ÉVANGILES SYNOPTIQUES (3.)

III Divers systèmes d'explications. Nous ne pouvons suivre l'histoire détaillée des solutions proposéesau cours des siècles, et particulièrement depuis plus de cent ans;cette histoire se trouve dans les ouvrages spéciaux d'introduction auN.T. (voir notre bibliographie). Non seulement toutes lesdirections possibles ont été explorées tour à tour et toutes lescombinaisons suggérées, mais encore les progrès de la critique, loinde suivre un développement rectiligne, ont subi bien des détours etdes reculs. Les lumières qui paraissent aujourd'hui décidémentconquises nous permettent de projeter en arrière quelques éclair-ciessur cet enchevêtrement, et, pour la clarté de l'exposé, de groupernon pas chronologiquement mais logiquement les principaux types desolutions esquissées dans le passé, en les rattachant au point de vuedominant qui les inspirait, quand bien même leurs représentants neles auraient pas toujours soutenues d'une manière aussi exclusive etsystématique que notre aperçu schématique pourrait le laisser croire. 1. LES THÉORIES D'UN ÉVANGILE PRIMITIF On peut ramener à ce type général de solution deux conceptions parailleurs distinctes: La dépendance successive. Pour les Pères del'Église il ne se pose pas de problème, à proprement parler; à leursyeux il va de soi que se ressemblent des témoignages relatifs au mêmeSauveur et, qui plus est, des évangiles littéralement inspirés;saint Augustin explique les différences entre eux par leursuccession même dans l'ordre habituel, Matthieu ayant donc écrit l'évangileprimitif, puis Marc l'ayant suivi en l'abrégeant, et Luc s'étant servi àson tour des deux précédents, chacun avec une mémoire plus ou moinsfidèle des événements racontés. Cette théorie, toute simple et même simpliste, expliquaitévidemment les ressemblances, par les emprunts qu'avaient faits lesautres au premier évangile; mais elle échouait à rendre compte desdifférences considérables qu'ils avaient apportées à leur(s)prédécesseur(s). Pourtant un très grand nombre d'auteurs adoptèrentcette idée; certains, à vrai dire, l'adaptèrent, en supposant tousles ordres de succession possibles entre les trois ouvrages, mais lathèse augustinienne de «Marc abréviateur de Matthieu», qui prévaluten somme jusqu'au XVIII e siècle, devait prendre un regain de vigueuravec les travaux de Griesbach (1790), et trouver encore jusqu'à nosjours de nombreux partisans, spécialement chez les catholiques. Sil'on a pu la traiter de «chiendent aussi prolifique quemalencontreux» sur le terrain de la critique (Moffatt), c'est parcequ'elle a trop longtemps écarté les chercheurs de la bonne piste enleur voilant le fait que Marc est certainement le plus ancien de nostrois évangiles (ci-après, IV, parag. 1, 1°). Un évangile antérieur a nos évangiles. Pourlaisser plus de jeu à l'origine des différences, d'autres ont supposéles synoptiques précédés d'un évang, original d'où chacun aurait tiréses propres matériaux. La langue de ce document primitif aurait été,suivant les théories (Lessing, 1784; Eichhorn, 1794-1804, etc.),l'araméen, l'hébreu ou le grec, et les variantes entre Matthieu, Marc et Lucproviendraient dans les deux premiers cas de ce qu'ils auraient faitde ce document des traductions grecques indépendantes, et dans ledernier cas de copies intermédiaires entre l'original et nos troislivres canoniques. De tels systèmes tendent en effet à expliquer les détailsdifférents des textes; mais ils imaginent, pour les besoins de lathèse, soit un écrit en langue sémitique dont il ne subsisteraitaucun vestige dans nos évangiles, car leur grec ne sent nullement latraduction, soit des éditions gratuitement multipliées et compliquantle problème au lieu de le résoudre. D'autre part, ce serait rendremoins vraisemblables, entre trois traducteurs indépendants, leursprincipales identités verbales. Sans doute il faudra retenir de cethypothétique «évangile primitif» l'élément stable qu'il statue aufondement des témoignages, permettant de prévoir les grandes lignesde la charpente synoptique, ainsi que ses motifs analogues ousemblables; mais encore resterait-il à justifier les apportsparticuliers considérables, et les interversions ou suppressionsinterrompant çà et là la synopse. Aussi, malgré maints essais demodernisation, la théorie trop rigide est-elle tombée, sous lapression des faits de divers ordres qu'elle laissait inexpliqués. 