On désigne sous ce mot la manifestation de Dieu qui se faithomme. Le texte classique de l'incarnation est: «le Verbe a été faitchair» (Jn 11:4). Vinet en définit ainsi la portée: «Il fautvivre sans religion, sans Dieu dans le monde et sans espérance, ourecevoir le mystère de l'incarnation. Il n'y a pas deux sortes dereligions: des religions dans lesquelles Dieu ne s'incarne point,mais se communique à distance, et une religion dans laquelle Dieus'incarne. Les premières ne sont qu'un jeu de l'imagination ou unlabeur de la pensée; et si nous osions le dire à cette occasion, il ya quelqu'un qui a plus d'esprit que tout le monde, c'est tout lemonde; l'humanité a plus d'esprit que les philosophes, elle a desinstincts profonds. Cette vérité, que Dieu doit s'unir à l'homme,devenir homme, pour que l'homme ait une religion et qu'il puisseadorer et espérer, est implantée au fond de la nature humaine. Aussilongtemps que Dieu ne s'incarne pas, ce besoin ne sera pas satisfait.Incarnation et religion est une seule et même chose...Il n'y a quel'amour de Dieu qui puisse vaincre la dureté du coeur de l'homme. Il faut qu'il croie que Dieu aime, que Dieu l'aime, et il ne lecroira qu'en croyant à un amour infini. Tant qu'il se représenteraune limite à l'amour divin, l'homme ne se croira pas aimé. Il ne peutcroire sans compter qu'en celui qui ne compte pas; pour qu'il croieque l'amour divin s'étend jusqu'aux dernières extrémités, il faut queDieu lui-même descende au dernier fond de la misère humaine. Telleest la misère de l'homme et sa dureté, que ce n'est que lorsquel'amour de Dieu aura franchi toutes les limites, que lorsque Dieu sesera fait homme, que l'homme enfin se croira aimé. «La parole a étéfaite chair» (Jn 11:4), chair de péché; c'est là le fond detoute religion digne de ce nom.» Outre les récits de l'Évangile de l'enfance (Lu 13:1-35,Mt 1:20),la plupart des auteurs du N.T. font directement ou indirectementallusion à l'incarnation (cf. Jn 11:4,Mr 10:45,Mt10:40, Paul dans Ro 8:3,1Ti 3:16,Php 2:7 et suivant, 1Co15:47-49,Col 2:9,1Co 8:6,Col 1:15-20, etc., 1Jn 4:2,Heb 1:1-34:14 et suivant, etc., 1Pi 1:20,Ap 19:13 3:14). On peut direque le témoignage évangélique dans son ensemble corrobore lesdéclarations de Jésus: «Vous êtes d'en bas, moi je suis d'enhaut...Je suis venu...descendu du ciel...Le Père m'a envoyé...Il adonné son Fils au monde» (Jn 8:23,Mt 9:15 10:34,Lu 10:16,Jn 3:136:33 10:36 3:16). Toute théologie qui, pour éviter l'incarnation,fait de Jésus un homme plus ou moins devenu dieu, s'inscrit en fauxcontre l'autorité divine que Jésus s'attribue dans les évangiles.Jésus ne se contente pas d'accepter pour lui les titres de Maître etde Seigneur, il identifie la cause divine et la sienne, le Royaume deDieu et le sien, il fait dépendre la vie des croyants de sa proprevie à lui, il déclare: «Je suis dans le Père...qui m'a vu a vu lePère», et s'attribue sans réticences la royauté dans un ordre où Dieuseul règne souverainement. --Les théologiens anciens ou modernes qui croient à l'incarnationet cherchent à l'expliquer par la métaphysique ou à la définir dansl'abstraction intellectuelle n'offrent point de système qui puisserésister à l'objection. Présentent-ils le Verbe devenu chair comme laseconde personne de la Trinité éternelle, un être personnel distinctde Dieu le Père et pour ainsi dire son égal? Ils n'échappent pas aureproche de polythéisme, et dans ce cas ce n'est pas Dieu lui-mêmequi était en Christ. On peut leur demander aussi ce que sont enréalité la personne du Père et la personne du Fils, si l'Esprit estau même titre qu'eux une personne; sans l'Esprit, qui est leursubstance vitale, le Père et le Fils ne sont-ils pas vidés de ce quiconstitue en propre leur divinité? --Insiste-t-on au contraire sur le fait que les trois personnesde la Trinité, Père, Fils, Esprit, sont un seul Dieu et constituentensemble essentiellement la personne divine, on leur objecte que, sila trinité est le mode d'existence de la nature divine, il estimpossible de se représenter dans le ciel cette