vie; unsimple coup d'oeil jeté sur Mt 5 à Mt 7 ou Mt 13 feracomprendre notre pensée mieux que de longues explications. Il sauteaux yeux, d'autre part, que les discours du Christ, dans le 4 eévangile, roulent presque exclusivement sur sa mission divine et surles motifs qui devraient engager les hommes à la discerner. Autredifférence également significative: Jésus, dans les Synoptiques, touten parlant avec autorité et en accomplissant des oeuvres qui ont à unhaut degré le caractère messianique, évite de se donner ouvertementet explicitement pour le Christ; il réprime les manifestationsprématurées ou intempestives de la foule et des malades qu'il guérit;il s'abstient soigneusement de catéchiser ses disciples sur le sujetde sa messianité; et quand ceux-ci, après avoir été de sa part lesobjets d'une longue et patiente éducation, proclament, par la bouchede Pierre, la conviction à laquelle ils sont arrivés, il leurinterdit d'en faire part à autrui (Mr 8:27,30); ce n'est qu'autout dernier moment et alors qu'il n'y a plus rien à ménager qu'ilorganise la grande manifestation messianique qui sera le suprêmeappel adressé à la population de Jérusalem (Mr 11:1-10). Le Christ de Jean, désigné comme tel par Jean-Baptiste(Jn 1:30 3:28,30), reconnu d'emblée et annoncé par ses disciples(Jn 1:42,48), se donne expressément pour le Messie en s'entretenantavec la Samaritaine (Jn 4:25) et avec l'aveugle-né (Jn9:37); et si, dans ses discussions avec les Juifs, il s'attire lereproche de ne pas se prononcer assez explicitement et de tenir sesauditeurs en suspens (Jn 10:24), toutes les paroles mises danssa bouche par l'évangéliste, tous les titres qu'il assume et toutesles exigences qu'il élève, proclament sa conviction d'être l'envoyédu Père, le Fils de Dieu, le Christ. Relevons enfin les deux façonsextrêmement différentes dont le rôle et la mission du Christ sontprésentés dans les deux traditions. Les Synoptiques sont toutpénétrés d'eschatologie: l'avènement du Fils de l'homme (autre nom duMessie) marquera la fin de l'économie présente; il est imminent, maissera précédé de bouleversements et de catastrophes sans nom quis'abattront sur Israël et sur le monde au cours de la génération àlaquelle Jésus appartient (Mt 24:34). Sans ignorer complètementl'eschatologie, (voir Jn 5:28 et suivant) le 4 e évang, latransforme radicalement et substitue au retour du Christ sur lesnuées du ciel son retour par le Saint-Esprit et sa présencepermanente dans le coeur et dans la vie des croyants (voir ch.14-16). En voilà plus qu'il n'en faut pour montrer qu'il existeréellement un problème johannique qui réclame toute notre attention;ce problème a, du reste, d'autres aspects encore, qui se révéleront ànous à mesure que nous avancerons dans notre étude.