2. LES THÉORIES DE LA TRADITION ORALE En contraste avec l'écrit primitif, conçu pour justifier la stabilitédes éléments communs, à l'autre extrême les divergences cherchentleur point de départ dans la tradition parlée. Le prologue de Luc faitallusion à cette «transmission, par les ministres de la Parole, des faits accomplis par Jésus et dont ils avaient été lespremiers témoins oculaires» (1:2). Les Juifs de cette générationavaient hérité de leurs ancêtres, des «anciens», toute une traditionorale de commentaires et applications de la Parole écrite; (cf. Mt15:2,3,6) eux et leurs successeurs devaient conserver dans laMischna des déclarations des grands rabbis du siècle précédent,Hillel et Schammaï, qui devaient circuler deux cents ans dans latradition orale avant d'être rédigées, et dont cependantl'authenticité ne faisait de doute pour personne (Renan). C'est quela mémoire des Orientaux était (et elle est encore, comme dans toutpays où peu de gens savent écrire) d'une fidélité qui paraîtinvraisemblable à nos habitudes d'esprit; les langues sémitiquescomme l'araméen s'y prêtent par les ressources mnémotechniques desconsonances et allitérations, de l'accent et de la cadence; et derécentes recherches dans le grec même du N.T. tendraient à prouverque le rythme y jouait un rôle appréciable. Or il s'agissait deconserver, dans nos évangiles, le souvenir du Maître incomparable,éducateur et personnalité unique dans le rayonnement immaculé de sasainteté parfaite et de son autorité souveraine: ses paroles et sesactes s'imposaient aux mémoires, d'abord grâce à leur formemerveilleusement pédagogique (images, sentences, mots de lasituation, paradoxes, paraboles, citations des Écritures, gestessymboliques, miracles inexplicables et souvent commentés), mais plusencore par leur contenu, qui pénétrait jusqu'au fond des pensées, desconsciences et de l'âme et commandait l'adhésion du coeur, laconsécration de la vie, le témoignage de l'expérience. «Dans chacunede ses paroles, il y a l'homme tout entier» (Wellhausen). Lespremiers porteurs de cette tradition orale avaient écouté etcontemplé toute cette oeuvre «comme écoutent les disciples», (cf.Esa 50:4) et ils s'en souvenaient en la répétant, comme defervents disciples savent se souvenir, c'est-à-dire sans laisser lamoindre parcelle se fausser ou s'égarer. Ce message était tournémoins vers le passé récent que vers le présent avec ses obligationssouvent austères, et vers l'avenir avec ses promesses d'éternité.C'était l'Évangile: la bonne nouvelle, aliment de leur piétéquotidienne, individuelle et collective, source de leur apostolat,sujet de leurs entretiens fraternels, thème toujours renouvelé deleur évangélisation missionnaire, comme aussi la base narrative,fidèlement répétée, de leurs leçons aux prosélytes, aux néophytes,aux jeunes, aux enfants. A faire revivre ainsi l'histoire de l'amourde Jésus, ils ne risquaient guère de verser dans les vaines reditesverbales et machinales, méticuleuses et ridicules, de tant de maîtresjuifs: l'instructeur chrétien racontait avec émotion le ministère etla mort, dépeignait avec passion la personne du Seigneur Jésus, (cf.Ac 10:34-3) dont la présence spirituelle inspirait puissammentles communautés primitives; et jusqu'au second siècle il devait setrouver des fidèles pour préférer aux récits évangéliques depuislongtemps rédigés et répandus dans l'Église, cette tradition oraleque le vieillard Papias appelait une «voix vivante et permanente».D'assez bonne heure, pourtant, la phraséologie typique d'uninstructeur, ses prêches et catéchismes, les souvenirs directspieusement recueillis et reproduits dans les communautés d'une mêmerégion, ne pouvaient manquer de revêtir une forme plus ou moinssystématique et presque officielle ou liturgique, portant la marquepersonnelle d'un ou de plusieurs anciens témoins; et lorsque nosévangiles furent rédigés séparément, c'est cette formecaractéristique des témoins, des écoles, des Églises, qui se seraittrouvée moulée dans chaque écrit. Ainsi se présentent les essais de solution par la traditionorale. Celle-ci, d'après quelques-uns, par ex. l'initiateur dusystème, Gieseler (1818), aurait suffi pour donner l'essor à nostrois synoptiques. D'après beaucoup d'autres, comme Westcott (1860),Wright (1890), Godet (1893-1908), elle aurait été complétée de petitsrésumés écrits, issus des besoins des Églises et représentantdiverses recensions de la tradition. Donc, la tradition orale, grâceà des mémoires si exercées entretenant des souvenirs si mémorables,explique les ressemblances entre les synoptiques, comme les relationsexactes de faits incontestés, et elle explique en même temps bien desdifférences, soit par les applications de l'enseignement oral auxmilieux variés, soit par les buts respectifs des évangélistes etpeut-être par diverses tendances du christianisme primitif, soit parleurs informations personnelles ou les réminiscences de quelquetémoin oculaire, soit enfin par ces minimes variantes de forme quepeuvent introduire, sciemment ou non, même les exceptionnellesmémoires orientales. Elle rend compte enfin du fait que les évangilesne sont pas des biographies à proprement parler, mais des recueils desouvenirs fragmentaires. Et les esprits qui rêvent pour l'inspirationdes auteurs sacrés plus de libre jeu que dans l'utilisation d'écritsantérieurs, se trouvent aussi plus à l'aise devant tant d'avantagesde