ISRAËL (Histoire et Religion 8.)

7. L'Exil à Babylone. Plaçons-nous maintenant en face d'un fait extraordinaire: c'est qu'endépit de la complète rupture apparente de la vie nationale, lareligion survit et se prépare à sa destinée mondiale. Pour lecomprendre en quelque mesure, il nous faut envisager ce qu'il advintdu peuple et comment l'esprit religieux survécut en lui. Il estvisible qu'Israël était le propagateur d'une idée, le messager d'unegrande vérité que nous ne voudrions pas voir disparaître, mais dontle monde d'alors ne pouvait saisir la portée. Avant d'étudier lapériode de l'exil et ses conséquences, il nous faut apprécierl'oeuvre de trois maîtres éminents: Jérémie, Ézéchiel et un prophèteanonyme, «le second Ésaïe» (voir art. à ces divers noms). Jérémie remplit sa mission durant la période fatale qui précédal'exil. L'homme disparaît dans l'ombre, mais son oeuvre demeure etcommence à porter des fruits. Le livre qui est appelé de son nom,bien qu'il soit mal ordonné, nous offre bien des récits frappants desa vie ardente et tourmentée et de nombreux exemples de son style deprédicateur. Le livre se compose des discours du prophète, de notesbiographiques de son secrétaire Baruc et d'appendices ajoutés par descompilateurs et des commentateurs. L'opinion extrême que lacontribution authentique de Jérémie est tout entière sous formepoétique ne s'appuie pas sur des preuves, mais il est vrai que c'estsurtout dans ces poèmes vivants, palpitants d'émotion, que noussentons battre le coeur de l'homme (Jer 4:10 8:18,22). Il naquità Anathoth, petite ville du pays de Benjamin, proche de Jérusalem,d'une famille sacerdotale mais qui ne paraît pas en relations avec leclergé de Jérusalem. Il semble avoir eu des rapports avec la maisonde Joseph: noter son allusion à Silo et au deuil de Rachel (Jer31:15-20). De bonne heure il dénonce la perversion du culte divin etde la conduite privée. Nul doute qu'il sympathisât avec l'esprit dumouvement «deutéronomique», mais il est difficile de savoir jusqu'àquel point il y a collaboré. (Comp. Jer 32:11 44:10,23 avecDe 4:45 6:17,20, etc.; Jer 3:1,8 avec De 24:1 etsuivants; Jer 34:8 et suivant avec De 15:12 et suivant;Jer 28:9 avec De 18:21 et suivant, etc.; Jer 4 etJer 5 avec (De 10:16) et De 28:49,53). Jérémie fut l'undes premiers à signaler le danger de la routine et du légalisme. Pourlui la droiture avait plus de valeur que l'observation de la loiécrite (Jer 8:8). Destiné, semblait-il, à une carrière paisibleau sein d'un foyer heureux, il fut sans cesse en lutte avec son Dieu,avec lui-même, avec le monde. La violence de ses sentiments s'exprimeavec une passion farouche dans le passage où il maudit le jour où ilest né, condamné à souffrir sans espoir (Jer 20:14-18, cf.Job 3:3). On a induit de passages tels que Jer 9:1 etsuivants que Jérémie était un faible, se lamentant et pleurant sanscesse sur sa triste destinée. Cette appréciation est injuste. Seul unhomme fort pouvait rester debout et résister durant ces longuesannées d'épreuves. Il souffrit réellement avec et pour sescompatriotes. Accusé de manquer de patriotisme, il était plus sensible àl'intérêt véritable de sa patrie que ceux qui criaient: «Paix, paix!»alors qu'il n'y avait pas de paix. Sa prédication, comme celle de sesprécurseurs, dénonce la religion hypocrite et les injusticessociales. Ses tendres instances, ses appels ardents rappellent ceuxd' Osée (Jer 3:22 4:1). Mais il nous faut chercher ce qui futspécial à Jérémie et marqua chez lui un progrès. On peut, en un sens, parler d'Ésaïe comme d'un théologien parceque tout son enseignement religieux et social rayonne d'un foyercentral: Jéhovah reconnu comme le Seigneur et le Maître de la vieentière. D'après la même méthode nous pouvons appeler Jérémie unpsychologue, étant donnée la façon dont il a sondé les profondeurs desa propre âme. Bien différent du cri joyeux d'Ésaïe: «Me voici,envoie-moi!» est le combat que, brisé par la contrainte divine, illivre avec Dieu. La Parole de l'Éternel était en lui «comme un feubrûlant qui consumait ses os» (Jer 20:9). Nous ne pouvons nousattarder au caractère littéraire de son oeuvre. Loin d'être vague,son style est réaliste par la faculté qu'il possède de présenter desimages en quelques traits frappants sous une forme condensée. Quand la nation