Ne cherchez pas dans votre Bible le mot d'Essénien ou d'Essénisme. Ilne s'y trouve pas. Pas plus que ne se trouve dans aucune page del'A.T, ou du N.T. une parole quelconque pouvant faire soupçonnerl'existence, au sein du judaïsme, d'un monde de moines et decouvents. Le fait est réel pourtant. Il nous est révélé par Josèphe (G.J., II, 8:2 - 13; Ant., XIII, 5:9; XV, 10:4.5; XVIII, 1:2- 6; Vie, 2), Philon (Quod omnis probus liber, De vitacontemplative/), Pline (Hist. Nat., V, 17), Épiphane (Adv.Hoer., XIX, 1, 2), Eusèbe (Praep. Ev., VIII, 2:1), Hippolyte (Philosophouniena) Certains auteurs modernes insistent fortement sur le rôle decette secte au temps de Jésus. Strauss Nouvelle vie de Jésus, traduction franc., 2 e éd., t. I, p. 229ss) écrit: «Tout ce qui restaitalors de religion sincère et de vraie force morale chez l'ancienpeuple de Dieu semble s'être réfugié dans la communauté desEsséniens. Si cette troisième secte juive n'est pas mentionnée commeles deux autres sadducéisme et pharisaïsme) dans les plus anciensdocuments relatifs au christianisme, cela peut tenir précisément à cequ'elle lui ressemblait beaucoup.» D'autres, Graetz (Gesch. derJuden) et Cohen (Les Pharisiens, t. II, ch. 1ss), vont mêmejusqu'à faire de Jésus un Essénien. Edm. Stapfer lui-même (Jésusav. son ministère, ch. VII) n'hésite pas à écrire: «Un faitdemeure: Jésus a beaucoup connu les Esséniens et beaucoup pratiquél'Essénisme.» On comprend dès lors la place de cet article dans leprésent ouvrage. Les écrits des rabbins font de fréquentes allusions à dessectaires se rattachant au pharisaïsme, pharisiens renforcés, adonnésau mysticisme et à l'ascétisme. Tel est le cas des Esséniens, quicherchaient à réaliser le plus haut degré de pureté dans la ligne desprescriptions lévitiques. Leur grande préoccupation: se garder de tout ce qui est impur,souillé. Le moyen: se séparer du monde, vivre sous une disciplinecommune. Dans de longs bâtiments, situés à l'orient de la mer Morte,dans l'oasis d'En-Guédi, ils trouvaient la solitude nécessaire auxpratiques les plus rigoureuses du mosaïsme. Ils n'en sortaient quepour se livrer aux travaux agricoles ou vaquer à quelque office decharité. Ils exerçaient les métiers d'exorcistes et de médecins; ilsconnaissaient quelques plantes médicinales, possédaient destalismans, des pierres magiques et des livres de médecine. Ilsportaient des vêtements blancs, d'une propreté scrupuleuse. Ils nemontaient jamais à Jérusalem, ni au temple, ayant en horreur lessacrifices sanglants qu'on y offrait. Ils n'allaient pas dans les villes, pour ne pas passer sous lesstatues qui en ornaient les portes. Ils refusaient de se servir depièces de monnaie, par obéissance au commandement sur les images. Ilss'abstenaient de vin, d'huile, de viande. Ils professaient lacommunauté des biens et étaient liés par des voeux de pauvreté, dechasteté et d'obéissance à leurs supérieurs. Au lever du soleil, ilsadressaient à Dieu leurs prières. A onze heures, ils prenaient unbain, changeaient de vêtement, se rendaient au réfectoire pour lerepas pris en commun et dans le silence. La prière commençait etterminait le repas. Le menu se composait de pain et d'un des alimentsautorisés, surtout des dattes. La place de chacun était déterminéepar l'âge et le rang. Ils changeaient ensuite de vêtement etreprenaient le travail jusqu'au soir. Alors, nouveau repas suivid'hymnes et de danses mystiques. Cette vie monacale et ascétique engendra naturellement desdoctrines mystérieuses et des spéculations étrangères au mosaïsme. Ilest probable que celles-ci subirent l'influence des philosophiesalexandrines et médo-perses. Il y avait quatre classes d'initiés; lesimple contact entre deux initiés de classes différentes étaitconsidéré comme une souillure pour l'initié de classe supérieure;l'un et l'autre devaient s'en purifier par un bain. A son entrée aucouvent, le jeune Essénien jurait solennellement qu'il observeraitles coutumes de la secte, transmettrait à ses successeurs lestraditions reçues, garderait secrets les livres de la communauté et«les noms des anges». Cette dernière prescription nous révèle que lesEsséniens professaient sur les anges une doctrine importante et queleurs noms y jouaient un grand rôle. Dualistes et ascètes, lesEsséniens voyaient dans la matière la source du mal et dans le corpsla prison de l'âme. Ils tenaient le mariage en mépris; leursexercices tendaient tous à délivrer l'âme du corps; ils repoussaientla doctrine de la résurrection des corps aussi énergiquement qu'ilsaffirmaient l'immortalité de l'âme. L'Essénisme n'exerça point d'influence profonde sur les masses,dont il vivait trop retiré. Ses adeptes (4.000 d'après Philon etJosèphe) disparurent en 70, dans la ruine de l'État juif. Soninfluence sur le christianisme naissant, sur Jean-Baptiste, plus tardsur Jacques, le chef de l'Eglise de Jérusalem, est difficile