la tradition orale. En revanche, la tradition orale n'explique pas les ressemblancesd'ensemble, la suite des épisodes et des enseignements, autrement ditla synopse; car celle-ci ne s'enchaîne point d'une péricope à l'autreà la façon d'un poème épique ou lyrique comme l'Iliade d'Homère,ou comme ce Rig-Véda en 16.000 vers que l'Inde conserva durantdes siècles par les seules récitations de ses chanteurs. Au reste,lorsqu'une tradition orale en vient à respecter des ressemblances detextes aussi extraordinaires que nos identités verbales synoptiquesles plus marquantes, sa langue est devenue stéréotypée à un tel pointqu'elle équivaut à un texte écrit. Cette remarque a d'autant plus deportée que les phrases ainsi fixées le sont en grec, alors que latradition primitive s'est formée, à la suite des entretiens duMaître, en araméen: où est le passage de l'un à l'autre dans latradition orale? N'exige-t-il pas des documents écrits? Comment sefait-il aussi que le plus grand nombre de ces remarquables parallèlesse concentrent sur quelques discours dans Matthieu et se retrouvent çà etlà dans quelques portions de Luc sans se poursuivre, il s'en faut debeaucoup, tout le long des deux évangiles? De même, dans leschapitres narratifs, Luc et Matthieu ne se ressemblent que lorsqu'ilstraitent les mêmes sujets que Marc: avant et après ces parallèlestriples, ils sont indépendants l'un de l'autre; comment la traditionorale n'a-t-elle pas couvert la totalité de l'histoire du Seigneur?Comment n'a-t-elle pu fournir aux synoptiques davantage de cesrenseignements sur son ministère en Judée, qui beaucoup plus tardapparaîtront dans le 4 e évangile? Toutes ces objections contre unethéorie de tradition orale pure et simple s'étayent enfin sur lapreuve des synoptiques eux-mêmes, qu'il existait des écrits avanteux: au milieu du discours eschatologique, dans Mr 13:14 etMt 24:15 le nota bene coupe la phrase de la même façon (cene peut donc être une simple coïncidence), et en disant: «que celuiqui lit cela fasse attention!» il trahit l'utilisation d'un écritantérieur qui s'adressait ici au lecteur; quant à Luc, dans sonprologue, il ne fait pas seulement allusion à la tradition parlée: ildit formellement, au moment d' «exposer par écrit » l'histoireévangélique (Lu 1:3), que «plusieurs ont déjà entrepris d 'écrire cette histoire» (verset 1). En tout état de cause, lasolution de la tradition orale, soit pure soit mitigée de l'admissionde petits écrits, ne peut suffire elle non plus à rendre compte detoutes les données du problème. 3. LES THÉORIES DES DOCUMENTS MULTIPLES Entre les deux systèmes, trop peu souples sous leur forme absolue,suspendus soit à un ouvrage unique soit à la seule parole, étaitapparue une hypothèse moyenne. Nos évangiles seraient des collectionsde brefs écrits, primitivement isolés, qu'on a appelés diégèses (grec diè-gèsis, le mot même employé au sing, dans Lu 1:1 ettrad.: récit, mais que ce texte applique à des narrations plusétendues); ils correspondraient à peu près aux portions que l'Églisedevait détacher pour la lecture publique sous le nom de péricopes.Ces morceaux séparés, épisodes de la vie du Maître ou tranches de sesenseignements, pouvaient être devenus fort nombreux dans lescommunautés primitives, où la tradition orale répétait les souvenirssacrés, et les synoptiques auraient résulté de combinaisons diversesde ces multiples fragments, disparus entièrement plus tard par suitede leur fragmentation une fois que la rédaction des évangiles, les auraitrendus inutiles. Cette théorie, suggérée par Jean Le Clerc (1716) et développéesurtout par Schleiermacher (1817), expliquait bien les ressemblancessynopt. à l'intérieur des récits eux-mêmes et les différences dans lechoix des épisodes d'un évang, à l'autre; mais pas plus que latradition orale, elle ne pouvait rendre compte de la synopseelle-même. Le prologue de Luc évoque d'ailleurs un autre genre decomposition; il ne s'est point borné à mettre bout à bout des récitsincomplets et sans doute imparfaits, mais il fait allusion à unprogramme de recherche, de contrôle, de rédaction et de mise enordre (Lu 1:3) infiniment plus personnel qu'une simple tâche decompilateur; et sa langue le met à part comme un écrivain de race, lemeilleur du N.T. L'évangile de Matthieu témoigne surabondamment d'un travailconsidérable de composition; et l'évangile de Marc lui-même, loin de seprésenter comme une juxtaposition de morceaux disparates, est uneoeuvre littéraire véritable. Schleiermacher, sentant bientôt lesinsuffisances de sa théorie des documents multiples, ne devait pastarder à l'abandonner;mais, à la lumière d'un texte ancien dont il va maintenant êtrequestion, elle l'avait aiguillé dans une voie plus sûre, car c'estlui qui lança (1832), confirmé par Weisse (1838), la théorie dite«des deux sources» à laquelle se ramènent aujourd'hui pourl'essentiel les solutions d'ensemble.