fut sur le point de disparaître, la création delibres associations nécessita un essor de l'individualisme; mais ilne pouvait pas naître de façon artificielle, il devait se manifesterpar une expérience religieuse personnelle plus profonde. En Jérémienous voyons le conflit de l'âme avec son Dieu; telle de ses détressesfait penser à la lutte de Job. La prière personnelle est comme unepréparation à la prière plus spirituelle des Psaumes. Il n'a pasélaboré un système cohérent de sa pensée. À la lueur des éclairs deson génie, nous voyons surgir des affirmations telles que laperversité du coeur humain (Jer 17:8, cf. Ge 8:21), lafolie de celui qui sans cesse recommence à pécher, auquel fait hontel'exemple même des oiseaux (Jer 8:4,7), l'esclavage de l'hommedominé par une habitude coupable: «Le noir Éthiopien peut-il changersa peau?» (Jer 13:23). Les hommes qui méditaient les paroles deJérémie devaient être amenés à une conception plus profonde de lareligion: spirituelle avant tout et non dépendante essentiellement dequestions politiques et de cérémonies. Le rôle du prophète Ézéchiel, qui fut emmené à Babylone en 597, aceci de particulier qu'il exerça son ministère loin de sa patrie. Ilvécut parmi les exilés, et le message qu'il leur apportait prédisaitle sort d'Israël. Il appartenait à une famille aristocratique etsacerdotale et fut probablement, dans sa jeunesse, affecté au servicedu temple. Cinq ans après son arrivée à Babylone, il fut appelé àprophétiser contre «la nation rebelle». Il ne cessa pas cependantd'être prêtre, bien qu'il n'eût pas l'occasion d'exercer la prêtrise.Il paraît à un tournant de l'histoire des Juifs entre les messagersde la justice et les dispensateurs de la consolation. Il s'intéressa,à n'en pas douter, à la réforme deutéronomique. Les passages suivantssemblent prouver l'influence exercée sur lui par Jérémie: Jer15:16 et Eze 3:3,Jer 6:17 et Eze 3:17,Jer 4:9 etEze 7:27 Jer 15:1 et Eze 14:14,Jer 5:1 et Eze 22:30.Ézéchiel est probablement le principal auteur du livre qui porte sonnom et qui est l'un des plus longs recueils prophétiques. On était àune époque littéraire. «Ce rouleau» (ce livre) est mentionné dansle récit de sa vocation (Eze 3:1). Il avait des loisirs luipermettant de se consacrer au ministère par la plume. A défaut dedétails précis, nous savons qu'au moment où l'élite de la nationjuive fut privée d'autres moyens d'instruction et d'édification,l'activité littéraire se développa. Ézéchiel sert de lien entrel'ancien hébraïsme et le nouveau judaïsme. Le fait qu'il ait étéappelé «le père» à la fois du judaïsme et de la scienceeschatologique, montre bien son importance en cette période detransition. Son activité porta des fruits dans les générations quilui succédèrent immédiatement.On peut établir dans le ministère d'Ézéchiel quelques divisions ouétapes: Avant la destruction de Jérusalem: le prophèteprononce d'amers reproches; l'histoire, à ses yeux, n'est qu'unelongue apostasie; il affirme que la catastrophe finale est inévitableet sera totale (Eze 1-24). Suivent en un style admirable une série deprophéties contre les peuples païens; ils seront jugés et châtiésafin que le rétablissement futur d'Israël trouve le terrain libre(Eze 25-32). Quelques-uns des plus beaux passages deschapitres suivants décrivent les bénédictions à venir lorsque «cetteterre désolée sera devenue comme le jardin d'Éden» (Eze 33-39). Il énumère enfin les nouveaux éléments de la loisacerdotale et présente un tableau un peu factice du temple, celui-cioccupant le centre du pays et les différentes tribus groupéessymétriquement au nord et au sud du sanctuaire (Eze 40-48). Ézéchiel est un prédicateur puissant du jugement d'abord, de lamiséricorde ensuite; il abonde en gestes et en comparaisonssymboliques. Il avait la conviction qu'une ruine complète devaitprécéder la création nouvelle. Il peut promettre à la nation qu'alorselle ressuscitera (vision des ossements desséchés, Eze 37),qu'un esprit et un coeur nouveaux seront donnés au peuple (Eze36:26). Il prêche la responsabilité individuelle: chaque homme doitsouffrir pour son propre péché et recevoir la récompense de sa proprevertu (Eze 18). Hardiment, sans détours, il expose sa manière devoir. Il se place, lui, prophète, en face de chacun de ses auditeurs,assumant