personnalité uniquequi ne se réalise qu'en trois personnes, cependant qu'une de cestrois personnes, humanisée sur la terre, la prive d'un de seséléments essentiels. --Veut-on pour sauver le dogme de la Trinité métaphysiqueinvoquer le mot ékénôsèn (il s'est dépouillé) de Php 2:7, etchercher dans la théorie de la kénose (voir ce mot) à éviter leconflit des deux natures en Christ? Voici de nouvelles difficultésqui surgissent: comment admettre qu'en Christ l'humanité a succédé àla divinité et que, pour rendre cette succession possible, le Christs'est dépouillé de tous ses attributs divins, voire de la consciencemême de son être? Comment doit-on entendre une personne divine,éternelle, incréée, qui s'intègre dans la création? Un Dieu qui peutse faire ce qu'il n'est pas, pour se refaire ensuite ce qu'il est?Raisonner ainsi, c'est énoncer non point un mystère qui déborde notrepensée, mais une contradiction qui la dérègle. Et cela, d'ailleurs,sans profit. Car loin de manifester le passage d'une nature àl'autre, le remplacement de la nature divine par la nature humaine,les textes évangéliques nous présentent un Christ en pleinepossession de l'humanité et de la divinité, conscient d'être à lafois fils de Dieu et fils de l'homme, s'exprimant et agissant, nonpas comme s'il y avait contradiction entre sa nature divine et sanature humaine, mais au contraire comme si, par sa nature humaine, ilrendait accessible aux hommes sa divinité. (cf. Jn 14:9) On voit ici où est l'erreur de cette méthode, qui nous vient dela théologie grecque et qui consiste à discuter abstraitement de lanature de Dieu et de la nature de l'homme, et de les traiter enopposition l'une à l'autre, alors qu'en réalité nous ignorons ce quesont en elles-mêmes la nature de Dieu et la nature de l'homme, et quenous ne les connaissons que par ce que notre expérience veut biennous en apprendre. Quand on a compris que nous ne connaissons la nature de Dieu quepar ce que nous en pouvons expérimenter religieusement, et que nousne connaissons la nature de l'homme que par ce que nous en pouvonsexpérimenter moralement, on en vient à saisir que Dieu et l'homme nenous sont accessibles que dans l'ordre des relations personnelles.Dieu nous révèle l'homme et, inversement, l'homme nous révèle Dieu.Sur ce terrain, le seul qui soit solide parce qu'il est le seul quiréponde à nos expériences, les vieilles querelles de la théologiemétaphysique cessent de nous émouvoir et nous n'y prenons pointparti. Nous déclarons humblement que les questions de substance,d'hypostase et de communication d'idiomates, l'essence du fini et del'infini, la nature créée et incréée débordant notre entendement,nous nous refusons à définir Dieu et l'homme à l'aide de théories oùles docteurs humains donnent la mesure de leurs prétentions plutôtque de leurs compétences. L'incarnation est liée à la création. L'une et l'autre sont lesmodes d'un même mystère dont Dieu garde le secret. Une seule notionpeut apporter pour nous, dans ce mystère, une clarté: c'est la notionde la personne. De la nature de Dieu nous ne connaissons qu'uncôté: le côté personnel, et si j'ose dire: anthropomorphique; Dieunous est accessible en tant que personne. Il est pour nous, dans nosrapports avec lui, la personne parfaite. De la nature de l'homme,nous ne connaissons aussi que la manifestation personnelle,c'est-à-dire l'ensemble des pensées, des paroles et des actes quinous mettent en rapport avec nos semblables, nous permettent de lesjuger, de les associer à notre vie. Or, sur le terrain personnel, nous ne découvrons pas lacontradiction des natures divine et humaine que la théologie a poséecomme un axiome et qui a égaré ses raisonnements. Nous voyons aucontraire que la personne de Dieu et la personne de l'homme sontunies principiellement, qu'elles sont faites l'une pour l'autre,qu'elles se recherchent l'une l'autre comme si elles étaientcomplémentaires l'une de l'autre, au point que Dieu n'est pas heureuxsans l'homme et que l'homme n'est pas heureux sans Dieu. Sans doutel'homme est séparé de