àretrouver. Edm. Stapfer, cité plus haut, nous semble bien inspirélorsqu'il écrit (Encycl., t. IV, p. 555): «Les rapprochementsessayés entre la prédication de Jésus et les doctrines esséniennes(mépris des richesses, condamnation du serment, etc.) sontsuperficiels.» C'est dans le même sens que se prononce Harnack (L'essence du christianisme, 1900): «Jésus ne peut avoir eu aucunrapport avec les Esséniens, cet ordre si remarquable de moines juifs. Jésus aurait été de ces disciples qui témoignent de leurdépendance à l'égard de leurs maîtres en disant et en faisantexactement le contraire de ce qu'ils ont appris auprès d'eux. Fin etmoyens, tout les sépare...» Les conjectures d'Ed. Schuré sur uneinitiation essénienne de Jésus sont de pure fantaisie (Les grandsInitiés). Le jugement d'Edm. de Pressensé reste encore exact (Jésus-Christ, 2 e éd., p. 118s.): «Plus étrangère qu'aucuneautre fraction du peuple juif à l'attente du Messie, (cette secte)trompait les grandes aspirations de l'âme humaine par des pratiquesde couvent; le désert n'avait pas été pour elle l'école de lasainteté, destinée à préparer aux luttes héroïques, mais bien lerefuge définitif où elle échappait au combat. Aussi, malgré quelquesanalogies tout extérieures, est-elle restée sans relation directeavec la religion nouvelle. De là le silence de nos évangiles surl'essénisme, qui a continué son rêve solitaire tandis qu'à Jérusalemse jouaient les destinées de la religion pour le monde entier.» L'opinion traditionnelle est que les Esséniens et les Pharisiensont une racine commune dans la synagogue des Hasidim ou«Hasidéens» (voir ce mot), au temps des Macchabées. De ce parti desfidèles, des pieux, on cherche même à remonter jusqu'à l'époqued'Esdras. Telle serait la source juive de l'Essénisme qui auraitconservé l'appellation primitive, alors que la masse des «hasidim»,entrant dans les conflits politiques et religieux, auraient reçu pardérision le nom qu'ils méritaient beaucoup moins que les Esséniens:celui de Pharisiens (Peroiichim), les séparatistes, lessectaires. Bousset considère cette interprétation comme très plausible. Cequi l'est moins, à son avis, c'est l'opinion d'après laquellel'Essénisme n'aurait qu'une source ou qu'une racine: le judaïsmeancien. Déjà les précurseurs de l'école dont il est l'un des chefs(l'école historique-religieuse ou comparatiste) avaient montré ce quecette opinion a d'incertain et même d'inadmissible. Parmi lesrenseignements très succincts que nous possédons, il en estquelques-uns qui ont, depuis longtemps, mis les historiens en éveil:les Esséniens non seulement n'allaient pas au Temple de Jérusalem, cequi déjà était illégal, mais ils rejetaient entièrement lessacrifices sanglants. L'abandon de cette pièce essentielle dujudaïsme lévitique ne peut guère s'expliquer sans l'admissiond'influences étrangères. D'autres traits s'ajoutent à ceux-là, et dirigent la pensée dansle même sens: lorsqu'un Essénien priait, il ne se tournait pas versle sanctuaire de Jérusalem, il se tournait vers le soleil;l'importance des rites de purification par l'eau, des ritesbaptismaux, semble avoir été si grande parmi les Esséniens que lejudaïsme strict en rendrait compte assez difficilement. L'opinion deBousset (Die Relig. des Judent.) paraît ici assez mesurée. Ilreconnaît ce qu'a de téméraire l'hypothèse de Zeller (Philos, derGriechen) qui fait dépendre l'Essénisme d'une mystérieusethéosophie: celle dont Pythagore serait le père. Mais Bousset montrebien qu'un phénomène historique aussi complexe que l'Essénisme secomprend seulement dans cette atmosphère de syncrétisme religieux quirégnait à l'époque, et dont le judaïsme le plus fermé avait subiinconsciemment et profondément l'influence. Comme tout produit desynthèse, l'Essénisme est difficile à caractériser et à démarquer. Iln'est sans doute pas, dans le judaïsme de la période hellénistique,une apparition complètement isolée. Il paraît d'ailleurs ne s'êtreéloigné du judaïsme officiel que par degrés. Le stade intermédiaireexistait au temps de Jésus sous la forme d'une espèce de tiers-ordrehabitant dans les villes et pratiquant seulement en partie ladiscipline rigoureuse des solitaires d'En-Guédi. Si l'Essénisme n'a eu sur Jésus lui-même et sur les apôtresaucune action, il pourrait avoir influé sur quelques secteschrétiennes des premiers siècles. Mais l'on n'a pas encore sur cepoint des données assez nombreuses et certaines pour pouvoir rienaffirmer d'important. Le problème de l'Essénisme reste ouvert; lesefforts de la science historique-religieuse contemporaine n'ont guèreabouti jusqu'ici qu'à le poser correctement sur le terrain d'unsyncrétisme hellénistique auquel nulle forme du judaïsme n'avaittotalement échappé. Mais c'est assez pour pressentir que l'une desplus remarquables synthèses de cette époque, fertile en alliages detous genres, se cache sous le mystère essénien. A. E.