ainsi le rôle de «sentinelle» (Eze 33:7-9) - Poursauver l'Église, après le naufrage terrible de la nation, il fallaitplus que de violents reproches et d'effrayantes peintures d'unchâtiment à venir; il fallait tenter un effort pour rassembler «lefaible reste» et remplir d'espérance ceux qui étaient destinés àconserver vivant l'idéal spirituel. Le prophète doit être un«veilleur» qui avertit les exilés, en tant qu'individus, du dangerqu'ils courent de perdre leur héritage dans le royaume de Jéhovah. Ala fois théologien et poète, Ézéchiel, d'après une théorie qui luiest propre, représente Jéhovah comme un souverain absolu qui serévèle «pour l'honneur de son nom». Sa théologie, sans doute, est unpeu rude et autoritaire, mais nous devons admettre qu'au milieu del'écroulement général, l'idée de la puissance prodigieuse et desdesseins immuables de Dieu était la source suprême de l'inspiration.Un homme tel qu'Ézéchiel, possédant de fortes convictions, unefermeté inébranlable, une foi que rien ne faisait faiblir et des donsoratoires, devait laisser sur sa génération et sur celles qui lasuivirent une empreinte ineffaçable (Eze 33:32 et suivant). Voici maintenant une autre personnalité éminente de cette époque.On ignore son nom (on l'appelle généralement le second Ésaïe), etl'on ne sait au juste où se place sa carrière, mais son messagemiséricordieux demeure, parole de consolation et d'espérance quitraverse les âges (Esa 40 à Esa 55) - L'accent a complètementchangé, les menaces terribles d'autrefois ont disparu, le prophète aentendu l'appel: «Consolez, consolez mon peuple, dit votreDieu» (Esa 40:1). La situation est claire: Jérusalem est enruines, elle doit être rétablie et rebâtie. Le rôle historique etreligieux de l'auteur est déterminé par les événements contemporains,les qualités particulières de son style et son monothéisme avancé.Cette partie d'Ésaïe (Esa 40 à Esa 55), qui commence parexalter la Parole de Dieu (Esa 40:8) et se termine demême (Esa 55:11), peut porter le nom de livre à cause de l'unitéspirituelle qui relie ces chapitres entre eux. Ce n'est pas un exposélogique, mais une série de poèmes entremêlés de courtes poésieslyriques et composés sur deux thèmes principaux: Israël, le serviteurde Jéhovah, et Sion, l'épouse de Jéhovah. Que le premier thèmeappartienne ou non au recueil original, il est en harmonie avecl'enseignement général qui se dégage de l'ensemble et nous transportesur les sommets les plus élevés de la révélation de l'A.T, (voirÉvangile). Cette prophétie est pleine de voix; nous les entendonsgémir ou chanter, nous saisissons l'avertissement qu'elles adressentà la conscience, nous écoutons leur tendre et apaisant appel au coeurattristé (Esa 40:2). Ces voix sont aussi des échos, des refletsdu cri des païens en détresse (Esa 41:6), ou des murmures desIsraélites dans leur désespoir (Esa 40:27). Mais la voix quidomine est celle des prophètes et des hérauts annonçant le message depaix et d'espérance de la part du Dieu rédempteur (Esa 52:1).Comment une nation abattue et dispersée sera-t-elle sauvée dudésespoir et consolée? La réponse nous est donnée, dans Esa 40,par une affirmation puissante de la grandeur de Dieu. Ce réconfortn'est pas fait seulement de paroles musicales et joyeuses, ilrenferme une force: la situation présente est liée aux plans éternelsde Dieu. Merveilleusement approprié à ces desseins, le grandmanifeste du ch. 40 proclame que le Dieu d'Israël est le créateur dumonde, le guide de son histoire, le maître de toutes les formesvariées de la vie. Les Babyloniens pouvaient, même alors, adorer lesétoiles, mais que sont-elles, sinon les créatures de Jéhovah qui vontet viennent à son appel? (Esa 40:26) L'homme ne peut rien parlui-même, le secours doit venir de Dieu, nul sacrifice n'estsuffisant (Esa 40:16). Il n'a pas besoin d'holocaustes; lepardon, la rédemption sont offerts gratuitement. L'initiative vienttout entière de Dieu. Il s'abaisse pour relever ceux qui sont tombéset leur communique de nouvelles forces. Mais cette élection divinen'est pas seulement un privilège, elle implique une responsabilité.Israël doit être la lumière qui éclairera les nations. Que les poèmesdu «Serviteur de l'Éternel» soient interprétés à un point de vueindividuel ou à un point de vue collectif, ils élèvent à