Dieu par le péché; à cause du péché laséparation existe, et même une manière de contradiction, au pointqu'il arrive à l'homme de fuir Dieu, de le blasphémer, de lenier...Mais ce sont là des cas individuels; l'expérience de l'espècehumaine les contredit. La réalité universelle est que la personnehumaine ne peut se résigner à vivre sans la personne divine, qu'elleaspire à sa communion, et qu'en qualifiant de péché tout ce quicontredit la volonté divine, tout ce qui empêche l'humanité decommunier avec Dieu et de lui ressembler, elle rend le plus éclatanthommage au fait que la corruption humaine n'est qu'accident,déchéance dans la destinée humaine, et que normalement Dieu est faitpour l'homme, que l'homme est fait pour Dieu et qu'il n'y a de paixpour l'un et pour l'autre que lorsque la personne divine et lapersonne humaine ont retrouvé la communion postulée par leursaffinités, et, si j'ose dire, leur conformité. Constater qu'il existe entre la personne divine et la personnehumaine une harmonie préétablie suffit pour écarter ce qui rendraitleur vie commune impossible, mais ne suffît pas pour assurer cettevie commune, car le fait de la chute, l'exil de l'homme loin del'arbre de la Vie (voir Création) a rompu cette harmonie. Il faut larétablir. Pour cela, Dieu, doit se révéler à l'homme Comme Père etl'homme doit se manifester à Dieu comme fils. Or, 1° la manifestation filiale de l'homme estimpossible par un individu d'une espèce tarée; le genre humain, rendusous-naturel par la chute, ne peut fournir par ses propres efforts unexemplaire en qui Dieu puisse reconnaître authentiquement un fils, etqui puisse être générateur d'une humanité filiale. Un, homme tombédans la rivière ne se sauve pas en se tirant par les cheveux. 2° Dieu ne peut se révéler comme Père que dans lasynthèse de son amour et de sa sainteté; il faut que, dans cetterévélation des caractères paternels de Dieu, l'amour se manifestedans la sainteté et la sainteté dans l'amour, et que cette doublemanifestation, qui seule peut satisfaire l'expérience morale,s'accomplisse d'une façon tellement vivante et évidente quel'humanité loyale doive la reconnaître, en être saisie, en subirl'attirance, recevoir d'elle l'émotion génératrice qui fait jaillirdu fond de l'être une volonté filiale.--Telles sont les deux raisonsqui ont rendu l'incarnation nécessaire et qui nous en expliquent ceque nous pouvons en comprendre. Gaston Frommel a écrit sur ce sujet une page profonde: «Dieu,dit-il, ne peut devenir accessible, compréhensible, historique enlui-même, sans cesser d'être Dieu, sans se nier lui-même commeinfini, comme absolu. Bien plus, il y a égale impossibilité à ce queDieu se révèle directement (je dis directement, cela importe)comme Père au milieu des hommes. L'apparition directe du Pèrecéleste comme Père céleste au sein de l'humanité est unecontradiction, un non-sens, une impossibilité morale autant quemétaphysique. Toute forme sensible, intellectuelle et historiqueétait inadéquate, insuffisante, pour que Dieu comme Père pût larevêtir sans absurdité ou scandale. Toute forme de vie personnellel'était également. La plus haute et la plus parfaite: celle del'homme, n'y suffisait pas, puisque, d'essence et d'origine filiales,elle se refusait par nature et par définition à manifester directement la paternité. Aucun homme n'aurait pu se dire le Pèrecéleste, sinon par un blasphème plus ridicule encore que sacrilège.Nous concluons donc que la paternité divine n'était pas susceptiblecomme telle d'une révélation directe et positive. Et néanmoins elleétait nécessaire. Car Dieu ne pouvait être le Dieu d'une humanitéfiliale qu'à la condition de se manifester comme Père. Il n'avaitqu'un moyen de vaincre l'obstacle, c'était de le tourner, si je puisainsi dire, et de substituer à la révélation directe de lapaternité, la révélation indirecte de la filialité; c'était desubstituer au premier terme de la relation paternelle, le secondterme, et de faire vivre au sein de l'humanité Dieu comme Père, dansle Fils comme homme.» Frommel ajoute en note: «On remarquera laparabole (non le symbole), c'est-à-dire la comparaison entre ces deuxtermes dont l'un était manifesté, l'autre non, mais dont l'unentraînait l'autre. Jésus-Christ comme Fils est cette parabole,relativement à Dieu comme Père. Le Fils, connu et manifesté, révèleet manifeste le Père.» (Expérience chrétienne, II, p. 370s). Tout cela est vrai, pourvu que nous ne limitions pas la personnedu Christ à sa destinée terrestre de parabole du Père, sous prétexteque cette destinée est seule accessible à l'expérience religieuse.Sans doute, l'expérience religieuse est le mode essentiel de notreconnaissance en matière de foi, mais cette expérience baigne dans unensemble de vérités--faits, mystères, révélations--qui constituentl'atmosphère au sein de laquelle elle se développe, hors de laquelleelle s'atrophie. Or ces faits, ces mystères, ces révélations, dansl'harmonie du Nouveau Testament, nous présentent le Fils parabole duPère comme un Fils engendré par le Père dans l'éternité, vivant del'Esprit du Père, agent de l'activité du Père, acceptantvolontairement les risques du mandat rédempteur, quittant le cielpour venir sur la terre vivre au sein de l'humanité sa vie de Filsparabole du Père. Si l'on nous objecte que le ciel n'est pas unséjour mais un état, que l'éternité n'est pas une durée mais un état,et que dès lors tout ce qui touche à la préexistence du Fils estinaccessible à notre expérience et contradictoire en soi-même, nousrépondrons que le mot «état» est ici un mot dénué de sens et vided'énergie, car notre pensée ne peut concevoir l'activité que sous laforme d'une durée et la personne qu'en fonction d'un séjour.Puisqu'on se préoccupe si fort de maintenir notre christologie sur leterrain de l'expérience, le premier soin ne devrait-il pas être denous laisser au moins le cadre dans lequel notre expérience se meut?Sans doute la vie antérieure, divine, céleste du Christ ne peut êtrepour les croyants objet direct d'expérience religieuse, mais qui diral'action que peut exercer sur l'expérience du croyant la certitudeque le Fils, créateur du monde, a accepté de venir sur la terrevivre, souffrir, mourir pour sauver le monde? L'expérience du Réveilau XIXe siècle n'a-t-elle pas été, si j'ose dire, déclenchée parl'émotion traduite dans le cantique de Merle d'Aubigné: Il a quitté le ciel pour sauver un pécheur; Mon âme égaye-toi:Jésus est ton Sauveur! Bien que Php 2:5,10 ne s'applique dans son sens premier qu'àla vie terrestre du Fils de Dieu, il n'en demeure pas moins que cepassage, élevé au plan métaphysique, exprime une réalité dont lesgénérations chrétiennes ont nourri leur expérience; à ce brasier des«sentiments que Jésus-Christ a eus», elles ont allumé la flamme deleur amour pour Jésus-Christ. D'autre part, quand on lit la parabole des vignerons, prononcée par Jésus la veille de saPassion et reconnue si importante qu'elle a été recueillie par lestrois synoptiques, il n'y a pas deux manières de la comprendre: dansl'éternité où le Père et le Fils résident, une souffrance, unedélibération, une décision du Père, une acceptation du Fils, ontprécédé l'oeuvre rédemptrice accomplie par Jésus sur la terre. Ladernière chose dont nous soyons disposés à douter, c'est del'expérience de Jésus lui-même, et de la connaissance parfaite qu'ilavait comme Fils de ses relations avec son Père. Le mystère de l'engendrement du Fils nous demeure insondable,comme le mystère de la création, parce que nous ne pouvons ni montersi haut, ni descendre si bas dans l'intelligence de l'activitédivine; mais nous n'avons pas plus de raison dé douter de l'un que dedouter de l'autre. Quant à la doctrine de l'incarnation, quiparticipe de ces deux mystères, formulée par Jean et par Paul, elleest la seule doctrine qui réponde à l'ensemble des enseignements deJésus-Christ, la seule qui mette en son plein jour la portée desrécits de la nativité, la seule qui nous présente la synthèse oùs'accomplit la parole de Paul aux Corinthiens: «Dieu était en Christ,réconciliant le monde avec soi» (2Co 5:19). Alex. W.