2. Installation en Palestine. Le livre des Juges est une énigme pour le lecteur superficiel. Toutparaît y être dans la confusion; il semble que l'oeuvre accomplie parMoïse ait été réduite à néant. Il est vrai que ce livre présente unaspect plus fidèle de la situation que celui de Josué qui décrit, enun tableau idéalisé, le pays conquis et réparti sous les ordres d'unchef unique. La conquête ne fut pas faite en une fois et ne futjamais complète. Elle fut nécessairement lente et progressive. Lelivre des Juges, bien que composé à une époque plus récente (D),contient de vieux récits du type juif primitif (J), qui reflètentfidèlement le désordre et l'état chaotique des tribus. Bien qu'ellesn'eussent pas de sanctuaire national et fussent exposées à descendreau niveau de l'ambiance cananéenne, les tribus restaient cependantattachées au nom sacré et aspiraient à une union plus étroite avecJéhovah (Jug 7:18 8:23). Le cantique de Débora, magnifiquepoème (Jug 5:2,31), l'un des documents les plus anciens de lalittérature hébraïque, dépeint la lutte de nombreuses tribus liguéescontre les Cananéens. Les unes sont blâmées pour leur mollesse, lesautres louées pour leur courage; et l'on est surpris de constater quela tribu de Juda--destinée à jouer plus tard un rôle siimportant--n'est pas mentionnée. Des hommes qui, selon les donnéespostérieures, semblent avoir été sauvages et superstitieux, ontlaissé leurs noms écrits dans les annales de la gloire (Heb11:32,38) et contribué, à leur manière, à édifier le Royaume.L'édifice matériel devait précéder le spirituel. Le livre des Juges,qui semble appartenir à un passé si éloigné du but à la fois objectifet religieux de cette étude, a une grande valeur aux yeux deshistoriens. Cananéens, Hébreux, Philistins y sont mélangés, sans quedes frontières territoriales les séparent. Auxquels appartiendra laprédominance? On ne saurait le dire encore. Ces éléments de latradition la plus ancienne ont un prix exceptionnel. Les tempsn'étant pas mûrs, il est heureux qu'aucun de ces héros n'ait fondé unroyaume. C'eût été un royaume du type cananéen et non pas lafédération constituée et complétée par Saül et David. La place manquepour étudier en détail les origines et l'histoire de chacune destribus--Moabites, Ammonites, Édomites, Amalécites--avec lesquellesles Hébreux furent en contact. Elles eurent une brève existence,s'épuisèrent en combats de tribus à tribus et disparurent sanslaisser de traces dans l'histoire du monde. Pendant trois cents ans environ avant l'arrivée des Hébreux, laPalestine avait été soumise à la domination égyptienne. Elle étaitdivisée en petits royaumes impuissants, en raison de leurs discordeset de leur faiblesse, à repousser les invasions. Leurs recours aumonarque égyptien (lettres de Tell el-Amarna) étaient inopérants. Al'Est également la situation était telle que, vers 1400, la Palestinedevait régler seule ses propres affaires. Trois acteurs principauxsont en scène à cette époque: les Cananéens, les Hébreux et lesPhilistins. Les Cananéens furent dispersés, détruits ou absorbés parles rudes envahisseurs de l'Est, de l'Ouest et du Sud. Leur religionet leurs coutumes leur survécurent, exercèrent une influence sur lesnouveaux habitants et menacèrent la foi et le culte des Hébreux. Autravers de conflits avec les éléments inférieurs, la religion deceux-ci s'affirme cependant plus claire et plus forte. Les Hébreuxformaient, au milieu des indigènes, des groupes séparés et souvent enquerelle les uns avec les autres, mais l'unité de race et de religiontendait sans cesse à se manifester. Quand d'incessantes luttes eurentaffaibli les Cananéens, il fallut affronter un nouvel ennemi. LesPhilistins, qui ont donné leur nom au pays, vinrent de l'Ouest par laroute maritime. Ces «pirates de la mer», comme on les appelle,s'établirent en sécurité sur la côte occidentale et y bâtirent desvilles prospères. Ils venaient, croit-on, de l'île de Crète, etavaient hérité de la vieille civilisation égéenne. L'idée a étéémise, mais non prouvée, que les Hébreux avaient adopté leuralphabet. Leur arrivée en Palestine date de l'an 1100 environ av.J.