un plansupérieur l'idée de substitution en montrant que ses souffrances nedoivent pas être considérées comme un châtiment, mais revêtir le sensd'une immolation volontaire (Esa 53:3 et suivant). Nous touchons ici aux sommets qui dominent la vie banale dechaque jour. Il nous faut redescendre dans la plaine et nous demandercomment le peuple envisageait ces problèmes. Le fait que ces livressoient parvenus jusqu'à nous prouve qu'ils ont bien rempli leurmission. Désormais le devoir primordial des Juifs était de lesconserver pour eux-mêmes et pour l'humanité. La complainte du Ps137:4: «Comment chanterions-nous les cantiques de l'Éternel sur uneterre étrangère?» exprime bien l'état de leur âme en cette période dedécouragement et de désorganisation. Élie signifie: commentpourrions-nous conserver notre religion et notre culte, alors quenous sommes séparés de la Terre sainte et contraints de vivre aumilieu d'étrangers «impurs»? Nous n'affirmons pas que ces penséesfussent discutées de façon aussi explicite. Les opinions divergeaientsans doute. Tous les Juifs de cette époque n'étaient pas «Sionistes»;mais, bien que le judaïsme ne soit jamais devenu la religionuniverselle, ils s'en rapprochaient en apprenant qu'on peut adorerDieu en dehors de son temple et que les sacrifices spirituels ontautant de valeur que les sacrifices matériels (Ps 50:13 51:16,19).Sans énoncer des idées absolues, nous pouvons dire que l'exil exerçasur le peuple israélite une triple influence: Il le rendit commerçant. Le Juif n'a pastoujours été un marchand; il était, à l'époque la plus ancienne, unnomade et un guerrier; puis il devint cultivateur du sol, chacunayant pour idéal de pouvoir vivre sous sa vigne et son figuier, nuln'osant le menacer dans son bien. Lorsqu'il fut, malgré lui, poussédans le vaste monde, le Juif fut obligé de s'adonner au commerce(voir ce mot), avec une énergie nouvelle et sur une plus vasteéchelle. Depuis lors la possibilité de prendre racine dans des paysétrangers lui fut rarement offerte. En tant que commerçant ilpoursuivait un but utilitaire, menant une vie à part dans les grandsempires où il s'était établi. Le Juif n'était pas précisément un missionnaire;il ne disposait d'aucune organisation pour répandre sa foi parmi lespaïens. L'idée missionnaire trouve une expression dans certainesprophéties. Dans Esa 2:2,4, la puissance d'attraction de lavraie religion, centralisée à Jérusalem, incline les nations àapprendre les leçons de la justice et de la paix. Et, dans Esa42:1-4, l'éducateur débonnaire, animé de l'Esprit divin, doit«établir la justice sur la terre, et les îles mettront leur confianceen sa loi». Il fallut attendre la religion chrétienne pour voir cetteprophétie s'accomplir. Dans les pays étrangers le peuple juif dutadopter des formes simples de culte, de louanges, de prière etd'étude de l'Écriture sainte auxquelles s'adaptèrent les générationssuivantes. Les communautés juives dispersées pouvaient être mépriséespar ceux au milieu desquels elles vivaient, elles n'en gardaient pasmoins la conviction de leur supériorité. Les Juifs se réjouissaient àla pensée qu'ils étaient seuls à posséder les «oracles de Dieu», et,à l'heure même où ils revendiquaient le monopole de si grandstrésors, ils frayaient inconsciemment la voie à un nouveau mouvementmissionnaire (Ac 12:24). Le Juif, au point de vue littéraire, avait, avantla captivité de Babylone, des livres et des scribes; mais après cetévénement mémorable, ces éléments littéraires jouèrent un rôle plusconsidérable dans la vie et la religion du peuple. Les Juifs quirevinrent dans leur ancienne patrie avaient appris à apprécierdavantage le livre. La production littéraire avait été jusque-làlente et progressive; la formation d'un «canon» ou recueil des livres«sacrés» reçut alors une impulsion nouvelle. La religion dont lelivre est le centre tend à devenir rigide et formaliste, mais sur unplan intellectuel et spirituel plus élevé qu'une simple routinerituelle. Les Juifs, au cours des générations suivantes,travaillèrent laborieusement à réunir les fragments épars de lalittérature sacrée et luttèrent avec l'énergie du désespoir pour lespréserver de la destruction, accomplissant ainsi une oeuvre plusgrande qu'ils ne le soupçonnaient et se faisant les serviteurs deDieu et des hommes.