-C. C'étaient des guerriers bien armés, courageux et habiles.Pendant le siècle suivant, il s'agit d'établir qui, des Hébreux oudes Philistins, aurait la suprématie, question plus importante qu'ilne le semblait alors. Les Juges et le premier livre de Samuel sontles sources auxquelles nous pouvons puiser pour cette période. Cesont des recueils de récits semblables à ceux des documents J et E.L'on y trouve les mêmes étranges confusions et répétitions. Il a puexister des vies séparées de Samuel et de Saül; cependant, à défautde biographies méthodiques, il y a là des traditions rangées à côtéles unes des autres et reflétant les idées d'époques `anciennes etd'époques tardives. La guerre contre les Philistins dura longtempssans résultats appréciables. Il devint évident que le seul espoir devictoire pour les Hébreux résidait dans l'alliance des tribus contrel'ennemi commun et que ce résultat ne serait obtenu que parl'établissement d'une forme quelconque de royauté. Il est difficiled'apprécier le rôle joué à ce moment par Samuel; car le «Voyant», quiexerçait son influence sur une région déterminée, a été transformépar la tradition en chef théocratique du peuple tout entier. Lesvoyants et les prophètes extatiques de ces temps reculés prenaientpart à la vie publique, exaltaient le patriotisme du peuple par leursappels passionnés comme «champions de Jéhovah» et comme conservateursdu passé, protestant contre les coutumes des Cananéens, telles que laculture de la vigne, l'usage du vin et autres déviations de lasimplicité de la vie nomade. Ces hommes contribuèrent à sauvegarderla religion; mais pour qu'une religion nationale pût être fondée, ilfallait que le peuple en grandissant devînt partie intégrante de sanouvelle patrie. La vie de Saül est une tragédie. Son action dans le domainereligieux n'a rien de marquant. Des historiens attentifs pensent quela gloire de son brillant successeur l'a trop relégué dans l'ombre.Il a contribué à la cohésion du peuple. Il eut quelques succès audébut de son règne, mais à la fin de sa carrière les ténèbress'épaissirent et sa mort semble être un irréparable désastre. Cettefaillite apparente, sévère avertissement aux jaloux insensés et auxnécromanciens, ne fut cependant pas complète (1Sa 19:15 28:8 etsuivants). De ce naufrage, désastre pour Saül lui-même et pour safamille, sortit pour Israël un bienfait permanent. La littérature de cette époque (1 Samuel) offre un grand intérêtaux historiens et soulève de nombreux problèmes critiques quant à laméthode de compilation des documents et à leur valeur comparée. Entrela période dénommée des «Juges» et l'avènement de la monarchie, iln'y a pas de démarcation précise. L'admirable histoire de Samuelenfant (1Sa 1-3) se détache sur un fond sombre comme un brillanttableau. La destinée du vieux prêtre Héli et de ses fils (1Sa4:10-18) prouve que la réalité de la religion et la pureté del'adoration étaient dangereusement menacées par la corruptionambiante (1Sa 2:17). L'histoire de la vocation de Samuel est undes plus beaux morceaux de la narration hébraïque. De même le récitde l'élection de David (1Sa 16) fortifie la conviction que mêmelorsque, par la méchanceté des hommes, tout espoir semble anéanti,Dieu prépare un avenir nouveau. La plus grande catastrophe fut laperte de l'arche, symbole de la présence de Jéhovah. D'après latradition, les Philistins lui durent la victoire, mais cette capturevalut aux vainqueurs tant de tribulations qu'ils furent heureux des'en défaire. Les récits divers qu'a inspirés cette arche sainte(coffre sacré) nous rappellent qu'en ce temps-là, quand un peupleémigrait, il devait emporter son dieu avec lui; il fallait pour celaqu'il en eût une représentation visible. Différentes explications ontété données des origines et du contenu de l'arche (voir ce mot). Plustard elle jouera à nouveau un rôle important et accomplira sadestinée (2Sa 6). Le vieux sanctuaire de Silo était condamné àperdre son prestige. La littérature des époques anciennes y fait defréquentes allusions (Jug 21:19,1Sa 1:3 4:3), et plus tard Silopersonnifiera le jugement de Dieu contre le culte idolâtre (Ps78:60,Jer 7:14). Il est impossible de tracer un tableau clair et précis de la viereligieuse, de la pensée et du culte en Palestine à cette période del'histoire. Kamos dieu de Moab, Moloch dieu d'Amalek, Dagon dieu desPhilistins et autres divinités avaient leurs territoires et leursadorateurs. Les Hébreux admettaient que chaque dieu eût sonpays (Jug 11:24). Leurs rites se ressemblaient beaucoup.Exception faite des exterminations par interdit ou des massacres desprisonniers de guerre, les sacrifices humains semblent avoir été peupratiqués dans l'ancienne religion d'Israël. Les autres nationscontemporaines n'y avaient recours que sous la pression decirconstances tragiques (2Ro 3:27). En Israël ils étaientconsidérés comme une apostasie (2Ro 16:3). La vie étaitprobablement plus simple et plus austère dans le Sud. Les conditionsde l'existence y étaient plus dures et le pays moins fertile. Lesriches plaines du Nord, plus fécondes et prospères à maints égards,étaient aussi plus ouvertes aux influences du dehors. Cependant iln'y avait pas encore de sanctuaire national. En quelque lieu que Dieuse fût manifesté, les hommes avaient, à cet endroit précis, élevé unautel qui devait servir de mémorial (Ge 28:18 et suivant, Ex20:24 et suivant). Parfois ces autels en remplaçaient d'autresdédiés à Baal (=Maître, Seigneur). Le Baal (voir ce mot) n'était pasle dieu et le seigneur du territoire entier, mais une divinitéparticulière, considérée comme propriétaire de son domaine restreint:Baal-Péor, divinité de la montagne (No 25:3,5); Baal-Hermon,divinité du mont Hermon (Jug 3:3). Pour conquérir la suprématiesur ces cultes indigènes, celui de Jéhovah eut des luttes à livrer.Quand il se fut établi dans les anciens sanctuaires, il courut lerisque de conserver les cérémonies païennes et leurs rites sensuels.Ce conflit entre les deux formes de l'adoration dura longtemps. Cefut beaucoup plus tard qu'il reçut une solution définitive (2Ro10,11,18). Les Hébreux avaient besoin d'apprendre que leur Dieu,bien qu'il fût adoré en des lieux divers, était cependant le seul Dieu (De 6:4 s). Il n'est pas aisé, on le voit, de présenter un compte rendusystématique de l'état religieux de la Palestine en ces tempsreculés. Celui-ci offrait un mélange confus de croyances et decérémonies. L'adoration de la nature et l'animisme en étaient unélément important. Les sources d'eau et les fontaines, les rochers etles arbres étaient, croyait-on, la demeure de dieux ou dedémons (Esa 1:29-31,Jer 2:20). Il est difficile de détruire descroyances et des coutumes si profondément enracinées; ellessurvivront sous des formes variées, et l'on peut encore les retrouveren Palestine et ailleurs. Ce que nous appelons polythéisme etpaganisme exerce un attrait extraordinaire sur les races humaines àun certain stade de leur développement. La nature y est représentéeet divinisée de façon grossière. Belle et pittoresque à un certainpoint de vue, cette forme de religion est un appel puissant auxsentiments, aux passions qui font partie intégrante de la viehumaine. La preuve évidente de la vitalité et de la valeur morale dela religion des Hébreux, nous la trouvons dans le fait que, malgrédes infiltrations du syncrétisme, elle resta fidèle à son principemonothéiste et s'enrichit des combats mêmes qu'elle eut à livrer.